Colloques en ligne

Zoé Commère

Le Chercheur de trésors ou le double jeu de la fiction médiatique

1Jumeaux séparés à la naissance comme dans les aventures de Rocambole de Ponson du Terrail, personnages déguisés comme le Fantomas de Souvestre et Allain ou même héros opérés pour accaparer la peau (et l’identité) d’un autre comme Chéri-Bibi…les figures de doubles sont récurrentes dans les romans populaires du XIXe siècle. Mais la dualité est aussi inscrite profondément dans l’ADN du roman feuilleton qui constitue presque toujours un texte double puisque la prépublication médiatique est généralement suivie d’une reprise en volume qui propose un texte plus ou moins remanié. Ce passage d’un mode de publication à l’autre n’engage pas que des questions de support : la forme change (on passe du découpage en livraisons au texte continu du volume), mais aussi la réception (le lectorat visé n’est pas exactement le même du fait du prix du livre) et le sens des textes. C’est cette mutation propre à la Civilisation du journal que permet d’étudier Le Chercheur de Trésors de Gaston Leroux. Il s’agit d’un roman assez étonnant, tant dans son contenu que dans l’évolution du texte. L’intrigue se concentre sur les aventures improbables de Théophraste Longuet, un bourgeois parisien des années 1900, qui découvre par hasard qu’il est la réincarnation du célèbre bandit Cartouche (1693-1721) ; toute sa vie en est bouleversée puisqu’il est comme possédé par l’esprit de son double qui le pousse à rechercher sa fortune cachée et à commettre des crimes. Ce thème du trésor dissimulé est central puisqu’à l’origine, cette intrigue n’était que le support d’un jeu-concours publié dans le journal Le Matin entre le 4 octobre et le 23 novembre 1903. En déchiffrant des indices intégrés à la narration, le lecteur pouvait découvrir des médailles et in fine remporter des sommes importantes décernées par le journal à ces chercheurs de trésors (il s’agissait de sommes importantes, allant de 3000 à 7000 francs, soit plus du double du salaire annuel d’un petit employé de l’époque1). Un tel dispositif médiatique, qui a demandé un grand investissement (financier et logistique) de la part du journal Le Matin, n’a semble-t-il jamais été imité par la suite2. Cette première version du roman a rapidement disparu : en 1904, Gaston Leroux fait le choix de reprendre son texte qu’il a modifié dans un volume intitulé La Double Vie de Théophraste Longuet. Cet hapax littéraire est révélateur des tensions entre deux conceptions concurrentes de la littérature et de l’auteur en régime médiatique : pour le journal, le feuilleton est avant tout un outil publicitaire qui permet de tisser une relation privilégiée avec le lectorat ; mais pour l’auteur débutant qui reprend le texte en volume, le roman est une carte de visite qui le pose en véritable écrivain.

Le feuilleton : un dispositif promotionnel au service du journal Le Matin

Une période de concurrence entre les titres de presse

2La publication du Chercheur de trésors intervient dans un contexte d’expansion de la presse : la période située entre la fin des années 1870 et la première guerre mondiale est souvent qualifiée d’« âge d’or de la presse française » par les historiens3. Les journaux se développent pour des questions techniques (papier à base de bois, impression plus rapide… et baisse des coûts) et pour des motifs politiques (liberté de la presse, lois sur l’éducation qui augmentent le lectorat potentiel : entre 1900 et 1914, le nombre de conscrits illettrés n’est plus que de 5% environ4. La baisse du prix des journaux ainsi que la vente au numéro (qui remplace pour partie le modèle plus onéreux de l’abonnement) entrainent également l’adhésion d’un public populaire appâté par des contenus qui se diversifient et font la part belle aux faits-divers et à la fiction.

3Mais la Belle Epoque voit également ces quotidiens se livrer une forte concurrence pour tenter de fidéliser un lectorat facilement volatil. Or parmi les quatre grands journaux populaires qui dominent le marché en France, Le Matin est à la traine5 : pour augmenter les ventes, son directeur, le redoutable Maurice Bunau-Varilla, adopte une ligne politique opportuniste et mise sur une formule innovante, à l’américaine, basée sur le primat de l’information (surtout à ses débuts) et sur la multiplication de coups médiatiques tels qu’une souscription pour doter la marine française d’un sous-marin, l’organisation de différents défis sportifs (telle que l’expédition automobile Pékin-Matin en 1907) et de jeux variés destinés à ses lecteurs6. La publication du Chasseur de trésors en 1903 s’inscrit parfaitement dans cette logique basée sur l’utilisation du divertissement comme produit d’appel dans Le Matin.

Un battage publicitaire exceptionnel

4 Le feuilleton fonctionne en effet comme un dispositif promotionnel au service du journal, dans le cadre d’une « autopromotion » typique de la presse de l’époque selon l’historien Benoît Lenoble7 qui explique qu’« en faisant jouer les lecteurs qui espèrent en tirer un gain, [les journaux] semblent certains d’augmenter, même provisoirement, leurs ventes ». La publication du feuilleton de Leroux est une opération promotionnelle pour Le Matin : il s’agit d’un évènement monté de toutes pièces par le journal pour faire parler de lui (aucun évènement d’actualité ne sous-tend la publication de ce roman). La publicité qui précède la parution du feuilleton est d’ailleurs très habile : elle commence dès le 17 septembre 1903 et se poursuit presque sans interruption (sauf le 19 septembre) jusqu’au démarrage du feuilleton le 4 octobre. La date exacte de publication du feuilleton n’est d’ailleurs pas indiquée avant le 2 octobre, de manière à inciter les lecteurs à acheter le journal chaque jour pour voir ce qu’il en est. Un tel martèlement publicitaire est inhabituel : généralement, Le Matin n’annonce ses feuilletons qu’une semaine à l’avance en moyenne, et il le fait rarement en première page8. De plus, des articles consacrés au Chasseur de trésors sont publiés presque quotidiennement entre la mi-septembre et la mi-novembre (il s’agit de publicité, de relances à destination des chercheurs, de portraits des trouveurs de trésors…), ce qui constitue une couverture exceptionnelle pour un évènement élaboré et mis en scène par le journal lui-même.

5Le dispositif publicitaire consacré au Chasseur de Trésors se distingue aussi par l’élaboration des arguments utilisés pour attirer les lecteurs : on retrouve une rhétorique hyperbolique tout à fait conventionnelle dans ce type de publicité9, qui met en avant l’amusement qu’offrira « ce feuilleton [qui] ne sera pas seulement un des plus émouvants et des plus passionnants que les lecteurs du Matin aient été appelés à lire » (21 septembre)10 ; elle insiste aussi avec une certaine mauvaise foi sur le caractère didactique du texte présenté comme « une reconstitution historique d'une des figures les plus fameuses de notre histoire » (19 septembre). Mais des arguments plus inhabituels sont également avancés : le journal table explicitement sur l’appât du gain en prenant directement à parti ses lecteurs : « Voulez-vous toucher 25 000 francs en espèces ? » (20, 23, 24 septembre) et en affirmant que « Les lecteurs du Matin peuvent tous toucher 25 000 francs en espèces s'ils lisent Le Chasseur de trésors par Gaston Leroux qui paraitra prochainement dans nos colonnes » (22 septembre). Il s’agit là de publicité sinon mensongère du moins très exagérée, puisque l’ensemble des prix vaut 25 000 francs mais chaque lecteur ne peut toucher que 3000 ou 7000 francs, et que seuls sept lecteurs auront cette chance. Enfin, ces annonces signalent à juste titre l’originalité d’un « roman à vivre » (17 septembre), qui offrira « la prodigieuse aventure [...] de pouvoir découvrir une petite fortune le jour où ils s'y attendront le moins... » (18 septembre), puisqu’il s’agit pour les lecteurs de mettre leurs pas dans ceux de Théophraste Longuet à la recherche des trésors de Cartouche. Le Matin cherche d’ailleurs à attirer un lectorat divers puisqu’il signale que son jeu s’adresse aux « lecteurs de Paris, de la banlieue ou de la province » (2 octobre) « car les lecteurs de la capitale ne doivent pas être les seuls à vivre notre roman » (30 septembre). La publicité consacrée au feuilleton fait donc véritablement feu de tout bois, de manière à toucher un lectorat le plus vaste possible en multipliant les arguments.

Louer le lecteur… pour qu’il achète le journal

6En outre, la volonté de fidéliser le lectorat se lit également dans l’image des lecteurs et de leur relation au journal qui est mise en place au fil du jeu-concours : Le Matin donne une image très flatteuse d’un lectorat populaire perspicace et capable de résoudre toutes les énigmes qui lui sont soumises. Les portraits des « trouveurs de trésors » sont d’ailleurs l’occasion de descriptions très élogieuses de figures populaires :

c'était un très brave homme, M. Jules Balivel, qui, par son flair, avait trouvé le premier une petite fortune, de 3,000 francs; c'est encore un très brave homme, père de quatre enfants qu'il adore, un honnête et laborieux travailleur, M. Pagel, qui par son intelligence et sa ténacité vient de découvrir la seconde petite fortune de 3,000 francs. (17 octobre)

Si ma question n'est pas indiscrète, madame, qu'allez-vous faire de vos 3,000 francs ? Ici, la figure de Mlle Adan se rembrunit un peu.

Ma mère, veuve d'un artiste peintre, a soixante-quinze ans, et elle vit seule. Je lui avais promis, si je trouvais le trésor, de lui en remettre, une grande partie, qu'elle joindra à quelques petites économies dont elle s'est occupée pour nos vieux jours. Etes-vous sa seule fille ?

Oui, monsieur. Pour deux femmes, c'est une petite fortune qui nous arrive. (15 novembre)

7Ces personnages semblent trop beaux et trop proches de types du roman populaire (le bon père, la fille dévouée…) pour être vrais : il y a lieu de penser que les journalistes idéalisent quelque peu leurs lecteurs à des fins commerciales (en tendant un miroir flatteur aux lecteurs, le Matin se met en scène comme le journal des braves gens malins). De plus, tout en renvoyant une image très flatteuse à ses lecteurs, le journal ne renonce jamais totalement à une posture de supériorité quelque peu paternaliste qu’on perçoit bien dans cet extrait d’un article à la Une du 17 octobre : « Lisez-le le feuilleton, amis lecteurs, car il y a encore cinq trésors, dont un de 7,000 fr., à découvrir. Lisez-le attentivement. Réfléchissez avant d'agir. Et quand vous avez réfléchi, partez à la conquête d'une de ces petites médailles qui font toujours deux heureux : celui qui la trouve et le Matin qui la donne. » L’abondance des impératifs et l’insistance sur la munificence du journal qui accorde royalement des cadeaux importants aux lecteurs qui trouvent un trésor caché par les soins du journal place Le Matin dans une posture d’omniscience et presque d’omnipotence à l’égard de son lectorat. Si le journal offre bien une expérience ludique, il serait d’ailleurs erroné de voir dans Le Chasseur de trésors un ancêtre des fictions interactives (sur le modèle des Livres dont vous êtes le héros, par exemple) puisque les lecteurs ne font que se conformer aux indications données par le feuilleton de manière à participer à une chasse aux trésors entièrement contrôlée en amont par le journal.

Une intrigue à la gloire du journal

8 Quant au feuilleton, il assume pleinement son rôle d’outil publicitaire : tout au long du roman, le lecteur découvre des indices et des conseils méthodologiques permettant de découvrir les trésors. Pour cela, le roman met en scène la recherche menée par les personnages, dont on apprend qu’ils se compulsent des plans anciens et en dessinent eux-mêmes, tout comme les lecteurs du Matin si l’on en croit l’article du 28 octobre :

Le musée Carnavalet est depuis quelque temps fréquenté par d'étranges visiteurs. […] Ils s'y entassent, s'y pressent et s'y bousculent., Tous ont le nez levé vers un panneau où s'étale un plan du vieux Paris. Pour mieux voir, ils se dressent sur la pointe des pieds. Même, l'autre jour, on vit l'un d'eux, dont la taille était exiguë, monter sur les épaules d'un autre afin d'examiner, à l'angle supérieur du tableau, un point qu'il ne désignait pas. Et l'un des conservateurs, M. Robiquet, regretta tout haut d'avoir oublié chez lui son kodak.

9Or le feuilleton fait place à plusieurs de ces plans, qui relèvent d’une logique médiatique11 comme le montre cet extrait du feuilleton du 11 octobre :

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10La correspondance entre les articles et le feuilleton est ici frappante et signale l’intégration du roman dans l’univers médiatique qu’il contribue à alimenter. Le feuilleton travaille également à mettre Le Matin en gloire : dans une note de la livraison du 20 novembre, le narrateur (le journaliste Gaston Leroux) fait référence à un article véridique du Matin du 3 avril 1897 qui évoquait un concert dans les catacombes semblable à celui raconté dans le chapitre en cours :

Ayant rencontré dernièrement M. Puybaraud, il l'entretint de la question et lui demanda si, en son âme et conscience, il pensait que M. le commissaire de police Mifroid était capable de raconter un événement impossible. M. Puybaraud lui répondit en son âme et conscience qu'il ne le croyait pas, et il demanda à son tour de quel événement il s'agissait. « D'un concert dans les catacombes » fit l'auteur de ces lignes. « Monsieur, répondit M. Puybaraud, c'est si peu impossible que le journal Le Matin a rendu compte d'un concert semblable à la date du 3 avril 1897 ! (Quelle mémoire des dates a ce M. Puybaraud…)

11Et Leroux de citer en intégralité cet article de 1897 qui n’est pas signé mais qui est vraisemblablement de sa main (reprendre dans ses fictions ses textes de presse deviendra d’ailleurs une des marques de fabrique de Leroux romancier). Ainsi, le contenu du feuilleton se nourrit de celui du journal, qui en sort doublement grandi : Le Matin apparait comme la source d’un discours fiable mais aussi divertissant qu’un roman. Mais surtout, le tout début du roman met en scène l’importance du journal dans la vie de ses lecteurs et en fait le point de départ de l’intrigue : le 4 septembre, on lit : « Sur le point de rendre le dernier soupir, il se souvint qu'il devait quelques heures agréables au Matin, et c'est au Matin, "son organe favori", qu'il résolut de léguer et le secret de sa vie et le secret de ses trésors. » Enfin, en rédigeant son feuilleton, Leroux joue des ressources offertes par son média de diffusion, qui apparait alors comme une source de divertissement de premier ordre. Le découpage du feuilleton est en effet placé au service du suspense, avec des livraisons aux fins énigmatiques telles que : « Nos rêves furent magnifiques, mais de beaucoup dépassés par la surprise inexprimable de notre réveil. » (13 novembre). La sérialité est ici utilisée pour encourager les lecteurs à acheter le journal du jour suivant ; or ce n’est pas systématiquement vrai des autres feuilletons (dont le découpage dépend souvent de la place laissée en bas de page par le reste des articles).

12Avec Le Chercheur de Trésors se révèle la Civilisation du journal en plein rayonnement. En réalité, ce feuilleton donne à voir la puissance d’une machine médiatique qui s’auto-alimente en créant des évènements et en les racontant en continu à la Une pendant près de trois mois, transformant les lecteurs en acteurs et leur offrant ainsi ce « quart d’heure de gloire » qu’Andy Warhol associa plus tard à la modernité.

Le volume : le premier roman d’un auteur qui cherche à s’affirmer comme écrivain

La recherche d’une légitimité littéraire

13La reprise en volume du roman chez Flammarion en 1904 modifie en profondeur le statut du texte. L’auteur est peu présent dans le feuilleton : le nom de Leroux est mentionné dans les publicités et dans l’en-tête des livraisons, mais il ne constitue visiblement pas un argument publicitaire et il est comme effacé pour laisser place au spectacle de la toute-puissance du journal. Sans doute est-ce dû pour partie au statut de Leroux, qui à l’époque n’est connu que comme chroniqueur judiciaire (il a couvert les procès des anarchistes des années 1890 : Vaillant, Ravachol…) et comme reporter (il a accompagné le président Faure en Russie en 189612). Mais c’est aussi lié à la personnalité du directeur du Matin (pour qui les journalistes n’étaient que des « employés », presque des domestiques tout dévoués à leur journal) et surtout à la place subalterne de la littérature dans le quotidien. Seulement, Leroux a des ambitions littéraires (depuis l’enfance, prétendra-t-il dans une interview à la fin de sa vie13), qui se manifestent dès le tout début du feuilleton. L’écrivain débutant souhaite manifestement asseoir sa légitimité littéraire puisque sa toute première livraison s’ouvre sur une citation de Baudelaire :

il était accompagné de sa femme, Marceline, qui était une fort belle femme, blonde et mûre, la « majestueuse enfant » dont parle le poète. Marceline balançait son col « avec d’étranges grâces » ; et, vraiment, je ne trouve rien de mieux à vous dire sur cette aimable personne, pour vous donner la sensation un peu vague mais réelle de son aspect général, que les deux vers de Baudelaire :

Quand tu vas, balayant l’air de ta jupe large,

Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large. 

14Cette citation présente un caractère partiellement ironique puisque le lecteur mesure rapidement le contraste entre la banalité d’un personnage de petite-bourgeoise caricaturale et la citation du poète ; mais elle pose également Leroux en feuilletoniste original et cultivé, capable de dialoguer presque d’égal à égal avec des écrivains de premier plan. Le feuilleton propose d’ailleurs un récit élaboré, qui comporte une certaine complexité littéraire qui passe par l’usage de l’ironie, comme lorsque le narrateur déclare qu’« il ne saurait prendre la moindre jouissance à tremper sa plume dans le sang des blessures aux lèvres fraiches » (29 octobre) avant de décrire avec minutie les tortures subies par Cartouche. Certaines références culturelles, qui vont au-delà des connaissances délivrées par l’école primaire, semblent également correspondre à une tentative de s’adresser à un lectorat plus instruit que le public visé par le jeu-concours du Matin et peuvent être interprétées comme une recherche de légitimité littéraire et sociale : ainsi, lorsqu’il appelle son peuple souterrain les Talpa, du nom latin de la taupe, Leroux fait un clin d’œil aux lecteurs latinistes, c’est-à-dire au public (bourgeois) des lycées auquel il appartient. Dès sa première fiction, Leroux joue sur une double destination à la fois populaire et plus bourgeoise, visant à la fois une reconnaissance économique (que peut lui offrir un succès commercial) et un certain prestige littéraire : on a donc affaire dès le départ à un texte qui souhaite aller au-delà de sa finalité utilitaire de dispositif publicitaire. Cette stratégie, que Leroux reprendra dans ses publications ultérieures (qui fourmillent également de clins d’œil en direction de la culture savante), permettra d’ailleurs à Leroux d’intégrer « l’élite du roman populaire », selon l’expression d’Anne-Marie Thiesse14.

Leroux sur le devant de la scène

15La publication du roman en volume permet également à l’auteur de reprendre la main sur son texte et de minimiser l’influence du journal sur la conception de l’ouvrage. La réécriture de l’avant-propos témoigne de cette dynamique : la version du feuilleton présente le narrateur (anonyme) comme un quelconque journaliste du Matin soumis aux ordres de son directeur :

Au commencement du mois dernier, je remarquai au Matin, dans le salon d'attente du premier étage, un homme tout de noir vêtu […]

Il était assis et avait déposé sur ses genoux un coffret en bois des îles tout orné de ferrures. Ses deux mains étaient croisées sur le coffret. Un garçon de service me dit qu'il attendait là, depuis trois longues heures, l'arrivée de notre directeur, sans un mouvement, sans le bruit d'un soupir.

Notre directeur survint. On demanda à l'homme son nom, mais il ne voulut point le dire. Il affirmait qu'il avait à faire une communication nécessaire. Je fus chargé de le recevoir.

C'est ainsi que cet homme en deuil franchit le seuil de mon cabinet. […]

Monsieur, me dit-il d'une voix éteinte, et lointaine, ce coffret appartient au Matin. Mon ami, M. Théophraste Longuet, m'a donné la mission de vous l'apporter. (4 octobre)

16Dans la version du volume, le directeur disparait et c’est Leroux en personne que demande à rencontrer l’homme en noir :

Certain soir de l’an dernier, je remarquai dans le salon d’attente du journal le Matin un homme tout de noir vêtu, sur la figure duquel je m’arrêtai à lire le plus sombre désespoir. […]

Il était assis et avait déposé sur ses genoux un coffret en bois des îles tout orné de ferrures. Ses deux mains étaient croisées sur le coffret. Un garçon de service me dit qu’il attendait là, depuis trois longues heures, mon arrivée sans un mouvement, sans le bruit d’un soupir.

Je priai cet homme en deuil de franchir le seuil de mon cabinet. […

— Monsieur, me dit-il d’une voix éteinte et lointaine, ce coffret vous appartient. Mon ami, M. Théophraste Longuet, m’a donné la mission de vous l’apporter15.

17Les modifications du texte sont minimes, mais elles témoignent de l’émancipation du l’écrivain vis-à-vis de l’autorité de son journal et de sa reprise en main de son texte. Leroux conteste aussi la suprématie du journal établie par le feuilleton : dans le livre, les indices liés à la quête du trésor sont pour partie supprimés ou résumés et Leroux ne conserve que ceux qui justifient les déplacements des personnages. Il supprime également la plupart des plans ainsi que tous les passages qui orientaient les recherches du lecteur. Mais surtout, pour Leroux, qui n’a alors publié qu’un recueil d’articles, ce premier roman est l’occasion de s’affirmer comme écrivain de plein droit, en livrant au début du roman cet autoportrait des plus flatteurs :

Un trépas précoce et certaines terribles histoires qui seront narrées tout au long dans cette œuvre extraordinaire n’avaient pas permis au défunt de les retrouver. Il me les léguait ainsi que tous les détails et tout le secret de son incroyable vie ; et cela, quoiqu’il ne me connût point, mais tout simplement parce que j’écrivais dans un journal qui avait été « son organe favori ». Enfin, s’il m’avait choisi parmi tant de rédacteurs de ce journal, c’est qu’il me trouvait, non pas plus d’esprit — ce qui m’eût empli de confusion — mais une intelligence plus solide que celle des autres.

18Il souligne également la valeur nouvelle de son texte : « Le lecteur du livre, lui, ne trouvera ici qu’un trésor, mais il est considérable : c’est une pure œuvre littéraire d’une valeur inestimable si l’on songe à tout ce que nous prouvent les documents enfermés dans le coffret en bois des îles 16 ». Ce n’est donc plus un gain financier mais symbolique qui est promis au lecteur du volume ; l’expérience intellectuelle prime désormais sur l’expérience du terrain.

L’écrivain et ses doubles

19 S’il modifie quantitativement assez peu son texte17, il semble que Leroux reprenne la main sur son récit au moment où il le fait publier en volume. La réorientation littéraire qui intervient au moment de la publication du livre passe notamment par une insistance nouvelle sur la problématique du double, qui est désormais affichée dans le titre même du roman. Le double est un motif récurrent des romans populaires mais Leroux fait le choix d’appréhender cette dualité non plus sous l’angle du déguisement ou du quiproquo mais selon une approche psychologique nettement plus originale. La quête de l’identité (ou dans le cas de Théophraste Longuet, de l’autre en soi) se trouve de ce fait au centre du volume, qui délaisse la recherche des trésors qui structurait le feuilleton pour s’attaquer à l’énigme du Moi comme le marquent des passages comme celui-ci :

J’étais fou. Non, je n’ai pas le droit de dire cela. Je n’étais pas fou ; et c’est un grand malheur. C’est pire que si j’eusse été fou.

Certes, j’étais dans une grande surexcitation nerveuse, mais je jouissais d’une entière lucidité. Je crois que je n’ai jamais vu aussi clair, et cependant j’étais dans les ténèbres ; je crois que je ne me suis jamais mieux souvenu, et cependant j’étais dans des lieux que je ne connaissais pas. (p. 502)

20Or la thématique de la dualité est d’actualité dans les milieux scientifiques à l’époque de Leroux, qui renvoie d’ailleurs en note aux travaux de l’école de Nancy et de Charcot (28 octobre ; p. 589) ; mais surtout, elle est éminemment littéraire. Elle s’inscrit dans un héritage romantique que Leroux revendique tout au long de son œuvre et qui correspond à ses gouts en tant que lecteur18 et à ses références en tant qu’auteur (il mentionne d’ailleurs Théophile Gautier dans le roman). Mais l’idée de soi comme un autre renvoie aussi à des œuvres fantastiques contemporaines de Leroux comme Le Horla de Maupassant (1886 ; 1887) ou L’Etrange cas du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson (1886, 1ère traduction française en 1890)… Mettre l’accent sur cette thématique au moment de la publication du livre relève d’une stratégie de légitimation visant à éviter à Leroux d’être uniquement associé au pôle commercial du champ littéraire.

21 Enfin, tandis que dans le feuilleton, la galerie de personnages s’interprète plutôt comme de possibles avatars du lecteur et du trouveur de trésors (en particulier lorsque ces personnages sont érigés en modèles de chercheurs de trésors, comme dans la livraison du 11 octobre citée plus haut), elle apparait dans le volume comme une série de doubles de l’écrivain. Leroux, qui ne s’est pas encore fait un nom comme romancier, semble en effet essayer plusieurs masques à mesure qu’il délègue la plume à Théophraste Longuet, à Cartouche, à son ami Lecamus dont le narrateur moque le style ampoulé, au spirite Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox, au commissaire Mifroid… Ces différents narrateurs permettent au romancier d’introduire de la variété dans l’intrigue, dans le style et dans les visions du monde proposées mais il est aussi tentant d’y lire les hésitations d’un romancier qui fait ses premières armes et qui essaie des postures tant sociales que poétiques : sera-t-il un bon bourgeois conformiste confronté à l’étrange comme Théophraste Longuet et livrant dès lors des récits fantastiques, un aventurier parlant la langue verte comme Cartouche et évoquant ses aventures sordides, un auteur de romancier policier cartésien tenant le « bon bout de la raison » comme le commissaire Mifroid  ? Multipliant les doubles, sous l’égide d’un narrateur goguenard qui prétend n’être que le récipiendaire des récits qu’il rapporte, Leroux ne tranche pas et adopte tour à tour différentes perspectives et différentes voix, dont beaucoup reviendront dans d’autres de ses romans (la première posture rappelle le narrateur du Fantôme de l’Opéra ; la deuxième évoque Chéri-Bibi et la troisième correspond bien aux aventures de Rouletabille). Avec La Double Vie de Théophraste Longuet, Leroux offre d’ailleurs son roman le plus polyphonique — il est d’ailleurs très probable que cette caractéristique témoigne de l’influence de la presse dans la genèse du roman19.

22 Entre la première et la seconde version du texte s’opèrent des mutations limitées mais signifiantes : le texte s’émancipe du journal qui l’a fait naître ; ses attributs littéraires, présents dès l’origine, sont mis en valeur par un apprenti romancier qui cherche à affirmer son autonomie et sa légitimité littéraire. En effet, La Double vie de Théophraste Longuet est un coup d’essai pour Leroux, qui commence avec ce roman sa double vie : d’un côté, il sera l’un des reporters vedettes du Matin ; de l’autre, il sera un romancier à succès prisé notamment des surréalistes20.

Conclusion

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23Texte double, au héros bifrons, d’ailleurs représenté comme tel sur les médailles cachées en guise de trésors par Le Matin, placé tantôt sous l’égide de sa majesté Le Matin tantôt sous celle d’un romancier en herbe qui cherche à faire ses preuves, ce roman rend compte du dilemme de la littérature populaire de la fin du XIXe siècle : elle est tiraillée entre des exigences commerciales (qui n’ont rien de contingent puisque les feuilletonistes vivent de l’argent que leur versent les journaux) et des ambitions plus littéraires, que Leroux n’abandonnera jamais. Cette tension se révèlera toutefois féconde pour de nombreux auteurs dans la mesure où elle a entrainé l’émergence de formes fictionnelles hybrides, qui mêlent littérature et pratiques ludiques telles que ce jeu-concours, ou encore littérature et information comme la fiction d’actualité21 ou le reportage.