Colloques en ligne

René Audet, Marie-Laure Ryan et Irène Langlet

Commentaires de la proposition de Richard Saint-Gelais

Comment concevoir la relation entre fiction et transfiction ? par Marie-Laure Ryan

1Prière d’excuser le manque d’accents de ce commentaire, du aux limitations de mon système. Je voudrais tout d’abord exprimer le plaisir que j’ai pris à lire l’élégant et instructif essai de Richard Saint-Gelais sur la transfictionnalité : plaisir d’abord de voir que la réflexion anglo-saxonne sur la fictionnalité commence à infiltrer la critique francophone, et plaisir aussi de voir si éloquemment formules les dilemmes qui continuent à hanter les théoriciens de la fiction. Plus je me penche sur le problème de la fictionnalité, plus je suis frappée par la discrepance entre l’apparente simplicité de la notion, la facilité avec laquelle le lecteur l’accepte, et la difficulté de la théoriser. En présentant les deux côtés des trois « frontières » qu’il définit, Saint-Gelais donne un parfait aperçu de cette complexité. Cela dit je voudrais offrir quelques réflexions sur le problème qui fait le sujet de l’essai, à savoir la transfictionalité. Je suis parfaitement d’accord avec le verdict d’asymétrie entre la fiction originelle et la transfiction : la fiction originelle nourrit d’information la transfiction, mais l’inverse n’est pas valable, ou s’il y a « feed-back », il est de nature différente. Si le principe de la clôture du texte interdit qu’une transfiction enrichisse le monde d’une fiction de faits concrets, il reste par exemple concevable que le texte de transfiction puisse donner lieu à une réflexion critique qui permette au lecteur de redécouvrir et réinterpréter la fiction originelle. Cette asymétrie se retrouve entre le monde actuel et les mondes fictionnels. Le lecteur importe une encyclopédie du réel a la fiction, et exporte à l’occasion une morale. C’est sur cette possibilité d’exportation que repose l’efficacité des exemples fictionnels dans les essais ou sermons, efficacité soulignée dans la contribution de René Audet. La nature différente des imports et exports entre le réel et la fiction, ou entre la fiction et ses transfictions, me semble un domaine encore largement inexploré de la théorie de la fiction. Je voudrais d’autre part souligner la variété des relations qui peuvent relier une fiction a une transfiction ; cette variété rend problématique un traitement logique ou phénoménologique global du phénomène. Dans son livre Heterocosmica (1998), Lubomir Dolezel discute trois types de transfiction : (1) le roman d’Ulrich Plenzdorf Les Nouvelles souffrances du jeune Werther, qui crée un analogue moderne du roman de Goethe, un jeune homme de l’Allemagne de l’est nomme Wiebeau ; (2) Jean Rhys, La Mer des Sargasses qui raconte l’histoire de la première épouse de M. Rochester dans Jane Eyre ; (3) Foe de J.M. Coetzee, qui raconte « la vraie histoire » de Robinson Crusoe (=donne un autre destin au héros de Defoe). Dolezel considère le héros « transfictionnel » comme une contrepartie (à la Lewis) du héros de la fiction originelle, mais cette notion me parait particulièrement problématique dans le cas de Werther/Wiebeau. D’une part, le Werther de Goethe existe dans le monde de Wiebeau en tant que...personnage fictionnel. D’autre part, Wiebeau ressemble à Werther par son destin, mais non par son nom. La notion de contre-part me semble plus justifiable dans le cas d’un héros transfictionnel qui porte le même nom que le personnage originel, mais vit un destin diffèrent. Et finalement, quand la transfiction est une « suite » qui ne touche en rien au personnage originel, comme cela semble être le cas de Mademoiselle Bovary (que je ne connais hélas pas), je serais tentée d’adopter la conception de Kripke, selon laquelle le même individu peut habiter plusieurs mondes. L’Emma Bovary de Mademoiselle Bovary est plus que la contrepart de l’Emma de Flaubert, elle est l’Emma de Flaubert. (J’imagine ici que le roman se passe entièrement après la mort d’Emma et ne change rien à son destin.) De même, la relation du Richelieu des Trois Mousquetaires au Richelieu historique pourrait être décrite comme contre-part, parce que le roman attribue des propriétés imaginaires a Richelieu (complot avec Milady), alors que le Napoléon qu’admire Fabrice dans La Chartreuse de Parme pourrait être conçu comme « le même individu, mais dans un autre monde » que le Napoleon historique. En conclusion, il me semble essentiel de distinguer trois cas de relations entre modes fictionnels (MF) et mondes transfictionnels (MT) : 1. Relation d’inclusion (MT inclus MF) 2. Relation d’analogie (MT et MF sont le théâtre d’évènements qui ont la même structure narrative) 3. Relation d’alternativité. (MT at MF sont deux branches avec un tronc narratif commun). Ces relations existent aussi entre le monde actuel (MA) et les mondes fictionnels (MF). Dans le roman réaliste, MF inclus MA. Dans le roman à clés, il y a analogie entre MA et MF. Dans un roman qui donne un destin diffèrent à un personnage historique, il y a relation d’alternativité.

Frontières de la transfictionnalité ? Par René Audet

2Ce qui me paraît particulièrement frappant dans cet essai très intéressant (combien différent d’autres communications, par son approche théorique, mais incontestablement complémentaire), ce sont les frontières problématiques que met en place la notion de transfictionnalité. C’est-à-dire : le fait de nommer le phénomène suppose de délimiter les exemples relevant de la fiction de ceux définis ici comme transfiction. La situation se complique davantage puisque toute traversée des frontières textuelles d’une « matière fictionnelle », d’un monde fictionnel n’équivaut pas automatiquement à un cas de transfictionnalité.

3Plusieurs cas de figure exposent comment la transfictionnalité est fondée sur une évaluation de la part du lecteur. Prenons la série : plusieurs textes, publiés séparément, se réclament d’un même univers de fiction. Le lecteur est amené à croire qu’il s’agit d’un seul ensemble et non d’une continuation qui ferait « dériver » la matière (voir la brillante analyse de Bruno Monfort sur le cas Sherlock Holmes dans Poétique n° 101). Nous retrouvons la même situation dans les cycles de nouvelles ou de romans (renvoyons simplement à la Comédie humaine ou aux Rougon-Macquart) où la matière développée dans un premier texte n’est pas jugée comme récupérée et/ou manipulée dans un second temps. C’est également le cas des recueils de nouvelles où des textes partagent un même univers de fiction : la seconde occurrence d’un monde, à l’intérieur du recueil, n’est pas perçue comme une suite dont l’authenticité serait questionnable.

4Ce qui émerge de ces quelques cas, c’est l’importance de l’auteur dans l’établissement d’un texte comme morceau d’une fiction ou comme cas de transfiction. En fait, on pourrait dire que la transfictionnalité commence où se termine le règne de l’auteur, où se termine l’autorité de l’auteur. Le fait qu’un même écrivain reprenne sa propre matière, qu’il poursuive l’exploitation d’un univers dont il est le créateur (voir notamment la science-fiction) ne relève pas de la transfictionnalité. On ne remet pas en doute ni Balzac ni Zola, ni tout auteur de nouvelles qui rassemble des nouvelles ayant en commun un monde ou des personnages (qui veut contester l’authenticité des nouvelles d’Hemingway mettant en scène Nick Adams ?). Et cette autorité joue, peu importe la forme que cet auteur emprunte. La reprise d’univers de fiction dans des recueils collectifs autour d’un même monde, dans des séries rédigées par un groupe de scripteurs (comme Star Trek) et même dans des continuations de séries ne sera pas considérée comme transfiction tant que l’autorité de l’auteur (singulier ou collectif) planera sur les œuvres, quitte à ce qu’elle soit renforcée (dans le cas de continuations de séries par exemple) par un engagement de l’éditeur/producteur comme quoi il s’agit toujours de la «vraie» série, de la série officielle.

5Non pas que je veuille que l’établissement du statut des textes repose sur une intention de l’auteur. Ce que je convoque ici, c’est le spectre de l’Auteur qui vient influencer la perception du texte par le lecteur. Devant un matériau fictionnel, le lecteur évalue son origine (auteur) et ses antécédents (occurrences de cet univers). Évaluant l’autorité de l’auteur (d’origine ou autre), il pourra être averti de la valeur des écarts/bévues/incohérences qu’il rencontrera (l’incompétence à évaluer l’autorité de l’auteur par le lecteur — fréquente chez les enfants — pouvant conduire à une incompréhension des épisodes télévisés de Sherlock Holmes, certains détails entrant en contradiction avec les nouvelles qu’il a lues).

6La transfictionnalité commence donc où se termine l’autorité de l’auteur (telle que perçue par le lecteur) ; ce dernier est aussi seul impliqué dans la détermination de l’autre frontière de la transfiction. En effet, où se termine-t-elle ? Quand cesse-t-on de considérer des textes « voisins » comme des cas de transfiction ? Quand la parenté entre deux univers devient-elle insuffisante pour prétendre à un partage d’univers ? C’est une évaluation qui est foncièrement subjective, selon le taux de tolérance du lecteur aux incompatibilités. Un changement de nom du protagoniste peut autant faire décrocher un tel lecteur que simplement rendre plus attentif un autre qui reconnaît toujours les mêmes traits (et qui voit peut-être là une ruse de l’auteur). Que penser alors de la « spécificité du lien transfictionnel » définie par Saint-Gelais comme le postulat par le lecteur d’une « identité, passablement ambiguë certes, mais qui ne se réduit pas à une similarité même forte » ? Comment définir l’identité des mondes — ou plutôt comment le lecteur postule-t-il l’identité des mondes ? On peut imaginer qu’un nombre quelconque de points de convergence (et l’absence d’incohérences) suffit au lecteur pour postuler cette identité. Mais la frontière, comme celle de la fiction en général, reste poreuse : comment situer les cas de ce que j’ai appelé ailleurs pseudo-identité et quasi-identité des mondes fictionnels ? Quand l’identité se fait leurre ou indécidabilité, la transfictionnalité est-elle toujours en place ? Évidemment, comme les frontières de la fiction, celles de la transfiction demeurent labiles et profondément liées à la participation du lecteur.

Manques à gagner par Irène Langlet

7Puisque Richard Saint-Gelais nous y invite dans sa conclusion, je suggèrerai une approche méthodologique radicalement hétérogène aux développements logiques dont la rigueur m’impressionne dans son article. J’ai appris beaucoup de choses à la lecture de cette communication, et notamment que la logique formelle ne suffit apparemment pas à démêler l’écheveau des fictions (trans, inter ou autres). Il est question, à un moment donné, du « dogme de la clôture du texte » (approximativement). Tout à fait convaincante, la démonstration de Richard conduit à se méfier d’icelui, et l’objet même de son travail l’annonçait déjà. Je me demande toutefois s’il ne faudrait pas distinguer des moments, plutôt que stigmatiser des dogmes : moments, ou niveaux différents dans le système littéraire. L’évocation de l’univers de Star Trek y renvoie : peut-être, dans certains cas, la transfictionnalité est-elle aménagée d’emblée comme une nécessité vitale de la fiction en question — pour ne pas tourner autour du pot : commerciale, ici. Je ne suis pas sûre qu’en écrivant Madame Bovary, Flaubert ait eu à l’esprit de générer des bénéfices durables à l’entreprise de son éditeur ; je suis à peu près certaine du contraire pour Star Trek.

8Là où ça pourrait nous concerner, en tant que littéraires (et non macro-économistes du champ de production symbolique), ce serait dans l’investigation des « incomplétudes » stratégiquement ménagées pour pouvoir être exploitées (dans tous les sens du terme) ultérieurement, par opposition à des incomplétudes poétiquement aménagées. Sans négliger, évidemment, le cas d’ouvrages où les deux possibilités se combineraient harmonieusement : peut-être y trouverait-on l’indice d’un point de passage formel entre « littérature » et « para-littérature » (et l’occasion de redéfinir poétiquement ces notions, passablement encombrées encore par un arsenal sociologique difficilement traduisible en termes littéraires).