Colloques en ligne

Marie-Laure Ryan, Jean-Luc Pagès, Maria Soledad Boero et Anat Feldman

Commentaires de la proposition de Mounir Laouyen

L'autofiction : discours d'un moi possible ou d'un moi contrefactuel ? par Marie-Laure Ryan

1Comme c'est le cas pour la transfiction, l'autofiction me semble couvrir des cas extrêmement différents, ce qui explique peut-être la réticence des poéticiens a la reconnaitre comme un genre autonome. Il y d'une part les textes qui créent une contre-partie (à la Lewis) du narrateur dans un monde alternatif : le Marcel de La Recherche, le Borges de l'Aleph ou de Funès le mémorieux. Cette contrepartie diffère du narrateur réel par des propriétés concrètes : par exemple des contacts avec des personnages imaginaires. D'autre part, comme Mounir Laouayen le remarque for pertinemment, il y a des textes que l'auteur titre autofiction a fins de protection-soit pour éviter l'accusation d'indiscrétion par rapport à autrui, soit pour excuser les failles de la mémoire. Puis il y a les auteurs qui font de l'autofiction un jeu de cache-cache, qui affichent l'étiquette par coquetterie postmoderne, ou qui désirent exprimer leur solidarité avec la conception Lacanienne du sujet. Certains auteurs — comme me semble-t-il Roland Barthes dans RB par lui-même — cherchent en outre à bénéficier de l'intérêt suscite par « le vrai » sans toutefois accepter la responsabilité morale de la confession ni vouloir s'offrir intégralement au regard du lecteur (une coquetterie anti-Rousseauiste). Le titre d'autofiction donne aussi un prestige littéraire au texte que la pure autobiographie ne présente pas nécessairement : quand l'auteur est un personnage connu, il y a risque que le lecteur soit motivé par sa curiosité envers ce personnage, plutôt que par la qualité de l'écriture. En présentant « RB par lui-même » comme une autofiction, Barthes souligne la distance littéraire entre son entreprise et les mémoires du type Brigitte Bardot. L'idée de Barthes, Lacan, Foucault, etc. que toute autoreprésentation est une fictionalisation parce que le moi est le produit du langage relevé de ce que j'appelle dans ma propre communication la « Doctrine du Panfictionalisme. » Pour le Panfictionaliste l'autofiction ne présente aucun problème de classification générique : toute autobiographie étant fictionnelle, l'autofiction ne diffère de l'autobiographie que par la conscience accrue de sa fictionnalité. Comme le note Mounir Laouyen, l'autofiction serait en quelque sorte une autobiographie honnête et lucide. Mais en fait le Panfictionalisme est une excuse commode pour éviter de confronter le problème de la fictionnnalité, puisqu'il jette tous les textes dans le même panier. Si le moi est inévitablement le produit du langage, il y a quand même une différence de responsabilité entre l'auteur qui écrit : « j'adorais ma mère » (déclaration invérifiable qui représente une auto-interprétation) et « ma mère était d'origine basque. » En autobiographie classique l'auteur peut impunément écrire qu'il adorait sa mère, même si cet amour est un sentiment créé pour les besoins de l'image de soi que l'auteur désire afficher, mais il ne peut pas attribuer une origine basque a une mère normande sans compromettre sa crédibilité. En d'autres termes l'auteur d'autobiographie peut projeter un moi possible, mais pas un moi contre-factuel. Le terme d'autofiction me semble par contre recouvrir toute la gamme des moi contre-factuels aux moi possibles invérifiables. Dans une approche « analogique » de la fiction (voir ma communication), l'autofiction occupe confortablement le milieu de l'axe, entre fiction et narration historique (trop confortablement a mon avis, car cette classification n'explique rien que nous ne savions déjà : à savoir, que l'autofiction joue librement avec les faits). Dans une approche digitale, ou binaire, l'autofiction du type Proustien ou Borgesien tombe univoquement du cote fictionnel, mais un texte comme Fils de Doubrovski est ambigu — susceptible à la fois de lecture fictionnelle et non-fictionnelle. (Ne se lit-il pas comme un roman ?) Quant à RB par lui-même, je penche personnellement pour la lecture non-fictionnelle (je lis le texte pour satisfaire ma curiosité sur Barthes l'homme et Barthes le critique), et j'attribue la déclaration d'auto-fictionnalité à la conception Barthésienne du sujet, plutôt qu'a une réflexion logique ou phénoménologique sur la nature de la fictionnalité.

Par Mounir Laouyen (en réponse à un message de Thomas Spear, perdu, "L'autofiction : réception problématique et robes grillées")

2Je voudrais d'abord vous remercier pour l'intérêt que vous avez porté à ma communication et les remarques pertinentes que vous m'avez suggérées. En effet votre réticence quant à la notion de "postmodernité" est parfaitement compréhensible, sachant que cette notion, très floue, est sujette à polémique et j'aurais peut-être dû la manipuler avec plus de précaution. Mais dans le cadre d'un article, il est difficile de rentrer dans des considérations terminologiques (annexes) sans craindre de diluer la problématique centrale. En outre, Quand je dis que les auteurs d'autofictions se limitent à quelques formules lapidaires sans véritable réflexion d'ensemble, je pense surtout la préhistoire du "genre". Car il a fallu attendre la publication de Fils de S. Doubrovsky en 1977, pour que la critique commence à s'intéresser à l'autofiction. Et pourtant l'autofiction existait bel et bien avant cette date. Alors comment expliquez le fait que cette catégorie textuelle n'a jamais attiré le regard de la critique qui se contentait de classer les autofictions selon les déclarations de l'auteur soit dans l'autobiographie soit dans le roman ? Certes, l'autofiction aujourd'hui n'est plus une catégorie textuelle méconnue, mais elle l'a toujours été jusqu'au début des années 80, alors qu'on en a des exemples qui remontent au moins au début de notre siècle. Enfin, je ne considère pas L'Amant de Duras comme une autofiction, car il n'y a pas de contradiction "pactuelle" pour la simple raison que le nom propre de l'auteur n'est pas repris à l'intérieur du texte et que sur la couverture, on ne trouve pas la mention "Roman".

Roland, Nathalie, Jean, Marcel et les autres ! par Jean-Luc Pagès

3Je remercie Mounir LAOUYEN, de l'Université Blaise Pascal, pour sa communication sur « L'autofiction : une réception problématique. » Toutes les personnes qui travaillent ou ont travaillé sur ce sujet ne peuvent qu'être sensibles à cette tentative de clarification. C'est pourquoi, ce n'est pas un commentaire que je voudrais apporter, mais quelques remarques et focalisations sur certaines assertions (mais comme vous l'avez précisé, il est difficile d'expliciter dans le cadre d'un colloque, même virtuel !).

4Je retiens d'abord, de votre communication, que les deux textes autobiographiques "Roland Barthes par Roland Barthes" et les "Romanesques" ne divergent pas par les souvenirs évoqués, associés à l'imaginaire pour Robbe-Grillet, et traités par un processus original d'énonciation et de mise en récit pour Barthes. Or l'imaginaire, dans le "Roland Barthes par Roland Barthes", prend une telle place que l'auteur a risqué l'entreprise d'une oeuvre sur soi qui exclut justement l'autobiographie, ou la confession, en tant que retour en arrière comme redite ; c'est « le sujet dédoublé (ou s'imaginant tel), [qui] parvient parfois à signer son imaginaire. [...] Dans son degré plein, l'Imaginaire s'éprouve ainsi : tout ce que j'ai envie d'écrire de moi et qu'il me gêne finalement d'écrire » (Roland Barthes, "Roland Barthes par Roland Barthes", Paris, Éd. du Seuil, 1975, rééd. 1993., coll. Microcosmes. Écrivains de toujours, p. 109-110) motive le projet autobiographique de l'auteur afin que chaque fragment reçoive, de la part du lecteur, sa « marque imaginaire » (Ibid., p. 110). Un sujet à la première et à la troisième personne circule, non pas dans un réseau d'idées mais dans un Imaginaire, « matière fatale du roman et labyrinthe des redans dans lesquels se fourvoie celui qui parle de lui-même. » (Ibid., p. 123). Autrement dit, cette troisième personne introduite, l'Autre et le même, aboutit à casser les genres et à reproduire un essai à la limite du roman, « un roman sans noms propres » (Ibid., p. 124) - une autofiction ? Avoir donc mis en relation Barthes avec Robbe-Grillet, en associant ce dernier à l'imaginaire, c'était attribuer à l'un ce qui ne fait jamais défaut à l'autre puisque l'imaginaire était à la base du projet de Barthes. Mais peut-être y a t-il de ma part simple confusion entre l'imaginaire et l'imagination inhérente à toute invention littéraire, à toute fiction ? La deuxième remarque vient à propos du péritexte censé lever toutes « les censures intérieures » (Annie Ernaux, citée par vous-même à la p. 3 de votre communication). Annie Ernaux s'affranchit désormais de cette contrainte (ou liberté) éditoriale en amputant le terme roman des rééditions de ses récits dans la collection Folio. Vous avez également évoqué ce problème dans la réponse à Thomas SPEAR : « je ne considère pas "L'Amant" de Duras comme une autofiction, car il n'y a pas de contradiction "pactuelle" pour la simple raison que le nom propre de l'auteur n'est pas repris à l'intérieur du texte et que sur la couverture, on ne trouve pas la mention "Roman". » Jacques Lecarme a justement écarté de sa liste d'autofictions "L'Amant" de Marguerite Duras parce rien ne corroborait la thèse d'une possibilité générique : « point de prénom, point de nom, point de péritexte » (Jacques Lecarme, "Autofiction : un mauvais genre ?", p. 227‑249 dans "Autofictions & Cie", Nanterre, Université Paris X, coll. RITM, n° 6, p. 238) qui, pour le dernier, obéit à la pratique des Éditions de Minuit (voir par exemple "Le Miroir qui revient de Robbe-Grillet"). Nous savons pourtant que l'édition ne désigne pas souvent l'autobiographie comme un genre. Gérard Genette a aussi justement établi qu'« aucun roman de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert ne comporte cette mention sur l'édition originale de leur ouvrage. » ("Seuils", Éd. du Seuil, 1987, coll. Poétique, p. 91). D'après Vincent Colonna, l'indication « "roman" ne se répand sur les couvertures ou les pages de titres que vers les années vingt. » (Vincent Colonna, "L'Autofiction : (essai sur la fictionnalisation en littérature)", sous la dir. de Gérard Genette, Paris, [S.n.], 1989, ANRT, 1990), thèse de 3e cycle, Littérature française, Paris, E.H.E.S.S., f. 37). Toutes les théories et toutes les conjonctures établies sur les pactes, romanesques, autobiographiques, ou textes sans pacte, comme pour l'autofiction, seraient-elles alors édictées par les pratiques éditoriales ? La troisième remarque porte ensuite sur Enfance de Nathalie Sarraute que vous ne qualifiez pas d'autofiction, mais avec quelques hésitations, puisque vous voyez dans le double de l'écrivain une « pure invention littéraire » qui serait un moyen de faire, « à sa manière, de la fiction » (votre communication, p. 4). Il me semble plutôt que la forme dialogique d'"Enfance" permet à l'auteur de commenter en permanence l'exactitude des souvenirs retenus par la mémoire et la tentation d'enjoliver pour aider à produire une illusion biographique. La première voix du récit, qui est celle de l'instance narrative classique, a pour fonction de rapporter la biographie de l'écrivain face à un double critique qui ne cesse d'interroger la personne historique de l'écrivain. Par mimétisme à la mémoire parcellaire, le récit "Enfance" sélectionne les événements marquants, ce qui permet l'intervention de l'alter ego, au sens originel des mots latins, de l'auteur d'« un second moi-même » (Nathalie Sarraute, "Enfance", Paris, Gallimard, 1983, p. 11). L'instance narrative classique ne se satisfait donc pas de la convention plutôt ressentie comme une tentation à s'autobiographier — et non pas à s'autofictionnaliser — pour la voix critique : « Ça se comprend... une beauté si conforme aux modèles... Mais après tout, pour une fois que tu as cette chance de posséder, toi aussi, de ces souvenirs, laisse-toi aller un peu, tant pis, c'est si tentant... » (Ibid., p. 32-33). La référence aux souvenirs sert donc à réguler, dès l'incipit, le contrat de lecture d'Enfance, entre autobiographie : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? "Évoquer tes souvenirs d'enfance"... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnaît que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux "évoquer tes souvenirs"... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça. [...] - Là se terminent les "beaux souvenirs" qui te donnaient tant de scrupules... ils étaient trop conformes aux modèles... » (Ibid., p. 9 et 40), et refus de la fiction : « — Et pourtant quelque chose l'empêche de figurer parmi "les beaux souvenirs d'enfance" comme y avait droit la maison de ton oncle. [...] Je n'ai gardé aucun souvenir de l'état où m'a laissé son départ... je ne pourrais que l'imaginer, ce serait facile. » (Ibid., p. 42 et 217).

5Je voudrais enfin terminer sur le postulat de « la valeur autobiographique [...] pratiquement incontestable, sinon Proust n'aurait probablement pas attendu la mort de ses parents pour publier ses œuvres. Peut-être faudrait-il rappeler à ce propos, que le héros de "La Prisonnière" (1923) de Proust porte le prénom de "Marcel" ! », ainsi que sur le commentaire de Marie-Laure RYAN qui l'évoque aussi comme faisant partie des textes « qui créent une contre-partie (à la Lewis) du narrateur dans un monde alternatif : le Marcel de la "Recherche" [...]. » (commentaire du 11 Janvier 2000 à "L'autofiction : une réception problématique" de Mounir LAOUYEN). Pour prévenir le risque de spéculations à partir du « protocole nominal », rappelons que le prénom Marcel n'est présent que deux fois dans "À la recherche du temps perdu" dont « l'une est une proposition hypothético-fictionnelle, l'autre un simple lapsus (posthume, de surcroît). » (Jacques Lecarme, "Autofiction : un mauvais genre ?", op. cit., p. 238). « Regrettable inadvertance (d'ailleurs posthume) » (ibid., p. 228) ou pas, le deuxième critère d'appartenance au genre de l'autofiction, après celui du péritexte qui reste relatif car dépendant de pratiques éditoriales - l'allégation de fiction, lorsqu'elle a été indiquée, n'a pas toujours utilisé le sous-titre « roman » -, est onomastique, mais apparaît aussi fragile lorsqu'il faut parcourir le texte entier, après avoir relevé le nom de l'auteur sur la page de couverture, afin d'établir que le texte confirme son paratexte et de pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une autofiction. Mais lorsque nous y parvenons, c'est aller bien vite en besogne que de parler d'autofictionnalisation, car, comme c'est le cas pour "Marcel", « une occurrence unique peut très bien constituer un lapsus » (ibid., p. 237) que j'espère personne n'osera qualifier de révélateur... Et pour ne pas embrouiller, je ne parlerai pas de "Jean Santeuil" de Marcel... Proust ! Écrit à la 3e personne, "Jean Santeuil", part congrue dans l'œuvre de son auteur, et souvent perçue comme une autobiographie si l'on s'appuie sur l'épitexte (dont les critiques ont pris l'habitude de ne jamais mettre en doute la véridicité des propos, ce qui leur permet, comme je le fais ici, d'étayer une thèse) : « Puis-je appeler ce livre un roman ? écrivait Proust, dans un projet de préface pour ce livre abandonné, « c'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie. » Les souvenirs d'enfance repris dans Jean Santeuil et quelques événements de son histoire contemporaine, notamment l'affaire Dreyfus et le procès de Zola, faisaient en effet de ce texte une autobiographie, mais reconnue et publiée seulement en 1952.

6Plutôt que d'accepter « une modélisation autobiographique de l'autofiction » (votre communication, p. 12) ne faudrait-il pas ainsi reprendre en considération la réfutation générique de l'autofiction perçue comme une « posture d'énonciation » (Vincent Colonna, L'Autofiction : (essai sur la fictionnalisation en littérature, f. 514) ? Mais votre communication participe déjà activement, au niveau de la réception, à élucider - remplir ? -, une des « cases aveugles », dans l'histoire des genres littéraires, qui remet forcément en question quelques-uns des présupposés théoriques pour prendre en compte, comme vous l'avez aussi fait, « l'existence empirique de l'autofiction. »

Par Maria Soledad Boero

7Excelente artículo. Me interesa muchísimo el tema. ¿Cómo puedo conseguir más material teórico? Me gustaría escribirme con gente interesada en la autoficción, ya que estoy trabajando con este género para mi tesina de licenciatura en Letras Modernas. ¿Pueden decirme si en castellano hay algo? La verdad que, desde Argentina, no he conseguido demasiado material.

Par Anat Feldman

8Un excellent article. Ce qui m'intéresse en particulier c'est plutôt l'autoportrait dans la poésie, et surtout dans celle de Paul Dérouède. Je travaille sur le discours nationaliste en 1871 et sur le grand patriote Déroulède. C'est la question de l'autoportrait dans sa poésie qui m'intéresse.