Colloques en ligne

René Audet, Yvonne Bellenger et Robert Hamm

Commentaires de la proposition d'Olivier Guerrier

« Frontières du littéraire et du soi » par René Audet

1Coïncidence : j'ai lu en parallèle les textes d'Olivier Guerrier et d'Annie Cantin, avec un certain profit je crois. Les Essais de Montaigne et les écritures intimes, à leur façon, procèdent à une mise en discours du soi.

2Chez Montaigne, le soi prend la forme d'un discours réflexif, argumentatif, herméneutique ; la fiction y apparaît comme un outil de démonstration (ou simplement heuristique). Il y a donc fictionnalisation du réel, une mise à distance qui assurerait la littérarité des Essais (ce que le seul discours réflexif ne permettrait pas a priori).

3Dans l'écriture intime, le soi, le réel apparaît rapporté : discours littéral et donc non littéraire a priori. En apparence un récit factuel, l'écriture intime est une mise en narration d'un réel ; le référentiel s'inscrit dans un discours de type narratif.

4Montaigne travaille donc davantage la forme du discours, le matériau langagier, alors que l'écriture intime joue plutôt de la frontière (dans la tête du lecteur !) entre discours référentiel et discours de fiction.

5C'est justement par le retour aux procédés rhétoriques que nous pouvons voir la richesse des Essais, perspective analytique trop souvent mise de côté dans l'étude de l'essai contemporain. Richesse qui réside tout autant dans l'impureté, dans l'hybridité du discours de Montaigne, qui à sa façon remet en question le cadre pragmatique (celui permettant de discriminer le vrai et le faux).

6Curiosité : d'un point de vue canonique, à partir de quand est reconnue la littérarité des Essais ? Dès leur publication ou y a-t-il eu redécouverte de l'œuvre au 19e s. ?

Réponse à René Audet par Yvonne Bellenger

7Réponse à la dernière question : les Essais n'ont pas connu d'éclipse, ils n'ont cessé d'être lus (un peu moins, il est vrai, à la fin du xviie siècle). Quant à leur "littérarité", la notion même de littérature est relativement récente. Il y avait la poésie, et — justement — la fiction. Montaigne a introduit quelque chose d'absolument nouveau, mais les commentaires qu'il a suscités montrent à mon avis que si on l'a lu comme un moraliste, on l'a lu aussi, et tout de suite, pour le plaisir littéraire. Est-ce une réponse ? Je ne sais pas.

Par Robert Hamm

8Monsieur, D'abord, s'agissant de la validité d'un exemple. Ainsi Les Essais de Montaigne. Sous ce rapport il faut se rappeler la fonction d'un exemple, sémantiquement. Ce dernier mot ne peut avoir une fonction périphérique : il implique, en effet, à la fois ce qui est compris comme ce qui ne l'est pas... Il n'est donc pas question de Montaigne :il est question de deux questions :

  1. Est-ce que le concept de fiction a une frontière ?

  2. Comment la frontière est-elle une fiction ?

9Ensuite il est question du niveau d'abstraction en jeu pour définir le domaine théorique dont il doit être question littérairement... La procédure utilisée par l'auteur devrait donc être inverse... C'est la conception du thème qui détermine le genre littéraire : seule la réponse aux deux questions a) et b) permettrait une définition d'un cadre historique (s'il existe, d'ailleurs)...

10Ainsi la distinction entre le bien dire et le bien penser ne peut être qu'une fiction : ce qui est dit doit coïncider avec ce qui est pensé... L'inverse ne peut, déjà, qu'être un dérapage de la mémoire... Par exemple. Commençons donc par la première question : a) Est‑ce que le concept de fiction à une frontière ? La réponse doit se diviser en deux aspects : l'un théorique, l'autre littéraire. Théoriquement peut-on aussi poser la question du degré d'intellectualité de la fiction en jeu : doit-il être question d'un produit de l'imagination, d'une image, par exemple, ou de l'acte par lequel l'image apparaît, de sa représentation ?

11Effectivement la frontière de la fiction est bien plus facile à montrer dans le roman historique. En considérant (ce qui n'est qu'une hypothèse) l'Iliade et l'Odyssée comme un roman on peut voir le rôle de la fiction : effacer la frontière entre le réel et le fictif ; prendre le rôle de la réalité, nier celle-ci(ou suggérer une telle grandeur),s'éclairer comme étant la réalité même et dire finalement que cette dernière ment... Tout cela potentiellement, sans preuve possible... Par contre dire que la frontière (de la fiction) est elle-même une fiction signifie ne pas connaître la différence entre un produit de l'imagination (la fiction) et l'imagination elle-même... Inventer une limite à l'imagination elle-même, voilà une vraie utopie pour rêveurs.... Il ne faut donc pas se faire trop d'illusion : pour discerner les fictions littéraires qui valent dans la littérature historique il faut comprendre quelque chose du fictif : la fable n'est qu'un exemple. De cette manière la fonction de la fable est douteuse : s'agit-il vraiment de raconter quelque chose "de nouveau" pour l'auditeur ?

12Ou bien doit-il être question d'un code : un seul doit pouvoir comprendre dans un groupe d'auditeurs ? Ne s'agit-il que de raconter des absurdités, du grotesque stupide utilisant la morale cyniquement ?

13Voyez cette Raison qui ne voie dans la réalité que des bricolages incroyables, une version de l'interprétation du faux...N'est-ce pas la même chose ? Inversement, la pensée classique ne fait pas de distinction entre l'éthique et l'esthétique : seul ce qui est effectivement peut être beau comme seul ce qui est authentiquement beau est vrai... Mais, malheureusement, la pensée classique ne fait pas non plus de distinction entre le mythe et le rêve comme entre le rêve et la réalité (pensez à la femme de Pilate qui lui dit ce que vous savez au sujet du Christ...). La fable a donc une signification différente selon son origine géographique... Comme le degré de culture qui l'anime de l'intérieur peut être très différent... Ainsi l'image fabuleuse et sa maxime épilogique se contredisent un peu comme la tentative d'un essai historique racontant les balbutiements d'une pensée pré‑rationnelle et le trait de caractère d'une pensée qui ne s'exprime plus que sous la forme d'un imprimé... La frontière s'efface ; les choses ne sont authentiques ou non, que de la manière dont on les accepte, qu'on le veuille ou non... Il n'est donc pas question du vrai ou du faux... C'est la signification qui domine, celle que le sujet comprend ou ne comprend pas. Ainsi la fiction ne peut être une frontière : le sujet est sa propre limite, il ne peut voir la différence... Entre frontière et fiction...

14Avec mes salutations, R.H.