Colloques en ligne

Maya Lavault

Commencer par la fin, finir sur « l’entre-deux » : stratégies, enjeux et aléas de la composition romanesque dans À la recherche du temps perdu

1Le titre de ce colloque ne peut manquer de renvoyer les « proustiens » à leurs propres préoccupations et intérêts de recherche – en témoigne d’ailleurs le nombre d’interventions consacrées ici à Proust. Il s’agira ici moins de mettre en évidence les résonances qui peuvent exister entre les « seuils » de l’œuvre proustienne que de montrer le « jeu » – au sens d’écart, de non-coïncidence – qui se découvre entre d’un côté, le début et la fin, qui s’articulent l’un à l’autre selon une composition rigoureuse déjà bien étudiée par la critique, et de l’autre, tout « l’entre-deux » du roman, devenu aujourd’hui que le « scénario d’écriture » de la Recherche est bien connu un enjeu d’importance pour la recherche proustienne.

2Je commencerai donc par revenir sur les « rouages » de la composition bien huilée du roman proustien, moins pour en admirer les détails, que pour en montrer par la suite les failles, de plus en plus nombreuses à mesure que se dilate le temps de l’écriture, et surtout, pour pointer les contradictions qui apparaissent entre d’une part cette « philosophie de la composition » dévoilée avec tapage aux seuils du roman (non seulement le début et la fin de la Recherche, mais aussi, et plus encore, dans le péritexte) et d’autre part, le foisonnement d’épisodes romanesques qui caractérise « l’entre-deux » du roman, et la leçon qui s’en dégage, d’autant plus forte qu’elle n’est jamais « martelée » comme peut l’être le discours esthétique du narrateur dans le Temps retrouvé.

3J’aimerais d’abord mettre l’accent sur le principe téléologique qui gouverne la narration de la Recherche et montrer que l’articulation à la fois narrative et herméneutique entre le début et la fin de l’œuvre répond chez Proust à une véritable « philosophie de la composition » (pour reprendre, comme on va le voir, les termes mêmes d’Edgar Poe, ou plutôt de Baudelaire traducteur de Poe) dont l’élaboration marque, dans les années 1908-1909, l’abandon du Contre Sainte-Beuve au profit de la Recherche, le passage de l’essai au roman1.

4Si la composition rigoureuse de la Recherche a d’abord échappé à ses contemporains, on sait bien aujourd’hui l’importance que Proust a attachée à la structure de son œuvre : non seulement plusieurs passages du Temps retrouvé insistent sur l’architecture du livre que le narrateur se met à écrire – qui est comparé à une cathédrale (IV, 6102 ; IV, 617-618), puis à une robe (IV, 617) –, mais Proust lui-même y a beaucoup insisté dès avant la parution de Du côté de chez Swann : « l’ouvrage est d’une composition assez complexe pour qu’elle n’apparaisse pas très vite »3 écrivait-il en 1912 à Henri Bordeaux. Il annonçait encore en 1914 à Jacques Rivière : « Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera »4.

5Au printemps 1909, lorsque Proust se met à rédiger le projet d’essai contre Sainte-Beuve qu’il a en tête depuis longtemps, il prend la décision de ne faire figurer qu’à la fin de l’œuvre la conclusion qu’il a déjà écrite, véritable conversation critique où il expose son esthétique et qui est à l’origine du projet. Il commence par reprendre le début de ce qui sera la Recherche du temps perdu, qu’il ampute alors de la série de révélations qui est reportée à la fin de l’œuvre. Dans une lettre à Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, datée de la mi-août 1909, il écrit :

Je termine un livre qui malgré son titre provisoire “Contre Sainte-Beuve. Souvenir d’une matinée” est un véritable roman […] Le livre finit par une longue conversation sur Sainte-Beuve et sur l’esthétique […] et quand on aura fini le livre, on verra (je le voudrais) que tout le roman n’est que la mise en œuvre des principes d’art émis dans cette dernière partie, sorte de préface si vous voulez mise à la fin5.

6En 1910, Proust lit la seconde édition des Poésies complètes d’Edgar Poe dans la traduction française de Baudelaire, qui comporte en annexe La Philosophie de la composition où Poe explique ainsi le processus de création qui a présidé à l’élaboration de son poème « Le Corbeau » : « Tout, dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première » puis un peu plus loin : «  je puis dire que mon poème avait trouvé son commencement – par la fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d’art »6 ; et Baudelaire ajoute, en préambule à sa traduction : « Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie »7. C’est bien cette méthode que Proust a en tête lorsqu’il qualifie la conversation finale du Contre Sainte-Beuve de « sorte de préface mise à la fin » ; de même lorsqu’il écrit à Paul Souday : « Le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout “l’entre-deux” a été écrit ensuite8 ». Et lorsqu’il évoque dans La Prisonnière les préfaces de Michelet à son Histoire de France et à L’Histoire de la révolution, le narrateur les définit ainsi : « Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux [ces deux livres] » (III, 666).

7Placer une préface en conclusion, ou si l’on préfère, donner à une conclusion le statut d’une préface, voici donc la manière proustienne de commencer par la fin qu’il met en œuvre à l’époque où il relit Edgar Poe, au moment où la Recherche naît de l’abandon du Contre Sainte-Beuve, mais qu’il découvre en fait pour la première fois en traduisant Ruskin. Dans une note de 1905 à Sésame et les lys, il commente ainsi la composition ruskinienne :

Il passe d’une idée à l’autre sans aucun ordre apparent. Mais en réalité la fantaisie qui le mène suit ses affinités profondes qui lui imposent malgré lui une logique supérieure. Si bien qu’à la fin il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre et le fait percevoir magnifiquement étagé jusqu’à cette apothéose finale9.

8Cette note est d’autant plus remarquable qu’elle ressemble à s’y méprendre à un commentaire de Proust sur sa propre œuvre qui, en 1905 pourtant, n’est pas encore conçue comme le roman À la recherche du temps perdu. La lecture de Poe vient donc confirmer et systématiser ce que Proust avait découvert chez Ruskin, c’est-à-dire une méthode de composition qui consiste à écrire un livre simultanément par le début et par la fin, de façon à établir d’emblée les principes finaux qui trouveront leurs prémisses au début de l’œuvre. Cette composition où le début et la fin se répondent implique alors une narration marquée par de puissants effets de clôture.

9Le Temps retrouvé a effectivement le statut d’une « apothéose finale » (pour reprendre les termes de Proust appliqués à Ruskin) : le dernier tome est le lieu de toutes les révélations, magistralement mises en scène. Dans la Recherche, toutes les données du problème sont posées dès le début et le lecteur est guidé vers le dévoilement final par de multiples allusions qui, tout au long du roman, constituent autant de pierres d’attente qui anticipent le dénouement et contribuent à ménager des effets de suspense – par exemple : « ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin » (III, 32).

10L’expérience de la madeleine rapportée dans Du côté de chez Swann est, selon Jean Rousset, « l’énigme posée au départ de l’aventure et dont la solution ne sera donnée qu’au dénouement d’un roman qui est à cet égard composé comme un roman policier10 ». Cette énigme initiale ne sera véritablement résolue que dans le Temps retrouvé, lors de la série d’expériences de mémoire involontaire qui réitèrent l’expérience fondatrice pour permettre cette fois-ci l’élucidation totale de « l’énigme de bonheur » posée comme une pierre de rosette à l’entrée de la Recherche : la joie éprouvée lors des réminiscences naît d’un sentiment d’intemporalité, du bonheur de pouvoir jouir d’« un peu de temps à l’état pur » (IV, 451).

11Plutôt que d’adopter le ton d’un exposé dogmatique ou d’une conversation théorique, comme il l’avait initialement prévu pour son projet d’essai sur Sainte-Beuve, Proust donne à ce moment de découverte la forme et le statut d’un véritable dénouement romanesque en jouant sur la tension dramatique instaurée par la formulation d’une énigme, puis par sa réitération au cours du roman (à travers une série de micro-expériences herméneutiques comme les épisodes des arbres d’Hudimesnil et des clochers de Martinville, ainsi que toutes les tentatives de déchiffrement qui jalonnent le parcours du héros-narrateur), par le retardement de son élucidation, et enfin par le suspense entretenu par les nombreuses promesses de résolution. Le récit de la série de révélations obéit à une mise en scène qui entretient savamment la tension dramatique : les réminiscences du Temps retrouvé interviennent à un moment où le narrateur n’attend plus rien de la littérature et semble découragé de jamais devenir un écrivain. Comme le remarque Jean-Yves Tadié :

À l’entrée de l’hôtel de Guermantes, lors de la matinée du Temps retrouvé, la découverte du passé, et de l’éternité, est préparée dans les mêmes termes que dans un récit à suspens : « c’est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver11 ».

12Enfin, au moment même où la clé de l’énigme est livrée, où la leçon d’esthétique si longuement préparée, amenée et justifiée par tout « l’entre-deux » du roman, l’exposé didactique final, le « morceau de bravoure » qui est à l’origine du projet proustien, se trouve lui-même soumis aux lois du romanesque : l’épisode du « Bal de têtes » constitue un « coup de théâtre » final qui agit à son tour comme une « révélation » (la « révélation du Temps », IV, 503) dont les marques sont affreusement exposées sur les visages de ceux qu’il a côtoyés dans sa jeunesse) et remet momentanément en cause sa vocation naissante.

13Là encore, la comparaison avec le genre policier semble s’imposer : le narrateur tirant les « leçons » de ses expériences passées reproduit en quelque sorte le geste du détective qui, à la fin de l’enquête, au moment où jaillit la lumière, reprend les différents épisodes du récit du meurtre pour les mettre dans l’ordre et donner son interprétation des faits. Le moment de la révélation finale correspond dans la Recherche, comme dans un récit policier, à un mouvement de réinterprétation : le narrateur convoque dans une grande scène finale tout son personnel romanesque et se livre à une « leçon » qui amorce un vaste mouvement de réinterprétation des impressions livrées au début du roman :

Plus d’une des personnes que cette matinée réunissait ou dont elle m’évoquait le souvenir, me donnait par les aspects qu’elle avait tour à tour présentés pour moi, par les circonstances différentes, opposées, d’où elle avait, les unes après les autres, surgi devant moi, faisait ressortir les aspects variés de ma vie, les différences de perspective […]. Mlle Swann me jetait, de l’autre côté de la haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû ailleurs rétrospectivement retoucher la signification, qui était de désir. L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors […], c’étaient, ainsi que tant d’autres concernant Swann, Saint-Loup, etc., autant d’images que je m’amusais parfois quand je les retrouvais, à placer comme frontispice au seuil de mes relations avec ces différentes personnes, mais qui ne me semblaient plus en effet qu’une image, et non déposée en moi par l’être lui-même, auquel rien ne la reliait plus (IV, 548-549).

14Le récit produit ainsi au dénouement une forte sensation de « bouclage » : non seulement les énigmes posées au début reçoivent leur solution, le narrateur devient écrivain, mais encore tous les personnages se rejoignent en une scène finale dont le centre est occupé par le personnage emblématique de Mlle de Saint-Loup, vers qui convergent tous les fils narratifs de l’œuvre. Cette impression de « bouclage » est d’autant plus forte qu’elle est inscrite au cœur du principe de construction du roman : dans la mesure où le début et la fin ont été écrits conjointement, où certains épisodes « capitalissimes », comme aurait dit Proust, ne formaient au départ qu’un seul et même texte, les effets de correspondance entre la fin du Temps retrouvé et « Combray » sont particulièrement appuyés (c’est le cas, bien sûr, des expériences de mémoire involontaire, mais aussi de l’épisode centré autour du roman de George Sand, François le Champi, qui se développe en deux moments, d’un bout à l’autre de la Recherche, juste avant l’expérience de la madeleine dans « Combray », et juste après la série de réminiscences dans le Temps retrouvé).

15La solide « architecture » de la Recherche, particulièrement visible aux seuils de l’œuvre, laisse pourtant apparaître du « jeu » : le roman proustien dessinerait plutôt une fausse boucle, ou plutôt une série de boucles, qu’un cercle parfait, ce dont témoigne bien l’histoire de la composition de la Recherche.

16J’aimerais rappeler la citation de Baudelaire traducteur de Poe mentionnée tout à l’heure : « Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie ». C’est bien ainsi en effet que Proust a travaillé à la Recherche ; et l’écriture conjointe et première du début et de la fin a laissé place dans tout « l’entre-deux » à l’imagination et au foisonnement romanesques qui se sont déployés dans le temps de l’écriture, si bien qu’à la mort de Proust, l’œuvre d’une vie est restée inachevée malgré la présence du mot « Fin » au bas du manuscrit du tome final.

17Le « roman d’Albertine », comme il est convenu de l’appeler, a pris à la faveur de la guerre et de l’interruption de la publication du roman, des proportions imprévues et ouvert une brèche dans l’architecture initiale de l’œuvre, comme une excroissance formée par la prolifération de la matière romanesque autour du personnage d’Albertine, introduit dans le roman en 1914 : « de l’étude des cahiers de brouillons qui annoncent et préparent La Prisonnière, […] on peut tirer deux enseignements : d’une part, le personnage d’Albertine n’apparaît pas dans l’œuvre avant le début de la présence permanente dans la vie de Proust d’Alfred Agostinelli, au printemps 1913 ; d’autre part, la réorganisation d’À la recherche du temps perdu qui suivit fut parallèle aux événements vécus avec Agostinelli : son départ en décembre 1913, sa mort en mai 1914 »12.

18L’importance du personnage ira alors grandissante, au point qu’Albertine prenne le statut d’héroïne d’un cycle romanesque à part entière, formé des volumes La Prisonnière et Albertine disparue : comme l’a montré Nathalie Mauriac13, Proust avait prévu de faire suivre Sodome et Gomorrhe II d’un Sodome et Gomorrhe III au sein duquel Albertine disparue aurait formé avec La Prisonnière un épisode relativement autonome, centré sur la vie commune du héros avec Albertine puis leur séparation, qui mêle aux motifs présents dès le projet du Contre Sainte-Beuve des éléments tirés de la relation vécue par l’auteur avec son chauffeur Agostinelli. À la fin de la guerre, Proust prévoyait même un Sodome et Gomorrhe IV.

19L’introduction tardive d’Albertine alors que le premier volume, Du côté de chez Swann, a déjà paru en 1913 chez Grasset, va modifier en retour tout ce qui se trouve en amont du « roman d’Albertine » dans le texte de la Recherche : non seulement Proust modifie les volumes déjà écrits et annoncés à la publication en 1914 (Du côté de Guermantes alors scindé en deux tomes, À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes I et II), mais encore il introduit après coup des allusions à l’épisode albertinien dans Du côté de chez Swann, lors de sa reparution en 1918 à la NRF. Le personnage d’Albertine a donc profondément infléchi le plan initial de l’œuvre, et l’a fait s’écarter du projet du Contre Sainte-Beuve. « Être de fuite », aux mille visages et aux mille intrigues, la jeune fille apparaît en effet, à partir de La Prisonnière, comme la principale pourvoyeuse d’intrigues romanesques. Être de fiction, elle engendre la fiction : son saphisme supposé ouvre sa vie sur d’infinies virtualités ; sa vie passée cristallise dans l’esprit du héros une nébuleuse de clichés propres au genre romanesque, du moins à un certain type de roman, qui partage nombre de traits communs avec le théâtre de boulevard :

Mais pourtant quels romans poétiques, quelles idylles boulevardières devenaient pour moi les soirées que j’imaginais qu’elle avait pu passer dans la maison aux escaliers vernis de l’Herengracht […], dans tels petits casinos de province ou petits théâtres du Faubourg du Temple, des jeudis de mi-carême, ou de longs soirs silencieux de Montjouvain (III, esquisse p. 1126)14.

20Non seulement Albertine a-t-elle infléchi le plan initial de l’œuvre, mais encore elle en a perverti le genre en insufflant à l’essai initial une matière proprement romanesque. Dans une curieuse remarque qui semble être une métaphore de la relation amoureuse entre la jeune femme et le héros et qui se laisse interpréter comme un commentaire métanarratif de l’auteur sur son œuvre, le narrateur de la Recherche donne à voir cette rencontre entre deux genres qui se seraient en quelque sorte fécondés mutuellement :

Si bien que cette longue plainte de l’âme qui croit vivre enfermée en elle-même n’est un monologue qu’en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier, et que telle vie est comme un essai de réalité subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son « action » au roman purement réaliste, d’une autre réalité, d’une autre existence, et duquel à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l’essai psychologique (IV, 82).

21Initialement conçue comme une « longue plainte », « un monologue » à la première personne racontant l’histoire du héros-narrateur à la manière d’un « essai de réalité subjective », l’œuvre a dévié de son cours sous l’effet des « échos de la réalité », de l’intrusion dans la vie du narrateur « d’une autre réalité, d’une autre existence », celle d’Albertine, qui s’est développée sur le mode du « roman purement réaliste », dont les péripéties sont venues modifier « l’essai psychologique ». Ce que Proust relève ici, sous la remarque de son narrateur, c’est bien l’arbitraire de son œuvre, sa modification sous le coup de réalités contingentes.

22La suite de ce passage prolonge la comparaison en dressant un parallèle entre l’intrigue amoureuse nouée entre Albertine et le narrateur et une nouvelle de Balzac :

Comme l’engrenage avait été serré, comme l’évolution de notre amour avait été rapide, et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement rapide ! (ibid.)

23Une note de l’édition de la Pléiade éclaire le commentaire du narrateur sur les nouvelles de Balzac :

Quant aux nouvelles de Balzac, on pensera plutôt aux romans courts. Une note dans les papiers du Contre Sainte-Beuve est tout à fait éclairante : « Bien montrer pour Balzac (Fille aux yeux d’or, Sarrazine, La Duchesse de Langeais, etc.) les lentes préparations, le sujet qu’on ligote peu à peu, puis l’étranglement foudroyant de la fin » (IV, 1070, note 1 de la page 82).

24La note de Proust mentionnée ici donne à voir le « changement de direction » qui s’est opéré du Contre Sainte-Beuve à la Recherche : au lieu de « montrer », à la manière d’un essai, les principes de composition des intrigues balzaciennes, la Recherche en donne un commentaire par la fiction, dans un geste de fictionnalisation des idées et des théories qui marque sa spécificité par rapport au Contre Sainte-Beuve.

25Le « roman d’Albertine » qui prend sa place au cœur même de la Recherche pour lui imprimer une direction nouvelle serait donc un roman à la Balzac – et l’on sait ce que le personnage d’Albertine doit à la Fille aux yeux d’or (pour sa vie en captivité chez le héros et le soupçon jeté sur ses mœurs), et de manière plus discrète, à la Princesse de Cadignan (pour ses robes et surtout pour ses « secrets ») : un roman balzacien donc, avec une « lente préparation » depuis À l’ombre des jeunes filles en fleurs jusqu’à Sodome et Gomorrhe II, un « sujet qu’on ligote peu à peu » dans La Prisonnière, « puis l’étranglement foudroyant de la fin » avec le départ précipité puis la mort inattendue de la jeune fille dans Albertine disparue.

26Peut-être peut-on alors comprendre les ultimes suppressions portées par Proust juste avant sa mort sur la dactylographie d’Albertine disparue comme l’expression de cette volonté de donner à l’épisode albertinien la forme d’un « roman court » à la Balzac, en amputant son texte aux deux tiers.

27Lorsqu’en 1925, Robert Proust et Jacques Rivière entreprirent de publier la suite de La Prisonnière, ils établirent le texte non pas à partir de la dactylographie originale que Proust était en train de revoir entièrement au moment de sa mort, mais à partir du double vierge de cette dactylographie, sur laquelle ils reportèrent le titre Albertine disparue ainsi que quelques additions, sans tenir compte des importantes suppressions effectuées par l’écrivain sur l’original. C’est la découverte en 1986, dans les papiers de la nièce de Proust, de cette dactylographie originale, puis sa publication chez Grasset en 1987 par Nathalie Mauriac, qui a révélé d’une part l’inachèvement structural d’À la recherche du temps perdu, de l’autre le coup de force éditorial opéré par les éditeurs de Gallimard en 1925 pour pouvoir en éditer la fin, déjà écrite par Proust, et la présenter comme une continuité logique des derniers volumes, camouflant ainsi l’inachèvement de la Recherche, annoncée comme achevée dès les débuts de sa publication.

28La dactylographie retrouvée montre que peu de temps avant sa mort, Proust a brutalement supprimé les deux tiers du volume Albertine disparue et, du même coup, l’enchaînement avec le Temps retrouvé15 : outre plusieurs lignes au tout début du volume, la suppression concerne les deux cent cinquante pages environ qui séparaient l’annonce de la mort d’Albertine de l’épisode à Venise, et enfin, deux pages après le départ de Venise, le texte porte la mention autographe « Fin d’Albertine disparue », et toute la fin de la dactylographie est rayée. Deux modifications d’importance touchent le personnage d’Albertine : la Touraine, lieu de refuge de la jeune femme après sa fuite dans le manuscrit, est remplacée tantôt par la Belgique, tantôt par un lieu indéterminé ; puis le télégramme de Mme Bontemps annonçant la mort d’Albertine précise que celle-ci est morte au bord de la Vivonne.

29D’où la coexistence, à l’heure actuelle, de deux versions non compatibles d’Albertine disparue : dans celle qui sert de base à la plupart des éditions et reprend la version des cahiers manuscrits, le soupçon du caractère coupable des liens entre Albertine et Mlle Vinteuil est d’abord renforcé, puis, dans un renversement posthume, rectifié. Dans la version de la dactylographie que Proust était en train de corriger au moment de sa mort, Albertine rétracte sa confidence pendant sa captivité, puis la nouvelle de la mort d’Albertine dans le voisinage de Montjouvain réactive les soupçons.

30Ces derniers remaniements portés par Proust sur la dactylographie retrouvée d’Albertine disparue déstabilisent in extremis toute la fin du roman, et par effet de balancier, les tomes précédents dont la lecture apparaît, en retour, modifiée, selon que l’on privilégie l’une ou l’autre version de l’histoire d’Albertine. Cette ultime modification, restée elle-même inachevée et dont nous ne pouvons percevoir que les prémisses, donne donc au volume Albertine disparue un caractère indécidable en un point crucial, celui des mœurs d’Albertine, mais aussi un statut de fin ouverte : de fin, car Albertine est morte, le texte multiplie effectivement les signes narratifs autant que symboliques de clôture, en particulier au sein de l’épisode du séjour à Venise, qui marque le deuil de l’amour du héros pour Albertine16 (dans la version courte de la dactylographie retrouvée, l’épisode vénitien clôt véritablement le volume) ; de fin ouverte, car elle marque en fait le début d’une enquête sur les mœurs d’Albertine impossible à boucler, toujours alimentée par l’oscillation infinie entre les deux hypothèses et que vient relancer aujourd’hui la coexistence de deux versions contradictoires d’Albertine disparue.

31Tout se passe alors comme si le lecteur se trouvait en présence de deux fins : celle du cycle Sodome et Gomorrhe, qui n’apporte pas de réelle clôture à l’épisode albertinien, mais est bien la dernière dans le « scénario d’écriture » de la Recherche, et celle du roman lui-même, Le Temps retrouvé, fin antérieure en quelque sorte, puisque Proust l’a conçue bien avant l’épisode d’Albertine, et qui joue pleinement et magistralement son rôle de conclusion, à tel point que finalement, tout l’entre-deux du roman, resté inachevé, semble développer une « leçon » qui se trouve être en porte-à-faux avec le discours que le narrateur tient dans Le Temps retrouvé.

32Malgré l’entreprise d’élucidation qu’il s’est fixée et qui constitue pour lui le cœur du projet littéraire, le narrateur proustien échoue à résoudre toutes les énigmes qui jalonnent son parcours : bien que le Temps retrouvé réponde explicitement aux énigmes posées dans « Combray », bien que tous les petits et grands secrets des personnages aient été percés à jour, la personnalité et les mœurs d’Albertine demeurent insaisissables pour le héros qui ne peut formuler à son sujet que soupçons ou hypothèses, largement partagés par le lecteur. Le traitement du thème de l’homosexualité féminine joue sur le principe d’indétermination du sens, qu’il paraît incarner.

33En effet, l’expérience que fait le héros de la Recherche auprès d’Albertine, c’est celle de l’ouverture du roman sur le champ des possibles. « Capable d’accéder à tant de possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie » (III, 574), elle est définie par le narrateur comme un « être de fuite » à cause de cette impossibilité d’atteindre toute vérité à son sujet, l’objet ou la cause d’un rendez-vous qu’elle finit par avouer s’avérant toujours en cacher un autre :

Ainsi, la personne avec qui elle avait confessé qu’elle allait goûter, avec qui elle vous avait supplié de la laisser aller goûter, cette personne, raison avouée par nécessité, ce n’était pas elle, c’était une autre, c’était encore autre chose ! Autre chose, quoi ? Une autre, qui ? Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes, permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n’indiquent pas les directions. Le champ infini des possibles s’étend, et si par hasard le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse (III, 599-600).

34Le récit du narrateur proustien, qui tente de reconstituer la vérité au sujet d’Albertine, s’avoue peu à peu tout aussi fictionnel que les mensonges de celle-ci, tant il apparaît finalement que « l’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun » (III, 694), et la vérité sur autrui toujours inaccessible. Ce constat transforme alors le roman du narrateur en roman de la quête d’une impossible vérité : il cherche sans fin d’autres versions que les siennes, d’autres récits possibles de son amour avec Albertine et de la vie passée de la jeune fille. Sur sa propre version des faits, qu’il élabore à partir de ses observations personnelles, mais aussi des aveux et des mensonges d’Albertine, viennent se greffer, après la disparition de celle-ci, celles d’Andrée, puis celle d’Aimé, construite à partir des témoignages qu’il recueille, toutes ces versions, souvent contradictoires, parfois incompatibles, apparaissant tour à tour comme fausses, ou comme valables.

35La remise en cause généralisée de la fiabilité des témoignages recueillis, qui ne permet pas pour autant de conclure à la fiabilité des versions proposées par le narrateur lui-même, aboutit finalement à une suspension du sens, toute conclusion au sujet d’Albertine pouvant, à tout moment, se voir réfutée par une révélation qui la contredit. L’ignorance revendiquée par le narrateur à l’égard d’Albertine le réduit à se fier aux signes extérieurs qui lui permettent de formuler des hypothèses à son sujet. Depuis le fameux épisode de la « danse contre seins » dans Sodome et Gomorrhe, lorsque le docteur Cottard remarque que la danse, d’apparence anodine, à laquelle se livrent Albertine et Andrée dans le petit casino d’Incarville n’a sûrement rien d’innocent (III, 190-191), le héros reste prisonnier d’une alternative impossible à dépasser : Albertine est-elle lesbienne (auquel cas elle ne cesse de mentir au héros) ? Ou bien est-elle « vertueuse » (auquel cas, elle est sincère lorsqu’elle nie toute relation avec des femmes) ?

36Le mouvement de va-et-vient entre ces deux hypothèses opposées imprime sa marque au « roman d’Albertine ». Cette coexistence de deux alternatives que le roman ne départage pas coïncide avec la dialectique proustienne de l’interprétation : soit la première impression, donnée par la saisie immédiate des apparences, est la bonne (hypothèse de la « culpabilité » d’Albertine confirmée par la dactylographie corrigée d’Albertine disparue) ; soit l’impression seconde, forgée au contact quotidien d’Albertine et qui remet en cause l’impression fournie par les apparences, est juste (hypothèse de « l’innocence » d’Albertine, confirmée par la version des manuscrits) ; le troisième temps du raisonnement ne tranche pas et prolonge le mouvement de va-et-vient d’une hypothèse à l’autre, les certitudes sont balayées par un doute perpétuel sur la fiabilité des témoignages et des indices.

37Ce que le héros-narrateur éprouve alors, c’est d’une part, la dualité des signes – chaque signe peut être le point de départ de deux lectures radicalement opposées –, de l’autre, le vertige des significations : les mensonges d’Albertine remettent peu à peu en cause la conception initiale du narrateur selon laquelle il y aurait une vérité objective à atteindre sur les êtres et les choses.

38Non seulement le récit entretient le mystère des mœurs d’Albertine, mais il semble laisser délibérément dans l’ombre la figure du héros-narrateur : comme l’ont remarqué maints critiques de la Recherche, le lecteur reste dans une relative ignorance face à l’intériorité du héros qui se montre bien plus disert au sujet de la vie intime des autres personnages que de lui-même, si bien que finalement, le Temps retrouvé laisse en suspens plus d’incertitudes – et surtout d’une autre nature – qu’il n’en résout. Gérard Genette voit dans la Recherche, qui pourtant se présente comme « une infatigable quête et un message de vérité », un texte qui cultive l’aveu involontaire et « où se révèlent, mais en se dissimulant et en se travestissant sous mille transformations successives, un petit nombre d’énoncés simples concernant son auteur, ses origines, ses ambitions, ses mœurs, tout ce qu’il partage secrètement avec Bloch, avec Legrandin, avec Charlus, et dont il a soigneusement exempté son héros »17. En peignant les vices et les défauts des autres, le narrateur s’abstient d’évoquer les siens ; il rejette la culpabilité sur les autres, selon cette « mauvaise habitude […] de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu’on a […] comme si c’était une manière de parler de soi, détournée, et qui joint au plaisir de s’absoudre celui d’avouer » (II, 102).

39Au-delà de la dissimulation momentanée de certaines informations qui maintient le suspens et participe de la structure énigmatique de l’œuvre, c’est la parole du narrateur dans son ensemble qui est mise en cause à travers les failles et les incohérences de la narration, qui se multiplient à mesure que le récit progresse vers sa fin. Certes, les incohérences narratives sont pour partie dues à l’inachèvement du texte – ce qui explique le fait qu’elles soient plus nombreuses dans La Prisonnière et Albertine disparue, dont Proust n’a pu achever la relecture (ni la réécriture en ce qui concerne Albertine disparue), – mais elles témoignent dans leur ensemble de la persistance au sein de la Recherche d’un modèle de récit à la troisième personne, encore empreint de la première expérience d’écriture romanesque de Proust avec Jean Santeuil.

40En effet, la stratégie narrative de la Recherche paraît ambiguë : d’un côté, Proust a donné à son héros une connaissance volontairement restreinte et amputée, entre autres, des expériences homosexuelles qu’il attribue aux autres personnages, tenant ainsi son héros, et au-delà de son héros, lui-même, à l’écart de la contagion du « vice » qui touche peu à peu tous les personnages de son roman ; de l’autre, ce « système de défense18 », qui tendrait à empêcher toute identification entre le narrateur, occasionnellement omniscient, et le héros, dont le savoir ne peut être que restreint à son expérience personnelle, est à maintes reprises battu en brèche par le narrateur lui-même, qui semble peu à peu pousser le lecteur à la faute qu’il avait d’abord condamnée, c’est-à-dire à identifier le narrateur et l’auteur du livre. Si bien que Proust ne semble pas toujours se préoccuper de la cohérence et de la vraisemblance du récit, puisqu’il attribue à son narrateur des pouvoirs presque surnaturels, lorsque celui-ci rapporte, par exemple, dans un passage particulièrement surprenant de Sodome et Gomorrhe, les sorties nocturnes et secrètes de l’oncle de son camarade Bloch, Nissim Bernard, dans les couloirs du Grand Hôtel de Balbec :

Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant malgré tout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Bernard, dans sa recherche de jeunes lévites, faisait penser à ces vers de la Juive : […], je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs qui avaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une vieille dame étrangère (III, 239).

41Tout se passe comme si le texte lui-même s’appliquait à démontrer ses propres incohérences, donnant à voir simultanément les deux « codes » concurrents qui régissent la narration : soit le narrateur est considéré comme omniscient, et il faut alors admettre cette infraction au pacte narratif impliqué par l’utilisation de la première personne du singulier ; soit le savoir du narrateur est restreint à sa propre expérience, et il n’a donc pu voir de ses propres yeux Nissim Bernard arpenter les sous-sols de l’hôtel, tout en se trouvant dans la chambre de ses amies.

42La Recherche abonde ainsi en scènes où le narrateur a accès à des informations qu’il ne peut vraisemblablement pas posséder, à côté d’épisodes où l’on trouve des indices de mensonges identiques à ceux qu’il relève dans le discours d’Albertine : lacunes, invraisemblances, mais aussi excès d’informations et justifications à outrance (notamment au sein des scènes de voyeurisme), l’essentiel étant, selon la formule même de Proust qui pourrait s’appliquer au narrateur comme à Albertine, « de ne jamais dire : Je » : le narrateur parle donc de ces grands « vices » proustiens que sont le snobisme, l’homosexualité ou encore le sadisme en n’utilisant que des pronoms sujets de la troisième personne.

43De cette transposition subsistent des traces au sein de la narration, comme autant de failles et d’incohérences à travers lesquelles le lecteur peut être tenté de lire des vérités que le texte s’efforce de cacher. Ainsi, par exemple, l’omniscience suspecte à laquelle accède le narrateur lorsqu’il rapporte, sans en avoir été le témoin, les nombreux dîners de Charlus avec Morel dans des restaurants de la côte (III, 395-400), ou encore l’invraisemblance des mises en scènes de voyeurisme risquent d’être interprétées par le lecteur comme des indices de la duplicité du narrateur dissimulant des pensées qui ne peuvent s’exprimer qu’à travers les failles du récit, « car le plus dangereux des recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable » (III, 113).

44Il est possible que de telles observations « sentent trop le tribunal », pourtant ces nombreuses entorses à la logique narrative appellent bien une activité interprétative fondée sur la remise en cause des informations et des points de vue livrés par le narrateur, et pour nombre de lecteurs et de critiques de la Recherche, la tentation est grande de partir à la recherche d’une vérité cachée que le texte ne détient finalement pas plus qu’eux19. Il semble en effet émaner de la lecture de la Recherche, comme, pour le héros de l’observation des « objets herméneutiques », un sens caché que le lecteur serait tenté de lire en filigrane ; Proust avait d’ailleurs annoncé lors d’un entretien avec Élie-Joseph Bois en 1913 :

L’idéal serait un lecteur capable, comme Rivière, de deviner ce qu’on ne lui dit pas. À défaut d’une telle grâce, on aidera les autres, mais par la bande, car ils sont censés eux aussi deviner, ou le jeu n’aurait plus de sens20.

45Le récit proustien induit lui-même, et de façon délibérée, une lecture soupçonneuse et inquisitrice, une lecture « entre les lignes ». La leçon qui émane alors de la matière proprement romanesque du roman contredit le discours qui se déploie aux frontières de l’œuvre, dans les passages les plus didactiques, et qui propose une herméneutique positiviste selon laquelle une juste lecture des signes permet de mettre au jour la réalité cachée derrière les apparences trompeuses : a contrario, l’expérience romanesque du héros face à Albertine, qui, en un certain sens, est aussi celle du lecteur de la Recherche face au personnage du héros-narrateur, qui partage nombre de traits communs avec « l’être de fuite » qu’est pour lui Albertine, met en évidence l’impossibilité d’atteindre l’essence des êtres et des choses, la faillite des signes à révéler les vérités cachées.

46Le début et la fin de la Recherche sont, comme on l’a dit, des lieux stratégiques où se développe le discours théorique du narrateur proustien. Le Temps retrouvé met magistralement en scène la toute puissance du raisonnement analogique, qui, grâce à la mise en relation de deux éléments, d’un signe matériel (comme le bruit d’une cuiller sur une assiette) et de sa signification profonde, permet d’accéder au sens caché des choses, mais finalement, tout se passe comme si la prolifération du sens, les potentialités soulevées par la narration, se trouvaient brusquement stoppées par les révélations finales, provoquant un sentiment d’incomplétude proche de celui que peut éprouver tout lecteur de roman policier à la lecture de la « solution » de l’énigme du meurtre, qui met un terme à son activité fabulatrice. L’expérience romanesque du héros, comme celle du lecteur, ne coïncide pas avec les théories proposées par le narrateur : le dénouement offre in extremis « une solution par l’art » qui ne résout finalement pas les problèmes soulevés par le récit ; les révélations finales, assorties des théories sur la littérature définie comme dévoilement d’un secret, paraissent détourner de la véritable quête du sens qui s’est installée peu à peu dans le roman. En marge de la quête esthétique du narrateur, qui repose sur la croyance en une essence cachée que la littérature se chargerait de révéler, entre les Jeunes Filles en fleurs et Albertine disparue, un autre modèle herméneutique s’est mis en place, qui laisse la part belle à l’instabilité des signes et à la multiplicité des possibles.