Colloques en ligne

Marie‑Ève Thérenty

Contagions : fiction & fictionalisation dans le journal autour de 1830

1La question des frontières de la fiction est restée longtemps implicitement au centre de la pratique littéraire. Encore à la fin du xixe siècle, les préceptes du roman naturaliste et ses pratiques d'innutrition à partir d'écrits non‑littéraires n'engendrent pas de réflexion spécifique sur la capacité du texte fictionnel à supporter l'import d'éléments non littéraires. Les naturalistes ont implicitement compté, comme leurs prédécesseurs sur la capacité digestive et intégratrice de la fiction. Ils ne semblent pas avoir eu tort.

2Si un panorama diachronique prouverait à quel point tous les siècles ont joué avec les frontières de la fiction — à des degrés divers et sous des formes variée —, le xixe siècle a mis à l'épreuve cette frontière en intégrant dans le champ de la fiction des pans documentaires, que ce soit de l'autobiographie, du récit de voyage, de l'étude scientifique, de l'étude de mœurs, de la chronique... Cet aspect est fort connu pour les écoles réaliste et naturaliste mais on insiste moins sur cette pratique dans la première partie du xixe siècle qui a souvent composé des mosaïques romanesques alternant passages de fiction pure et segments textuels documentaires. De fait, la contamination réciproque des écritures référentielles et fictionnelles est au cœur même de la pratique littéraire autour de 1830. En effet, la frontière fictionnelle y est à la fois travaillée de l'intérieur par des textes romanesques qui intègrent le référentiel mais elle est également franchie de l'extérieur par des écritures documentaires comme l'écriture journalistique qui se laisse souvent « pervertir » par la fiction. Il semble donc qu'écrire en 1830 pose doublement cette question de la frontière fictionnelle.

3L'homme de lettres de 1820‑1830, condamné pour des raisons matérielles et pratiques à écrire dans le journal mais perpétuellement tenté par l'écriture de fiction, qui lui paraît être une échappatoire littéraire, a donc expérimenté quelques pratiques génériques d'écriture jouant sur la frontière entre référence et fiction.

4La période de 1830 permet de mettre à l'épreuve bien des hypothèses sur la fiction, de susciter des réflexions sur la question de la réception dans l'approche de la fiction, sur l'articulation entre littérarité et fictionalité et de se pencher à la fois sur la question du statut référentiel du texte narratif mais aussi sur la capacité du texte référentiel à accepter de la fiction sans être immédiatement phagocyté par elle. Nous nous interrogerons donc sur la pratique référentielle de romanciers dans les journaux. Est-ce que la dérive vers la fiction enregistrée n'est pas justement vécue par les écrivains eux-mêmes comme un indice de littérarité ? La fictionalisation de la matière référentielle ne conduit-elle pas à l'acceptation de la fiction au sein du périodique et à cette consécration de la fiction que sera le roman‑feuilleton ?

Le journalisme du romancier : la double contrainte

5Durant la Restauration et la Monarchie de juillet, certains romanciers1, souvent poussés par des motivations alimentaires, insèrent dans la presse (journaux et revues) des articles référentiels. Ils s'inscrivent donc dans une démarche informative qui vise à rendre compte du monde. Plus concrètement encore, ils tentent par leur écriture de transcrire l'actualité politique et sociologique de la société française. Ils rédigent donc des articles politiques, des épigrammes sur l'actualité, des articles critiques, des études de mœurs et font des reportages2.

6Existe‑t‑il une différence entre les articles produits par ces romanciers et ceux des journalistes de métier ? En fait les stratégies divergent. Le journaliste politique, souvent anonyme, respecte la couleur politique de son journal et tente donc de faire coïncider son article avec le discours officiel. Autour de 1830, le journaliste professionnel fait de son invisibilité une preuve de sa réussite. L'homme de lettres, au contraire, même au sein du journal, ne résiste pas à la tentation de faire œuvre et dès qu'il s'installe sur la durée (une commande de plusieurs articles par exemple ou encore une place dans le feuilleton), il utilise consciemment et inconsciemment le journal comme un atelier d'écriture personnel.

7L'écrivain, devant un contrat d'écriture journalistique, est soumis à deux tentations qui ne sont pas forcément contradictoires mais qu'il doit rendre compatibles. En tant que journaliste, il doit s'affronter aux problèmes que pose la retranscription du réel. En tant qu'écrivain, il est tenté par la mise en fiction de ce réel. L'attraction des textes antérieurs de la « bibliothèque3 » peut jouer un rôle important dans cette contamination du réel par la fiction.

8L'écrivain est donc d'abord confronté à des difficultés ponctuelles et récurrentes dans sa pratique de l'écriture référentielle. La participation au journal engendre notamment chez lui une réflexion sur l'outil descriptif. Mis en présence de l'objet-monde dont il doit rendre compte, l'écrivain sent les lacunes de l'outil narratif et amorce une réflexion sur la possibilité de décrire le monde. La description a longtemps été considérée comme un objet hétérogène, technique, a‑littéraire. À partir du moment où, par le journal, l'écrivain est confronté au problème de la représentation du monde, la description perd son statut d'exercice exclusivement rhétorique pour devenir une question esthétique cruciale. La participation au journal est probablement — et sans doute cet aspect n'a pas été suffisamment éclairé jusqu'ici, un des facteurs déterminants pour la réhabilitation de la description. Par de multiples biais, l'entraînement à l'écriture descriptive se fait dans la revue et le journal. L'écrivain apprend à introduire dans ses articles des vocabulaires hétéroclites (mots étrangers, lexique professionnel, botanique, politique...), à insérer dans ses textes les marques d'un travail et d'une spécificité. L'écrivain ne cherche plus à décrire le beau, il s'intéresse à l'anodin, au quotidien. Le détail, le laid, tout ce qui échappait à l'écriture idéalisante du romancier, entrent ainsi en littérature. Ces techniques intégrées plus tard dans la fiction romanesque poseront le problème de la lisibilité et de l'unité des textes littéraires.

9Charles Nodier, dès 1829, théorise cette évolution dans un article de la Revue de Paris intitulé « Du style topographique ». Nodier rejette l'éloquence, la poésie, l'idéalisation des rhétoriques précédentes. Il qualifie de « honte de la littérature » le style descriptif du xviiie siècle. Les articles descriptifs maniérés et idéalisants sont, à ses yeux, dépassés. L'écrivain doit être témoin de ce qu'il décrit. Il doit être enquêteur sincère et ne pas répugner à rendre compte de ce qui perturbe, de ce qui dérange. L'article de Nodier est motivé justement par la nouvelle écriture des romanciers‑journalistes. Jules Janin venait dans le numéro précédent de la Revue de Paris de proposer une pure description sans aucune fioriture de sa ville natale Saint‑Étienne. S'intéressant aux moindres détails, il en avait fait une ville noire et bruyant. Charles Nodier en baptisant cette écriture, « style topographique », cerne une forme frontière, une écriture d'abord référentielle mais qui ne renonce pas à des prétentions littéraires

10Car l'écrivain de revue ou de journal a un autre désir que celui de maîtriser l'écriture référentielle : faire œuvre. L'écriture référentielle se pervertit, traversée par la tentation permanente de la littérature. Le texte exhibe son désintérêt pour le monde réel et se focalise sur l'écriture elle‑même. Cette attraction vertigineuse pour le langage apparaît nettement dans les taxinomies des études de mœurs. L'objet finit par être posé comme inexistant au profit de la liste elle‑même.

11Cette attraction pour la littérature passe souvent par le chemin de la fiction. Cette tentation de la fiction peut être niée, masquée ou exhibée dans une sorte de revendication du statut d'homme de lettres. Dans ce dernier cas, le lecteur trouve dans le texte des indices que l'histoire est inventée par celui qui la raconte ou par quelqu'autre dont il l'hérite ; quelquefois même, le pacte de lecture référentiel est brutalement rompu comme si l'écrivain se débarrassait au cours de son récit de son costume de journaliste. Le plus souvent pourtant, cette « fictionalisation » de l'écriture référentielle est déguisée. Comme l'ont montré Käte Hamburger et Gérard Genette, la présence de scènes détaillées, de dialogues rapportés in extenso et littéralement et de descriptions étendues constitue des indices de fictionalité et communique au lecteur une impression — justifiée — de fictionalisation. Tous les modes d'accès direct à la subjectivité des personnages, les verbes de sentiment et de pensée, le monologue intérieur, le style indirect libre sont également des signes de fiction tout comme au niveau de la voix, la dissociation de l'auteur et du narrateur. La présence d'un récit métadiégétique est notamment un indice assez plausible de fiction. Or les textes référentiels produits par les romanciers rassemblent toutes ces caractériques.

12Ces deux axes — écriture descriptive et fictionalisation — pourraient être utilisés pour étudier quelques ensembles de textes référentiels parus dans les journaux sous l'étiquette de « chroniques », d' « études de mœurs » ou de « récits de voyage ». Il faudrait apprécier au cas par cas, comment ces textes‑prétextes se retrouvent dans l'écriture fictionnelle postérieure de leurs auteurs4.

Fictionalisation de la chronique

13Cette étude, nous pouvons l'esquisser pour un ensemble de textes de Musset parus dans Le Temps en 1831 et qui étaient censés répondre à l'esthétique et à l'idéologie de la chronique. Or justement, Musset, cantonné à une besogne référentielle qu'il dévalue, utilise la fiction pour rejoindre le littéraire.

14Quels sont les impératifs de la chronique ? Elle semble a priori être une écriture évidemment dépourvue de fiction. La chronique répertorie les principaux événements intervenus depuis le dernier numéro d'un journal ou d'une revue. Y sont notés les faits divers, — les bruits de la ville, de l'édition et des théâtres, ce que nous appellerions aujourd'hui les faits mondains — de la capitale-, quelques anecdotes et des faits divers. Lié par les options esthétiques et politiques du journal, voué à une écriture qui est souvent fragmentée, répétitive et impérative, le chroniqueur semble être par définition loin du champ littéraire.

15Or surprenants sont le grand nombre et la qualité des romanciers qui s'attellent à la besogne rude et ingrate de l'écriture commandée (Stendhal pour les journaux anglais, George Sand et Jules Sandeau dans la chronique épigrammatique du Figaro en 1830, Honoré de Balzac et Frédéric Soulié dans Le Voleur en 1831...).

16Très grossièrement, le romancier ou l'homme de lettres à la tête d'une chronique, peuvent choisir entre deux écritures. La première attitude est le respect absolu du contrat référentiel. L'écrivain, se faisant véritablement chroniqueur, rend compte de l'actualité pour la revue qu'il représente. Ses commentaires, non digressifs, découlent naturellement de la nouvelle. Il exprime alors par sa plume la voix collective du périodique. C'est le choix fait par Jules Janin, à partir d'octobre 1831, dans ses « Révolutions de la quinzaine » de la Revue des Deux Mondes, texte aujourd'hui difficilement lisible en raison du caractère daté, fermé de toutes les nouvelles. Le choix de l'écriture ardue, référentielle est aussi fait par Balzac lorsqu'il reprend la Chronique de Paris en 1836.

17Dans d'autres chroniques en revanche, l'information cède le pas à la tentation de l'écriture. Ces textes souvent produits après la Révolution de Juillet témoignent d'une répulsion certaine à l'égard du politique. Le désillusionnement engendre un désenchantement et une désaffection idéologiques. Le travail sur les mots l'emporte sur un rendu fastidieux d'un réel ressenti comme vide. Les hommes de lettres prennent la parole pour commenter la cité mais en même temps leur commentaire absente ou rend secondaire l'actualité. L'écriture du désenchantement prend le pas sur la référence. Cette coupure entre la polis et l'homme de lettres se manifeste par un certain nombre d'écrans et de médiations bâtis entre l'écriture et son objet. Ainsi, la fuite dans le fantastique, la polyphonie des voix, la nouvelle différée commentée longtemps après sa production, l'apparition intempestive au détour d'un paragraphe du chroniqueur à la recherche d'une nouvelle, le retour en arrière, cassent la logique référentielle, chronologique, précise de la chronique. La fiction devient une tentation constante pour celui qui, contraint à cette écriture référentielle et alimentaire, veut s'en débarrasser.

18Musset avec sa Revue fantastique emblématise cette attitude5 : chez Musset existent instinctivement un jeu et un détournement de l'article de presse car l'homme est tout sauf journaliste. Il se lassera rapidement d'ailleurs de la copie à date imposée (c'est l'une des rares exigences de l'écriture journalistique qu'il ne parvient pas à détourner). Des Revues Fantastiques (comme le titre l'indique) aux Lettres de Dupuis et Cotonet (ces faux provinciaux), toute son écriture journalistique a comme moteur, la feinte et le double sens. Musset prend toujours à contre‑pied son lecteur (anecdote débouchant sur des questions sérieuses ou au contraire véritable pied de nez au lecteur, labyrinthe ironique où le plaisir de narrer ne renvoie qu'à lui‑même, image métaphorique galvaudée, dans l' « air du temps » ou au contraire pleine d'émotion). Il ne s'agit pas d'informer mais de détourner l'information, de la singer pour créer des effets de sens.

19Ce titre de « revue fantastique » relie directement les articles de journaux à une veine fictionnelle en cours à l'époque. L'appellation est donc à la mode. L'alliance des deux mots « revue » et « fantastique » constitue pratiquement un oxymoron et définit une poétique mussetienne des points de vue, complexe et ambitieuse, qui concilierait une description référentielle (la revue) et une approche plus imaginative (fantastique ou fictionnelle). Cette technique du double regard est détaillée dès le premier article du 10 janvier 1831, « Projet d'une revue fantastique », avec le récit de ce voyage imaginaire effectué par un diplomate et un Figaro. Ce double point de vue sur le monde est pour Musset l'assurance d'une approche complète de l'actualité. La superposition de points de vue différents garantit l'objectivité : « la réalité se montrerait par ce moyen, s'il est possible. »

20Une étude diachronique des revues prouve que le plan imaginaire prend lentement le pas sur l'impératif référentiel. Les allusions à l'actualité sont de plus en plus rares. La dernière revue met symptomatiquement en scène un artiste qui abandonne tout système, toute contrainte, et décide de peindre dorénavant « d'après les conseils de son cœur6 ».

21Musset joue avec le contrat de la chronique, le détourne, puis l'oublie. Les premières livraisons de Musset, par quelques détails, ménagent une référence précise à l'actualité (les saint-simoniens, le panorama...) et à l'intertexte journalistique ou littéraire (le titre de la troisième revue « De l'indifférence en matières publiques et privées » est une réécriture du titre de Lammenais, « De l'essai sur l'indifférence en matière de religion »). Mais Musset joue rarement le jeu de la chronique jusqu'au bout. Tous les faits évoqués apparaissent fortuitement et non par volonté de dire le monde en en énumérant les propriétés. Musset évacue tout ce qui pourrait périmer son texte, le rendre illisible. Il n'utilise pas la rhétorique conventionnelle de la chronique par liste. Il enveloppe le monde plus qu'il ne le décrit par juxtaposition de nouvelles. Quelquefois, le biais choisi est fort abstrait ou allégorique.

22Le poète « muni de ses lunettes bleues à travers lesquelles il observe avec bienveillance7 » a une vision du monde particulière. Toute contrainte, tout contrat d'écriture aliènent sa liberté. D'autres stratégies de fuite apparaissent peu à peu pour les contourner. L'outil métaphorique ainsi permet d'échapper à une référentialité excessive du récit.

23Car Musset, malgré son respect apparent du code de la chronique, refuse de plus en plus l'actualité prosaïque parce qu'elle est nuisible à la poésie. Pour lui, lorsque « les faiseurs de gazette ont brelan de rois, les manufacturiers de poèmes et élégies n'ont rien dans les mains8 ». Perce encore ici le malaise du poète qui, rémunéré par le journal, délaisse son oeuvre essentielle. Dans la revue VII apparaît de biais la hantise d'être confondu avec « un memorandum revêtu d'une redingote et d'une cravate », « un preneur de notes ». La revue IX met en scène un poète et son libraire comiquement juchés sur les tours de Notre‑Dame de Paris pour guetter la baisse de l'intérêt de la foule pour l'actualité et les journaux et jeter alors les opuscules du poète. La revue XIV réfléchit sur l'impossibilité à ne pas être plagiaire9. La revue XVIII met en scène un commerçant ruiné par la Révolution de Juillet et qui décide de se faire auteur. En filigrane, Musset réécrit le drame de l'homme de lettres perverti par la nécessité de plaire au public et les contraintes du champ littéraire. Cette préoccupation devient le sujet central de la chronique qui, par mise en abyme, réfléchit sur les conditions de l'écriture vers 1830. L'unité de cette revue si disparate, si fantaisiste réside dans cette réflexion obsédante sur le poète déchu10. Musset, au moment où sa poésie clame sa haine du journalisme, ne supporte pas d'être réduit à cette fonction. Toute son écriture s'emploie à fuir et à détourner le genre. La revue, davantage que le quotidien, constituera pour lui, comme pour Vigny ou Sand, une solution à demi‑satisfaisante qui concilie écriture poétique et nécessité alimentaire.

24L'écriture de la chronique reste donc éminemment romantique, semée d'images, minée par l'anecdotique. Ses revues fantastiques sont travaillées de façon permanente par la tentation du récit (profusion des narrateurs, des « conteurs », multitude de récits encadrés, narrations « gratuites », irruption de la nouvelle).

25La cinquième revue, intitulée « La semaine grasse », raconte ainsi sans motivation une petite histoire fictive qui fonctionne comme une parabole de la réalité mais dont le début rattache le récit au genre de la fable : « Un bon paysan revenait le soir à sa maison après avoir labouré toute la journée à une lieue de la ville11 ». Nous sommes devant l'univers intemporel de la fiction pure. D'autres revues mettent en scène à côté d'êtres authentiques, des personnages de la Bibliothèque comme M. Cagnard, personnage de vaudeville (revue VIII) ; l'intertexte du roman de Victor Hugo, Notre‑Dame de Paris (revue IX) ; l'apparition de Pantagruel, réminiscence de Rabelais teintée d'ailleurs de Gulliver (revue X), laissent percevoir, comme souvent chez les hommes de lettres attelés à l'écriture périodique, une dérive lente vers la fiction. La Bibliothèque, non seulement le fantastique d'Hoffmann mais Ossian, Machiavel, Corneille, Schiller, Aristote, Sextus Empiricus, Rabelais, Béranger, Dumas, Béranger, Rousseau... fonctionne comme une sorte de médiation entre la réalité et la revue.

26Dès la première revue d'ailleurs, Musset traite le réel comme de la fiction en établissant une théorie des possibles narratifs appliquée à la politique. Il émet une hypothèse qui lui permet de créer grâce à une ellipse la fiction de la non‑Révolution de Juillet : « Si les 27, 28 et 29 juillet dernier, il avait fait une pluie battante et un verglas terrible, que serait-il arrivé12 ? » Ce qui l'intéresse est au moins autant ce qui aurait pu arriver que ce qui s'est réellement passé. Les caprices de la météorologie l'inspirent encore dans la sixième revue où il propose de faire les visites de la nouvelle année en des temps plus cléments. De manière incongrue, il propose implicitement de réformer le calendrier.

27La dissociation entre auteur et narrateur est un indice pertinent de fictionalisation. Or, les revues fantastiques abondent en délégations de narration d'autant plus surprenantes que souvent l'emboîtement paraît gratuit et le narrateur secondaire, personnage peu fiable, semble n'apporter aucun intérêt supplémentaire à l'histoire. La parabole de la semaine grasse est ainsi narrée par « un homme assis sur les balustrades du café de Paris, qui considérait attentivement la foule vraiment prodigieuse des voitures qui avaient fait un Longchamp du boulevard », un quidam donc à qui aucun autre attribut ne sera ajouté et à qui la parole va être complaisamment attribuée durant toute la revue. Ce décrochement énonciatif sert le projet de Musset qui est de multiplier les points de vue en accordant une tribune à un simple badaud, ce qui permet d'éviter la vision subjective à la première personne. Inconsciemment sans doute, cette délégation de narration trahit le fantasme du renoncement à l'écriture de commande. La narration secondaire est également ludique. Elle suscite trois niveaux de discours (Musset observe un homme qui conte la parabole du paysan où s'intercalent encore plusieurs dialogues) et ainsi permet à la chronique de « décoller » de la simple retranscription et de jouer au « conte » en hyperbolisant de manière caricaturale le mécanisme narratif d'époque.

28Narrer devient finalement dans la dernière revue fantastique le but de l'écriture. Rendre compte d'une représentation théâtrale sans citer le nom de la pièce, raconter un cauchemar, sortir au moment où une nouvelle pièce commence, rapporter l'anecdote d'un artiste qui découvre l'authenticité de l'art. Narrer et imaginer valent mieux que commenter ou critiquer.

29La fiction constitue pour Musset une possibilité de rejoindre le littéraire et de délaisser le contrat de l'écriture référentielle et documentaire. Or ceux qui deviendront les grands romanciers de la première moitié du siècle (Balzac, Stendhal, Gautier, Mérimée, Sand) s'avèreront tous dans leurs articles documentaires tentés par la fiction, comme si la fiction était une manière de racheter le côté mercantile de l'écriture documentaire. Comme Musset, Honoré de Balzac écrit ainsi une chronique, les Lettres sur Paris parues dans Le Voleur en 1831, qui dérive vers le fictionnel. Il réinvestit ensuite symptomatiquement cette chronique dans La Comédie Humaine.

30Le récit de voyage, fourni par livraisons dans la presse, est également souvent une occasion de dérive vers la fiction. Les quatre Lettres d'Espagne de Mérimée parues dans la Revue de Paris entre 1831 et 1833, montrent une dérive lente vers la fiction. La première lettre écrite au retour de son voyage, se concentre sur les enjeux de l'écriture référentielle. La dernière ouverte à la légende à la rumeur cristallise les éclats d'une écriture référentielle abandonnée au profit du fantastique et de l'imaginaire. De même, les douze Lettres d'un Voyageur de Sand, parues dans la Revue des Deux Mondes entre mai 1834 et novembre 1836, ne sont que prétexte à une exploration intérieure et à des retrouvailles avec soi‑même d'où découle un récit intime et mystificateur où le paysage finit par s'absenter aux dépens du « je ».

Fictionalisation & fiction

31Redoutée à juste titre par les revues scientifiques et les quotidiens de 1820 qui nient farouchement dans leurs prospectus et leurs professions de foi toute attraction de la nouvelle, la fiction est un mode littéraire pernicieux et séduisant qui induit des effets de lecture particuliers. Dans un champ référentiel où elle est rapidement ressentie comme insidieusement envahissante, tout texte devient suspect de mise en fiction. La fiction tient au moins autant à l'intention de l'auteur qu'à la réception du lecteur. Si le lecteur distingue des signes de fictionalité dans une histoire, il sera tenté — surtout en 1830 où les mystifications sont une façon récurrente d'envisager le littéraire — pour ne pas être abusé, de considérer comme secondaire le rapport que le texte entretient au monde et d'envisager ses propriétés intrinsèques, c'est-à-dire le plaisir qu'il en tire. Allant plus loin, il semble que, dans le contexte de 1830 traversé par la tentation permanente de la fiction, le lecteur compétent aurait tendance à établir une sorte d'incompatibilité entre plaisir de la lecture et référentialité du texte. Le journaliste tenté d'introduire quelques formules métaphoriques, quelques traces de fictif dans un texte référentiel sera donc lu par prudence, et il le sait, comme un auteur de fiction, quels que soient par ailleurs les pactes de lecture proposés dans l'incipit.

32Il semble donc que le statut officiel (i.e. référentiel) du texte peut être facilement contredit par la réception. La latitude du lecteur est essentielle. Faut‑il croire que la réception fait la fiction ? Non pas car, par un processus parallèle et concomitant, l'auteur suscite souvent, nous l'avons vu, ce glissement du texte au mode fictionnel en passant de la description pure à la narration (qui est la condition première de la fictionalité), en puisant dans l'imaginaire des détails, en empruntant à la "bibliothèque" romanesque des équivalents métaphoriques et puis, souvent, en quittant le champ balisé de la référence pour s'enfoncer dans les détours séduisants de l'histoire arrangée, voire entièrement inventée.

Vers le roman‑feuilleton

33Les journaux et les revues entament donc lentement le passage de la frontière de la fiction qui va conduire au roman-feuilleton. Les revues scientifiques comme la Revue des Deux Mondes créée en 1829, insèrent d'abord essentiellement des textes documentaires de type descriptif mais le recours au narratif se développe parallèlement par le biais du récit de voyage. Puis la légende et la chronique historique apparaissent : ce sont des narrations équivoques qui fournissent une structure idéale pour un glissement sans compromission apparente vers la fiction. Peu à peu la matière didactique se dissocie d'ailleurs de la narration et se réfugie dans l'appareil paratextuel, les notes. Les premières fictions revendiquées, au milieu de l'année 1830, sont souvent secondaires, introduites par un premier degré de narration. La technique du récit encadré semble limiter l'espace fictionnel. À partir de 1831, la fiction s'avoue dans tous les périodiques.

34Il existe donc de nombreux textes qui gravitent entre 1820 et 1836 dans un no man's land et qui jouent, dans la presse, sur cette indécision entre fiction et non‑fiction. On pourrait parler de textes qui se fictionalisent — ou de fictions qui se défictionalisent. Mais de la fictionalisation à la fiction, la distance est brève.

35L'intégration de textes fictionalisés précède, en effet, la publication assidue à partir de 1831 de nouvelles, elle-même suivie par la création du roman-feuilleton. À terme en effet vers 1836, le quotidien politique cède et réserve l'espace du feuilleton à l'univers fictionnel. L'espace référentiel et l'espace fictionnel sont matériellement séparés par une frontière, le second étant destiné à attirer le lecteur vers l'autre.

***

36Autour de 1830, dans la presse notamment mais également en librairie, les écritures se mêlent composant des textes en mosaïques d'où la fiction sort victorieuse. Car, sans doute, une once de fiction dénature une chronique alors que plusieurs pages de descriptions référentielles ne contredisent pas le caractère fictionnel d'un texte.

37Cette fictionalisation d'une partie de la matière référentielle journalistique a eu au moins deux conséquences esthétiques essentielles qu'il faut apprécier pour une parfaite compréhension de l'histoire du roman au xixe siècle :

38D'abord le roman‑feuilleton à partir de 1836 s'établit victorieusement dans les journaux. Il manifeste une sorte de victoire éclatante de la fiction sur la matière référentielle puisque cette fiction pure devient l'attraction du journal qui se vend grâce au succès du feuilleton. La mince frontière que constitue la bordure du feuilleton matérialise la réconciliation économique et stratégique entre deux écritures et affiche de nouveau leur incompatibilité présumée. Il semble pourtant que cette intégration de la fiction se fasse à qui perd gagne. Esthétiquement, les compromissions que le romancier accepte sont considérables.

39Ensuite le roman réaliste nait sans doute également de cet investissement de l'homme de lettres dans le champ périodique. L'étude de mœurs journalistiques, le récit de voyage ont prouvé la validité de l'outil descriptif et en jouant sur l'itératif, le quotidien, le prosaïque ont préparé le mouvement réaliste au moment même où le romantisme s'exténuait dans des romans hystériques et excentriques.