Colloques en ligne

Mounir Laouyen

L’autofiction : une réception problématique

1Notre propos prendra appui sur deux textes autobiographiques qui ont eu un sort euphorique, de par leur excentricité générique : Romanesques d’Alain Robbe-Grillet, un triptyque regroupant Le Miroir qui revient (1985), Angélique ou l’enchantement (1988) et Les Derniers jours de Corinthe (1994), d’une part, et Roland Barthes par Roland Barthes (1975), d’autre part. Ce corpus nous servira de point de départ pour apporter quelques éclairages sur une catégorie textuelle qui recouvre des autobiographies rebelles ou transgressives ayant reçu le nom d’autofiction. Ce néologisme, mal compris et mal admis, circule avec beaucoup de mal dans les milieux universitaires ; il a été créé par Doubrovsky en 1977 lors de la publication de Fils1, un titre polyphonique dont l’ambiguïté rejaillit sur le contrat de lecture. Rappelons que cette même notion apparaît également dans le domaine anglo-saxon avec le mot-valise faction, une couplaison de fact et de fiction.

L’autofiction : définition, enjeux & perspectives

2Le péritexte de Roland Barthes par Roland Barthes affiche d’emblée une formule à forte teneur subversive et irrévocablement anti-autobiographique : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman », voilà un pacte qui sert à rompre le pacte2. La substance du livre serait donc fatalement romanesque. Mais si ce livre était réellement fictif, aurait-il été vraiment nécessaire de le préciser ? Ici, il s’agirait plutôt d’une figure d’énonciation dont il faut chercher la profondeur. Serge Doubrovsky dans le Livre brisé semble apporter à notre propos un excellent éclairage :

JE ME MANQUE TOUT AU LONG... De MOI, je ne peux rien apercevoir. A MA PLACE NEANT... un moi en toc, un trompe-l’œil... Si j’essaie de me remémorer, je m’invente... JE SUIS UN ETRE FICTIF... Moi, suis orphelin de MOI-MEME3.

3Pour Barthes et Doubrovsky, le pacte proposé est une fiction du sujet, une fictionnalisation de soi, disons autofiction. Robbe-Grillet, ayant lu et admiré Roland Barthes par Roland Barthes, applique à son œuvre la même stratégie péritextuelle. Son triptyque autobiographique est, en effet, chapeauté d’un surtitre aussi surprenant que corrosif : « Romanesques ». La subversion est ainsi mise à l’affiche. « Un titre doit embrouiller les idées, non, les embrigader4 », écrivait Umberto Eco dont on voit le souhait se réaliser ici. Le « Nouvel Autobiographe5 » entend ainsi déjouer le pacte théorisé par Philippe Lejeune et peut-être même ferait-il sienne l’affirmation de Benjamin Constant : « je ne suis pas tout à fait un être réel6 ».

4Si le critère péritextuel semble congédier tout horizon d’attente autobiographique, le critère onomastique, en revanche, nous oblige à emprunter le cheminement inverse. Car chez Barthes comme chez Robbe-Grillet, l’auteur, le narrateur et personnage principal se confondent. Mais, jugeant incohérente la combinaison d’un pacte romanesque d’ordre péritextuel avec la condition onomastique de la triple identité, Philippe Lejeune s’est empressé de hachurer la case nord-est du tableau, dont les textes de Barthes et de Robbe-Grillet revendiquent l’ouverture. Il pense, un instant, au Sabbat de Maurice Sachs, mais peu convaincu, court vers l’impossibilité théorique d’un dispositif textuel aussi contradictoire7. Or, c’est de cette incongruence a priori qu’émerge l’autofiction — monstre hybride qui échappe à l’éprouvette du poéticien — comme rencontre paradoxale entre un « protocole nominal » identitaire et un « protocole modal fictionnel ». Le dispositif autofictionnel, nous l’aurons compris, s’origine dans un « pacte oxymoronique8. » Ce qui permet de définir l’autofiction, c’est l’allégation romanesque du péritexte (roman ou fiction) faisant contrepoids au critère onomastique de la triple identité (auteur = narrateur = personnage principal).

5En affichant d’emblée un pacte romanesque, Barthes et Robbe-Grillet font donc de leurs entreprises autobiographiques ce que nous appelons depuis quelques années autofictions, un terme aussi séduisant que controversé. Jacques Lecarme a tenté d’éclairer cette notion à travers le contrat de lecture qui la caractérise : « le pacte autofictionnel, dit-il, se doit d’être contradictoire9 ». Cette stratégie répond au désir de débordement, de fusion de deux pactes antinomiques, exprimé déjà par Sartre dans Situations X : « c’est ça que j’aurais voulu écrire : une fiction qui n’en soit pas une10. »

6À l’intérieur de cette notion, Lecarme distingue deux grands volets : l’autofiction au sens strict du terme, un récit de faits strictement réels où la fiction porte, non pas sur le contenu des souvenirs évoqués, mais sur le processus d’énonciation et de mise en récit. Roland Barthes par Roland Barthes relève de cette première catégorie. Le deuxième volet, c’est l’autofiction au sens large qui associe le vécu à l’imaginaire. Ici la fiction affecte le contenu des souvenirs. La tentative de Robbe-Grillet se rattache à ce dernier cas de figure.

7S’arrêtant sur cette notion, Gérard Genette propose un point de vue tout à fait différent de l’autofiction. En se basant sur « le protocole nominal11 » de la triple identité, Genette distingue deux catégories : il évoque d’une part, « les vraies autofictions dont le contenu narratif est, si je puis dire, authentiquement fictionnel12 » et pour illustrer cette catégorie, il cite l’Aleph de Borges et la Divine comédie de Dante. D’autre part, il qualifie de « fausses autofictions » des œuvres qui, dit-il, « ne sont fictions que pour la douane : autrement dit, autobiographies honteuses13 » Cette catégorisation de Genette faisant de Barthes et Robbe-Grillet deux « autobiographes honteux » est pour le moins qu’on puisse dire trop réductrice. L’interprétation que fait Genette du pacte autofictionnel n’est pas à exclure, mais reste insuffisante et trop simpliste. Nous ne nierons pas l’importance du problème qu’il soulève, car effectivement « la fiction protège14 », permet de gloser sur soi insidieusement et surtout de « se confesser sans confesser les autres15 ». Quelles que soient les précautions de l’auteur, le récit de vie a une fâcheuse tendance à l’indiscrétion. L’autobiographe s’arroge très souvent le droit de révéler, en même temps que la sienne, la vie d’autrui : « Vous avez traversé mon territoire, vous m’appartenez, c’est tant pis pour vous16 ».

8En effet, le pacte autobiographique « semble trébucher sur ce problème du dévoilement d’autrui17 », d’autant plus qu’il est impossible de séparer la connaissance de soi de la connaissance des autres. L’autofiction serait-elle donc un moyen efficace permettant de résoudre certaines difficultés propres à l’écriture de soi ?

9À en croire Annie Ernaux, le pacte romanesque du péritexte lève « les censures intérieures » et lui permet « d’aller au plus loin possible dans l’exposition du non-dit familial, sexuel et scolaire18 ». Il est clair que le masque romanesque procure toute sorte de laissez-passer et prévient contre les méfaits de l’autobiographie qui souvent court le risque de perturber la vie de ses acteurs involontaires. Peut-être faut-il signaler le cas de Lanzmann dont Philippe Lejeune fait état19, mais aussi Sollers, Jouffroy et Rezvani qui ont été poursuivis pour diffamation par leurs « personnages ». À un critique qui avait cru voir dans les Concierges de Dieu20 une autobiographie, Bernard Mathias, l’auteur, a répondu : « Autobiographie ? Impossible tant que mes parents sont vivants21 ». Dans la même perspective, Marthe Robert signale que « Proust [...] a dû attendre la mort de ses parents pour commencer son œuvre, tant il craignait apparemment que ses livres ne les tuent comme il l’avait souhaité dans son roman familial22 ». Comme de nombreux autobiographes soucieux de ménager leurs proches, Serge Doubrovsky ne publie Fils qu’après la disparition de sa mère, destinataire posthume et privilégié du livre. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que Robbe-Grillet lui-même n’a ouvert le chantier des Romanesques qu’un an après la mort de sa mère !

10Le pacte autofictionnel, comme l’affirme Genette, permet de franchir la douane en toute sécurité, à l’abri de toute accusation. Mais serait-ce, comme le prétend ce poéticien la seule raison d’être de l’autofiction dont le substrat est fondamentalement référentiel ?

11Genette qualifie d’absurde l’hésitation de l’auteur balbutiant : « c’est moi et ce n’est pas moi ». Pour évoquer le statut hybride de ce pacte mi-fictif, mi-authentique, il parle d’une « prothèse boiteuse ». Mais, ne s’agit-il pas plutôt d’une « prothèse ingénieuse » dont Genette aura négligé les véritables enjeux. Car ce qu’il croit être incohérent, est en accord avec une thèse plutôt classique de Lacan selon laquelle «  le moi dès l’origine serait pris dans une ligne de fiction23 ». Or si notre existence est engagée dans une ligne de fiction, rien n’est plus authentique que l’autofiction. Ainsi, « l’autofiction ne relève plus du bricolage chirurgical, mais d’une analyse bien conduite24. » D’ailleurs Roland Barthes par Roland Barthes semble revendiquer son appartenance lacanienne par une photo dont le titre, « Le stade du miroir », renvoie immanquablement à un article de Lacan portant le même titre.

12Dans Le Grain de la voix, l’auteur reprend à son compte la déclaration typiquement autofictionnelle dont Genette signale injustement l’incohérence :

Celui qui dit «  je  » dans le livre est le je de l’écriture. C’est vraiment tout ce qu’on peut en dire. Naturellement, sur ce point-là, on peut m’entraîner à dire qu’il s’agit de moi. Je fais alors une réponse de Normand : c’est moi et ce n’est pas moi25.

13Pour Barthes — mais aussi Foucault, Derrida et Lacan — le Moi n’est rien d’autre que le produit du langage, l’être n’existe que par l’énonciation. Or si la réalité subjective n’existe que comme invention d’un sujet parlant, la notion de référentialité finit par s’évanouir. Il en est de même pour Robbe-Grillet qui apparaît comme quelqu’un ayant besoin de l’écran de la fiction pour se révéler à lui-même. Sans aller jusqu’à qualifier Enfance d’autofiction, nous décelons chez Sarraute quelque chose de similaire, car en dialoguant avec son double, pure invention littéraire, elle fait, à sa manière, de la fiction un instrument de vérité, comme pour signifier que notre vérité profonde est ancrée dans l’imaginaire.

14Aussi, faut-il signaler l’influence de Freud qui, faisant de l’oubli un « vecteur de vérité26 », jette un doute irréfragable sur la possibilité du « gnothi seauton » :

C’est dans les composantes oubliées que serait contenu tout ce qui a rendu l’impression digne d’être notée. Je peux confirmer que cela se passe effectivement ainsi ; je préférerais seulement dire « éléments escamotés » au lieu d’« éléments oubliés de l’expérience vécue »27

15Cela a une conséquence hautement subversive : ce que j’ai oublié (« escamoté » ) est plus déterminant pour mon individuation que ce dont je me souviens distinctement. En matière de souvenir, Freud va jusqu’à soutenir que notre mémoire réprime ce qui est « significatif » et conserve ce qui est « indifférent28 ». Et ce n’est pas Robbe-Grillet qui dirait le contraire :

Les scènes qui demeurent avec le plus de précision dans notre mémoire sont aussi bien les plus insignifiantes, les plus inutiles29 : on garde ça en tête définitivement, mais on ne sait pas quoi en faire. En voici une qui réclame sans raison, avec insistance de figurer dans mon récit[30.

16Non seulement l’écriture autobiographique, s’arrêtant souvent sur des détails « inutiles », ne semble pas donner accès à l’essentiel de notre personnalité, mais, plus grave encore, elle réduirait celui qui la pratique à tenir le rôle de l’autopseuste (en grec, mentir sur soi-même). En 1928, André Maurois déclare dans Aspects de la biographie :

Il semble que l’autobiographie, au lieu d’ouvrir le chemin de la connaissance de soi, engage son auteur dans le sens d’une infidélité à soi-même impossible à éviter31.

17L’introspection et la descente en soi tant prônée par saint Augustin (« in te ipsum redi ») sont ainsi discréditées, ébranlées par le bulldozer psychanalytique. Le précepte freudien du souvenir-écran32 (1899) a fait peser le soupçon sur l’autobiographie contemporaine. Il est désormais banal d’affirmer qu’aucun souvenir n’est authentique, que tout est souvenir-écran, c’est-à-dire peu ou prou remanié par des souvenirs ultérieurs qui lui sont contigus :

Il ne fait aucun doute pour personne que les expériences vécues de nos premières années d’enfance ont laissé des traces ineffaçables dans notre intériorité psychique, mais lorsque nous demandons à notre mémoire ce que sont les impressions sous l’effet desquelles nous sommes voués à rester jusqu’à la fin de notre vie, elle ne nous livre rien, ou bien un nombre relativement restreint de souvenirs qui restent dispersés et dont la valeur est souvent équivoque ou énigmatique33.

18Il en résulte que sur soi-même, personne ne peut dire vrai. « Le statut du souvenir-écran, affirme Michel Neyrault, s’avère être d’une importance capitale pour comprendre le ressort de l’autobiographie34 » et son évolution.

19L’autofiction serait donc née des acquis de la psychanalyse imposant une conception de la littérature comme inévitable fiction. Avec Freud, l’autobiographe a pris conscience que dès qu’il y a récit, c’est-à-dire mise en texte, il y a fiction. Pour Barthes et Robbe-Grillet, cette prise de conscience est lourde de conséquences : la vérité n’est plus le dernier mot du texte, mais le mot qui manque au texte. L’autofiction est donc avant tout, la forme moderne de l’autobiographie à l’ère du soupçon.

20L’autofiction sert également à exhiber la nature fondamentalement romanesque de toute autobiographie. Les propos de Lejeune vont certainement dans ce sens :

[q]uand on sait ce que c’est écrire, l’idée même de pacte autobiographique paraît une chimère : tant pis pour la candeur du lecteur qui y croira. Écrire sur soi est fatalement une invention de soi35.

21Il convient toutefois de préciser que dans le cas de Barthes, la fictionnalisation ne porte pas sur le contenu de l’histoire, mais sur l’énonciation du souvenir. Robbe-Grillet, quant à lui, a choisi d’aller plus loin dans la subversion des attentes lectorales conventionnelles, en introduisant dans le tissu de son triptyque autobiographique des souvenirs imaginaires et des personnages fictifs.

22En assemblant deux discours traditionnellement incompatibles, Robbe-Grillet rend inopérante l’antithèse paradigmatique vérité/fiction. Cette transvaluation, ce dépassement au sens hégelien du terme (Aufhebung) porte atteinte à une notion qui a toujours été au centre de l’autobiographie classique : la dimension référentielle du récit. « L’opposition entre la réalité et la fiction sur laquelle semble » vériconditionnellement « fondé le pacte autobiographique se dilue ici36. » Imaginer ne constitue plus une évasion puisqu’on ne sort jamais de soi ; quoi qu’on invente, notre imagination nous trahit et on finit toujours par se dire, à notre insu. C’est là que réside le sens profond d’une phrase de Beckett : «  on n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon37 ». Autrement dit, « quand on s’invente, on est toujours dans le vrai38 ». Selon A. Henry « le secret de la personnalité profonde, a-historique, est au terme d’un effort non de remémoration, mais d’écriture39 ».

23D’une certaine manière, Robbe-Grillet réalise la formule de Lacan : « la parole est la vérité », en montrant que la vérité de l’être est dans son expression. Notre imagination n’est plus source d’erreur puisqu’elle permet d’accéder à la vérité profonde du sujet. En effet, la vérité d’un homme ne se résume pas uniquement à des événements réellement vécus, elle s’ouvre au contraire à tout son univers psychique et mental :

Si une ressemblance avec le monde doit être recherchée, que cela soit du moins avec le réel, c’est-à-dire l’univers qu’affronte et secrète notre inconscient (déplacements de sens, confusions, imaginaire paradoxal, rêves, fantasmes sexuels, angoisses nocturnes ou éveillées...), et non pas avec le monde factice de la quotidienneté, celui de la vie dite conscient, qui n’est que le produit lénifiant de nos censures ; la morale, la raison, la logique, te le respect de l’ordre établi40.

24Déjà Aristote disait dans la Poétique que la poésie était plus apte à exprimer la vérité que l’historiographie. Dans La Biographie conjecturale41 de Jean Paul, l’authenticité de l’avenir (fiction ?) semble l’emporter sur la vie réelle. L’auteur fait couler le temps en sens inverse. « L’avenir dont le narrateur se souvient, c’est le passé à venir42 ».

25La fiction n’est pas nécessairement l’antithèse de la vérité. D’ailleurs personne ne niera l’existence d’une vérité propre au roman, qui n’est pas d’ordre référentiel, mais qui, comme le rêve, serait porteuse d’une vérité seconde. Pour Robbe-Grillet, la fiction est réelle, peut-être même plus réelle que la réalité objective. C’est ainsi qu’il faut comprendre la provocante formule incipitielle du Miroir qui revient : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi43. » La vérité de l’écrivain est indissociable de son imaginaire. Il suffirait, pour en avoir la certitude, de penser à Balzac qui, sur son lit de mort, appelle Brianchon, le médecin de la Comédie humaine à son secours.

26Cette formule incipitielle demeure, nonobstant, hautement surprenante : le discours néo-romanesque de Robbe-Grillet, longtemps considéré comme formaliste, « objectal », voire chosiste, se révèle être, à la surprise de tous, pure subjectivité. Pierre Van Den Heuvel est parmi les rares critiques à avoir mis l’accent, dans l’œuvre robbe-grilletienne sur la tonalité intimiste de l’imaginaire, baptisée « espace autobiographique44 » par Lejeune. Dans son autobiographie, Robbe-Grillet constate que ses romans ont été mal compris par la critique littéraire qui les a injustement qualifiés de littérature impersonnelle. Loin de véhiculer une réalité objective, son discours romanesque est avant tout un espace d’exorcisme de fantasmes et d’obsessions intimes.

27Mais cette fictionnalisation de soi, c’est aussi celle de Flaubert avec sa fameuse formule « Madame Bovary, c’est moi », celle de Malraux : « ni vrai, ni faux, mais vécu45 », celle de Gide : « les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman 46 ». Alors où réside l’originalité de Romanesques ?

28L’intérêt de l’autofiction robbe-grilletienne, est d’avoir inversé le point de départ : il ne s’agit pas simplement de s’appréhender par le biais de la fiction, mais de se fictionnaliser dans l’autobiographie, ce n’est plus le roman qui est en quête d’authenticité, c’est l’authenticité qui est en quête de fiction.

Une méconnaissance générale de l’autofiction

29Déjà dans Le Degré zéro de l’écriture, Barthes laisse apparaître quelque intérêt pour le dispositif énonciatif propre à l’autofiction en évoquant Aziyadé (1892) :

Loti, c’est le héros du roman [...] Loti est dans le roman [...] mais il est aussi en dehors, puisque Loti qui a écrit le livre ne coïncide nullement avec le héros Loti : ils n’ont pas la même identité. Le premier est anglais, il meurt jeune ; le second Loti prénommé Pierre, est membre de l’Académie française47.

30Barthes est l’un des rares critiques à avoir produit un discours sur l’autofiction avant la lettre ; il en révèle l’existence sans toutefois pouvoir la nommer. Par ailleurs, l’autofiction trahit d’étranges similitudes avec ce qu’il appelle la « figuration » où « l’auteur peut apparaître dans son texte (Genet, Proust), mais non point sous les espèces de la biographie directe48 ». Avant même la publication de Roland Barthes par Roland Barthes, il suggère un retour à l’autobiographie, par le biais de l’autofiction et à travers ce qu’il appelle « le fictif de l’identité » :

Alors peut-être revient le sujet, non comme illusion, mais comme fiction. Un certain plaisir est tiré d’une façon de s’imaginer comme individu, d’inventer une dernière fiction, des plus rares : le fictif de l’identité49. (Nous soulignons).

31Évoquant l’exemple d’Aziyadé, Barthes ne cache nullement l’attirance qu’exerce sur lui le dispositif autofictionnel :

Ce n’est pas le pseudonyme qui est intéressant ( en littérature c’est banal ), c’est l’autre Loti, celui qui est et n’est pas son personnage, celui qui est et n’est pas l’auteur du livre : je ne pense pas qu’il en existe de semblable en littérature50.

32Barthes a certes raison d’insister sur l’originalité de ce livre, mais il a eu tort de croire au caractère inédit de son dispositif autofictionnel. On pourrait aisément le contredire en citant La Naissance du jour (1928) de Colette dont André Billy saluait ainsi l’excentricité : « Quelque chose d’extrêmement nouveau et hardi, quelque chose qui n’a pas de précédent, je crois, dans la littérature [...] c’est que l’héroïne du roman n’est autre que l’auteur 51 ». André Billy fait ici preuve d’un égarement similaire à celui de Barthes : Colette n’est assurément pas la pionnière de ce dispositif énonciatif. On pourrait lui opposer Le Bon Apôtre52 ( 1923 ), un roman de Philippe Soupault où le narrateur et l’un des deux protagonistes partagent le nom de l’auteur.

33Bien qu’elle soit réellement ancrée dans la littérature, l’autofiction est considérablement méconnue par la critique. En 1980, c’est-à-dire trois ans après la publication de Fils (Serge Doubrovsky) qui marque la genèse du terme autofiction, Yves Florenne déclare à propos de Joue-nous « Espaòa53 » de Jocelyne François : « C’est, que je sache le seul roman dont le personnage porte ouvertement, dans le texte, le nom de l’auteur. Et pourtant, c’est un roman54. » Sans doute, a-t-il oublié Ferdydurke55 (1938) de Witold Gombrowicz, la trilogie allemande56 de Céline (D’un château à l’autre, Nord, Rigodon), Bleu comme la nuit57 (1958) de François Nourissier, Monsieur Jadis ou l’école du soir58 (1970) d’Antoine Blondin, Le Têtard59 (1976) de Jacques Lanzmann, et bien d’autres.

34Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune a fait preuve d’une méconnaissance totale de cette catégorie textuelle :

Le héros d’un roman déclaré comme tel, peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister, et c’est peut-être une contradiction interne dont on pourrait tirer quelques effets. Mais, dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche60.

35Cette fracture à l’intérieur du pacte autobiographique, qui conduit à une sorte d’hybridation générique, « doit s’interpréter comme un élément de la culture postmoderne : le déclin des dogmes historicistes et des explications mécanistes ouvre jour à une pensée de l’autorégulation, de l’aléatoire et du polymorphisme61. » La littérature postmoderne se complaît à confondre les frontières, allant jusqu’à dynamiter la notion même de genre. A la cohérence et à la complétude de l’œuvre, s’est substitué « un éclatement schizophrénique où toute unité se dérobe62 ». S’appuyant sur La Folie du jour de Maurice Blanchot, Jacques Derrida a démontré comment l’explicitation dans le texte de sa relation au genre, conduit souvent un problème de classification. Todorov n’a pas tort de signaler que la théorie littéraire a longtemps négligé les catégories intermédiaires :

36Le jour est venu où la tâche la plus urgente des analyses se situe précisément dans cet entre-deux : dans la spécification de la théorie, dans l’élaboration des catégories « intermédiaires » qui décriraient non plus le général, mais le générique, non plus le générique, mais le spécifique63.

37Sans être courants, les exemples d’autofictions restent toutefois suffisamment nombreux. Alors comment expliquer la méconnaissance collective de cette catégorie textuelle ?

38Les écrivains, par leur silence, ont largement contribué à la solitude du dispositif autofictionnel. Contrairement à la vision de Genette, nous avons déjà présenté l’autofiction comme une modélisation de l’autobiographie en ce sens où elle est conçue comme une ruse permettant à l’auteur d’échapper aux regards inquisiteurs, aux reproches d’impudeur et d’indiscrétion que pourraient lui faire ses propres « personnages ». On comprend donc les raisons pour lesquelles les auteurs d’autofictions ont été avares de confidences et d’indications car s’ils avaient été plus éloquents, ils auraient empêché la ruse de fonctionner. Dévoiler les motivations de l’autofiction, la rendrait donc inopérante, inutile et lui ferait perdre toute son efficacité ainsi que son intérêt. Les écrivains d’autofictions n’assurent guère le service après-vente de leurs textes. D’ailleurs, leurs témoignages se limitent souvent à quelques formules lapidaires sans aucune réflexion globale, sans véritable discours d’escorte ou mode d’emploi. C’est probablement la raison pour laquelle l’autofiction souffre d’une absence de conscience générique et d’un schème de réception inexistant ou du moins non-institutionnalisé.

39Robert Jauss a bien montré que la lecture d’une œuvre convoque un « ensemble de règles » qui oriente la perception du lecteur. Or l’autofiction n’a pas d’« horizon d’attente » ; elle est, par conséquent, en rupture d’homologation générique. Avec son dispositif schizophrène, le lecteur se trouve face à une assertion dont la véracité reste indécidable. Devant cette catégorie textuelle, on doit prendre en compte deux injonctions antinomiques : lire le texte comme une fiction et comme une autobiographie. Pourtant la synthèse entre ces deux registres peut paraître impossible, car comment distinguer le référentiel de l’imaginaire, le littéral du métaphorique ? Il est vrai que le partage des eaux n’est pas facile.

40Il y a dans l’autofiction quelque chose de similaire au « paradoxe du menteur » : Epiménide le Crétois, en affirmant que « tous les Crétois sont menteurs » ne peut que mentir en disant la vérité ou dire la vérité en mentant. La valeur aléthique d’une telle proposition est évidemment indécidable, aussi indécidable que la célèbre formule gidienne, autofictionnelle avant la lettre : « Tityre, c’est moi et ce n’est pas moi64. » D’ailleurs l’auteur des Faux-monnayeurs ne manquera pas de récidiver à propos du personnage d’Édouard « qui est évidemment né de moi, affirme-t-il lors d’un entretien avec Jean Amrouche, mais que j’ai écarté de moi le plus possible65. » D’autre part, quel serait le statut générique de l’Autobiographie d’un menteur66 de Graham Chapman ? Si l’appareil titulaire affiche un écart avec la vérité du sujet, peut-on encore parler d’autobiographie ? Ou alors sachant qu’un menteur ne dit jamais la vérité, ce titre serait donc un mensonge, c’est-à-dire une autobiographie sincère. Avec un contrat de lecture aussi contradictoire, il nous est impossible de mesurer la part du mensonge (de la fiction). Comment savoir à quel point la vie de Graham Chapman ressemble à ce qu’il en dit dans sa propre autobiographie ?

41L’autofiction apparaît donc comme une pratique déroutante non seulement parce qu’elle met le lecteur dans une position intenable mais aussi parce qu’elle ne dispose pas de réception propre. Son existence reste problématique tant qu’elle n’accède pas à une transcendance générique. S’agit-il d’un genre clandestin ? Encore faut-il parler de genre souterrain sans se contredire. Car l’idée de genre va de pair avec une reconnaissance institutionnelle. D’ailleurs, selon Todorov, il convient d’appeler « genres les seules classes de textes qui ont été perçus comme telles au cours de l’histoire67 ». Alors, peut-on considérer l’autofiction comme un genre nouveau qui se détache de l’autobiographie et qui naît pour ainsi dire à l’abri des regards ?

L’autofiction, un genre nouveau ?

42Pour Vincent Colonna, cette catégorie textuelle ne constitue pas un genre essentiellement pour la raison suivante : elle « n’est pas reconnue par les lecteurs, n’a pas sa place dans le paysage littéraire ; elle n’a pas d’enracinement historique. Il faut donc, conclut-il, faire son deuil de toute catégorisation qui directement ou non ferait appel à la notion de genre68 ».

43Mais l’histoire des formes littéraires ne s’arrête pas au xxe siècle ! La liste des genres n’a jamais été hermétiquement close ; il y a deux siècles le journal intime en tant que genre n’existait pas, d’autant plus que certaines littératures ne connaissent pas certains genres, ce qui n’empêche pas ceux-ci d’exister et de se développer dans d’autres, et parfois avec des nuances très marquées. Ainsi la littérature arabe n’a jamais connu d’autobiographies avant le xxe siècle.

44Il serait donc abusif d’enlever au dispositif autofictionnel toute potentialité générique. On ne peut, en raison d’une méconnaissance générale de cette classe textuelle, courir vers une impossibilité générique. En revanche, nous ne prendrons pas le risque de rattacher de façon péremptoire l’autofiction à un genre, cela reste à démontrer d’autant plus que nous disposons de peu de recul. En effet, comme l’a signalé très justement Régine Robin, « Nous savons peu de choses de ce que serait l’autofiction69. » Nous pensons toutefois qu’il s’agit d’une catégorie textuelle en gestation dont le développement futur pourrait aboutir à une consistance générique plus avérée et moins douteuse. Nous dirons tout simplement que l’autofiction constitue une famille textuelle dont la réception serait en voie de constitution.

45À ce jour il existe, en effet, très peu d’études consacrées à l’autofiction. L’étude de Vincent Colonna est certainement l’outil théorique qui apporte l’éclairage le plus précieux sur un concept aussi rebelle, mais son analyse achoppe sur un curieux paradoxe. Il part du terme inventé par Doubrovsky soulignant ainsi par le recours au néologisme la spécificité de son œuvre autobiographique, pour aboutir à une conclusion implicite, incompatible avec le point de départ : selon lui, l’autofiction de Doubrovsky n’en est pas une. Ce jeune chercheur semble avoir une conception non autobiographique de l’autofiction, une position à laquelle Gérard Genette, son directeur de thèse, a fini par se rallier. Pourtant l’auteur de Palimpsestes semblait favorable à une modélisation autobiographique de l’autofiction :

[l]’anonymat du héros de la Recherche est un tour autobiographique [...] la manière dont Proust désigne et résume son œuvre n’est pas celle d’un auteur de « roman à la première personne » comme Gil Blas. Mais nous savons - et Proust sait mieux que personne - que cette œuvre n’est pas non plus une autobiographie. Il faudra décidément dégager pour la Recherche un concept intermédiaire [...] Le meilleur terme serait sans doute celui dont Serge Doubrovsky désigne son propre récit : autofiction70.

46Genette suggère donc d’appliquer ce terme néologique sur la Recherche donc la valeur autobiographique est pratiquement incontestable, sinon Proust n’aurait probablement pas attendu la mort de ses parents pour publier ses œuvres. Peut-être faudrait-il rappeler à ce propos, que le héros de La Prisonnière71 (1923) de Proust porte le prénom de « Marcel » !

47Selon Colonna, en revanche, l’autofiction « est une pratique qui utilise le dispositif de la fictionnalisation auctoriale pour des raisons qui ne sont pas autobiographiques72 » ; ce qui d’ailleurs provoque une contestation vive de la part de Doubrovsky :

48Ma conception de l’autofiction n’est pas celle de Vincent Colonna : « œuvre littéraire par laquelle un écrivain s’invente une personnalité et une existence, tout en conservant son identité réelle (son véritable nom). » La personnalité et l’existence en question ici sont les miennes, et celles des personnes qui partagent ma vie73.

49Quant à Lejeune, il paraît aussi enthousiaste que réservé sur le statut de l’autofiction. D’abord, on pourrait dire qu’il a inspiré à Doubrovsky la mise en place du paradoxe contractuel dont, l’un et l’autre, ignoraient les réalisations antérieures. Ayant découvert le tableau de Lejeune, l’auteur de Fils, encore en chantier à cette époque, fait part dans une lettre adressée au poéticien de l’autobiographie, de son désir d’occuper une case vacante dont aucun texte antérieur ne semblait revendiquer l’ouverture :

[j]e ne suis pas sûr du statut théorique de mon entreprise, ce n’est pas à moi d’en décider, mais j’ai voulu très profondément remplir cette « case » que votre analyse laissait vide, et c’est un véritable désir qui a soudain lié votre texte critique et ce que j’étais en train d’écrire74.

50C’est en niant l’existence pourtant réelle de l’autofiction, que l’auteur du Pacte a incité Doubrovsky à la mettre en application, lui donnant ainsi l’impression d’innover. Ce dernier présente en son autofiction dans la quatrième de couverture de Fils, comme une entreprise « hors syntaxe du roman traditionnel et nouveau75. » Inutile de rappeler à quel point l’innovation est essentielle dans l’écriture autobiographique76.

51La publication de Fils dont le dispositif contractuel échappe en quelque sorte à l’éprouvette du poéticien, rencontre vraisemblablement la faveur de Lejeune : « les ruses machiavéliques de Doubrovsky, dit-il, m’ont fasciné77 » parce qu’elles s’attardaient « dans une zone frontière, à cheval entre deux systèmes de communication : celui de la vie réelle [...] et celui de la littérature de fiction78. » Bien qu’il soit séduit par ce paradoxe « pactuel » propre à l’autofiction, Lejeune laisse planer quelques réserves : «  C’est passionnant, mais comment le lecteur devinerait-il l’écart entre l’analyse réelle et l’analyse imaginaire79 ? » S’il demeure sceptique devant cette famille littéraire, c’est qu’il tient l’indétermination pour intenable : il faut que le lecteur puisse distinguer le vrai du faux. Mais si la chose pouvait être envisageable, l’autofiction deviendrait alors inopérante, voire inutile puisque son seul intérêt réside dans l’ambiguïté. C’est la raison pour laquelle Barthes projette son texte autobiographique, à travers le méta-discours interne, comme une « feinte indécidable80. »

52L’enjeu de l’autofiction serait donc d’instaurer un état intermédiaire entre le vrai et le faux, de nous faire « accepter la supposition, le doute, l’ambiguïté, la coupure, comme relation normale avec le monde réel81. » Cet espace amphibole de l’entre-deux, se présente comme la véritable réalité, car «  le réel commence là où le sens vacille82. » Cette vision du monde n’est pas étrangère à Barthes : « Le propre du réel ne serait-il d’être immaîtrisable83 ? » La vérité qu’instaure l’autofiction se veut insaisissable, son mouvement favori est le glissement. « Je ne suis pas homme de vérité, ai-je dit, mais non plus de mensonge, ce qui reviendrait au même84. » Déjà Valéry disait qu’« en littérature, le vrai n’est pas concevable ». Wilde avait une formule similaire : « Une vérité, en art, est ce dont le contraire est également vrai ». La fameuse formule de Plutarque (« Vitam vero impendenti ») à laquelle Rousseau se réfère dans La Quatrième promenade et dont il fait une règle de conduite, ne peut que faire sourire l’auteur de Romanesques, qui n’a cure de dire la vérité, ou si la vérité était envisageable, elle serait intrinsèque à l’écriture. « Si chez les modernes, la littérature est encore quête de vérité et de valeurs, chez les postmodernes elle a totalement perdu cette dimension85. »

53Pour reprendre les trois propositions modales de Kant, l’autofiction met en panne l’assertorique (vrai ou faux) en tant modalité judicative, brise avec le régime apodictique (nécessairement vrai) sur lequel repose l’autobiographie traditionnelle pour instaurer une réception problématique (qui peut être vraie).

54Par ailleurs, Philippe Lejeune ne cache pas son pyrrhonisme quant au statut générique de l’autofiction : « Est-ce vraiment un genre ? Comment peut-on englober sous le même nom ceux qui promettent toute la vérité (comme Doubrovsky) et ceux qui s’abandonnent librement à l’invention86 ? » Mais, que cette catégorie textuelle puisse avoir une modélisation référentielle et une modélisation fictive, cela n’enlève rien à sa pertinence. Il existe par ailleurs des journaux intimes fictifs et d’autres référentiels sans que cela ne mette en question la cohérence interne du genre. D’autre part, ces autofictions qui « s’abandonnent librement à l’invention » peuvent entretenir un rapport métaphorique avec le référent car comme dit Nerval : « Inventer, au fond, c’est se ressouvenir87 ». Robbe-Grillet opère la même transvaluation en considérant qu’aucune fiction n’est assurément fictive.

55En outre, ces deux modalités antinomiques de l’autofiction restent aisément identifiables par le lecteur. Lejeune a déjà identifié l’entreprise de Doubrovsky comme une autofiction « référentielle » à laquelle on pourrait opposer la Divine comédie comme autofiction « fictive ». Il est clair, en effet, qu’en dépit de l’identité onomastique (personnage = narrateur = auteur), le texte de Dante tourne le dos à l’autobiographie, comme en témoignent l’irréalité des actants (Cerbère, Charon...) et des toponymes (l’Achéron, le Styx...). Le périple de Dante a probablement une valeur fantasmatique comme la plupart des fictions, mais il ne peut nullement être envisagé sur le mode strictement référentiel.

56Enfin, fictive ou référentielle, l’autofiction qui nous intéresse au premier chef, est une version problématique de l’autobiographie. Barthes et Robbe-Grillet semblent s’être ingéniés à passer à travers les mailles du filet que constitue le pacte autobiographique « traditionnel ». Ils voulaient, de ce fait, s’opposer au monolithisme contractuel du genre. Mais la contestation du pacte est une façon de le signer, car s’il s’agissait d’une simple fiction, aurait-il été nécessaire de s’attaquer à ce qui constitue le pilier même de l’écriture de soi ? Dans ce domaine, il est difficile d’échapper aux lois de la pesanteur par décision personnelle. « On peut seulement croire qu’on y échappe88. » La raison est simple : un menteur n’annonce jamais qu’il va mentir. En « parlant de sa propre enfance, il est peut-être aussi difficile de mentir que de dire la vérité89. »

57François Nourissier, passé pour un grand expert d’autofiction et de feintise contractuelle, présente ainsi son livre :

Le Gardien des ruines est un roman. Toute homonymie, toute ressemblance avec ses personnages et des personnes existantes ou ayant existé ne seraient que pure coïncidence et ne pourraient en aucun cas engager la responsabilité de l’auteur90.

58Ce pacte, fût-il romanesque, éveille sans aucun doute des soupçons de référentialité. Il s’agirait ici davantage d’une précaution oratoire et juridique que d’une promesse de fiction. Difficile donc d’échapper à la dimension autobiographique quand on prend la peine de l’écarter.

59Raymond Queneau aura beau inverser le point de départ, se contredire ou brouiller les pistes, dans un pacte à caractère ludique, il ne pourra se soustraire au regard inquisiteur d’un lecteur avide de confidences ou d’intimisme : « Les personnages de ce roman étant réels, toute ressemblance avec des individus imaginaires, serait fortuite. » La subversion du pacte serait donc une simple feinte, une figure d’énonciation dont nous avons tenté de sonder les motifs et les implications profondes.

60Enfin, tant que l’autofiction n’a pas imprimé ses marques formelles dans l’esprit du lecteur, ni imposé de manière définitive son propre code herméneutique, elle ne peut prétendre à la notion de genre. Ni fiction, ni autobiographie, elle est les deux à la fois, elle est la synthèse des incompossibles. Son domaine frontalier et hétérotopique ne facilite guère son intégration dans le paysage littéraire. Ainsi il nous est difficile de décider s’il s’agit d’une variante autobiographique ou d’une catégorie isolée. Les deux perspectives ne sont guère dépourvues d’arguments. Mais avec l’hyperprotection qui impose la discrétion totale sur la vie d’autrui91 l’avenir de l’autobiographie est-il voué à l’autofiction ?