Colloques en ligne

Corinne Saminadayar-Perrin

Au risque de l’œuvre. Trajectoires paradoxales des textes au XIXe siècle

Habent sua fata libelli.
(Maxime attribuée à Horace, Ovide, Martial)

1Les livres, gros ou petits, ont leur destin : une métaphore récurrente fait de l’œuvre l’enfant de l’écrivain, promis dès sa naissance à une vie propre, dans une perspective à la fois mimétique et compensatoire. Les premiers vers des Tristes d’Ovide en témoignent :

Va, petit livre, j’y consens, va sans moi dans cette ville où, hélas ! il ne m’est point permis d’aller, à moi qui suis ton père ; va, mais sans ornements, comme il convient au fils de l’exilé ; et malheureux, adopte les insignes du malheur […] Présente-toi hérissé de poils épars çà et là, et ne sois pas honteux de quelques taches : celui qui les verra y reconnaîtra l’effet de mes larmes. Va, mon livre, et salue de ma part les lieux qui me sont chers ; j’y pénétrerai ainsi par la seule voie qui m’est ouverte1.

2Peut-on pour autant appliquer le concept de trajectoire à cette biographie métaphorique des livres ? Le transfert soulève quelques résistances, dues au fait que, comme le roi, l’œuvre au (au moins) deux corps, du fait de son statut allographique2. D’un côté, elle se manifeste nécessairement par l’intermédiaire d’un support matériel : en tant que livre, périodique ou manuscrit, elle a autant de destinées individuelles que d’exemplaires ; l’étude de ces trajectoires spécifiques, concrètement traçables, relève du paléographe, de l’érudit, du dilettante ou du bibliophile. Cette dimension matérielle s’articule au mode d’existence immatériel propre au texte littéraire, indéfiniment reproductible sans que son authenticité ou son aura soient mises en cause : la naissance, le devenir, la mort du texte obéissent à des logiques distinctes de celles qui régissent leur support — c’est ce visage immatériel de l’œuvre qui porte sa valeur esthétique propre, voire sa transcendance artistique. Ce qui explique une forme paradoxale d’immortalité, intermittente, discontinue, trouée.

3D’où deux paradoxes symétriques. La trajectoire d’un texte peut se prolonger bien au-delà de la disparition effective de tous les exemplaires disponibles ; ainsi des œuvres perdues qui continuent de hanter nos bibliothèques virtuelles, comme le deuxième de la Poétique d’Aristote ressuscité par Umberto Eco dans Le Nom de la rose [1984]. Inversement, ce même Aristote, en évoquant une œuvre qui serait à l’épopée ce que la comédie est à la tragédie, préfigure bien avant son apparition le genre romanesque ; dans notre imaginaire culturel, nombre de textes virtuels peuvent se targuer d’une existence propre, non dépourvue d’effets concrets sur l’histoire littéraire.

4L’œuvre littéraire bénéficie ainsi d’une vie avant sa naissance, laquelle se poursuit après une mort qui n’est presque jamais une fin — l’imprimerie ayant conféré au texte des capacités de survie quasiment indéfinies. Ces capacités de résilience et de résurrection ont pour envers une certaine plasticité et fragilité du texte, qui, en régime médiatique, est toujours menacé de se dissoudre, en raison même de son succès, dans les imaginaires et les produits dérivés qu’il suscite. Ces particularités des trajectoires propres aux œuvres littéraires recèlent une part essentielle de leur spécificité ; elles révèlent aussi la menace qui pèse sur leur identité et leur valeur esthétique.

Naître (ou pas) à la littérature

5La publication d’une œuvre ne suffit pas au lancement de sa trajectoire en tant que texte littéraire. La parution d’un livre a en elle-même un potentiel événementiel extrêmement faible, sans compter les aléas de l’actualité susceptibles de renvoyer le texte nouveau-né aux limbes de l’invisibilité : le premier recueil de Théophile Gautier fait partie des victimes de la révolution de Juillet ; le roman des Goncourt En 18.. compte au nombre des dégâts collatéraux du Coup d’État du 2 décembre 1851. Certaines spéculations malencontreuses de libraires-éditeurs incapables ou véreux condamnent non moins sûrement une œuvre. Le roman de Lucien de Rubempré, initialement intitulé L’Archer de Charles X, perd son nom et toute chance de succès dès sa parution : « [L’éditeur] avait vendu cet ouvrage en bloc à des épiciers qui le revendaient à bas prix au moyen du colportage. En ce moment le livre de Lucien garnissait les parapets des ponts et des quais de Paris3. »

6Pour contrer ces menaces d’engloutissement immédiat, le recours à la camaraderie4 et au tam-tam des sociabilités littéraires5 s’avère indispensable. Le puffisme littéraire s’impose et se perfectionne dès les années 18306, à la faveur de l’entrée de la France dans sa première ère médiatique de masse. La préface au vitriol de Mademoiselle de Maupin propose un programme de choc pour lancer le roman :

C’est aujourd’hui et non hier ou demain que l’on met en vente l’admirable, l’inimitable, le divin et plus que divin roman du très célèbre Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, que l’Europe et même les autres parties du monde et la Polynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s’en vend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent de demi-heure en demi-heure : on en est déjà à la dix-neuvième. Un piquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient la foule et prévient tous les désordres7.

7Près de cinquante ans plus tard, en 1879, les débuts de Nana témoignent de sensibles progrès dans la spectacularisation médiatique d’un événement éditorial. Pendant que le Voltaire tambourine à coups d’entrefilets la prochaine publication en feuilleton de « la suite de L’Assommoir8», une campagne d’affichage sans précédent allume la curiosité des Parisiens : « Ce nom [Nana] est à l’infini sur les murs de Paris. Cela tourne à l’obsession et au cauchemar9. » L’incipit du roman, avec ses énormes affiches répétant le nom de Nana devant le théâtre des Variétés, met en abyme ce lancement tapageur : l’actrice inconnue et le roman qui porte son nom entament la même trajectoire triomphante et scandaleuse.

8Une fois le public empoigné, il n’est même plus nécessaire que l’œuvre paraisse (ni même qu’elle soit écrite) pour qu’elle entame une trajectoire ascendante, et garantisse une réelle notoriété à son auteur. Les Jeunes-France se font une spécialité de cette gloire inédite : « Jules Fabre doit sa célébrité à l’annonce sur la couverture des Rhapsodies de Pétrus Borel de l’Essai sur l’incommodité des commodes, ouvrage qui n’a jamais paru et peut rejoindre sur les catalogues fantastiques […] le traité : De l’influence des queues de poisson sur les ondulations de la mer, d’Ernest Reyer10. » Encore ces titres drolatiques affichent-ils la supercherie ; c’est au contraire avec un imperturbable sens stratégique que certains néo-entrants lancent en avant-garde toute une œuvre virtuelle : « Il a un roman en train, un poème en train ; il a lecture pour un drame qu’il ne manquera pas de faire ; il va avoir le feuilleton d’un grand journal, et j’apprends qu’un éditeur à la mode est venu lui faire des propositions. Son nom est déjà sur tous les catalogues11. » Les amis journalistes du beau Lucien théorisent ces méthodes médiatiques perfectionnées ; ils vendent L’Archer de Charles IX comme le premier tome d’une collection : « Ces romans seront annoncés sur la couverture. Nous appelons cette manœuvre forcer le succès. On fait sauter ses livres sur la couverture jusqu’à ce qu’ils deviennent célèbres, et l’on est alors bien plus grand par les œuvres qu’on ne fait pas que par celles qu’on a faites12. »

9La méthode, d’ailleurs, s’avère efficace ; Pétrus Borel connaît sa plus grande gloire avant la publication des Rhapsodies : l’aura de l’œuvre à venir fait de lui, par avance, un « grand homme […] — fier de son génie13. » Sans doute eût-il mieux valu, pour le livre et son auteur, que le recueil ne paraisse jamais, comme l’essai de Jules Fabre (ou, à en croire Gautier, La Pucelle de Chapelain14). D’ailleurs, les œuvres encore inexistantes voir définitivement virtuelles exercent une action très concrète sur l’histoire culturelle : « On savait que le glorieux Chapelain faisait une épopée ; et l’ouvrage, bien qu’inédit, était regardé comme le suprême effort de l’esprit humain ; tous les poètes de suivre l’exemple du poète en vogue, et de se tourner à l’héroïque15. »

10« Voici le titre ; l’œuvre que tu veux est dedans… » Peut-être les œuvres inexistantes, par leur virtualité même, exercent-elles une puissance de séduction démultipliée. Soulignant un passage censuré par d’insistantes lignes de points, l’auteur des Jeunes-France suggère que ces trous dans le texte sont peut-être ce qu’il recèle de plus passionnant : « Je me propose de restituer tous les passages scabreux et inconvenants dans une nouvelle édition, et de les rassembler à la fin du volume, comme cela se pratique dans les éditions ad usum delphini, afin que mes dames n’aient pas la peine de lire le reste du livre, et trouvent tout de suite les endroits intéressants16. » L’auteur ménage savamment ces effacements érotiques de l’œuvre, et la pare de « ces préfaces qui contiennent un volume en quelques pages17 », en attendant la disparition complète dudit volume :

J’espère que [la préface] tiendra la moitié du volume ; j’aurais bien voulu qu’elle le remplît tout entier, mais mon éditeur m’a dit qu’on était encore dans l’habitude de mettre quelque chose après, pour avoir le prétexte de faire une table. C’est une mauvaise habitude ; on en reviendra. Qu’est-ce qui empêche de mettre la préface et la table côte à côte, sans le remplissage obligé de romans ou de contes ? Il me semble que le lecteur un peu imaginatif supposerait aisément le milieu, à l’aide du commencement et de la fin ; sa fiction vaudrait probablement mieux que la réalité18.

11De fait, quel texte réel pourrait lutter contre les magiques attraits de l’œuvre virtuelle ? Telle pièce de Nerval, réduit aux « répliques de drame taillées et numérotées comme des pierres de taille attendant leur place dans l’arc de voûte19 », ouvre sur l’infini du songe ; le « beau roman [qu’]on eût pu faire20 », à partir de l’histoire du chevalier de Bucquoy, a tous les charmes chimériques que lui prête les rêveries du narrateur — et de son lecteur.

Morts et résurrections : Lazares en papier

12Les livres fantômes, encore à naître ou à jamais virtuels, peuvent prétendre à une trajectoire bien réelle dans le champ littéraire ; inversement, la mort d’un livre n’est jamais qu’une période de latence d’une durée indéterminée, dans l’attente d’une résurrection qui vaut parfois pour renaissance. Le poème de la Magdelaine, chef-d’œuvre du père Pierre de Saint-Louis, « était d’abord resté dix ans dans la boutique du libraire sans qu’il s’en fût débité un seul. — Le libraire, désespérant de s’en défaire et ayant besoin de la place que l’édition occupait, allait le faire passer chez l’épicier, quand tout à coup des acheteurs se présentèrent en si grand nombre qu’elle fut bientôt entièrement épuisée21. » La même destinée est promise au roman de Lucien de Rubempré ; un libraire avare et patient conserve avec soin son stock : « Plus tard, en 1824, quand la belle préface de d’Arthez, le mérite du livre et deux articles faits par Léon Giraud eurent rendu à cette œuvre sa valeur, Barbet vendit ses exemplaires un par un au prix de dix francs22. » Il revient souvent aux écrivains de l’avenir d’exhumer ces livres enfouis dans les cimetières que sont les arrière-boutiques des libraires, les caves des imprimeurs (Une saison en enfer), les caisses de bouquinistes ; l’auteur des Grotesques dresse son autoportrait en « hyène littéraire » s’en allant « déterr[er] les cadavres de poètes23 », ceux que l’oubli a engloutis comme Scalion de Virbluneau, ou qu’une révolution culturelle a condamnés à mort et exécutés — illustre victime de la Terreur classique, Ronsard se trouve réhabilité par Sainte-Beuve.

13Même des textes restés manuscrits et ensevelis dans l’oubli peuvent connaître une nouvelle naissance, favorisée par un contexte culturel porteur. Dans Les Faux-Saulniers, Nerval, à qui un décret récent interdit le roman-feuilleton, offre à ses lecteurs les Mémoires d’Angélique de Longueval « d’après [un] cahier jauni, entièrement écrit de sa main, qui est peut-être plus hardi, étant d’une fille de grande maison, que les Confessions mêmes de Rousseau24. » Le texte est malicieusement littérarisé, modernisé et fictionnalisé par un usage savant des « coupes » à suspens25, que l’on retrouve dans le « drame effrayant » tiré des archives de la Préfecture de police (« Affaire Le Pileur »). Archives et bibliothèques sont des réservoirs de littérature potentielle, toujours susceptible d’actualisation — la métamorphose s’opérant souvent a minima (changement de support, travail sur les coupes et le chapitrage, discours d’escorte).

14Cette relance de trajectoires suspendues, voire avortées, bouleverse la sage linéarité des chronologies, et recompose une histoire littéraire alternative, radicalement renouvelée. Au lendemain du succès mondial des Mystères de Paris, Nerval découvre dans l’œuvre de Restif de la Bretonne le premier roman-feuilleton des bas-fonds — à l’évidence, les Nuits de Paris sont un plagiat par anticipation26 d’Eugène Sue (jusque dans leur format XXL) :

C’est ce même procédé de récit haletant, coupé de dialogues à prétentions dramatiques, ces enchevêtrements d’épisodes, cette multitude de type dessinés à grands traits, de situations forcées, mais énergiques, cette recherche continuelle des mœurs les plus dépravées, des tableaux les plus licencieux que puisse offrir une capitale dans une époque corrompue, le tout relevé abondamment par des maximes humanitaires et philosophiques et des plans de réforme27.

15Quant au naturalisme, n’en déplaise à Brunetière, il n’est nullement le produit d’une médiatisation de masse condamnant les écrivains à l’universel reportage ; on en trouve un proto-exemple avec le Satyricon de Pétrone, « ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de la vie romaine […] cette histoire sans intrigue, sans action28 » qu’admire tant Des Esseintes. Théophile Gautier souligne avec malice le « côté Byron » de François Villon29 ; quant à son alter ego, Théophile de Viau, il « a commencé le mouvement romantique30 ». Une histoire littéraire inédite s’impose, traversée de failles et de recouvrements. L’académicien Nisard lui-même en est, contre toute attente, l’un des acteurs, lorsqu’il attaque les novateurs romantiques à travers Lucain et consorts — c’est d’ailleurs dans Les Poètes latins de la décadence [1834] que Huysmans puise, à rebours, les éloges que son héros prodigue aux écrivains « tardifs » qui composent son idéale bibliothèque !

16L’onde de choc que produisent les révolutions culturelles reconfigure l’histoire littéraire, et ressuscitent des œuvres jusque-là englouties. Inversement, le succès et la surexposition de certains textes les vouent paradoxalement à la dissolution par dissémination ou par exténuation. Dès qu’un ouvrage s’impose auprès du public, il « fait éclore un cycle d’œuvres du même genre » : « Chaque époque a un poème ou un roman en vogue dont il se tire de nombreuses contre-épreuves31 », lesquelles finissent par brouiller la spécificité et la force de rupture propres à l’original. Autre procédé de recyclage : les œuvres à succès se trouvent démembrées et réutilisées dans des contextes variés. « Vous voulez faire un livre ? prenez plusieurs livres ; ceci diffère essentiellement de la Cuisinière bourgeoise32 », conseille Gautier aux néophytes désireux de « percer » rapidement. Enfin, les adaptations, illustrations, réécritures, changements de support et transferts culturels, parfois à l’échelle mondiale (ce fut le cas des Mystères de Paris), dissolvent le texte dans un ensemble d’imaginaires culturels et sociaux qui, paradoxalement, recouvrent l’œuvre originelle.

17À ces menaces d’émiettement voire de disparition du texte, s’ajoute un effet collatéral de la médiatisation et de la spectacularisation de la vie littéraire : l’histoire littéraire tend à reléguer au second plan les œuvres au profit d’une focalisation sur ses produits dérivés. « Nos poésies, nos livres, nos articles nos voyages seront oubliés ; mais l’on se souviendra de notre gilet rouge33 », note Gautier plus de quarante ans après la bataille d’Hernani. Ce gilet emblématique a lui-même une trajectoire fictionnalisée. On assiste à sa naissance dans Les Jeunes-France : « Les deux amis […] agitèrent entre eux un plan de gilet sans boutons et imitant le pourpoint34. » On l’admire sur les épaules d’un « jeune merveilleux », romantique militant : « Un habit de coupe singulière, hardiment débraillé et doublé de velours, laissait voir un gilet d’une couleur éclatante, et taillé en manière de pourpoint35. » Le diable 1830 est un dandy arborant lui aussi « un gilet de velours rouge taillé en pourpoint36 ». Encore le gilet rouge a-t-il valeur métonymique, esthétique et symbolique : mais que penser des « biscuits en forme de têtes de cochon reproduisant [le portrait de Zola] et celui de son héroïne Nana, vendus sous le nom “Elle et lui” à la Foire du trône autour de 188037 » ?

Restaurer l’aura de l’œuvre

18Au XIXe siècle, la trajectoire de l’œuvre s’avère tributaire des usages et pratiques qu’elle autorise, mais aussi de la médiatisation croissante du champ culturel, qui induit des logiques et des hiérarchies dangereuses pour le statut d’œuvres d’art que revendiquent les textes littéraires. D’où, chez maints écrivains, le désir compensatoire de conférer aux œuvres un authentique statut de sujet, pour leur conférer une maîtrise métaphorique et symbolique de leur trajectoire.

19L’imaginaire de l’écrivain-critique confond ainsi volontiers le livre et son auteur, ce transfert faisant de l’ouvrage une personne et un personnage. Scalion de Virbluneau, enfoui par l’histoire littéraire dans le plus profond oubli, surgit en gilet rouge dans l’actualité littéraire des années 1830 : « Quant à l’extérieur physique, s’il n’est pas des plus brillants, il n’est pas non plus mal partagé. Son livre a une figure assez honnête et prévenante ; c’est un petit in-18 habillé en rouge, avec quelques restes de dorure sur le dos » — bref, un ouvrage coquet et élégant, qui « devait tenir assez bien son rang dans les oratoires des belles jeunes dames du XVIe siècle38», tout comme son galant auteur.

20Ainsi métamorphosé, le livre est prêt à devenir le héros d’un récit, entre histoire littéraire fantasmée, enquête de terrain et dérive fictionnelle. Dans Les Faux-Saulniers, le narrateur se met en quête d’un ouvrage « noté […] comme rare39 », dont il entend réincarner et ressusciter le texte sous forme de feuilleton ; le livre relate les aventures de l’abbé de Bucquoy, et notamment son évasion de la Bastille — on songe à M. de Beaufort s’évadant du donjon de Vincennes, dans Vingt ans après [1845]. Au fil du récit, le livre prend corps et devient personnage : « L’abbé de Bucquoy finira par se retrouver », promet le narrateur, qui n’épargne pas ses efforts de limier : « Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes leurs formes » — comme l’ont fait avant lui les enquêteurs de la Préfecture de police, ainsi que l’attestent les archives : « Qu’est-ce que l’on ne peut trop ? — Chercher l’abbé de Bucquoi, sans doute… / C’était aussi mon avis40. » Hélas, le fugitif a savamment brouillé les pistes : voilà qu’il aurait fait « un voyage de seize années aux Indes », à moins qu’il s’agisse d’un imposteur, « un faux Bucquoy — qui se serait fait passer pour l’autre ? […] Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme41 ? » La trajectoire fuyante du livre renvoie à celle de son auteur, le mystérieux abbé de Bucquoy, dans un contexte de répression et de censure qui fait écho à « l’état de terreur inexprimable » que les lois de 1850 font peser sur la presse.

21Cette héroïsation de l’objet-livre personnifié vise à restaurer l’aura menacée de productions désormais indéfiniment reproductibles sur des supports à bon marché, à péremption rapide : « On broche en trois semaines un volume qu’on lit en une heure et qu’on oublie en un quart d’heure42. » À quoi s’ajoute la précipitation d’un rythme médiatique accéléré, qui raccourcit et ampute drastiquement la destinée des œuvres : « Au temps où il n’y avait pas de journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours, et une première représentation six mois43. » Comme le chroniqueur, l’homme de lettres écrit désormais sur le sable que lave quotidiennement l’actualité journalistique.

22D’où, en réaction, l’inquiétude devant la fragilité précieuse du livre, et la nécessité de le préserver. Même à l’ère de l’imprimé, maints ouvrages anciens sont menacés de vol ou de destruction ; la bibliothèque est paradoxalement un espace périlleux pour ses hôtes, en raison des usagers qui « sont, en majorité, dangereux pour l’existence et la conservation des livres44. » Les réserves elles-mêmes ne sont pas à l’abri des contrecoups de l’histoire, et des politiques culturelles pourtant censées les protéger :

Ah ! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de Saint-Germain-des-Prés, — à cause des rats… On en a signalé d’espèces nouvelles sans compter le rat gris de Russie venu à la suite des cosaques. Il est vrai qu’il a servi à détruire le rat anglais ; mais on parle à présent d’un nouveau rongeur arrivé depuis peu. C’est la souris d’Athènes. Il paraît qu’elle peuple énormément, et que la race en a été apportée ici par l’université que la France entretient à Athènes45

23La rareté (voire l’unicité) et la fragilité de certaines œuvres leur confère une valeur intrinsèque, qui ne concerne pas seulement le fonds ancien ; dès le tournant de 1830, la jeune génération romantique valorise l’individualisation de l’objet-livre, afin de conjurer les risques d’industrialisation et d’indistinction qui menacent l’œuvre comme objet d’art. Gautier rêve ainsi mélancoliquement sur « un exemplaire de Feu et flamme avec une dédicace autographe de l’auteur46 », désormais perdu — ou en fuite, comme l’abbé de Bucquoy. En une période où la bibliophilie (et la bibliomanie) sont en plein essor, les manuscrits autographes de la grande période romantique deviennent, dès le second Empire, d’impérieux objets de désir, souvent à l’instigation des premiers intéressés47. Inversement, Des Esseintes transforme en œuvre d’art unique la poésie de Baudelaire, lorsqu’il expose dans sa bibliothèque « un merveilleux canon d’église, aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contenant, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d’admirables lettres de missel et de splendides enluminures, trois poèmes de Baudelaire48. »

24Ainsi transfigurée (ou plutôt révélée) par son incarnation artistique, l’œuvre littéraire, malgré son statut allographique, peut prétendre au même type de trajectoire qu’un tableau ou une statue. Le livre, conçu comme unique et irremplaçable, devient la matérialisation de l’originalité et de l’individualité du texte ; il permet une relation esthétique proche du coup de foudre et de l’extase érotique — chaque lecteur fantasmant une trajectoire privée et amoureuse de l’œuvre, venue doubler et racheter sa dimension publique. Voici l’Après-midi d’un faune métamorphosée en

[une] minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi blanche qu’un lait caillé, était fermée par deux cordons de soie, l’un rose de Chine, et l’autre noir.
Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait la tresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupçon de fard japon ais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l’antique blancheur, sur la candide carnation du livre49.

25L’entrée de la France dans sa première ère médiatique de masse, ainsi que l’industrialisation de la production éditoriale et culturelle, modifient en profondeur la définition de l’œuvre littéraire au XIXe siècle. Sa trajectoire dépend désormais de stratégies publicitaires décomplexées et de réappropriations multiples, lesquelles menacent la dimension artistique et esthétique du texte, voire l’annihilent comme tel. À ces menaces, les écrivains répondent par des dispositifs compensatoires d’urgence. L’obsolescence rapide des œuvres en régime médiatique est réparée par la résurrection d’ouvrages oubliés, à qui l’actualité permet une nouvelle naissance et une trajectoire inattendue au sein d’un champ littéraire en perpétuelle reconfiguration. Si la civilisation du journal et la surproduction éditoriale à vil prix menacent la valeur intrinsèque des textes, celle-ci se trouve réaffirmée lorsque le travail du relieur et du bibliophile transfigure et sublime chacun d’entre eux en objet d’art. Cet effort de personnification vise à rendre au texte, par son incarnation livresque, une trajectoire fantasmatiquement individualisée, matérialisant l’originalité radicale de l’œuvre et l’intimité de la relation esthétique.