Colloques en ligne

Marceau Levin

Les épreuves du texte. Imaginaires de l’imprimerie (1840-1880)

« On raconte que Rosny, exaspéré par les erreurs typographiques que les protes faisaient ou laissaient passer, écrivit un article vengeur intitulé “Mes coquilles”. Quand Rosny le lendemain ouvrit le journal, il lut avec stupeur, en gros caractères, cet étrange titre : “MES COUILLES”. Un prote, négligent ou malicieux, avait laissé tomber le q... »
André Gide, Journal, entrée du 15 décembre 1937

1Parmi les nombreux lieux et instances de la vie littéraire du xixe siècle, l’imprimerie, qu’il s’agisse du lieu où se trouvent les presses ou de l’industrie, n’est pas ce qui vient en tête en premier. En marge des lieux de sociabilité littéraire tels que la librairie, les salles de rédaction des journaux ou encore les cafés où s’échangent les nouvelles, où se rencontrent les hommes et femmes de lettres et où s’invente un mode de vie, l’imprimerie n’en occupe pas moins une place centrale dans le processus productif de la chose écrite (synonyme, à quelques notables exceptions près comme les lettres et les journaux intimes, de chose imprimée) et, de ce point de vue, elle est l’instance par excellence de « production de l’immatériel1 ». Malgré cela, il faut reconnaître que l’imprimerie constitue un artisanat qui fonctionne en relative autonomie vis-à-vis du champ littéraire. Elle en est à la marge, car elle est pourvue d’une histoire et d’acteurs propres. Son histoire, c’est celle de la transition de l’artisanat à l’industrie, via notamment les progrès techniques ventilés à travers tout le siècle, de la presse Stanhope à un coup et en métal, inventée à la fin du xviiie siècle, au linotype à la toute fin du siècle, en passant par les innovations typographiques antérieures, comme le clichage amélioré en 1800, le pianotype en 1840, et par le remplacement des chiffons par la pâte issue des arbres comme matière première du papier, vers 1860. Son histoire, c’est aussi celle de la révolution industrielle, de la transition du modèle corporatif fondé sur une hiérarchie de savoir-faire entre les apprentis, les compagnons, les maîtres, au modèle prolétarien caractérisé par la concentration des capitaux, la mécanisation, la propriété et le salariat2. Cette transition, conflictuelle, est illustrée notamment par le refus systématique des ouvriers compositeurs de l’entrée des femmes sur le marché du travail d’imprimerie, moins payées donc perçues comme une concurrence déloyale, ou encore par les grèves qui émaillent le siècle3. Ses acteurs, ce sont les maîtres imprimeurs brevetés, les protes (mixtes de contremaîtres et de directeurs techniques), les compositeurs typographiques attachés à leurs casses emplies de caractères, les pressiers, bientôt remplacés par les conducteurs de machines, mais aussi les correcteurs, les metteurs en pages, les brocheurs et les brocheuses, les hommes de peine, etc4.

2Rappelons à grands traits les deux principales étapes de l’impression mécanique. Le premier moment est celui de la composition typographique : l’ouvrier lit la copie manuscrite ou l’épreuve et, au fur et à mesure, sélectionne les caractères pertinents dans sa casse pour les placer dans le composteur qu’il tient habituellement dans la main gauche. Les quelques lignes qu’il a assemblées viennent rejoindre la forme, laquelle sera ensuite enserrée à l’aide d’un système de vis, pour être transmise aux pressiers. C’est la deuxième étape, l’impression en tant que telle. La forme est enduite d’encre (les techniques évoluent beaucoup au cours du siècle et selon les zones géographiques : on trouve parfois une étape intermédiaire, celle du rouleau) et pressée sur la feuille au moyen d’une machine à bras puis à vapeur.

3De ce point de vue, l’imprimerie est plus proche de n’importe quel artisanat sujet à l’industrialisation que du monde littéraire. Il existe à propos de la vie littéraire du xixe siècle et de ses lieux ou moments phares, que ce soit la mansarde ou les débuts littéraires, un corpus très vaste, étudié par Daniel Oster et Jean M. Goulemot5, José-Luis Diaz6 ou Anthony Glinoer7. Celui portant sur l’imprimerie est moins considérable, mais de nombreux textes l’évoquent. La littérature romanesque, au premier chef de laquelle Illusions perdues, fait état des changements qui ébranlent le monde de l’imprimerie au cours du siècle : la concurrence féroce faite par les frères Coignard au doux David Séchard illustre la concentration progressive de l’activité productrice et des capitaux et la recherche constante d’améliorations techniques destinées à baisser les coûts et augmenter les rendements. À côté de ce monument se trouve la littérature prescriptive, avec quelques manuels à destination des typographes, des ouvrages encyclopédiques, comme le Traité de la typographie (1825) d’Henri Fournier, formé par Firmin Didot, prote de l’imprimerie Mame à Tours, ou encore le Manuel-Roret (1835). D’autres textes sont issus de l’intense activité militante et syndicale du secteur de l’imprimerie au xixe siècle : comptes rendus de banquets, journaux et revues spécialisés (notamment le « Feuilleton » de la Bibliographie de la France, à partir de 1826) et témoignages forment un corpus précieux et unique ; la typographie exigeant la maîtrise de la lecture, les ouvriers typographes et compositeurs sont tous en mesure de lire et d’écrire à leur sujet et en leur nom8. Enfin, parallèlement à ces derniers textes, se distingue le corpus qui nous occupe, fait de textes pittoresques, articles dans des grandes sommes encyclopédiques comme Les Français peints par eux-mêmes ou parutions en volume, à destination d’un public large, décrivant avec légèreté et humour les activités des imprimeurs. Ces textes, que Walter Benjamin a appelés « panoramiques9 », sont pour la plupart des cascades d’anecdotes concernant les mœurs et les usages en vigueur dans les ateliers d’imprimerie. Certains d’entre eux sont des Physiologies, petits volumes d’une centaine de pages à vocation commerciale, rendant compte du folklore lié à un type social ou à un domaine de la vie professionnelle10. À côté des articles dans des encyclopédies pittoresques, comme l’article d’Alphonse Karr, « Les imprimeurs, libraires, bouquinistes, cabinets de lecture », dans le Nouveau Tableau de Paris au xixe siècle, on trouve des volumes dédiés à la question, comme la Physiologie de l’imprimeur de Constant Moisand, parue en 1842, ou encore l’épais Typographes et gens de lettres, de Décembre-Alonnier, en 1864. L’ouvrage le plus tardif que nous ayons relevé date de 1878 : c’est le Dictionnaire de la langue verte typographique d’Eugène Boutmy. Ces auteurs connaissent le plus souvent l’imprimerie de première main : Constant Moisand, par exemple, est imprimeur, fils et petit-fils d’imprimeur, à Beauvais. Auteur de guides sur l’Orne et l’Indre-et-Loire, il publie et imprime également en 1849 un opuscule intitulé De la triste situation de l’imprimerie départementale et des moyens de remédier à sa décadence11. Joseph Décembre, collaborateur d’Edmond Alonnier, fut sa vie durant compositeur, puis directeur de la librairie Dupray. Quant à Eugène Boutmy, la couverture de son ouvrage porte, sous son nom, la mention : « correcteur d’imprimerie. » Tous trois sont des minores, à l’instar de Jules Ladimir, auteur de l’article « Le Compositeur typographe » des Français peints par eux-mêmes : ce dernier, auteur d’une Physiologie des rats d’église parue en 1841, est également l’auteur de nombreux ouvrages sur les guerres de Napoléon III. Quoi qu’il en soit, l’inscription générique de ces textes, bien étudiée ailleurs, n’est pas ici centrale. Ce qui nous intéresse, c’est ce que ces textes disent des liens qui unissent l’imprimerie à la littérature. Il serait malvenu de prendre les textes évoqués comme des sources ou des documents historiques : placé résolument sur le plan des représentations, ce travail porte sur des topiques et des imaginaires que ces textes intègrent, déploient, amendent.

4Quelle valeur revêt l’étape de l’impression, à la fois profondément banale et quasiment universelle ? Quelle opération symbolique et imaginaire les auteurs qui évoquent l’imprimerie associent-ils le cas échéant à cette opération mécanique et matérielle ?

5Notre hypothèse générale est que l’imprimerie est figurée comme un facteur de désacralisation et de dé-singularisation de l’œuvre littéraire, laquelle se voit ramenée à une matière première sujette à une transformation mécanique.

6En guise de toile de fond interprétative, ajoutons qu’il nous semble que l’imprimerie est pensée ici comme la zone de contact politique entre la création artistique individuelle et la fabrication artisanale collective. L’imprimerie, telle que figurée dans notre corpus, se conçoit comme le lieu de rapports de force entre des cols-blancs « créatifs » et des cols-bleus en devenir12.

La mise en équivalence de la littérature

L’uniformisation des textes

7L’imprimerie effectue la mise en équivalence de la littérature, en premier lieu par une standardisation et une uniformisation des textes. En effet, l’impression est l’opérateur prototypique de ce que Nathalie Heinich appelle dans Être écrivain la « montée en objectivité13 » : le passage d’une perception subjective de l’être-écrivain à une perception objective. Différentes étapes jalonnent cette montée en objectivité ; la publication d’un ouvrage, dont l’aspect à la fois le plus nécessaire, le plus matériel et le moins visible est l’impression, y est principale. Sauf qu’il existe un corollaire à cette objectivation progressive : l’équipollence et le relativisme auxquels sont soumis les textes. Dans un manuscrit d’après l’apparition de l’imprimerie, la graphie, individualisée, inscrit et signale une subjectivité : par l’intermédiaire de libraires comme Jacques Charavay, l’autographe devient au xixe siècle un marché, et les biographies de contemporains, celles d’Eugène de Mirecourt par exemple, comportent souvent, avec le portrait de l’écrivain biographié, un fac-similé d’autographe. Comme le visage, la graphie est une signature individuelle. Passant à l’état d’épreuve, puis de bon à tirer, puis de volume broché ou relié, le texte s’uniformise, se met à ressembler à tous les autres. Décembre-Alonnier, dans Typographes et gens de lettres, développe cette idée :

Autant l’auteur apporte de soins à la correction de ses épreuves, autant, une fois que le livre est fini, il apporte de négligence à s’en occuper.
Son manuscrit avait un aspect qui le séduisait, un ensemble qui paraissait refléter sa pensée ; au seul coup d’œil il savait dans quelle partie se trouvait le passage saillant, à effet, le coup de boutoir ; maintenant que cela est imprimé, que le caractère romain a remplacé les traits capricieux de sa plume, que sa pensée a revêtu cette uniformité tuante par sa régularité, ses phrases ne lui disent plus rien. Naguère, lorsqu’il entrait chez l’éditeur, il n’hésitait pas à lui dire qu’il lui apportait un chef-d’œuvre, quelque chose de plus : un succès !
Une fois qu’il a eu mis le pied dans le bureau de l’imprimerie, la mine tranquille du prote, qui ne s’est nullement ému d’un titre ronflant, a ébranlé facilement quelque peu sa confiance. Le coup de bas lui a été porté aussitôt que son volume est sorti du brochage. Il l’a examiné, tourné et retourné ; et il s’est aperçu avec stupéfaction que son livre est semblable à ceux qu’il a déjà publiés, ou, s’il est auteur inédit, que son livre ressemble à ceux de ses confrères14.

8À l’uniformisation des textes se greffent deux idées : la dépossession que ressent l’auteur au moment de la publication, et l’impassibilité déconcertante du prote « à la mine tranquille », signe du hiatus entre la valeur du texte pour l’auteur et pour l’imprimeur. « Tout ce qui est destiné à l’impression, manuscrit ou imprimé, prend le nom de copie », dit le même auteur15 : la copie devient le nom générique et général de tout ce qui s’écrit, de même que le qualificatif d’auteur est donné par les employés d’imprimerie de façon quasi systématique à ceux dont ils composent la copie :

Dans l’imprimerie, le nom d’auteur ne se donne pas toujours à quiconque fait imprimer : tant que vous ne commanderez que des affiches ou des factures, vous ne serez qu’un client ; mais vous serez un auteur le jour où vous aurez fait quelque chose ayant une tournure littéraire, ne serait-ce à la rigueur que quatre ou cinq lignes de réclame16.

9La mise en équivalence généralisée de la chose écrite est complète : sur le marbre où se composent les textes, tout se vaut. Par retour, quand les termes d’imprimerie migrent et prennent un sens figuré, c’est pour désigner l’uniformité et l’absence d’originalité : il suffit de penser aux termes « stéréotype » et « cliché », qui renvoient tous deux à une même technique d’impression, consistant à fixer ensemble des caractères d’imprimerie afin de pouvoir réutiliser ces clichés ainsi construits sans avoir à recomposer tout l’ouvrage : dès la fin du xviiie siècle où le procédé est mis au point, des éditions de « classiques » comme Racine sont ainsi produites et reproduites par la technique du clichage. Celle-ci donne des impressions de moins bonne qualité que la composition traditionnelle, d’où l’idée figurée de stéréotype comme poncif.

La littérature démystifiée

10 Outre l’uniformisation des textes, la mise en équivalence de la littérature s’accomplit par un processus de démystification. L’ouvrier typographe, inlassablement confronté à de la copie de toute nature et de toute origine, va incarner l’instance par excellence de désenchantement de la littérature. Indifférent face à une littérature dont il connaît les coulisses, le typographe fréquente journellement les écrivains qui viennent apporter leur manuscrit ou leurs épreuves corrigées (d’après nos textes du moins : dans les faits les auteurs ne se déplacent pas forcément eux-mêmes). Les typographes alors perdent peu à peu toute illusion sur le monde des littérateurs, comme le laisse entendre la Physiologie du correcteur d’imprimerie pour le journalisme :

Initié par état à toutes les manœuvres politiques, diplomatiques et financières ; correcteur aujourd’hui aux Débats, demain au Moniteur ou au Siècle ; il sait à quoi s’en tenir sur la fixité des principes de l’un, sur l’exactitude de l’autre, et enfin sur l’esprit d’intérêt général qui préside à la polémique du troisième […] Il connaît l’estaminet d’où émanent tous les secrets d’ambassade et de cabinet ; il est à tu et à toi avec le fabricant de faits-Paris ; le feuilletoniste ne dédaigne pas lui-même de faire quelquefois la conversation avec lui […] le Correcteur voit d’un œil impassible toutes les marionnettes politiques ou littéraires ; il jaugerait, à un millième près, l’éminence d’un homme d’État et la profondeur d’un écrivain accrédité17.

11Un article du Figaro du 9 juin 1864 applique la même idée aux écrivains :

S’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, il n’y a peut-être pas de grand écrivain pour son typographe.
Le premier voit le corps, le second le style en déshabillé.
Le premier dit : — ‘‘il a gagné la bataille de…, mais il a les jambes cagneuses !’’
Le second :— ‘‘son style fait de l’effet, mais je recule devant son orthographe.’’

12Le correcteur, comme le typographe, incarnent la façon dont l’imprimerie se constitue comme un espace d’indifférenciation : non seulement le texte y est ramené à sa simple matérialité, non seulement le style y est oblitéré au profit de l’orthographe, mais encore le monde littéraire tout entier se dévoile aux yeux des employés d’imprimerie. Jules Ladimir, dans l’article qu’il consacre au « compositeur typographe » dans Les Français peints par eux-mêmes, écrit :

Avec les auteurs, le compositeur est presque sur le pied de l’égalité. Il les voit face à face. Pour lui, ils descendent de leurs piédestaux et se montrent avec leurs faiblesses. Le masque tombe, l’homme reste… et souvent le génie disparaît. Les dieux perdent leur auréole quand on est trop près de l’autel. Bien des secrets d’étude, de cabinet, de politique même sont dévoilés au compositeur. Il se prend à rire en voyant le bon public accueillir sérieusement telle nouvelle de journal à la fabrication de laquelle il a pris part. Il a vu la filière, les creusets, les laminoirs par où passe la pensée de M. de Balzac, avant de revêtir cette forme éblouissante que chacun admire et envie. Il sait à quoi s’en tenir sur l’allégation du plus fécond de nos romanciers, lequel, dans la préface d’un de ses beaux ouvrages, prétend ne boire jamais que de l’eau. Il possède le nombre précis des collaborateurs secrets de bien d’autres. Devant lui tombent les voiles de l’anonyme et du pseudonyme. Ces mémoires attribués à de grands personnages défunts, c’est un auteur industriel qui les a inventés. Ces anecdotes du temps de l’empire n’ont jamais eu de fondement que dans une imagination féconde. Ce roman signé d’un nom de femme sort de la plume courtoise d’un homme de lettres18.

13Cette connaissance profonde des coulisses de la création littéraire accorde au compositeur, comme le souligne Ladimir, un pouvoir. Typographe et homme de lettres sont « presque sur le pied de l’égalité ». Moment interstitiel entre création et publication, l’impression est également une zone de contact entre l’art et l’artisanat. Le rapport de forces entre les écrivains et les imprimeurs est traversé par des enjeux de classe. L’accroissement de la valeur symbolique des écrivains et des artistes en général au cours du xixe siècle19 se heurte à la corporation des imprimeurs, pour qui ils sont des clients comme les autres. Cette opposition s’incarne dans les sociabilités entre écrivains et imprimeurs : notre corpus retrace souvent l’arrivée de l’écrivain dans un atelier d’imprimerie. La description de ces lieux insiste sur l’esprit de camaraderie plaisant et hâbleur qui y règne, prompt à la moquerie et à la dérision. Un hiatus s’installe alors entre l’individualité et le sérieux de l’écrivain et la collectivité railleuse des ouvriers. Ladimir scénarise sa propre entrée dans l’atelier :

Donnons-nous la mine d’un auteur, et prenons un air sans façon, car ces messieurs n’aiment pas les étrangers qui viennent, avec un lorgnon enchâssé dans l’arcade sourcilière, les regarder travailler, comme on regarde les singes et les ours20 monter à l’arbre et faire leurs exercices. Souvent ils se donnent le mot pour se livrer aux contorsions les plus bizarres, de sorte que le visiteur se croit traîtreusement amené dans une salle de maniaques ou d’épileptiques21.

14De telle sorte que la blague, associée le plus souvent aux écrivains-journalistes charivariques de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, se retrouve transférée aux employés d’imprimerie, aux dépens des auteurs. Arroseurs arrosés : au tour des écrivains, principaux instigateurs de ce « siècle de la mystification22 » qu’est le xixe siècle, de devenir des Prudhomme tournés en ridicule. Mais au-delà des moqueries dont les écrivains peuvent être victimes dans les ateliers d’imprimerie, c’est le texte, dont le contrôle est cédé aux typographes, qui constitue la pierre de touche du rapport de force. Car le compositeur peut faire office, nous y reviendrons, de second auteur venant modifier le texte pour le corriger et l’améliorer, ou en altérer le sens. L’auteur a donc tout intérêt, pour le bien de son œuvre, à ne pas se comporter en dominant avec le compositeur, ce dont nos textes témoignent à plusieurs reprises. Ainsi dans la Physiologie de l’imprimeur, écrite en 1842 par Constant Moisand :

Il est bon que MM. Les Journalistes se fassent bien venir des compositeurs, car s’ils se donnent des airs de grands seigneurs, leurs articles pourraient bien payer les frais du bon ton […]
Tous les écrivains savent aujourd’hui comment ils doivent se comporter à l’égard des compositeurs, et du reste, ceux qui sont employés à la composition des journaux sont ordinairement les plus capables ; il s’en trouve qui sont assez habiles pour redresser une phrase qui cloche un peu ; si l’auteur n’est pas content, ils l’envoient au diable, et voilà tout23.

15Ladimir énonce une idée semblable :

Lorsqu’un auteur agit bien avec le compositeur, lorsqu’il se met à son niveau, lorsque sa copie, c’est-à-dire son manuscrit, est lisible, l’ouvrage sera soigné, le texte ne sera pas trop déparé par des contre-sens, des lettres retournées, des fautes de français, des mots tantôt trop écartés, tantôt trop rapprochés l’un de l’autre. Le compositeur fera même disparaître des erreurs qu’il est capable d’apercevoir et de corriger. Mais si vous affectez de la morgue à son égard, si vous le traitez du haut de votre grandeur, si votre copie n’est pas mieux écrite que celle de M. Alphonse Karr (qui semble se servir de son terre-neuvien en guise de secrétaire), si votre manuscrit est couvert de ratures, surchargé d’objets, le compositeur se dégoûte et prend à tâche de mal faire24.

16La littérature est à la merci de l’imprimerie, laquelle, non contente de l’uniformiser et de l’indifférencier, la soumet en outre à son pouvoir. Parmi les métiers de l’imprimerie, on trouve celui de correcteur, aujourd’hui passé dans l’édition : ce correcteur va toiletter les manuscrits pour leur faire respecter l’orthographe de l’Académie. Si les textes étudiés, pour la plupart défenseurs de l’imprimerie, vont bien souvent plaindre les correcteurs des fantaisies orthographiques des auteurs, il n’en demeure pas moins que l’uniformisation typographique se double d’une standardisation orthographique.

17Quels sont alors les moyens de « mal faire » dont disposent les compositeurs ? Il s’agit de modifier légèrement les textes afin d’introduire un décalage, un renversement des significations : une forme de la blague.

L’impression carnavalesque ou la poétique typographique

Poétique de la coquille

18La vengeance du typographe rabaissé par un écrivain s’accomplit par la modification farcesque du texte, qui prolonge les quolibets auxquels sont parfois soumis les auteurs dans les ateliers. Le changement d’une lettre va produire un changement de sens considérable. Dans la Physiologie de l’imprimeur s’en trouve un exemple :

On a vu (et cela dernièrement) dans un journal dévoué aux intérêts de tous les ministères passés, présens et futurs, M. Thiers a vendu des services au gouvernement ; c’était tout bonnement une farce du compositeur. Il y avait rendu sur le manuscrit25.

19Jules Ladimir consacre plusieurs lignes à des anecdotes analogues :

Quelquefois involontairement, souvent à dessein, il vous fera dire des choses ridicules. Rapporte-t-on que pendant un discours brillant de M. Viennet, l’émotion de M. Fulchiron était visible, le compositeur se trompe, et on lit risible. Un journal parle-t-il des services que tel honorable peu honoré rend au gouvernement, il mettra vend. Si M. Charles Dupin, après grande dépense d’attendrissement, s’inscrit pour deux francs dans une souscription en faveur des ouvriers sans travail souscription dont, par parenthèse, jamais aucun ouvrier ne voit un centime, l’artiste rancunier composera deux sous26

20La réitération des mêmes coquilles (vend pour rend, omniprésente) signale sans doute que leur existence est avant tout celle des plaisanteries, sans qu’elles aient véritablement existé dans un imprimé. Les coquilles, bien entendu, ne sont pas toujours le fait de l’esprit facétieux et vengeur du compositeur : la plupart du temps, il s’agit de véritables erreurs. Quand elles sont jugées dignes d’être intégrées à des textes comme les nôtres, elles opèrent toujours, toutefois, d’amusants détournements. Dans Typographes et gens de lettres, Décembre-Alonnier fait une liste des misères du quotidien, sous forme d’actions à l’infinitif, que doit endurer le compositeur :

Prendre une explication d’auteur placée en marge pour une correction, et faire d’une phrase qui devrait être ainsi :
« Je vois cet agréable lieu, ces bords riants, cette terrasse… »
la phrase suivante :
« Je vois cet agréable lieu — n’y aurait-il pas moyen de voir quelque chose de plus propre ? — ces bords riants, cette terrasse27… »

21Qu’elles soient dues à un esprit frondeur ou à l’inattention, ces coquilles écrites, reprises dans notre corpus, sont souvent l’occasion de faire de l’étape d’impression le lieu d’un renversement des significations, de l’ordre du trait d’esprit et du jeu de mots. La fonction poétique du langage joue à plein, dans une logique carnavalesque : les compositeurs, en modifiant une partie du signifiant, créent un déraillement du signifié qui va le plus souvent donner au propos un tour satirique et polémique (vend au lieu de rend) ou grivois et blasphémateur (le prêtre retire devant les dames sa culotte au lieu de sa calotte). Voici un exemple, tiré de la Physiologie du correcteur d’imprimerie, à propos d’un certain Flavigny, professeur au Collège de France et victime d’une coquille :

Flavigny fut accusé d’impiété, injurié, soupçonné de mauvaises mœurs pour une faute bizarre occasionnée par la disparition d’une seule lettre. Dans ses observations critiques contre la Bible polyglotte de Lejay, il avait cité ces deux versets de Saint Matthieu : Quid ! vides festucam in oculo fratris tui, et trabem in oculo tuo non vides ? Ejice primum trabem de oculo tuo, et tum videbis ejicere festucam de oculo fratris tuis.
La première lettre du mot oculo (2ème partie du second verset) ayant été enlevé à l’impression, il resta culo, avec ce sens mal figuré : « Et tu ne vois pas une poutre dans ton c…28 ! »

22Dans les textes que nous avons consultés courent une série de coquilles célèbres, la plus citée étant sans conteste celle qui concerne le vers de Malherbe, racontée — entre autres — par Jules Ladimir :

C’est à une faute typographique que l’on doit le plus beau vers de Malherbe. Dans son ode sur la mort de Rosette Duperrier, le poète avait mis :
Et Rosette a vécu ce que vivent les roses, etc.
Il oublia de barrer les t, le compositeur les prit pour des l et écrivit Roselle. À la réception de l’épreuve, au passage en question un éclair subit traversa la tête de Malherbe. Il fit de Roselle deux mots séparés, remplaça l’r capitale par un r bas de casse, et l’on mit en deux admirables vers :
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin29.

23Ici l’auctorialité est conservée à Malherbe ; dans bien des cas où cette anecdote est rapportée, c’est le typographe lui-même qui change directement le vers pour l’améliorer.

Polyphonie et réflexivité

24 L’auteur blagué par les compositeurs est prolongé et relayé par le texte blagué par la composition : le comique est toujours central dans les développements sur les coquilles que l’on retrouve dans la quasi-totalité des textes. Au-delà de cette centralité du comique, se produit également un court-circuitage énonciatif. La manipulation du texte par les compositeurs instaure une polyphonie des voix auctoriales qui introduit du collectif, de la pluralité dans le processus créatif. Le texte, rendu à la matière, se voit conféré une épaisseur temporelle : la distinction entre plusieurs états du texte induite par les différentes étapes qui lui donnent lieu stratifie le texte en plusieurs couches ; la médiation du livre imprimé prétend, par les coquilles, apporter sa part à la conception du texte. Un effet de miroir se met au jour : quand l’impression, d’après nos textes, dé-singularise et uniformise les écrivains et les textes qu’ils produisent, elle s’affiche dans le même temps comme pourvoyeuse d’une plus-value artistique, par le détournement et l’humour. À cela près que le compositeur malicieux qui introduit une coquille ne signe pas : c’est bien d’une création anonyme et collective qu’il s’agit. Hormis les coquilles, réelles ou inventées, pensons aux errata, dans les journaux ou glissés dans les volumes, qui, en renvoyant également à l’élaboration matérielle du texte, participent d’une déconstruction de l’abstraction du texte, démis de son infaillibilité. Un article du Figaro du 21 décembre 1856, prenant acte du dialogisme induit par la réflexivité matérielle, ou médiatique30, fait plaisamment de l’erratum la voie ouverte à une participation du lectorat :

Cette réflexion […] terminera ce long article, dans lequel probablement se sont glissées quelques erreurs involontaires. Les intéressés pourront les signaler : il leur est ouvert, à cet effet, un large

ERRATA

…………………………………………………………………………………………………………………………………

25Les coquilles aussi font exister cette réflexivité matérielle, en manifestant l’empreinte de la technicité et en remettant le support au centre de l’attention. L’imprimerie vient battre en brèche la distinction aujourd’hui coutumière entre la créativité artistique et les contraintes techniques, à une époque où la « littérature industrielle » est perçue comme une gangue empoisonnée d’où la bonne littérature doit s’extraire31. La matérialité du support devient le tremplin d’élaboration d’une poétique de la coquille, où l’erreur permet à des significations subversives et démystifiées de naître. Rien d’étonnant alors à ce que des écrivains aient eux-mêmes joué sur cette mise en scène de l’encodage textuel et sur les potentialités poétiques et ludiques qu’elle permet. Circule par exemple dans notre corpus une « ode à la coquille », dont les versions diffèrent en fonction des occurrences. Sous couvert de dénonciation des erreurs typographiques, ce poème en fait le point de départ d’expérimentations langagières :

ODE À LA COQUILLE
Je vais chanter tous tes hauts faits
Je veux dire tous tes forfaits,
Toi qu’à bon droit je qualifie
Fléau de la typographie.
S’agit-il d’un homme de bien
Tu m’en fais un homme de rien
Fait-il quelque action insigne
Ta malice la rend indigne,
Et, par toi, sa capacité
Se transforme en rapacité.
Que sur un vaisseau quelque prince
Visite nos ports en province,
D’un brave un fameux amiral,
Tu fais un fameux animal,
Et son émotion visible
Devient émotion risible ;
Un savant maître fait des cours
Tu lui fais opérer des tours ;
Il parle du divin Homère ;
Ô sacrilège ! on lit Commère :
L’amphithéâtre et ses gradins
Ne sont plus que d’affreux gredins.
Le professeur cite Hérodote,
Tu dis : le professeur radote :
Puis, s’il fallait s’évanouir,
Tu le ferais s’épanouir.
Léonidas aux Thermopyles
Montre-t-il un beau dévoûment,
Horreur ! Voilà que tu jubiles,
En lui donnant le dévoîment32.

26L’article du Figaro du 2 mai 1839, intitulé « Une collaboration inespérée », raconte l’anecdote d’un employé du Siècle qui laisse tomber dans la rue, devant les bureaux de son journal, le manuscrit du feuilleton du Siècle, Béatrix de Balzac. Les bureaux du Figaro étant situés dans le même immeuble que ceux du Siècle, un journaliste du Figaro raconte avoir ramassé le manuscrit tombé à terre. La majeure partie de cet article qui réactive le topos du manuscrit trouvé est donc consacrée à la restitution d’un feuilleton balzacien tout à fait fantaisiste. Au début de cet article se déploie un procédé comique qui joue sur le nombre de caractères typographiques dont disposent les casses de l’imprimerie :

Nos lecteurs, pour peu qu’ils sachent lire, n’ignorent pas que les bureaux du Figaro sont situés rue du Croissant 16, hôtel Colbert, dans la maison dont une partie est occupée par le Siècle (tirage du journal, édition d’hier, 999 999 exemplaires) : or, - ceci est de notoriété publique, - le Siècle (tirage du journal, édition d’hier, 999 999 999 exemplaires) est exclusivement rédigé par toutes les illustrations de l’époque […]
Depuis une semaine environ, le premier volume de Béatrix est terminé, et la seconde partie n’a pas encore fait la moindre apparition dans le feuilleton du Siècle (tirage du journal, édition d’hier, 999 999 999 999 exemplaires). Quelle est la cause de ce retard ? Est-il vrai […] que les stupides abonnés du Siècle (l’imprimerie Lange Lévy ne possède plus des chiffres en quantité suffisante pour exprimer le nombre du tirage quotidien33).

27De la même manière, l’auteur de Typographes et gens de lettres rapporte l’anecdote suivante, d’après laquelle un journaliste aurait glissé volontairement des coquilles dans son manuscrit, à chaque fois subversives et provocatrices, pour pouvoir, le lendemain, blâmer les typographes de leurs erreurs :

D’autres perfectionnent : ils inventent des fautes à plaisir, pour avoir l’occasion de manier l’anecdote typographique et de faire pâmer leurs abonnés aux dépens des soi-disant balourdises du correcteur.
Ainsi le rédacteur en chef d’un journal, visant à l’esprit, s’amusait à tronquer des mots, à renverser des phrases à dessein dans la copie de petites nouvelles. Le correcteur, quoique souvent fort étonné, par respect pour l’auteur et pour sa copie, laissait subsister le tout dans une sainte intégrité.
Au numéro suivant, on trouvait invariablement, entre filets, une nouvelle annonçant qu’une bévue du correcteur avait fait dire une chose burlesque tout opposée à la chose sérieuse que l’on avait voulu dire. L’anecdote, bien tournée, désopilait les naïfs lecteurs de l’étincelant journal, qui n’avaient pas ri depuis 183034.

28Pour résumer, la coquille, et plus largement la réflexivité matérielle par la référence au processus d’impression, ont plusieurs caractéristiques : poétiquement, elles ouvrent la voie à un jeu sur la matérialité du langage par le renvoi au support ; sur le plan énonciatif elles créent une polyphonie permettant éventuellement de faire passer des messages subversifs en se protégeant, comme le dernier exemple le laisse entendre ;politiquement, elles fissurent la singularité auctoriale en introduisant du collectif, du jeu, du carnavalesque, et en renversant la hiérarchie entre les donneurs d’ordre (les auteurs) et les exécutants (les imprimeurs).

29Les textes pittoresques mettant en scène les rapports entre imprimeurs et gens de lettres font de l’imprimerie l’opérateur d’une désacralisation du texte littéraire qui s’exprime par deux biais contradictoires : d’une part, son uniformisation et sa banalisation, chevillées à une forme de relativisme quant à la valeur littéraire du texte ainsi dégradé en simple matériau  ; d’autre part, une « carnavalisation » venant créer du jeu dans les textes, en désamorcer la signification, créer un décalage tout en les transformant en autant de terrains d’expérimentation poétique.

30En conclusion, une série de nuances s’impose : notons que l’imaginaire et les discours creusent et figent bien souvent les différences, ici entre le monde des lettres et celui de l’imprimerie : les écrivains-imprimeurs sont courants au cours du siècle, de Béranger à Proudhon, en passant par Balzac ou Hégésippe Moreau. Remarquons aussi que les textes étudiés, émanant d’employés d’imprimerie, d’anciens typographes, ont une visée pragmatique : effectuer la défense et l’illustration de l’imprimerie, et cela selon deux logiques. En premier lieu, ils élaborent entre les écrivains et les imprimeurs une relation privilégiée et directe : les autres médiations, au premier chef celle du libraire-éditeur, sont évacuées, et le circuit de création du livre semble se concevoir seulement en deux étapes, la rédaction et l’impression. Le masquage de l’éditeur est intrigant et témoigne sans doute d’une volonté de valoriser l’imprimeur en lui donnant un accès direct et immédiat à l’écrivain : façon, pour nuancer notre propos, de tabler sur le capital symbolique des écrivains, donc d’y rendre hommage. À l’instar des coquilles évoquées, les ouvrages eux-mêmes semblent parfois faire office de revanche des imprimeurs sur des auteurs et des journalistes méprisants. Une anecdote de Typographes et gens de lettres est de ce point de vue significative : un directeur de petit journal ayant tancé l’un de ses rédacteurs dans un atelier d’imprimerie, s’engage entre ce directeur et un compositeur le dialogue suivant : « ‘‘[le directeur] Eh bien ! lui dit-il d’un ton triomphant, comment trouvez-vous que je les arrange ? [le compositeur] — Je trouve que si vous m’en aviez dit le quart, je vous eusse secoué d’importance35 !…’’ » D’autre part, les textes font couramment l’éloge des employés d’imprimerie, en soulignant, nous l’avons vu, la vivacité d’esprit des imprimeurs. Une véritable logique de glorification des compositeurs typographes a cours dans plusieurs textes. Celle-ci est à mettre en lien avec les nombreux éloges de la profession qui foisonnent dans les comptes rendus de banquets des corporations d’ouvriers typographes36. L’extrait suivant, tiré du Livre des Cent-et-un, fait de l’imprimerie et de ses acteurs le foyer principal du progrès de la civilisation (sous l’espèce de la Révolution), et donne du typographe une définition qui n’a rien à envier à celle du génie dans l’Encyclopédie :

Ainsi le typographe n’est étranger à rien du monde intellectuel : on peut dire que toute idée passe par son esprit ; il la recueille, la perçoit, l’élabore à son tour, la revêt d’une expression nouvelle, et la met en circulation dans cette partie de la société qui ne lit pas ou qui lit mal. Placé comme un trucheman [sic] et un messager entre la nation lettrée et la nation ignorante, le typographe a été quinze ans le précepteur du peuple. Si les philosophes et les orateurs ont préparé la révolution, les agents de l’imprimerie en ont hâté l’accomplissement, ils l’ont semée et fait fleurir dans les masses incultes ; et, quand le moment de la récolte est venu, ils ont donné le signal, et mis les premiers la main à l’œuvre37.