La table lyrique dans les chansonniers et les manuscrits d’auteurs : quelques exemples du XIIIe au XVe siècle
1« Vesci l’ordenance que G. de Machau wet qu’il ait en son livre premiers » : la formule qui précède la table du manuscrit BnF fr. 1584 de Guillaume de Machaut, codex élaboré peu après 13701, dit toute l’importance accordée à la table des matières à l’heure où se développe un nouveau genre de manuscrit : le « single-author codex »2. Ce qui pouvait jusqu’alors apparaître comme un pur outil paratextuel devient ici le lieu d’une affirmation. Le mot ordenance, dont Lucien Foulet a donné une étude complète3, subsume, rappelle Jacqueline Cerquiglini-Toulet, l’idée d’agencement (ou d’« ordre ») et celle d’injonction4. Ce double sens exprime bien la double fonction de la table : elle expose le contenu du livre, reflète son agencement interne ; mais elle met aussi en scène l’autorité du poète qui fixe cette organisation même. La table n’a ainsi pas pour seul but d’annoncer ou de récapituler les textes du volume : elle confère à cet ordre une dimension intentionnelle qui place la figure de l’auteur au centre d’une architecture livresque. Cette nouvelle fonction tranche avec le rôle que pouvait prendre la table au sein des chansonniers pluriauctoriaux du XIIIe siècle, dont l’organisation relevait du seul compilateur.
2Le BnF fr. 1584 ne constitue pas un cas unique à la fin du XIVe siècle. D’autres manuscrits d’auteurs de la fin du XIVe et du début du XVe siècle font de la table un lieu d’affirmation de la figure de l’auteur. Dans la table du premier manuscrit de Christine de Pizan (Chantilly, Bibliothèque du château, ms. 492), on trouve la formule suivante : « Cy commencent les rebriches de la table de ce present volume, fait et compilé par Christine de Pizan, demoiselle, commencié l’an de grâce mil trois cents quatrevingt dix-neuf ». La table remplit à nouveau la double fonction de reflet de l’organisation du livre et de signature.
3Hormis quelques mises au point fructueuses5, les tables médiévales n’ont pas encore fait l’objet d’une étude d’ensemble. Elles ont néanmoins donné lieu à des études plus ciblées, en particulier pour le domaine des manuscrits savants6. Cette « lacune » s’explique non tant par l’ampleur des cas particuliers que par l’extrême complexité de chacun des cas qu’il faudrait recenser. Pour autant, il n’est de médiéviste qui ne se soit, au cours de telle ou telle enquête, posé la question de la fonction et de la place de cet objet paratextuel, formule que l’essor de la nouvelle codicologie a rendue encore plus légitime.
4De fait, la table offre une quadruple richesse pour l’étude d’un manuscrit. Elle revêt d’abord un intérêt mémoriel : elle est un outil de recensement et de thésaurisation synthétique du contenu d’un codex. La table fait l’inventaire. Elle peut être soit le fait d’un scribe médiéval, soit le fait d’un philologue moderne. Nombreux sont, en effet, les codices à contenir des tables manuscrites postérieures au XVe siècle, parfois accompagnées d’une notice. Forger une table des matières contribue alors à l’analyse du volume. Hors du manuscrit et jusque dans les travaux des philologues, l’élaboration d’une table contribue à la compréhension du manuscrit, à celle des liens qu’il entretient avec d’autres volumes. Un projet au long cours baptisé Intavulare étudie par exemple le contenu des principaux chansonniers provençaux, français, italiens et galéo-portugais sous forme de notices accompagnées de plusieurs répertoires7. Le deuxième intérêt de la table est d’ordre codicologique : Margaret Bent a bien montré que les tables de chansonniers polyphoniques des XIVe et XVe siècles offraient de précieux renseignements sur l’histoire des volumes qui les contiennent8, leur conception, leur réception — esquissant une utile distinction entre tables prescriptives et tables descriptives. Les premières servent de programme au scribe et sont ajoutées au volume sans empêcher, parfois, des ajouts dont cette table précoce ne rend pas compte. Les secondes, élaborées après coup, viennent au contraire décrire l’état du manuscrit à un moment t. Dans un cas comme dans l’autre, les disparités éventuelles entre la table et le contenu du manuscrit peuvent offrir, sinon des réponses, du moins des indices intéressants pour l’étude du codex, et autant de pistes pour identifier des elementa disiecta9. La table fonctionne alors comme une série de clichés pris sur une scène de crime. Le troisième intérêt de la table réside dans son organisation même dont la logique peut être confrontée à celle des genres représentés dans le volume. Comment le genre des textes que la table consigne conditionne-t-il l’art de la mise en table ? Dans l’une des rares mises au point sur la table médiévale10, Geneviève Hasenohr souligne des différences intéressantes. Les tables des textes didactiques visent à montrer la division interne du texte, voire à en résumer le fil directeur. Pour les tables lyriques, il s’agit le plus souvent de récapituler les incipits et de présenter les poètes présents dans le recueil11. Enfin, la table présente un intérêt sensible pour l’analyse de la lecture des manuscrits, en particulier lorsqu’il s’agit d’une table offrant des résumés, des numéros de page permettant une navigation plus libre dans le codex, ou lorsqu’il s’agit d’un recueil de chansons dont les modes de lecture sont moins linéaires que pour un texte narratif ou didactique.
5Si la question du rôle de la table des matières dans les manuscrits lyriques et musicaux a fait l’objet de belles études ponctuelles (qu’on pense par exemple aux travaux de Margaret Bent sur le Codex Chantilly sur lequel nous reviendrons12, de Clotilde Dauphant sur le BnF fr. 840 d’Eustache Deschamps13 ou de Deborah McGrady sur les tables machaldiennes14), nous souhaitons avancer ici quelques pistes pour envisager l’évolution globale de la présentation des chansons et des poèmes lyriques textuels dans les tables manuscrites du XIIIe au XVe siècle. Quelles logiques président à la mise en table de la lyrique médiévale ? Qu’est-ce que les tables révèlent des différents types de manuscrits lyriques : le chansonnier pluriauctorial, le manuscrit d’auteur et le recueil polyphonique ?
I. La logique des chansonniers pluriauctoriaux
6La table des chansons dans les chansonniers pluriauctoriaux provençaux et français, dont l’importance est sans cesse rappelée depuis le colloque de Liège de 1989 qui marquait un renouveau des études sur ce corpus15, est généralement conçue comme un reflet de l’organisation interne du manuscrit. Mais cette organisation interne varie, entraînant des différences dans la présentation de la table.
7La plupart des études mentionnent un classement par auteur. Le chansonnier de Modène α.R.4.4 s’ouvre par exemple sur un repertorium exhibant ce type de hiérarchie16. Comme l’indique le terme introduisant la table, il s’agit bien d’un répertoire, d’un lieu qui permet à la fois de se repérer et de retrouver des pièces classées. La table est un lieu de nomination : les noms des auteurs copiés en rouge ouvrent à chaque fois un nouveau paragraphe contenant la liste des incipits des chansons qui leur sont attribuées. Les tables font aussi souvent apparaître un classement « mixte » : un classement par genre (par exemple cansos, sirventès, tensos) puis, dans chaque catégorie, un classement par auteur. Ces catégories génériques sont inégales : la première, la catégorie de la canso, est généralement plus importante. Ainsi, on oublie rapidement qu’il s’agit d’un classement générique. Ce sont souvent, sur plusieurs colonnes, les noms des auteurs qui sautent aux yeux. Le BnF fr. 1592 (fin XIIIe) présente ainsi dans sa table trois grands genres : cansos, sirventès, tensos, puis, dans chaque liste, le nom des auteurs suivis des incipits des pièces qui leur sont attribuées. Que le classement puisse sembler insister sur les noms des auteurs alors même qu’il est générique ne doit guère étonner : les cansos répertoriées par auteurs sont d’ailleurs intégrées dans les vidas des poètes, c’est-à-dire dans des sortes de parcours biographiques confectionnés par les éditeurs médiévaux. Malgré une hiérarchisation par genre, ce sont bien les auteurs de cansos que la table met à l’honneur. L’ordre d’apparition des poètes correspond généralement à celui que présente le manuscrit, et répond à une hiérarchie quantitative : les poètes les plus prolifiques sont placés en tête. Les auteurs d’une seule pièce figurent en fin de liste17. D’autres types de classements dus aux choix du scribe sont possibles18.
8Il existe des cas particuliers qui insistent plus nettement sur l’importance du classement par auteurs. Le BnF fr. 854, et son jumeau le BnF fr. 12473 (respectivement chansonniers I et K), possèdent l’un et l’autre deux tables successives : la première donne pour chaque genre une liste d’auteurs (Françoise Vielliard parle de « table des auteurs »19). Nul détail n’est fourni puisqu’il s’agit d’une forme d’index nominum. Une seconde table, plus détaillée, donne, pour chaque auteur, la liste précise des incipits. Les deux tables témoignent d’une réelle ambivalence dans le rôle du paratexte tabulaire : si les tables de chansonniers cherchent à refléter l’ordre du manuscrit et à distinguer entre les genres poétiques, insistant sur la prédominance de la canso, elles servent aussi à repérer les grandes signatures et à les mettre en valeur en fonction de leur renom. On sait l’importance que revêt la nomination dans l’art et la fortune des troubadours20. Si le phénomène est moins systématique, la table peut également prendre la fonction d’index ou d’outil de navigation dans le chansonnier. Les numéros de folios ne sont pas systématiques, mais on les rencontre parfois comme dans le BnF fr. 12474 (XIVe siècle), dont la table des chansons (fol. 1r-9v) fait figurer le numéro de folio en chiffres romains alignés en colonne, et faisant alterner le bleu et le rouge21. Le BnF fr. 856 offre la même précision, grâce à des chiffres romains, mais complète encore cette dimension pragmatique en ajoutant — le phénomène est rare — une seconde table alphabétique des incipits (fol. 18r-31v) subdivisée par auteurs. Cette seconde table permet à celui qui connaît l’incipit d’une chanson de la retrouver plus facilement dans le manuscrit, voire de se remémorer le nom de son auteur.
9Le classement « mixte », mêlant genres et auteurs, semble également courant dans les chansonniers du nord de la France. Le célèbre BnF fr. 844 (dit « manuscrit du Roi ») possède une table qui donne, pour chaque auteur, l’incipit des pièces, l’ensemble étant classé selon l’ordre du recueil. Toutefois, la fin de la table met à part le genre polyphonique du motet. Ce choix peut s’interpréter comme une manière d’isoler les poèmes à plusieurs voix. Les recueils occitans ne placent-ils pas souvent les tensos, qui constituaient une autre forme de poèmes dialogués, à la fin ? Le BnF fr. 22556, probablement élaboré à Arras à la fin du XIIIe siècle, témoigne, comme l’a montré Sylvia Huot, de l’importance croissante accordée à la production d’auteur dans les chansonniers du XIIIe22. L’œuvre d’Adam de la Halle y est intégralement recueillie. Assez brève, la table des matières ne met certes pas en évidence les noms des différents auteurs présents dans l’anthologie, mais les œuvres d’Adam de la Halle y sont énumérées en sous-sections génériques : « Les chansons Adam de la Halle », les « partures » (d’Adam), les « rondeaux », les « motets », le Jeu du Pèlerin, le Jeu de Robin et Marion, etc23. La table pas plus que le manuscrit ne cherche à opérer des sections génériques homogènes : d’autres congés sont par exemple recueillis plus tard (de Baude Fastoul, fol. 253ra-258b, ou de Jean Bodel aux fol. 280r-283r). Le primat est donné à l’unité de l’œuvre d’Adam, dont la production poétique paraît certes agencée selon une logique formelle mais qui dessine surtout un spectre biographique rappelant les vidas de troubadours, partant du jaillissement amoureux dans la première chanson pour aboutir au Congé à la ville d’Arras. Ultime poème, les Vers de la mort se concluent sur un explicit évocateur : « explicit d’Adan » (fol. 68).
10Il existe dès lors une nette différence entre les anthologies laissant une place prépondérante à la production auctoriale et celles qui privilégient les genres lyriques. Le manuscrit de la bibliothèque bodléienne d’Oxford, Douce 308, composé dans la région de Metz au début du XIVe siècle, rend compte de cette différence : il contient une table au centre du manuscrit (fol. 140r-143v) précédant le chansonnier contenu dans le volume aux folios 140r-250r. Les auteurs y disparaissent au profit d’un classement par genre supposé alphabétique24. On trouve ainsi plusieurs sections tabulaires : « l’abécédaire des grans chans », « l’abécédaire des jeux partis », celui des « pastourelles », des « ballettes », des « sottes chansons contre Amour », la double section rondeaux/motets n’étant quant à elle pas signalée. Plus que le classement alphabétique (contredit par les lettres d’attente), c’est bien la répartition générique du chansonnier, présentée par la table, qui frappe ici. La logique du recueil n’est plus à la célébration des troubadours ou des trouvères, mais à l’appropriation des textes lyriques en fonction de leur registre, textes mis d’autant mieux en valeur que le recueil est dépourvu de notation musicale.
II. À la table du poète : les manuscrits d’auteurs
11Qu’arrive-t-il lorsque le manuscrit n’est plus une anthologie mais un recueil d’auteur ? L’une des marques de fabrique des grands manuscrits auctoriaux est de regrouper les pièces lyriques en sections formelles (héritage d’une tendance dont nous avons vu qu'elle était déjà à l’œuvre dans certains chansonniers de troubadours et de trouvères) sans que l’agencement des pièces ne dessine nécessairement un parcours, une trajectoire biographique.
12Dans le manuscrit BnF fr. 1584 de Guillaume de Machaut, la table des matières semble obéir à plusieurs logiques, selon que la production lyrique est ou non accompagnée de musique. Les poèmes sans musique, réunis sous la bannière de « balades ou il n’a point de chant », puis sous celle de « chansons royaux et complaintes » sont classés au sein de la première partie du manuscrit, dédiée aux dits narratifs : ces sections hybrides, présentées comme des ensembles, semblent réserver une place subalterne à chacune des pièces qu’elles contiennent, n’en donnant pas les incipits. À l’inverse, comme cela fut plusieurs fois rappelé, cette table réserve un sort bien différent aux pièces musicales. La fin de la table annonce chaque genre musical à l’encre rouge et offre, pour chacun d’entre eux, une liste d’incipits accompagnés du numéro de folio. Tous les genres lyriques notés sont présentés de cette manière : lais, motets, une messe, ballades, rondeaux, « chansons balladées », occupant ainsi plus de la moitié de la table des matières. En d’autres termes, si elles apparaissent à la fin du manuscrit, les pièces notées sont bien conçues comme des œuvres pouvant être consultées de manière autonome, à la différence des pièces sans musique dont les incipits ne sont pas mentionnés. Cette spectacularisation des pièces musicales s’explique par l’importance que revêt la « mise en chant » chez le clerc musicien, mais aussi par l’ampleur de l’espace mobilisé pour copier la musique de certaines pièces, en particulier pour les lais et les motets. Les numéros de folios permettent donc de ne pas se « perdre » dans la section des poèmes notés et de retrouver plus facilement le début d’une pièce musicale.
13Une autre table machaldienne, celle qui ouvre le BnF fr. 9221, plus tardif et conçu sans le regard de l’auteur (peut-être par Jean Flamel pour le duc de Berry25), offre néanmoins une différence notable : les pièces lyriques non notées sont regroupées en sections précises (ballades, chants royaux, complaintes, rondeaux) et désignées par leur incipit. L’ensemble est accompagné de numéros de folios. Après plusieurs textes narratifs, le manuscrit comporte plusieurs sections musicales : chaque pièce notée est désignée par son incipit, ainsi que par son genre. Il y a donc, contrairement au ms. 1584, un rapport d’égalité entre les pièces non musicales et les pièces notées, qui mettent toutes deux l’accent sur la singularité de chaque poème26.
14La génération post-Machaut est marquée par des poètes qui, pour être pleinement les disciples de Machaut, ne sont pas musiciens. Christine de Pizan, Jean Froissart et surtout Eustache Deschamps composent des poèmes forgés à partir de schémas musicaux (ballades, rondeaux, virelais…) sans pouvoir les mettre en musique. Pour cette nouvelle génération, la table des matières remplit une nouvelle fonction : celle de montrer la variété des formes lyriques maîtrisées par ces maîtres de la seconde rhétorique. Épousant la logique du BnF fr. 1584 de Guillaume de Machaut, les manuscrits d’auteurs de Christine de Pizan et de Jean Froissart ne détaillent pas les incipits : le lecteur est renvoyé à chaque section formelle, dès lors envisagée comme un tout dont les pièces, prises isolément, ne semblent pas dignes d’être inventoriées.
15Chez Jean Froissart la table a, comme chez Machaut, une dimension quasi « préfacielle », présentant à la fois le nom de l’auteur, sa réputation, son origine et surtout l’ampleur, la variété de ses compétences poétiques :
Assavoir est que dedens ce livre sont contenu plusours trettiés amourous et de moralité lesquels ont esté fais, ditté, trettié, et ordené par venerable et discrete personne, sire Jehan Froissart, prestre, en ce temps threzorier et chanonne de Cimay et de Lille […] Et vous ensengnera ceste table par ordenance les dis trettiés et dittiés sicom il sont mis (fol. 1v).
16La double occurrence du verbe ordener et, sous sa forme substantive, d’ordenance, fait écho à ce qui, chez Machaut, fonctionnait comme une syllepse. L’auteur contrôle ses œuvres et leur agencement : la table reflète cette double maîtrise. Les items lyriques sont, quant à eux, présentés comme des ensembles encadrés par les textes narratifs et didactiques :
Aprés vous trouverés oudit livre grant foison de lays amoureus
Après vous trouverés oudit livre grant foison de pastourelles parlans de plusours pourpos.
Aprés vous trouverés oudit livre chansons royaus, amoureuses et serventois de notre dame couronnés en plusieurs villes.
Aprés vous trouverés oudit livre grant foison de balades amoureuses.
Aprés vous trouverés oudit livre plusieurs virelays amoureus…
Aprés vous trouverés oudit livre grant foison de rondelés amoureus.
17La table cherche plutôt, on le voit, à construire la figure d’un poète maîtrisant toutes les formes de la seconde rhétorique, et à créer, chez le lecteur, un effet d’attente. Elle remplit ici une valeur promotionnelle, sans attirer l’attention sur telle ou telle pièce : on peut supposer que l’absence de musique — Froissart, quoique probablement mélomane, n’est pas musicien27— nuit à la circulation et à la popularité des pièces lyriques qu’il écrit, si bien qu’aucun lecteur ne tenterait de retrouver un poème particulier par son incipit ou son refrain. Quant à l’ordre des sections, il paraît assez proche de celui que l’on rencontre dans les sections musicales de Machaut, ordre qu’on retrouve également dans L’Art de dictier d’Eustache Deschamps (1392). Il part du genre le plus noble, le lai, pour aboutir à la forme du rondeau, forme la plus brève. Cet effacement de l’incipit au profit d’une désignation globale se retrouve chez Christine de Pizan. Dans son premier manuscrit auctorial, le manuscrit de Chantilly, les sections lyriques sont présentées comme des ensembles homogènes :
Premierement cent balades
Item plusieurs virelais
Item une balade retrograde qui se dit a droit et a rebours
Item une balade a rimes reprises […]
Item LXXVI rondeaulx de plusieurs manieres28
18Ce qui frappe ici est la manière dont Christine conçoit la table tour à tour comme un sommaire (sans renvoi aux folios) permettant d’attirer l’attention sur l’unité de sections formelles placées sous le signe du nombre (cent, soixante-quinze), et, parfois, comme un moyen de promouvoir telle ou telle pièce qu’elle considère comme frappante. C’est le cas pour la « balade retrograde » ou la « balade a rimes reprises ». Différence notable avec les incipits de chansonniers : Christine isole ces pièces dans l’inventaire pour insister sur la forme plus que sur le thème.
19À cette fonction préfacielle s’ajoute, dans le cas du manuscrit des œuvres complètes d’Eustache Deschamps, une fonction d’index ou de répertoire. Comme l’a montré Clotilde Dauphant, le manuscrit d’Eustache Deschamps (BnF fr. 840), volume élaboré par le scribe Raoul Tainguy, est singulier en ceci qu’il regroupe bien l’œuvre complète d’un seul auteur mais sans que celui-ci ait présidé à son ordenance. Comme le note la rubrique en rouge qui ouvre la table des matières du codex, il s’agit d’un recueil posthume. Clotilde Dauphant a bien établi le rôle central du copiste dans le travail d’organisation : elle rappelle que l’ouverture de la section VIII du manuscrit donne un précieux indice sur le mode opératoire adopté par ce scribe : « Cy commencent pluseurs balades morales faictes par ledit Eustace, lesquelles ont esté trouvees en pluseurs papiers et escrips depuis les precedens balades cy dessus escriptes » (fol. 431)29. En évoquant la démarche philologique qui préside à l’élaboration du manuscrit, la table devient la double vitrine des œuvres copiées et du travail éditorial qui les rend accessibles.
20Outre la présentation succincte de l’auteur, la rubrique liminaire de la table annonce le fonctionnement de celle-ci : « En ces presentes rubriques sont les refrains de toutes les balades et chançons roiaulx, et les premiers vers de tous les rondeaux et virelays estans en ce present livre, selon l’ordre de l’ABC ». La table est subdivisée par genres puis par lettres. Sous chaque subdivision, le copiste énumère les pièces. Clotilde Dauphant montre qu’à l’intérieur de chaque groupe de lettres, les pièces sont classées par ordre d’apparition dans le recueil. En d’autres termes, le copiste-éditeur offre ici un classement mixte qui permet de retrouver une pièce connue, ou de repérer un incipit dont la formulation ou le thème attise la curiosité, mais aussi d’apprécier, au fil des pages, l’organisation interne d’un manuscrit contenant quelques 1500 pièces : « il magnifie l’exhaustivité du recueil, tout en encourageant une lecture très sélective30 ».
III. Tabler sur le genre : le chansonnier polyphonique
21Le troisième cas qu’il faut analyser à part est celui des chansonniers polyphoniques du XIVe et du XVe siècle. Ce dernier modèle de recueil anthologique semble donner une place prépondérante aux genres musicaux : jamais, rappelle Margaret Bent, les recueils polyphoniques ne présentent de tables organisées par auteur comme dans les chansonniers de troubadours et de trouvères. Elles offrent plutôt, lorsqu’elles sont présentes, une hiérarchisation par genres ou présentent les incipits par ordre alphabétique31. Le chansonnier Trémoïlle (BnF, NAF 23190) constitue un document intéressant : il ne subsiste de ce chansonnier qu’un bifolio s’ouvrant sur une table-index répertoriant 114 chansons (fol. 2r)32, suivi de trois motets : probablement copié avant 137633, l’index à trois colonnes montre une répartition en deux grandes séquences : les « motez ordenez et escriz ci apres » (cette catégorie inclut néanmoins quelques chaces et des extraits de messes) et les « balades et rondeaus ci apres escriz par le nombre » (incluant également un virelai) : les pièces sont accompagnées d’un renvoi à un numéro de folio (chaque chiffre pouvant renvoyer à la fois au recto et au verso). Les catégories génériques semblent ici primer, quitte à réunir sous une étiquette assez large des genres différents. Les noms d’auteurs, pourtant réputés (Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut), ne sont pas inscrits dans cette liste.
22Quelques décennies plus tôt, un célèbre chansonnier, le BnF fr. 146 contenant notamment le Roman de Fauvel, offrait une table qui mettait déjà à l’honneur les différents genres musicaux34 : les œuvres lyriques interpolées dans Fauvel y sont répertoriées par genre, comme l’indique la rubrique (fol. Br) : « En ce volume sont contenuz le premier et le secont livre de Fauvel. Et parmi les .ii. livres sont escripz et notez les moteiz, lais, proses, balades, rondeaux, respons, antenes et versez qui s’ensuivent… ». Cinq rubriques en rouge permettent, d’une part, de distinguer les motets « a treble et a teneur » et les motets « a tenures sanz trebles » ; les autres catégories sont mixtes, et incluent plusieurs genres différents. Chacun des items est accompagné d’un numéro en chiffres romains en rouge qui ne renvoie pas au folio mais à l’ordre d’apparition dans le texte. En bas de la deuxième colonne et au dos du folio figure la liste des autres textes du manuscrit. Mais la fin de la table change de fonctionnement en mettant à l’honneur l’œuvre de Jehannot de Lescurel, trouvère parisien de la fin du XIIIe siècle : la liste (incomplète) de ses pièces classe les incipits par ordre alphabétique. On voit ici une différence de traitement intéressante : ce ne sont pas ici les genres musicaux qui sont mis en évidence, ni même l’ordre d’apparition des chansons, mais bien le compositeur, comme si la table renouait finalement avec la tradition du chansonnier. Du reste, même si elles sont notées, les pièces du trouvère (une seule d’entre elles est polyphonique) ne sont pas valorisées pour leur dimension musicale, comme le sont les interpolations contenues dans Fauvel. Une table, plusieurs logiques.
23L’essor de la polyphonie joue sans doute un rôle dans cette nouvelle valorisation des genres musicaux. D’autres chansonniers polyphoniques offrent des tables beaucoup plus élaborées encore, à l’instar du chansonnier latin de Modène (Biblioteca Estense, ms α.x.1.11)35. Ce manuscrit élaboré au milieu du XVe siècle, et où sont notamment recueillies des pièces de Gilles Binchois et Guillaume Dufay, contient aujourd’hui huit pages d’index. Le fol. 3r, partiellement vierge, montre que l’index fut conçu comme une liste d’incipits accompagnés de leur notation musicale — des lignes sont tracées au centre de la page, laissant la place nécessaire, à gauche, pour inscrire le nom du compositeur et, à droite, pour le numéro de folio. Cet index est lacunaire ; les folios sont visiblement dans le désordre, si l’on se fie à la numérotation romaine : toutefois, il appert que la table a bien été conçue comme un reflet fidèle du manuscrit, lui-même organisé par genre (au milieu de la première page, on lit par exemple, après quelques hymnes, « hic incipiunt motteti »36). La table apparaît alors non seulement comme un miroir du volume, comme une table générique, mais aussi comme une liste d’extraits musicaux en œil-de-bœuf qui permet au lecteur de se laisser séduire par les premières notes de la composition liturgique. La table fonctionne cette fois comme un véritable paratexte sonore.
24Parfois, table et manuscrit sont construits, sinon par genre, du moins par nombre de voix. Le manuscrit de Chantilly (Bibliothèque du château, Musée Condé, ms. 564, fol. 9v-10r), manuscrit probablement élaboré vers 1400, relève de cette logique. La table s’étend sur trois colonnes. Elle donne les incipits de toutes les pièces (sauf les deux premières composées par Baude Cordier ; la pièce de Solage « Tres gentil cuer » est copiée deux fois puisqu’elle figure en double sur le manuscrit, aux fol. 18r et 50v). Chaque pièce est précédée du numéro de folio en chiffres romains. Ce renvoi de page est bien conçu : lorsque plusieurs chansons sont copiées sur la même page ou qu’il s’agit d’une chanson polyphonique à plusieurs textes, les numéros de folios désignent plusieurs incipits à la fois. La table offre en réalité trois subdivisions : la première (fol. 9va) n’est pas rubriquée, la seconde s’intitule « Balades a .iiii. chans » (fol. 9vb), la troisième « Motes » (fol. 10ra). Plus encore qu’un classement générique, la table exhibe une progression dans la complexité musicale : en effet, la première section contient surtout des chansons à trois voix, à l’exception de quatre pièces à deux voix et la « harpe de mélodie » écrite à deux voix avec la troisième en canon37. Après les ballades à quatre voix, le motet est la forme réputée la plus complexe. Le terme de balades, qui pourrait faire songer à une répartition par genre, n’est pas à entendre en un sens restreint. Parmi les pièces réunies sous cette bannière, on trouve aussi des rondeaux et des virelais qui ne sont jamais présentés comme tels, de même que chez Machaut, la section des « balades ou il n’a point de chant » du BnF fr. 1584 incluait aussi quelques rondeaux.
25Une curiosité a plusieurs fois attiré l’attention des spécialistes de ce chansonnier : les deux premières pièces sont absentes de la table alors même qu’elles constituent sans nul doute les deux pièces les plus célèbres du manuscrit38. Il s’agit de deux rondeaux calligrammatiques composés par Baude Cordier : l’un (« Belle, bonne, sage ») est en forme de cœur, l’autre (« Tout par compas suis composé ») en forme de cercles tracés au compas39. Le premier item recensé en haut de la table, « Toute clerté m’est obscure » figure au fol. 13r du manuscrit. Ce chiffre est d’ailleurs indiqué en chiffres romains dans la table : le scribe qui a copié ces numéros dans cette table semble être d’ailleurs le même que celui qui a indiqué les numéros de folios au fil du chansonnier40. On a donc souvent pensé qu’un premier cahier avait été perdu et que les pièces de Cordier, non recensées, étaient partiellement venues remplir un vide, quelques décennies après la copie du manuscrit. Une analyse attentive des deux folios de Cordier a conduit Yolanda Plumley et Anne Stone à apporter de nouveaux éléments : elles notent que, lors de l’élaboration de la table, le scribe a piqué le parchemin afin de tracer les lignes préparatoires. Or, ces piqûres ont traversé le folio 11 et ont laissé des traces visibles jusqu’au folio 12r où figurent nos deux poèmes41. Ces traces semblent donc montrer que les deux folios calligrammatiques étaient bel et bien présents au moment où l’index a été élaboré. On peut certes supposer que ces folios étaient vierges au moment de l’écriture de la table. Mais Plumley et Stone notent que les deux poèmes occupent presque toute la surface des pages et que ces folios semblent bien avoir été rognés après-coup pour correspondre au format du manuscrit. Tout porte donc à croire que les poèmes étaient bel et bien copiés et insérés dans le manuscrit à l’époque de l’écriture de la table.
26Que faire de la table dans le cas de ce chansonnier ? Comment l’interpréter ? Comme aucun autre incipit n’est inscrit avant « Toute clerté m’est obscure » (fol. 13r), il y a en réalité peu de raisons d’imaginer qu’un premier cahier a disparu42. Cette table, qu’elle soit prescriptive ou descriptive, rend compte de l’état du chansonnier tel qu’il a été conçu. Les fameuses piqûres qui attesteraient de la présence des poèmes de Cordier au moment de la copie de la table, peu visibles, restent finalement des pièces à conviction à débattre. Car on pourrait aussi imaginer, dans le sillage de M. Bent, que quelques décennies après l’élaboration du manuscrit, on projeta d’ajouter plusieurs folios en ouverture. Au courant de ce projet, le scribe aurait alors conservé la table des incipits en l’état mais calculé que la première pièce recensée n’apparaîtrait qu’au folio 13. De ce projet, nous n’aurions alors qu’un échantillon : les deux pièces de Cordier, trace magnifique d’un projet interrompu. Peut-être que d’autres calligrammes, comme une série de frontispices visuels et poétiques, avaient été prévus pour ouvrir ce recueil musical. La table, par ses béances, par ses énigmes, donne ici matière à rêver.
Conclusion
27La table lyrique peut constituer, on le voit, une pièce à conviction à même de guider (ou de semer) le philologue ou le codicologue au cours de son enquête. Si elle se dote d’un tel pouvoir, c’est parce qu’elle constitue toujours, à l’origine, une représentation du livre auquel elle est rattachée, que cette image soit anticipée, prescriptive, lacunaire, désordonnée ou fidèle à l’état du manuscrit au moment de sa rédaction. Mais derrière sa dimension pragmatique, la table est aussi un objet doué de parole : elle révèle à chaque fois, plus qu’un ordre livresque, une conception de la poésie et de la musique. Comme le montrent les quelques exemples que nous venons d’évoquer, la table déplace l’attention tantôt sur les auteurs, tantôt sur les genres, tantôt sur les chansons dans leur unicité. Qu’elle soit ou non conçue par le poète lui-même, la table est une entreprise éditoriale, un geste critique. Elle révèle à sa manière toute l’importance de l’unité du poème lyrique et de la séduction qu’exercent sur le lecteur du Moyen Âge les noms d’auteurs, les incipits, les dénominations des genres poétiques et musicaux : ballades, rondeaux, motets. Autant de promesses lyriques que cette liste paratextuelle formule en annonçant, sous une apparence neutre, les émotions futures de la poésie.