Colloques en ligne

Roland Jondeau et Cécile de Bary

Commentaires de la proposition de Marie-Laure Ryan

Par Cécile de Bary

1Je vous remercie d’abord de cette synthèse si efficace. La lecture de votre article a été pour moi très éclairante. Ensuite, je voudrais réagir sur un détail de votre communication : l’emploi que vous faites du verbe « croire ». Vous écrivez : « Le lecteur fait une évaluation globale de la vérité du texte, et selon cette évaluation, décide de croire le texte littéralement, de le croire plus ou moins, ou de ne pas le croire du tout. » « Walton conçoit la différence entre la fiction et le discours référentiel comme une différence d’attitude cognitive : l’un nous invite à imaginer, l’autre nous invite à croire. » Et enfin : « Je regarde les textes du pôle fictionnel comme pure invention, mais je présume que les textes référentiels sont « à croire », même s’ils ne me convainquent pas toujours de leur véracité. Entre les deux pôles, il y a toute la zone grise des textes que je crois partiellement, non pas parce que je n’ai pas confiance en l’auteur, mais parce que ces textes me sont offerts comme un mélange de vérité et d’invention. » Pour vous, « croire », c’est donc « croire quelqu’un », c’est-à-dire « avoir confiance dans la réalité de son discours ». Or, dans mon propre article, j’ai employé ce même verbe, plutôt dans la construction intransitive « croire à ». J’ai opposé par exemple « croire au Père Noël » et « faire confiance aux adultes ». J’ai surtout insisté sur l’opposition (ambivalente) entre « croire » et « savoir » : c’est parce qu’on « sait bien » que quelque chose n’est pas vrai, que « quand même » on est tenté de le croire. De ce point de vue, des indices plus ou moins clairs, variés (paratextuels, textuels, distance du référent construit par le texte par rapport au monde extra-textuel...) signalent que le texte de fiction n’est pas vrai — en tout ou partie —, ce qui autorise une « crédulité consciemment cultivée ».

2Une question de détail : d’où tenez-vous que les écrits de Freud soient aujourd’hui considérés « comme mythe[s] ou comme roman[s] » ? Les deux lectures sont d’abord différentes : dire que Freud a produit un certain nombre de mythes ne signifie pas que ses écrits se lisent comme autant de romans. Quels écrits sont lus comme des romans, par qui ? Tous les écrits de Freud doivent-ils être considérés comme des mythes ? Pourquoi ?

Fiction, trompe-l’œil, faire semblant, Par Marie-Laure Ryan

3Cécile, permettez-moi d’abord de vous dire tout l’intérêt que j’ai pris moi-même a votre communication et à votre analogie entre le trompe-l’œil et la fiction. Je me suis moi-même souvent demandée quel serait l’analogue de la fictionnalité dans les arts visuels. Walton déclare que toute peinture est fictionnelle, et Searle pense que la fictionnalité pictorielles concerne les images de créatures imaginaires. Votre interprétation, en mettant l’accent sur la qualité illusionniste de l’image, s’accorde parfaitement avec l’une des définitions possibles que je propose dans mon essai, à savoir, que l’essence de la fiction est de « passer ludiquement pour ce qu’elle n’est pas. » (Ceci n’est pas un mur mais un jardin ; ceci n’est pas l’invention d’un romancier mais un rapport de faits). Ce que Walton ne voit pas, à mon avis, c’est qu’il y a des peintures qui passent pour « le signe » d’un objet, et d’autres qui passent pour cet objet lui-même ; ce sont les secondes, non les premières, qui peuvent être comparées a la fiction. Dans cette perspective c’est avec la découverte de la perspective que la fictionnalité pictorielle se serait développée. Vous soulignez d’autre part très justement que le trompe-l’œil ne trompe pas vraiment ; c’est comme vous le dite une « crédulité consciemment cultivée » ou comme le dirait Perec une « feinte d’illusion » parce qu’il y a en général un paratexte (le titre « roman » la maison visible dont fait partie le mur peint en trompe l’œil) qui détruit l’illusion. Quand le « paratexte » est escamoté, le trompe-l’œil et la fiction peuvent tromper pour un moment (c’est le cas du roman « Marbot « que je mentionne dans mon essai; et cela pourrait être le cas si on apercevait un mur peint en trompe-l’œil par une fenêtre, sans voir le reste de la maison). En résumé, il me semble que la formule de Coleridge, « suspension d’incrédulité » décrit parfaitement cette dialectique de l’illusion/lucidité, même si, comme l’a montré Antoine Compagnon, l’application de la formule au cas de l’effet de réel ignore totalement l’esthétique du poète.

4J’en viens maintenant a vos remarques sur le verbe « croire ». En effet mon usage du terme ne tient pas lieu de la distinction entre « croire » et « savoir ». Pour être plus précise, au lieu d’écrire que le texte de non-fiction est « à croire », peut-être devrais-je écrire qu’il est offert comme « matériel pour fabriquer du savoir ». Mais il y a un sens de croire qui ne s’oppose pas strictement à savoir, comme par exemple quand on dit « je vous crois », ce qui signifie « j’accepte ce que vous me dites comme part de mon savoir ». Cela dit vous avez parfaitement raison de comparer la fiction a l’attitude des parents qui font semblant de croire au Père Noël; à mon avis, les parents vivent dans le fiction, mais les enfants dans le référentiel. (Cela me rappelle les paroles d’une chanson de Georges Brassens, qui parodie Pascal : « Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez ».)

5En ce qui concerne Freud, je fais une distinction entre lire son œuvre comme un mythe et la lire comme un roman-une distinction que ma tournure de phrase ne rend malheureusement pas évidente. Quand j’écris que la théorie freudienne semble en passe de perdre le statut de discours scientifique (pour autant qu’elle l’ait jamais eu), je pense évidemment à l’actuelle perte de vitesse, voire la quasi disparition, de l’analyse freudienne en psychanalyse. (Un discours scientifique doit être vérifiable ou falsifiable; dans le cas du discours psychanalytique la valeur thérapeutique tient lieu de vérification expérimentale.) Dans les domaines littéraire et philosophique, par contre, Freud n’a rien perdu de son prestige. Pour bien des auteurs la question de la vérité de ses théories n’entre plus en jeu ; ses écrits ont acquis un statut « fondationnel » qui les rapproche du mythe. Le mythe, pour moi, n’est pas le faux, comme le veut l’usage populaire, mais un discours auquel est attribué une vérité absolue, incontestable, vérité qui dérive de l’autorité de sa source d’énonciation. Le mythe, dans le sens religieux du terme, est donc un discours performatif qui fait être ce dont il parle, non pas dans un monde possible, comme le fait la fiction, mais dans le monde actuel. (En fiction, je dirais que la performativité relève du faire semblant.) Par son influence sur la pensée moderne, on peut dire que Freud a donné une existence culturelle quasi objective à des notions telles que l’ego, l’id, le super-ego, le complexe d’Œdipe, etc. Quant à la tendance à lire les écrits de Freud comme des romans, je ne pense pas nécessairement à tous ses écrits, mais aux descriptions narratives de cas particuliers comme ceux de Dora ou de l’homme aux loups. Il existe dans le monde anglo-saxon toute une tradition de lecture critique de ces textes (par exemple Peter Brooks dans « Reading for the Plot, « ou Jonathan Culler dans « The Pursuit of Signs «) qui met entre parenthèses la question de la pertinence de l’analyse ou de la méthodologie, pour se préoccuper de questions rhétoriques et narratologiques, ou pour interpréter le geste même de l’interprétation. Ces critiques parlent de l’homme aux loups comme s’il s’agissait d’un héros de roman et de l’analyste comme d’un narrateur. En résumé, je suis entièrement d’accord avec vous que « lire comme un mythe » n’est pas synonyme avec « lire comme roman » mais il me semble que ces deux tendances sont présentes dans la réception contemporaine de Freud. Finalement, je voudrais souligner que l’idée d’une frontière qui se déplace, ou de textes qui changent de camp, n’est qu’une interprétation possible du modèle digital, et qu’en ce qui me concerne je préfère l’idée de textes a catégorisation stable qui peuvent, par jeu, être lu sur un mode étranger. Car enfin ni Brooks ni Culler ne considèrent sérieusement le texte freudien comme un roman. (Au sujet du statut fictionnel ou scientifique de Freud, il y a un chapitre très intéressant dans le livre récent de Dorrit Cohn, The Distinction of Fiction, Johns Hopkins University Press, 1999).

Par Roland Jondeau

6Il y a un chiasma entre croire et croître, et une façon de dire qu’on croit qui laisse quelque peu planer l’ambiguïté : « continuez, je vous suis, vous pouvez en ajouter ». Mais alors, on est à moitié dans le verbe croitre. Cela joue un peu comme le chiasme entre le verbe être et le verbe suivre dans « Je pense donc je suis (la conversation) ».