1Produit d’une neutralisation désolante, la matière bovarique interdit tout geste herméneutique surplombant. Loin de moi l’envie ou l’idée, pourtant, d’examiner le début et la fin des textes de Flaubert comme des formes pures, plates et aisément circonscrites, ne pouvant ou ne devant susciter qu’une observation empirique. Deux choses l’interdisent en effet. D’une part, le début et la fin ne sont pas, ou pas seulement, des lieux textuels. Leur géométrie en est « variable », comme l’écrit Andrea Del Lungo1, selon les différents niveaux où l’on « détermine ce qui finit »2 et ce qui commence. Leur géométrie en est « mobile » ou « élastique »3, selon que l’on y reconnaît, pour reprendre les termes de Philippe Hamon, des points ou des segments, des frontières ou des étendues4. Le texte est irréductible à une poétique des lieux ; il est sans doute ce qui reste irréductible à toute « poétique locale »5.
2D’autre part, l’occasion nous est donnée d’étudier avec Flaubert une machinerie fort complexe. Loin de consacrer ou d’instituer, le début et la fin apparaîtront comme des forces de déplacement, des forces en déplacement aussi, comme des forces non d’institution mais de destitution. Des dispositifs, si l’on veut, foncièrement critiques. Des laboratoires, en tout état de cause. Des laboratoires de l’identité. J’essaierai de montrer qu’ils ont pour fonction majeure, chez Flaubert, l’un comme l’autre, l’un avec l’autre, de rendre étranger. D’altérer le principe d’identité6, pour le dire de façon abstraite (mais le travail d’altération est radical), ce principe d’identité dont les déterminations sont indissociablement idéologiques, esthétiques et langagières.
3Un mot, avant d’aller fureter dans ce laboratoire, sur notre corpus d’étude. Ce corpus de récits de fiction exclut les œuvres théâtrales et les récits de voyage, pour des raisons sur lesquels il n’est sans doute pas souhaitable de s’appesantir. Outre ce critère générique, la nécessité est apparue de mettre de côté les ébauches de jeunesse trop courtes, qui exigent manifestement une attention spécifique. En conséquence de quoi il sera ici question, quoique de façon évidemment inégale, d’une quinzaine de textes7. La moitié d’entre eux sont des œuvres dites de jeunesse (parmi elles, « Quidquid volueris », Passion et vertu, Les Mémoires d’un fou, Smar et Novembre). Il s’y ajoutera quelques massifs impressionnants, conçus dans le troisième quart du siècle : La Tentation de saint Antoine, Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale, les Trois Contes et Bouvard et Pécuchet, dont l’inachèvement nous intéressera évidemment au plus haut point.
41. Parcourir Flaubert à vol d’oiseau, sous la forme d’un état des lieux très sommaire, semble d’abord nécessaire. Ce, afin de bien distinguer les cadres rendant possible et pensable la désécriture du début et de la fin.
5À cet effet, il convient de rappeler les ressorts génériques qui définissent ou qui marquent très fortement la production de notre auteur. Cette production fictionnelle, je le rappelle donc, est à triple entrée. Flaubert débute (très tôt : au collège) avec le genre de l’étude psychologique. Étude de la passion destructrice, dans deux textes essentiellement hétérodiégétiques comme « Quidquid volueris » et Passion et vertu. Étude relevant d’un pacte autobiographique, avec les Mémoires d’un fou de 1838 et Novembre (1842). Ces deux types d’études se distinguent nettement par leur forme d’entrée en matière, puisque l’histoire commence dans le premier cas de façon assez brutale, quand les incipit du deuxième cas de figure sont des incipit qui n’en finissent pas, entremêlant constamment récits d’expérience et réflexions méta-discursives.
6Deuxième sous-catégorie expérimentée par Flaubert : la légende. L’étrange s’y manifeste sous la forme, extériorisée cette fois, exotique, du mystère romantique. Smar en 1839, et après lui La Tentation de saint Antoine (qui occupera le romancier toute sa vie) explorent le mystère de la création divine et le travail du Mal à l’œuvre dans le monde, sous la forme d’allégories marquées par le modèle faustien. Salammbô et les Trois Contes portent les traces de ce passage au légendaire, principalement en leur début et en leur fin. Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » ; « Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit. » Un cœur simple : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité » ; « [...] et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête ». La Légende de saint Julien l’Hospitalier : « Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline » ; « Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays ».
7Centrées qu’elles sont sur une figuration du héros romantique, très souvent, l’étude psychologique et la légende flaubertiennes tournent à la peinture de caractère. C’est en quoi elles semblent liées au troisième genre fictionnel annoncé plus haut, le roman de mœurs – ou récit réaliste. Je pense ici aux deux Éducation sentimentale (1845, 1869), à Madame Bovary et à Bouvard et Pécuchet. Il faudra constater que le début et la fin constituent là encore des marqueurs génériques, des cadres orientant et surdéterminant la lecture. Mais notons pour l’instant, pour finir sur ce point, que le premier des Trois Contes, Un cœurs simple, concentre sous une forme épurée les trois orientations littéraires de Flaubert, avec cette particularité que l’objet en est le cœur d’une servante...
8Restons-en un moment aux observations grossières pour décrire, à l’échelle des ensembles ainsi distingués, quels types de dispositifs semblent commander le début et la fin. Une typologie sommaire touchant aux textes de Flaubert tournerait essentiellement autour de deux types antithétiques de dispositifs structuraux. Le premier est celui de la mise en cadre. Cette structuration, qui autorise toutes les mises à distance, y compris certaines formes de discours romantiques, est prépondérante dans les œuvres de jeunesse8. « Deux mots » en prologue et deux épilogues pour Un parfum à sentir, « Conte philosophique » de 1836 ; un même « sommeil léthargique », celui de la terre, encadre Rêve d’enfer, « Conte fantastique » de 1837 (OJ, p. 211 et 238). Exemplairement, l’entrée en matière de Smar dispose deux prises de parole cadrant le dialogue faustien qui s’ensuit – quand la fin du texte juxtapose trois sortes d’épilogues, éloignant le lecteur du temps du récit et le rapprochant du temps du discours. Autant d’enchâssements qui engagent une mise en crise, on le verra, de toutes les croyances.
9Il faut opposer au système des enchâssements l’esthétique de la scène. Non pas que la scène vraisemblabilise davantage le texte que le cadre : elle dépayse autant qu’elle crédibilise, elle fictionnalise le monde où s’immerge pourtant le lecteur. Certaines scènes inaugurales manifestent d’ailleurs ce paradoxe en surexposant des « objets-cadres »9. Ainsi de l’incipit de la première Éducation sentimentale : « Le héros de ce livre un matin d’octobre arriva à Paris [...]. Il fit son entrée dans cette capitale du monde civilisé par la porte Saint-Denis dont il put admirer la belle architecture ». La deuxième Éducation sentimentale mobilise massivement cette accentuation scénique, qui brutalise la représentation (qui la rend brute, opaque parfois, foncièrement in-sensée). Si les premières pages épousent le parcours du bateau où figure Frédéric, les dernières juxtaposent deux scènes retrouvailles – l’une qui désacralise la personne de Mme Arnoux, l’autre qui fait retour (c’est le dialogue entre Frédéric et Deslauriers) sur un événement mineur du récit (un passage, et un échec, au bordel).
10À noter, enfin, qu’un récit de Flaubert combine les deux dispositifs : La Tentation de saint Antoine. Deux scènes encadrent le dialogue. La première plante le décor, sous une forme didascalique que l’on retrouve au début de Salammbô : « C’est dans la Thébaïde, au haut d’une montagne, sur une plate-forme arrondie en demi-lune... » La dernière, par un effet de boucle, fait mention du soleil et referme le livre sur un silence : « Tout au milieu et dans le disque même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ. / Antoine fait le signe de la croix et se remet en prières ». Cette conjugaison n’est sans doute pas, du reste, le propre de Flaubert. Dans le roman, la présence d’un fil narratif transforme les scènes inaugurales et clausulaires en cadres, et la dominante descriptive transforme tout cadre en scène. Tendanciellement en tout cas...
112. Ces pratiques littéraires, essentiellement héritées du romantisme et du réalisme balzacien, Flaubert travaille à les déconstruire. Il les montre du doigt, expose leur caractère d’artifices et de normes. Il met le roman à distance, selon des modalités, plus ou moins spectaculaires, plus ou moins compliquées, qu’il nous faut maintenant distinguer. Ces modalités, depuis les œuvres de jeunesse jusqu’à Bouvard et Pécuchet, relèvent d’une stratégie de la dissonance. Elles sont au nombre de trois.
12La première est celle du texte éclaté. De grands écarts génériques apparaissent, dans la texte de Flaubert, qui distendent la fin du début. Ainsi en est-il dès la première œuvre « consistante », « Quidquid volueris » – dont les nombreux cadres semblent foncièrement hétérogènes. Le premier chapitre est une invocation aux fantômes d’allure romantique, à la première personne du singulier (« À moi donc mes souvenirs d’insomnie ! [...] Venez tous ! Venez tous, mes bons amis les diablotins, vous qui la nuit sautez sur mes pieds... »10) ; le chapitre II transforme ce premier chapitre en faux incipit, en annonçant l’enchâssement d’un récit de voyage, produit par une tierce personne (« “Contez-nous votre voyage au Brésil, mon cher ami”, disait par une belle soirée du mois d’août Mme de Lansac à son cousin Paul »11) ; une fausse fenêtre là encore, puisque le texte embraye sur ce mois d’août du récit-cadre, pour tisser les fils d’une action et d’une passion nullement rétrospectives. Le fin du texte déplace encore les perspectives génériques12. Le chapitre X enterre les personnages de l’histoire ; le chapitre XI rapporte les commentaires d’une « famille d’épiciers réunis patriarcalement autour d’un énorme gigot », le médiocrité du chef de famille « décoré de la croix d’honneur » (!) tranchant avec les exaltations passionnées des pages précédentes ; le chapitre XII, enfin, emprunte à La Peau de chagrin un passage en revue des marionnettes du drame. Cette hybridation générique13 n’étant peut-être pas sans rapport, on le verra, avec la monstruosité du personnage central...14
13La deuxième stratégie est celle du récit distancié. Flaubert procède ici, à un niveau plus local (au début ou à la fin), à d’infimes déplacements, à d’infimes glissements qui commandent ou qui rendent possible, à condition d’être repérés, une lecture critique. Un ensemble de « pas de côté » superbement décrits par Proust dans son article intitulé « À propos du style de Flaubert ». Que l’on pense aux innombrables incongruités qui font boiter, sur un mode plus ou moins ludique, les normes entrevues plus haut – à ces incongruités qui hantent par exemple l’incipit de la première Éducation sentimentale15 ou la toute fin d’Hérodias (« Comme elle [la tête de Jean-Baptiste] était très lourde, ils la portèrent alternativement »16). Le début comme la fin de Salammbô sont de ce point de vue éloquents. L’enchaînement des deux premières phrases rend labile le ciment logique faisant progresser l’information (« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. / Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un festin... »), et l’on verra comment et pourquoi ces incongruités sont souvent reportés sur la personne grammaticale, le plus souvent de façon à problématiser l’identité elle-même ; et le dernier paragraphe de l’œuvre, sous couvert de passage à la légende, consiste en une interprétation biaisée et ironique de l’histoire racontée17.
14La troisième stratégie est celle du discours entr’ouvert. Un travail de fonte existe, au début et à la fin de nombreux textes, visant à leur enlever tout caractère de seuil. Phénomène, apparemment, qui dénie au roman le statut de fiction. Aux distorsions internes à l’œuvre s’ajoutent une série de raccords par quoi le roman semble se fondre dans le paysage bien réel de l’auteur et du lecteur. La constitution de ce paysage commun met en crise le statut du discours fictionnel. Soit par exemple la première Éducation sentimentale. Dans le dernier chapitre, fort long, Flaubert articule les temps du passé et des verbes au présent, par un effet de réel qui soude le monde du lecteur et le monde du livre18 : « Henry maintenant est un homme de vingt-sept ans » (OJ, p. 1070), « l’avenir est à lui – ce sont ces gens-là qui deviennent puissants » (p. 1071), etc. Le romancier fait ainsi le tour du propriétaire pour transformer ses personnages en lignes de fuite. Ainsi « inachève-t-il le texte qu’il écrit »19... Le début de Madame Bovary, de même, ouvre le discours fictionnel sur l’univers du lecteur. Le pronom de l’incipit « nous » projette dans le roman, nous met « à l’étude »20 pour nous introduire à la vie d’un personnage secondaire, Charles Bovary : on retrouve cette fonction d’« échangeur »21, de « prise de contact »22, dans les dernières pages du roman : celles-ci consacrent la victoire d’un autre personnage secondaire, Homais, avec un « effet de présent » assez comparable (« Il vient de recevoir la croix d’honneur »), plus saisissant encore dans certains brouillons du passage23. Cette désintégration du seuil met à distance le roman comme roman, le situe à un niveau intermédiaire de réalité pour lui conférer une fonction critique.
153. Cette crise de la représentation littéraire a pour horizon la fragilisation du principe d’identité24. Cette identité en question, en régime romanesque, et surtout chez Flaubert, est affaire de langue. Il faut dès lors tenter de montrer que le début et la fin, mettant à distance le roman, engagent une mise en question radicale, conjointement, de l’idée de sujet et de la langue.
16Un malaise dans l’identification de la personne, d’abord, est en jeu. Il n’est pas rare qu’aux bornes de l’œuvre, Flaubert opacifie la référence. Les opérations de désignation et d’identification des personnes représentées s’y trouvent brouillées, ce qui occasionne un premier geste de recul de la part du lecteur, d’un lecteur transformé en exégète, en herméneute, en détective traquant les sujets cachés, en détective engagé dans une « chasse à l’homme » romanesque. Comment ce brouillage est-il produit ? Par un jeu sur la catégorie grammaticale du pronom, la catégorie reine du transit identitaire. Ce jeu est, bien sûr, un grand classique des écrivains plongeant le lecteur dans le bain du roman, in medias res. Un récit de jeunesse comme Passion et vertu débute de la sorte : « Elle l’avait déjà vu, je crois, deux fois »25. Façon de naturaliser l’existence des protagonistes, sans que le trouble interprétatif ne suscite aucune gêne autre que passagère, chez le lecteur. Il est pourtant notable que Flaubert creuse, radicalise ce trouble à la fin de Smar (deux ans plus tard), où la troisième personne reste totalement énigmatique, sorte de prélude au « nous » inaugural de Madame Bovary. Au début comme à la fin du texte, Proust l’a bien vu26, Flaubert fait jouer le principe d’identité. Les premières pages peuvent faire apparaître, à la jointure ou plutôt à la disjointure des paragraphes, des tremblements significatifs : tel est le cas, on l’a vu, au début de Salammbô ; et entre le deuxième et le troisième paragraphe d’Un cœur simple, entre les paragraphes de la deuxième page de La Légende de saint Julien l’Hospitalier, les renvois pronominaux apparentent le texte à une singulière structure en créneaux. D’où des instants de flottement qui troublent constamment l’évidence des relations logiques – en conférant à la grammaire une allure d’artifice (« ...leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances. / C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été chez la Turque »27), ou en faisant trembler la raison causale (incipit de Bouvard et Pécuchet : « Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert »28).
17Pareilles entorses ont pour particularité de suspendre, et de ne suspendre qu’un temps, l’identification des référents. Mais elles s’accompagnent d’une singularité sur laquelle il faut s’arrêter : la représentation et la conception de la personne se donnent à lire au sein même de la fiction sur un mode critique. Flaubert met le sujet romantique dans tous ses états, de sorte que les fêlures énonciatives évoquées à l’instant sont peut-être intimement liées aux fragilisations du sujet narrées dans l’œuvre. Exemple de cette étonnante corrélation : l’œuvre de jeunesse intitulée « Quidquid volueris », véritable laboratoire d’hybridation générique, ne raconte rien d’autre que l’histoire d’une créature elle-même monstrueuse, fille d’une femme et d’un orang-outang. Les troubles de l’identité sont au fondement même de la narration. Le roman de Flaubert travaille à rendre autre le même. Telle est, dans une certaine mesure, l’histoire de La Tentation de saint Antoine : l’histoire d’un sujet tenté par le devenir-autre, par la sortie de soi, par l’ouverture du soi sur le règne animal et sur le règne végétal29. Façon d’ouvrir l’humain au non-humain. Pour évoquer ce devenir-animal, il conviendrait bien sûr de s’arrêter plus longuement sur Madame Bovary, dont le nom bovin vient d’un personnage, Charles, désidentifié dès le début du texte (cf. la scène du « charbovari ») et privé d’intériorité à sa fin (cf. le diagnostic du docteur Canivet : « Il l’ouvrit et ne trouva rien »30)...
18Mais constatons surtout que l’énonciation flaubertienne porte la marque, pâtit presque, de ce malaise dans l’identification. Les mises à distance décrites à l’instant impliquent, accompagnent ou entraînent une crise de l’énonciation romanesque, une énonciation dont les seuils du texte problématisent la nature même. Une énonciation dont la possibilité même est mise en question avec l’épigraphe de Passion et vertu : « Peux-tu parler de ce que tu ne sens point ? » L’altération possible du locuteur : telle est l’hypothèse matérialisée à la fin d’Un cœur simple31, et formulée au seuil de « Quidquid volueris » (« À moi mes rêves de pauvre fou... ») ou des Mémoires d’un fou : « [Ces pages] renferment une âme tout entière – est-ce la mienne, est-ce celle d’un autre ? [...] Rappelle-toi que c’est un fou qui a écrit ces pages ». Cette épreuve de la division interne s’incarne dans la structure même de Novembre, où, dix pages avant la fin, un narrateur second prend la plume pour pallier et raconter les déficiences du narrateur premier, pour matérialiser et conjurer son « extinction de voix ». Un roman de Flaubert devait même faire corps avec cette impossibilité de parler à la première personne, et coïncida avec elle jusque dans son inachèvement : je pense à Bouvard et Pécuchet, qui s’ouvre de façon nécessairement infinie à la parole de l’autre, à la copie de la différence. Cette copie fut différée32, conséquence ultime de l’évidement du sujet écrivant, de son irrémédiable extériorisation. Enfin, de ce que le langage peut même tenir lieu de sujet, un texte de notre corpus d’étude témoigne exemplairement : il s’agit de La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Je ne peux que renvoyer ici à l’excellent article de Shoshana Felman, consacré à l’explicit de l’œuvre (« Et voilà l’histoire de saint Julien l’Hospitalier, telle qu’à peu près on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays ») : cette signature ambiguë « dit tout à la fois : je suis extérieur à mon texte [et] je suis intérieur à mon texte » ; « l’à peu près marque le “je” comme jeu, précisément, de l’indécidable entre distance et proximité »33, de cette indécidabilité expliquant qu’« il n’y a[it] de pays que contradictoire »34.
19La lecture ainsi effectuée de l’œuvre de Flaubert reste bien entendu schématique, insatisfaisante et frustrante. D’une part, comme toute saisie structurale, une poétique des lieux textuels ne permet de poser ou de proposer que des cadres de travail très généraux. D’autre part, effectuée « à hauteur d’homme », elle ne présente ici ni le caractère excitant de l’étude monographique, ni le caractère rassurant de la synthèse théorique. Puisse-t-elle simplement contribuer à éclairer, ou à légender, un cas pratique de déconstruction littéraire.