Colloques en ligne

Gaspard Turin

De la liste à la table des matières et retour. L’exemple de Pierre Senges

1De quoi est faite une table des matières et quelle sont ses fonctions dans la littérature ? Pour tenter de répondre, en deux temps et en partie seulement, à ces vastes questions, je mobiliserai tout d’abord quelques travaux d’obédience théorique, puis j’en observerai les conséquences pratiques chez un auteur français contemporain, Pierre Senges, dont les romans se prêtent bien à un tel exercice.

2Si l’on en croit Georges Mathieu, la table des matières serait constituée de deux listes, « une liste de fragments » et « une liste de chiffres »1. Mais il faut immédiatement ajouter que ces deux listes entretiennent un rapport bijectif : à chaque élément de l’une correspond un seul élément de l’autre. Au double vecteur vertical correspond une série de vecteurs horizontaux. Cette spécificité appelle à envisager en première instance le problème sous l’angle du tableau plutôt que de la liste. À ce propos je prendrai comme base de travail les réflexions de l’ethnographe Jack Goody, puis de ses héritiers·ères, afin de comprendre comment un tableau peut être appréhendé et lu. En effet, une telle lecture conditionne, à mes yeux, celle d’une table des matières.

Ethnographie de la lecture (de tableau)

3Dans son ouvrage fondateur, La Raison graphique, Goody définit le tableau comme « une matrice de colonnes verticales et de lignes horizontales2 », c’est-à-dire comme une structure géométrique qui précède et conditionne sa structure sémiotique. Goody considère le tableau comme un instrument d’observation simplificateur et réducteur du monde. Par la suite, en réintroduisant le langage dans la structure, il précise : « le mythe aussi bien que le tableau proviennent d’une élaboration délibérée et littéraire de la vision du monde des acteurs, ils sont fonction de l’exigence d’ordre de l’ethnographe […]3 ». S’il est dubitatif quant à la valeur de scientificité accordée d’ordinaire au tableau, c’est parce qu’en tant qu’outil ethnographique celui-ci ne rend pas justice à la parole orale, qu’il instrumentalise : « Par ces simplifications, on produit un ordre superficiel qui est évidemment bien plus le reflet de la structure matricielle utilisée que de la structure de l’esprit (ou d’un esprit) humain […]4 ».

4Les réserves de Goody ont une fonction dans son argumentaire personnel (dont Lévi-Strauss est la cible principale) : réduire les enregistrements ethnographiques des discours à des tableaux, c’est être infidèle à la parole observée. Chez lui, la fonction de mise en ordre se double d’un constat de défaillance conceptuelle par simplification. Tout élément inclus dans le tableau est forcément astreint à une double propriété, ce qui le maintient dans sa case et l’y inféode ; d’autre part comme un tableau doit pouvoir remplir un maximum de ses cases pour proposer une interprétation pertinente du phénomène qu’il schématise, l’ethnographe qui en fait usage court le risque de rendre artificielles ou fortuites ses observations.

5En affinant sa typologie quelques années plus tard, Goody établira une différence entre le mot, la liste, la table et la matrice, selon un principe de différenciation spatial-typographique du plus simple au plus complexe, mais surtout en ce que leur complexité grandissante correspond à un éloignement de la « structure syntaxique du discours oral5 ». Par ailleurs, si la « table » y est décrite comme « une forme binaire de liste », elle est pourtant « à peine séparable »6 de la matrice, laquelle est un tableau à double entrée, en d’autres termes une table dont le nombre de colonnes et de lignes est pluriel. Mais cette pluralité est mal définie. En fait, la séparation entre la table et le tableau est ténue parce que la table présente déjà la logique du tableau.

6Walter J. Ong va un peu plus loin, en déclarant que le tableau « représente un cadre de pensée plus éloigné encore de l’oral que la liste en termes de processus noétique » et que l’usage du tableau est « moins le résultat [d’une culture] de l’écrit que de celle, intériorisée, de l’imprimé7 ». Cela implique une violence faite à la linéarité du discours oral, comme à tout texte qui reproduirait cette linéarité : la lecture d’un tableau nécessite par rapport à celle-ci de changer radicalement l’appréhension de l’objet écrit, au point de contrecarrer la lecture cursive. De telles remarques sont confirmées par l’opposition fréquente entre lecture ordinaire et lecture de tableau, opposition qui renvoie ce second type de lecture à une impossibilité pratique. Umberto Eco en témoigne par exemple, pour qui le « Lecteur Modèle » du tableau serait un lecteur particulier, doué de facultés computationnelles qui, en l’éloignant de l’humain, le rapprocherait de la machine :

Proust pouvait lire l’horaire des chemins de fer et retrouver dans les noms des localités du Valois les échos doux et labyrinthiques du voyage de Nerval à la recherche de Sylvie. Mais il ne s’agissait pas d’interprétation de l’horaire, c’était l’une de ses utilisations légitimes, presque psychédéliques. L’horaire, quant à lui, ne prévoit qu’un seul type de Lecteur Modèle, un opérateur cartésien orthogonal doué d’un sens aigu de l’irréversibilité des successions temporelles8.

7L’ironie à l’œuvre dans cette dernière formule rappelle, au passage, une planche de Gotlib, chez qui, plutôt que le cyborg, c’est le « mutant », cet « être magnifique »9 qui est capable de lire le tableau :

img-1-small450.jpg

8Ces deux exemples permettent de constater la perception ordinaire d’illisibilité, ou du moins la différence profonde d’appréhension cognitive, entre l’information disposée de manière tabulaire, et le discours linéaire, à l’énonciateur situé.

9Mais poursuivons encore un instant notre historique de l’ethnographie de la lecture. En 2006, Dominique Lahanier-Reuter, qui relit et synthétise Goody, présente le tableau comme fournissant « une référence figée » et une « mise en forme standardisée »10. Elle reprend la dénonciation d’une « mise en forme tabulaire comme facteur de la réduction de notre compréhension du monde » et poursuit avec une question : « le tableau est-il une forme de prison11 ? » La réponse est négative, selon elle, puisque les tableaux « ne se lisent pas tous de la même manière »12. Il y aurait en fait confusion entre une lecture individuelle possible du tableau, qui ne tiendrait pas compte de l’ensemble des informations qui y figurent, et l’économie cognitive particulière du tableau dans sa conception globale, qui prévoit en un seul document toutes ses lectures possibles. Elle conclut son article en ces termes : « La structure d’un tableau peut se décliner à partir de celles des listes qui y figurent, l’élaboration d’un tableau peut surgir de réorganisations de listes »13.

10Pour bien saisir cette lecture alternative du tableau, il faut comprendre que le regard porté par Goody sur la liste et le tableau est un regard biaisé par une double perspective, linguistique et historienne. La fonction de la liste et du tableau pour lui sont similaires, en ce qu’elles promettent une mise en ordre, et non une créativité. À l’aube de la civilisation écrite, au 4e millénaire av. J.-C. en Mésopotamie, l’apparition de l’écriture sous formes de listes et de tableaux est le signe d’une complexification de la société ; celle-ci ne peut plus se permettre de faire reposer sur la mémoire de ses individus les contenus de ses greniers, ses prises de guerre, l’état de ses cheptels ou de ses finances — en somme, sa comptabilité. Elle externalise sa mémoire. Ses listes et ses tableaux sont essentiellement des inventaires de magasins, des reconnaissances de dettes. Les items de ces listes sont intimement liés à leurs référents.

11L’historien Goody, qui considère que la littérature écrite n’apparaît qu’après la comptabilité, celle-ci rendant possible celle-là, l’emporte sur le linguiste : pour lui, la liste est une liste fermée. C’est la raison pour laquelle elle mène naturellement au tableau, lui aussi fermé, encore plus — fermé au carré, pourrait-on dire. Une telle clôture est indissociable de l’ambition de totalité symbolique auquel l’ethnographie traditionnelle associe le tableau. Au regard total sur le tableau s’ajoute donc logiquement une forme de totalitarisme, notamment de lecture. Pour Goody, un tableau se lit selon une mobilisation simultanée de tous les vecteurs de lecture qu’il propose (c’est dire s’il présente peu de gages de lisibilité effective) :

img-2-small450.png

12Cette image14 traduit bien la métaphore geôlière de Lahanier-Reuter. Une telle lecture serait holistique, pure rationalisation de la pensée afin de la faire correspondre à un espace synoptique. Or la liste, pour peu qu’on en considère la pratique effective et actualisée en dehors des logiques mésopotamiennes, n’est pas toujours fermée, n’est pas toujours signe d’ordre. Elle peut très bien être incomplète, non terminée, se solder par un « etc. », contenir des intrus, être extrêmement longue, être infinie — en bref, présenter une ou plusieurs qualités d’ouverture. Voire, lorsqu’elle se présente comme accumulation fatrasique, promouvoir le désordre : c’est le malaise qui étreint Foucault au moment de préfacer Les mots et les choses lorsqu’il commente la liste loufoque de « l’encyclopédie chinoise » citée par Borges : « Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela15. »

Un jardin aux sentiers qui bifurquent

13Une liste ouverte présente aussi l’intérêt de suggérer un mode de lecture très actif. On se souvient que les théoriciens de la lecture (Eco, Iser) font des indéterminations du texte — ses blancs, ses implicites — le moteur de son interprétation. Avec la liste, du fait de sa structure qui mobilise l’asyndète et la parataxe plutôt que les conjonctions du discours ordinaire, ces blancs prennent plus d’importance et se déportent aussi sur la lecture du tableau.

14Lorsque Lahanier-Reuter exporte cette ouverture de lecture au tableau, elle envisage la possibilité d’une lecture autre que celle prévue par l’institution qui l’a produite, en l’occurrence, pour « Les signes du zodiaque et leurs associations », l’institution scientifique qui émet ce tableau à des fin de saisie globale des rapports entre le corps, l’esprit, le monde physique et métaphysique. Mais d’autres lectures sont possibles, comme elle le signale. Le tableau permet des chemins de lecture individuels, il est, pour reprendre le titre d’une célèbre nouvelle de Borges, un « jardin aux sentiers qui bifurquent16 ». Si je reprends ce tableau et que je tente de m’y frayer un sentier personnel, voici ce que j’obtiens :

img-3-small450.png

15Je pars de mon signe du zodiaque, le Bélier, qui ne se trouve pas au début du tableau d’ailleurs. Y revenant, je me demande si je suis un sanguin. Or pas vraiment : je me considère plutôt comme un mélancolique. Encore que je ne me sache pas vraiment étranger à l’état flegmatique. Mais, dans le doute je reviens au précédent. Pourtant il se trouve que je préfère la couleur jaune à la couleur noire, qui devrait correspondre à la mélancolie. Cela fait-il de moi un être gazeux ? Certainement pas, j’aime me penser dans la densité ; d’ailleurs ma saison préférée est l’automne ; je préfère la maturité à la jeunesse en général ; cette ligne a l’air de me correspondre, serait-elle ma « formule17 » ? Serais-je d’ascendant sagittaire ? (ce qui me paraît probable étant donné l’amour que, visiblement, je porte aux flèches).

16Plaisanterie à part, ce qui m’importe avec cet exemple est que le tableau, au-delà même de la lecture formulaire, c’est-à-dire standardisée par la ligne, qu’il peut suggérer, me donne l’occasion de créer un récit, un texte non explicitement prévu par lui.

17Si j’applique à présent à la table des matières les observations auxquelles je suis parvenu à propos du tableau, j’observe qu’elle peut être « lue » sous forme holistique, comme le préconiserait Goody, mais qu’alors la table des matières se coupe des possibilités d’ouverture de la liste, de ses propriétés créatives ou auto-embrayantes. Les listes qui la composent correspondraient, dans une lecture holistique, à ce que j’appelle un inventaire18, listes fermées, pensées pour fonder un lien de proximité fort entre les items-signes et les objets textuels-référents. La table des matières est alors rattachée de manière inéluctable au texte qu’elle suit, ou précède, et qu’elle résume, étiquette d’argile posée sur une amphore.

18Qu’elle soit péritexte ou métatexte, elle est avant tout un texte19, et l’un comme l’autre de ces statuts initiaux n’empêche pas qu’on l’en libère. Dès lors en tant que texte, la voilà ouverte à des régimes de lecture et d’écriture alternatifs. Certaines tables des matières, il est vrai, se prêtent plus volontiers que d’autres à une telle lecture, et c’est à présent à l’une de ces tables ouvertes que je vais m’intéresser.

Le roman de la table des matières

img-4-small450.png

19Voici un titre de chapitre, tiré de la table des matières du roman de Pierre Senges Achab (séquelles), publié en 2015 (ici p. 603). Ce roman raconte l’histoire continuée de Moby Dick, où souvent le point de vue de la baleine est emprunté par la narration, comme c’est le cas dans le chapitre en question. Or, comme on le voit, ce chapitre ne compte qu’une page, ce que la table m’indique, instillant au passage un doute quant à la possibilité que la page en question recompose effectivement l’ensemble de la légende du voyage de saint Brendan. À la lecture de ce chapitre, ce doute se confirme : il n’est jamais directement question de saint Brendan, à la légende duquel il est simplement fait allusion. Une correspondance s’établit entre le texte de la table et celui du roman, selon des termes similaires qui leur vaut d’être en concurrence, ou plutôt de présenter un rapport concerté d’émulation, et non de subordination. On pourrait se demander lequel des deux textes présente le plus d’intérêt à la lecture, ou en tout cas observer dans la relative concision du texte de la table une élégance qui lui est propre. Ce qui importe est surtout le constat : i. d’autonomie — il n’est pas besoin de faire appel au chapitre auquel rapporte ce fragment pour voir dans ce dernier le programme d’un roman entier, et ii. d’incomplétude — le recours au chapitre n’épuise pas non plus son propre programme romanesque. Même disposée après le roman, la table programme autant, sinon plus, qu’elle ne récapitule. Dans le rapport du microcosme au macrocosme20 qui se manifeste ici, la racine des deux termes est plus importante que leurs préfixes. Un monde apparaît dans les deux cas, suggéré plutôt qu’établi, et aucun des deux textes ne recouvre l’autre.

20Quelques mots, à présent, sur Pierre Senges. Laurent Demanze, qui lui confère une place d’importance dans son livre Les fictions encyclopédiques, aux côtés de Georges Perec, Annie Ernaux ou encore Pascal Quignard, écrit :

Si l’œuvre de Pierre Senges assouvit une gourmandise, sinon une fringale encyclopédique à l’image des romans rabelaisiens, [c’est] parce que l’encyclopédie lui offre l’opportunité d’un dispositif formel, où l’éparpillement le dispute à la cohésion organique. Malgré leur teneur encyclopédique, ses livres obéissent toujours à une intrigue, qui rassemble et agglomère des éclats de savoir. À la manière de l’encyclopédie, qui ambitionne une totalité à partir d’une discontinuité d’articles, les textes de Pierre Senges oscillent entre éclatement et recomposition. Et sans l’intrigue qui les encadre, ils s’éparpilleraient en articles, notules, théorèmes et scholies, dans une juxtaposition de textes brefs qui sollicite volontiers les séductions de la liste21.

21Le roman de Senges est ouvert, exactement comme le type de liste qu’on y trouve très fréquemment. Et si la table des matières y fait roman, c’est d’abord par analogie stylistique : l’intérêt pour la forme-liste y est exploité comme l’aubaine que représente sa structure pour le romancier. Cette exploitation obéit à une même logique inversée : le roman apparaît « séduit » par la liste et s’y « éparpille », mais la table se trouve en retour séduite par le roman, auquel elle s’essaie, de la manière brève qui est la sienne.

22Quelque brèves que soient les propositions qui la composent, la table chez Senges reste d’une longueur considérable, tributaire en cela de la longueur du roman auquel elle renvoie22. Ces tables comptent respectivement 37 et 28 pages. Plus que des appendices, elles constituent chacune un petit roman à côté du grand. Dans leur longueur, elles préfigurent celle du roman à main gauche, ou le postfigurent, si l’on veut, quoique ce rapport trouve en fait sa préférence dans une géométrie verticale : elles sont la partie visible d’un iceberg vingt fois plus vaste. Peut-être même la partie lisible : une amie chercheuse me confiait récemment trouver plus de plaisir dans la lecture des tables de Senges que dans celle du roman même, confirmant ainsi l’aspect tabulaire du roman et l’aspect romanesque de la table.

23Un tel gigantisme, ainsi que l’ouverture dont il était question plus haut, associés au thème d’Achab (séquelles), invitent à penser ce dernier comme un roman-léviathan, à la gueule ouverte. Mais cette gueule ne s’ouvre pas pour accueillir les âmes en enfer, comme l’iconographie médiévale la représente. Indéfectiblement bavard, le léviathan sengien ne cherche pas à dévorer son lecteur, mais à lui parler (un peu comme le requin de la nouvelle Le K de Buzzati). Ce bavardage agit à tous les niveaux du roman, par exemple dans sa syntaxe distributive, dans l’expression de possibles sans cesse déclinés, comme ici (p. 522) :

Plusieurs versions de soi pour semer le poursuivant

Toutes les versions de ses aventures, celles qu’il a confiées, celles qu’on a colportées avec sa permission, celles qu’on lui a volées et qui existent sous forme de plagiat, celles qui lui reviennent comme la nouvelle blague à la mode, Achab les laisse prospérer, agissant en stratège (on ne l’en aurait jamais cru capable) : au moment voulu les fausses rumeurs à son sujet pourront lui servir de fausses pistes. À une condition pourtant : son poursuivant devra avoir la rancune curieuse, la rancune pleine d’appétit, il devra être émoustillable et vouloir les suivre, toutes ces pistes, comme on veut parfois embrasser toutes les carrières, clown et neurologue, et ne se priver d’aucun plaisir : la rancune du on-ne-sait-jamais et de l’éternité-devant-soi.

24Le texte multiplie les « versions », les « rumeurs », les « carrières », sollicitant constamment une lecture active, dont la « condition » est similaire à celle d’une poursuite. Le·la lecteur·trice doit avoir cette « rancune curieuse ». Ces sollicitations de lecture se retrouvent aussi dans le très vaste intertexte convoqué dans la table des matières (p. 620) :

img-5-small450.jpg

25Les romans de Senges procèdent en effet d’une bibliothèque immense, qui se cache dans l’ombre de sa propre profondeur inquiétante. On voit bien ici, une nouvelle fois, que la table ne présente pas simplement de fonction thématique qui serait celle d’une restitution de contenus antérieurs. En nommant les auteurs d’un intertexte romanesque sur lequel elle insiste, elle renvoie certainement au roman, mais plus encore à un extérieur, à une bibliothèque que l’on est invité·e·s à consulter en tout cas autant que les pages indiquées. Conservant son rôle plénipotentiaire, la table participe pourtant d’une discursivité élargie. Annonçant une synthèse, elle développe en fait le contraire : une invitation à la co-création du léviathan, une multiplication de l’épaisseur du volume. Elle participe ainsi pleinement de l’esthétique du texte qu’elle accompagne, lui-même si peu étranger à la forme catalogale que l’on peut lui conférer les vertus d’une sorte de grande table des matières à lui tout seul.

Extension narrative

26De telles considérations établissent pleinement la table des matières (chez Senges en tout cas) dans la catégorie du métatexte plutôt que du paratexte, puisque la relation qui l’attache au texte duquel elle se réclame est de nature endogène23. Mais c’est une nouvelle fois son statut de texte qui importe avant tout ; que ce texte, et par extension la table elle-même, soit en l’occurrence de nature exogène, renvoyant à mille autres textes antérieurs, ne change rien à la possible autonomie de sa lecture, à sa valeur romanesque.

27Revenons-en à cette problématique de lecture, plus spécifiquement à l’incommodité de la lecture d’un texte aussi atypique, voire de l’illisibilité suggérée plus haut. Une telle illisibilité porte aussi bien sur le roman que sur sa table, puisque celle-ci, n’explicitant jamais complètement celui-là, y gagne son autonomie de lecture, mais la remet également en jeu par les pistes intertextuelles qu’elle comprend. On peut constater que le texte (celui de la table comme celui du roman) présente des similitudes avec le tableau synoptique observé précédemment. Mais, comme lui, il n’est pas illisible. Plus précisément, la lisibilité qu’il impose est celle d’une lecture buissonnière, active et personnelle. Si l’on admet avec Raphaël Baroni que l’économie de l’attention ordinaire à laquelle la lecture se soumet relève de la mise en place d’une tension narrative24, compte tenu des particularités du roman sengien à tous ses niveaux, table comprise, il faudrait sans doute évoquer l’existence d’une extension narrative (opposée à une hypothétique intension), par laquelle le·la lecteur·trice est constamment conduit·e à réévaluer l’horizon de sa lecture au-delà de la fin du roman, du chapitre ou même du paragraphe. Une telle observation n’est pas très éloignée de ce que Barthes qualifiait de lecture « en levant la tête », celle où l’on « s’arrêt[e] sans cesse », « non pas par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations »25.

Conclusion

28Pierre Senges fait de la table des matières un lieu de triomphe du romanesque — de sa conception particulière du romanesque –, un lieu de poursuite de la lecture, plutôt que d’en exploiter sa fonction de mise à plat, de confirmation, d’assignation à résidence. Comme par une prédestination des initiales de l’auteur, son écriture fonctionne volontiers par post-scriptums, par addenda. Et s’il n’est pas nécessairement question de considérer la lecture de la table des matières chez Senges de manière préférentielle par rapport au roman qui la jouxte, tout du moins est-il essentiel de faire remarquer qu’une telle lecture autonome n’en reste pas moins parfaitement légitime.

29Au terme de ces observations, il convient toutefois de reconnaître le caractère particulier du roman sengien dans le paysage littéraire contemporain, et par là de s’interroger sur la possibilité d’envisager un tel traitement de la table des matières, de son statut de métatexte à celui de son éventuelle autonomie textuelle, pour d’autres livres, d’autres auteurs. Toute table des matières peut-elle, veut-elle être lue comme un texte à part entière ? En pratique, évidemment, pas toujours. Mais en théorie rien ne s’y oppose, parce que même si elle ne fait que répéter le contenu qui la précède, elle s’y ajoute toujours, se manifeste comme objet textuel à part entière et en devient lisible comme tel. Il ne tient donc qu’à elle d’assumer en conséquence cette qualité de prolongation, de manifester son statut de texte, qu’aux lecteurs·trices de le reconnaître : d’ouvrir la ou les listes qui la composent plutôt que de les fermer ; de reconnaître dans la liste ses propriétés constantes de liberté et de créativité. Dans cette perspective, et par clin d’œil en direction d’autres auteurs « encyclopédiques » tels que Demanze les qualifie, rien n’empêcherait d’identifier chez un Quignard, un Macé, un Perec, une « séduction » de la liste qui se manifeste jusque dans leurs tables des matières, pour leur conférer une valeur poétique et esthétique.