Colloques en ligne

Isabelle Lachance et Irène Langlet

Commentaires sur la proposition de René Audet

Est-ce si simple qu'on le croit ? par Isabelle Lachance

1L'essai, "largement défini par la négative (voir également l'expression anglaise nonfiction), (...) ne semble pas posséder de statut qui lui soit propre, tout comme il ne pourrait théoriquement pas participer d'une dynamique générique croisant les formes majeures de la littérature, que l'on reconnaît pourtant de plus en plus comme une dimension fondamentale de cette dernière. "

2Deux remarques : 1. Recherchant les Essais de Montaigne en format de poche en librairie la semaine dernière, je les ai retrouvés non pas dans la section "philosophie" (ce qui aurait été un moindre mal), mais dans la section "romans"!!! Voilà le jugement du libraire établi au sujet de la référentialité autobiographique du sujet Montaigne : de la fiction!

3Du mensonge ? C'est d'abord la définition que les Britanniques ont donné de la fiction (voir : William NELSON, Fact or fiction. The Dilemna of the Renaissance Storyteller), condamnant par la bande un ouvrage comme l'Utopie de More, par ex., ou toute autre tentative de "fuite dans l'imaginaire". J'ai également retrouvé dans un essai (?!) de 1972 de Thomas J. Roberts, When is Something Fiction?, que le monde anglo-saxon avait tendance à adopter une définition de la fiction "by value" qui tendait à placer dans la catégorie "fiction" tout ce qui avait été écrit par "les grands hommes" (le dead white european male, cher à Julia Bettinoti...). Tout cela pour dire que la division "fiction"/"nonfiction" est assez étrange, en tout cas très discutable.

"Ces différentes nuances ou précautions méthodologiques, qui conduisent les théoriciens à reconnaître une part de fiction dans une prose qu'ils prétendent non fictionnelle, témoignent de diverses conceptions de la fictionnalité, certaines étroites, d'autres très larges. De ces affirmations sur la fictionnalité de l'énonciation à l'association abusive de la narrativité à la fiction, plusieurs discours tentent ainsi de justifier la littérarité de l'essai par la présence d'une fiction, injustement restée indéterminée. "

4Peut-être est-ce dû, entres autres raisons, à la gnoséologie typiquement romanesque qui structure la pensée depuis le xixe siècle, qui fait que le discours qui se dit référentiel (journalistique, médical, historique, etc.) tend à expliquer les événements du monde à la manière des romans (c'est la thèse de M. Angenot dans 1889 au sujet du xixe s.). Héritiers postmodernes (???) de cette "habitude", nous voyons dans toute narrativité un potentiel de fiction (se disant "on ne nous la fait pas, on a compris"...) ! Un petit détour du côté des catégories de l'argumentum et de l'exemplum ne nous ferait donc pas de mal... En effet, pour Cicéron (ce qui lui a d'ailleurs valu une belle réputation!), le fait que l'exemple utilisé afin d'illustrer un argument soit vrai ou faux importe peu, s'il est efficace (le platonisme qui caractérisait encore les études littéraires sémiotico-saussuriennes ne serait donc pas étranger au fait que la stylistique ait recherché un caractère spécifique au langage de la fiction, puisque le relativisme cicéronien nous mène droit au retour à l' "intention de l'auteur", ce qui n'est pas très saussurien...). Ce commentaire a été rédigé en cours de lecture : j'arrive à la prochaine section de ton texte et je retrouve ces fameux "argument" et "exemple" ! Oups ! J'apprécierais que tu me donnes (via le forum ou le courrier électronique) quelques références au sujet de la réintroduction dans la critique contemporaine de ces concepts de la rhétorique classique (je ne suis familière qu'avec les travaux d'Anne Reboul dans ce domaine). Je t'en remercie à l'avance (ainsi que tout autre participant qui voudra bien faire de même !).

Est-ce si simple qu'on le dit ? par René Audet

5Isabelle,

6Merci de ton commentaire. Tes expériences "de terrain" viennent bien appuyer les suspicions qui ont été à l'origine de mon texte... Les considérations théoriques tiennent en effet peu compte de la dimension pragmatique de l'essai, se limitant à des postulats sur le seul statut des énoncés. La détermination de ce qui est fiction et de ce qui ne l'est pas (tout comme ce qui est littérature et ce qui est... autre ?) semble erronée, sinon insuffisante pour établir la nature des textes spontanément associés au genre de l'essai.

7Le discours de l'essayiste (dont la volonté argumentative pourrait d'ailleurs être discutée : arguments à valeur strictement démonstrative ou d'abord heuristique?) tend à se dissocier des catégories de référentialité ou de feintise (mensonge, etc.), catégories étant le premier critère (apparemment!) d'évaluation de la littérarité d'un texte. L'essai vient donc questionner les rapports qu'entretiennent fiction et narrativité, fiction et littérarité, fiction et argumentation... d'une façon si prégnante qu'il finit par se faire définir à la négative, n'étant ni ci ni ça. D'où l'intérêt, à mon avis, de considérer la fiction comme un élément qui participe de l'essai mais ne conduit pas à sa définition. La fiction nous amène à voir que l'essai suppose plusieurs régimes de lecture, référentialité et fictionnalité cohabitant sans heurts...

8Réintroduction de la rhétorique dans la critique contemporaine : n'étant pas moi-même spécialiste, je peux te référer aux instigateurs de cette nouvelle rhétorique, en lien d'ailleurs non pas avec le discours littéraire, mais bien l'argumentation au sens large (même du droit!): Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique (qui date des années 1970).

Par Isabelle Lachance

9Je te remercie pour ta référence... qui faisait déjà partie de la fameuse liste des "quand j'aurai le temps, après ceci, avant cela, etc." Les travaux de Perelman que je connais sur la théorie de la connaissance devraient être inclus dans le curriculum du bac. C'est en excellent "terrain d'entente" entre la sociocritique, la rhétorique et la sémiologie.

10Je participe présentement à un séminaire sur la rhétorique de l'épistolaire dans l'Ancien Régime. La notion principale qui guide la lecture du corpus est la fiction du soi, le "self-fashioning", qui me semble étrangement n'être qu'une réactualisation "sexy" du concept d'ethos. En effet, la construction scripturaire de l'identité à travers une forme argumentative et/ou heuristique comme la lettre (en ce sens, elle peut s'apparenter à l'essai) n'est pas autre chose que ce que la rhétorique classique appelle l'ethos de l'orateur, non? J'aimerais savoir su tu t'es penché sur le recoupement de ces notions à travers tes recherches.

Par René Audet

11La rhétorique classique n'étant vraiment pas ma spécialité, la question de la fiction du soi m'intéresse davantage. Elle rejoint en effet le discours général des théoriciens de l'essai quant à une mise en discours de l'auteur, une fictionnalisation de son identité — le Je de l'écriture de Vigneault, le je indéterminé de Hamburger puis Genette — qui viendrait (et c'est là le raccourci abusif) justifier la nature fictionnelle de l'essai et, par le fait même, reconnaître une littérarité finalement constitutive du genre...

12La "construction scripturaire de l'identité" n'est sûrement pas fausse ni impertinente à la compréhension du genre de l'essai ; cependant, il ne faudrait pas attribuer à cette particularité énonciative (très volatile, dès lors qu'on convoque des questions de véridicité du propos, etc.) la seule spécificité du discours essayistique.

13Mais la piste de l'ethos reste sûrement à approfondir...

Par Irène Langlet

14"Simple" n'est pas forcément "clair"

15Je propose quelques réactions à la communication de René Audet, puis mon grain de sel personnel au débat sur la rhétorique engagé avec Isabelle Lachance.

16Je suis d'abord reconnaissante à René d'avoir empoigné courageusement la question de l'énonciation dans l'essai, qui n'est pas une mince affaire. Je me demande même si cette affaire n'est pas grossie encore par l'enjeu plus global de l'énonciation dans le débat sur les fondements de la littérarité. D'Aristote à Käte Hamburger, assidûment relayés par Gérard Genette, on cherche de ce côté la pierre angulaire de la Littérature. Et le texte de René trahit à deux reprises sa participation à cette question (peut-être inévitable) : "justifier la littérarité de l'essai" (p. 4, en préambule), "confirmer la littérarité de l'essai" (p. 16, en conclusion). Même impression à la lecture rétrospective du numéro fondateur d'Études littéraires consacré à l'essai en 1972, aux préoccupations duquel fait écho l'article de Marc Lits dans Lettres romanes en 1990 : il s'agit toujours de repérer quels sont les essais "vraiment" littéraires, et les distinguer des autres. René Audet me paraît s'inscrire dans ce débat, à sa manière : en montant sur le ring des discours et de leurs frontières respectives, notamment celles du narratif et du... non précisément nommé ("argumentatif", "discursif", "convaincre"). L'apport le plus productif de sa réflexion, je le lis moins dans sa conclusion générale, qui rejoint finalement toutes les théories de l'essai comme "mixte" ou comme "entre-deux" (je cite : "Dimensions différentes du texte littéraire, l'essayistique et le fictionnel se conjuguent aisément, sans hérésie", p. 15) - que dans son analyse de ce qui a été joliment appelé par Dumont la "pensée composée", c'est-à-dire l'analyse d'une appartenance contextuelle des textes à un genre (Audet p.11), notamment grâce aux phénomènes de composition du recueil. Je suggèrerai que l'exploration des rapports de la fiction et de l'essai, dans leur inscription en recueil ou non, a été engagée de longue date dans le domaine allemand, par exemple par Musil ou Ernst Bloch (Traces). Je pense même que deux des articles théoriques fondateurs sur l'essai, celui de Lukacs ("Nature et forme de l'essai" 1911) et celui d'Adorno ("L'essai comme forme" 1958) sont à lire aussi dans leur dimension "recueillistique", comme programmes de composition des deux recueils qu'ils introduisent (L'âme et les formes et Notes sur la littérature). Affaire à suivre... Mais qui ne règle pas la question posée tout au début : l'acharnement à chercher une preuve absolue de la littérarité de l'essai, et tout particulièrement une preuve énonciative. Pour plagier Müller, qui se demandait pendant combien de temps nous allions laisser Shakespeare écrire nos pièces de théâtre à notre place, je me demande si nous continuerons longtemps à laisser Aristote construire nos théories poétiques. Les notions de pacte de lecture, de contrat, de négociation du statut textuel, ou bien ce que Schaeffer appelait malicieusement dès 1986 les "relations textuelles possibles" pourraient efficacement relayer nos efforts dans la jungle énonciative. Mac Carthy, en 1990, a proposé de généraliser une notion certes un peu floue encore, mais qui gagnerait à être précisée : celle de "perplexité" du texte essayistique, entendue comme aménagement concret (stylistique, poétique) de la suspension générique tendue au lecteur comme invitation à prendre position. En fin de compte, c'est dans cette direction que je ferais le plus de compliments à René Audet pour sa communication, qui donne des exemples intéressants pour un approfondissement de cette problématique.

17Un petit détail toutefois, à propos de Palomar. Que ce livre soit une mine des potentialités du recueil, je n'en doute pas. Mais son exploitation dans l'axe de lecture "énonciatif" me semble devoir appeler quelques précisions. Parce que c'est justement un cas qui pose problème. Lire Palomar aujourd'hui, en 1999 ou 2000, provoque certainement les ambiguïtés de voix narrative / argumentative (ou, pour reprendre les termes de Calvino, "méditative") qu'y relève René. Mais les lecteurs italiens de Calvino, au début des années 1980, n'auront pas manqué d'y reconnaître le chroniqueur qui livra au Corriere della Sera et à La Repubblica des articles culturels pendant 10 ans, et plus spécialement pendant toute une période où il fut correspondant à Paris. Toute la section "Palomar fait le marché", d'où est tiré le texte sur les fromages, appartient à cette époque parisienne, explicitement (voir les débuts de texte). Et il faudrait aussi préciser que le texte sur les fromages est l'un de ceux que Calvino faisait entrer avec le moins d'ambiguïtés dans sa classification subtile : numéroté 2.2.2., il est le cœur de la "tendance au récit" que Calvino développe dans Palomar (je cite sa note juste avant la table des matières). Bref, la dynamique des genres dans ce recueil (roman ?) relaye une dynamique de la position énonciative (journaliste, romancier, essayiste). Lisible, forcément lisible en 1983 dans l'édition originale (qui s'accompagnait d'une indication des sources), elle se trouble dès la traduction française au Seuil en 1984. Moi-même, ce n'est que dans une investigation de Collection de sable que j'ai entrevu les complexités de la composition de Palomar. Convoquer Calvino dans une réflexion sur le recueil (ou, pour reprendre les propos de René, de "l'appartenance contextuelle au genre") me semble donc tout à fait indiqué. Mais on gagnerait sans doute à exploiter aussi l'ambiguïté de sa position énonciative "réelle" (j'entends : historique, référentielle). On touche peut-être à un point important ici : un essayiste est rarement uniquement essayiste, et l'appréciation des critères de son énonciation fictionnelle aurait à exploiter cette position particulière dans le système littéraire. Je ne suis pas tout à fait convaincue, en effet, par les construction théoriques (c'est-à-dire, dans notre vulgate actuelle, poétiques) de la notion d'auteur, importées brutes de décoffrage dans le domaine de l'essai en particulier et de toutes les "littérarités conditionnelles" en général. La vitalité récemment réacquise de l'histoire littéraire serait d'un grand secours, je crois, dans ce cadre.

18Sans transition, comme on dit, je suggère un prolongement à la discussion sur la rhétorique engagée par Isabelle Lachance. À propos de l'essai, j'avais très présomptueusement avancé dans ma thèse sur les théories de l'essai qu'un rapprochement fructueux pouvait être fait entre les réévaluations du système rhétorique (Kuentz, Barthes) et les remarques d'Adorno sur la forme discursive de l'essai. Le beau livre de Michel Beaujour, Miroirs d'encre, recadrait bien ces parentés. Ne sachant pas trop si cette problématique s'inscrit dans la conversation, je laisse ces quelques références en attente, en assurant bien mes éventuels lecteurs que je serai heureuse de développer plus avant ce que j'avais cru pouvoir appeler, dans l'essai, "le moment rhétorique de la pensée".

Par René Audet

19Merci Irène de ce commentaire qui à la fois pousse plus avant la réflexion et l'approfondit. Effectivement, les études actuelles sur l'essai sont obnubilées par la question énonciative, mais encore plus par cette quête de littérarité (surtout depuis que Genette a associé la littérarité constitutive à la fictionnalité). Il est peut-être abusif de prétendre que je m'inscris dans ce débat : j'ai essayé (!) d'en rendre compte (de l'extérieur) et surtout j'ai tenté de montrer comment la théorie de l'essai est traversée par diverses lignes argumentatives qui se contredisent sur certains points. Notamment (sans tout reprendre de mon argumentation) : le rejet hors de la fiction de l'essai (dans l'évaluation de sa littérarité) et sa définition anti-fictionnelle d'une part, mais discours mixte, perméable à la fiction et énonciativement contextualisable d'autre part. Centré sur la question de la fiction (par le rattachement à ce colloque), mon texte n'en vient peut-être qu'à une mise au point des propos sur l'essai, ce qui n'est pas une mince tâche !

20Sur la question de la contextualisation générique que permet la composition du recueil, je suis évidemment d'accord avec tes extensions ; beaucoup reste à faire de ce côté... Ca rejoint en fait la question de Palomar : j'ai été magistralement heureux d'apprendre qu'il s'agissait de chroniques (ce qui vient rejoindre mes intuitions de lecture que je n'avais pas réussi à formuler). Recueil de chroniques donc, ce roman (tel qu'on le désigne dans l'édition française) est donc narratif par défaut, puisque la narrativité y est importante ; cependant, cette construction générique (par le paratexte, par la collection) ne peut effacer totalement les traits du genre de la chronique, la mise en fiction surimposée à un discours réflexif (on parle de philosophie dans la description placée en tête du livre) ni la composition forte de ce recueil (explicitée en fin de volume)...

21Tout ça nous ramène (en conjonction avec les autres communications) vers une conception de la fiction qui n'est pas nécessairement une équivalence de littérarité (mais qui peut l'être), pas toujours un mode du discours (mais parfois oui), pas obligatoirement un opposé du réel, de la vérité. Comme quoi la fiction est un matériau disponible et malléable pour l'écrivain, un matériau à l'œuvre dans l'écriture.