La table des matières au XVIIe siècle, entre promotion commerciale et action politique
« C'est aussi un moyen de faire réussir un livre que d'y faire une belle table des matières : cela donne toujours une belle idée, il y a beaucoup de livres qui ne répondent guère à l'idée que la table en donne : on y promet mille belles choses qu'on ne trouve point, mais qu'importe, le livre est déjà acheté quand on fait cette découverte »
Entretiens sur les Contes de fées, 1699, p. 274-275
1À quoi sert réellement une table des matières ? Le chapitre magistral qu’Ann Blair a consacré au sujet dans Too Much To Know démontre l’importance capitale de ce dispositif et la diversité de ses formes et de ses fonctions dans la première modernité1. Un récent collectif plus directement littéraire a mis l’accent sur les enjeux thématiques, herméneutiques et poétiques qui traversent cet espace paratextuel2. Les études réunies abordent ainsi la table des matières dans son rapport interne à l’ouvrage qu’elle décrit. Il s’agit de comprendre comment la table « reflète » le contenu de l’ouvrage3, comment elle organise l’information et facilite sa consultation4, la mémorisation, ou comment elle en construit le sens.
2Ces fonctions, au demeurant essentielles, constituent-elles nécessairement le principe organisateur des tables ? Celles-ci résultent-elles nécessairement d’un désir de structuration idéal et désintéressé ? Certes non, comme le souligne Blair : « Les imprimeurs et les auteurs investirent des ressources créatives et financières considérables dans ces dispositifs destinés à la fois à attirer les lecteurs et, à en juger par les annonces qui les accompagnaient, à présenter les différentes façons de consulter les ouvrages5. » La contribution d’Isabelle Pantin montre qu’en 1617 déjà, Marie de Gournay dénonçait la dimension éminemment commerciale, voire trompeuse, des tables des matières6. La citation liminaire du présent article, tirée d’un ouvrage de 1699, dit la persistance de ce phénomène — ou du moins, de sa critique — à travers le siècle. Les tables des matières ne sont donc pas nécessairement conçues comme une médiation désintéressée entre le lecteur effectif et le contenu. À l’instar des pages de titre, elles sont également tournées vers l’extérieur, conçues pour cibler un public potentiel qu’elles doivent séduire (quitte à mentir) en exposant le contenu de l’ouvrage avant même (ou sans) que celui-ci ne soit lu7. En cela, elles constituent un support d’action, et particulièrement de promotion, et leur élaboration doit se penser en lien avec les pratiques éditoriales qui leur sont contemporaines8.
3Pas tout à fait absente du discours critique, mais reléguée à l’arrière-plan, comme un détail ou une note de bas de page, cette fonction promotionnelle de la table des matières mérite d’être remise à l’avant-scène et étudiée de front : à moins de croire qu’un livre n’a pas besoin d’attirer de lecteurs ou de lectrices, il paraît difficile de ne pas considérer la table des matières sous cet angle. Par « promotion », j’entends ici toute opération qui consiste à rendre visible le contenu d’un ouvrage pour en favoriser le succès. L’enjeu peut ainsi être commercial : puisque la circulation d’un livre dépend directement de l’intérêt qu’il est en mesure de susciter, un dispositif permettant de « saisir d’une seule vue9 » le contenu d’un ouvrage est un élément clé de son succès. Il peut également être politique, lorsque la table attire l’attention sur un intitulé polémique ou qu’elle structure une organisation du monde ou un champ de connaissance.
4Cet article prend pour objet un ouvrage clé des années 1660 : les Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé. Les mutations que connaît le marché du livre au début des années 1660 offrent en effet des conditions idéales pour interroger la fonction promotionnelle des tables des matières : l’élargissement et la diversification des publics (notamment par l’inclusion des femmes), l’importance culturelle et politique grandissante de l’écrit et de la littérature ainsi que la multiplication des « petits ouvrages » rapidement produits, pour ne citer que ces facteurs, enjoignirent aux auteurs et aux libraires de rivaliser d’ingéniosité pour imposer leur production dans une actualité virevoltante10. Dans ce contexte d’attention limitée et divisée entre de multiples objets, les tables, aux côtés des pages de titre et d’autres dispositifs paratextuels, revêtent alors une importance nouvelle, en ce qu’elles rendent visibles en un clin d’œil le contenu d’un ouvrage. Les Nouvelles Nouvelles illustrent ainsi, mieux qu’aucun autre ouvrage peut-être, les enjeux et pratiques de cette nouvelle littérature. Les fonctions que j’identifie dans les pages qui suivent ne constituent donc nullement des hapax ou des curiosités, mais se retrouvent à divers degrés dans toute la littérature française du second XVIIe siècle, de Marie-Catherine Desjardins à Jean de La Bruyère, probablement avant, certainement après.
5J’étudierai tout d’abord la force centripète de la table des matières, soit sa capacité à attirer l’attention du public vers l’ouvrage qu’elle accompagne, en articulant la structure de la table avec les pratiques éditoriales et commerciales contemporaines. Dans un deuxième temps, j’observerai l’effet centrifuge du dispositif, c’est-à-dire, la capacité des tables à diffuser un message, un contenu, ou à lancer de nouvelles idées au-delà même de l’ouvrage qu’elle accompagne. Je proposerai enfin de réévaluer les catégories genettiennes pour distinguer l’espace de la fonction, comme Andrea Del Lungo propose de le faire. En comparant une table des matières à un catalogue promotionnel, je propose de considérer que, malgré sa position péritextuelle, la table des matières revêt en effet des fonctions publicitaires traditionnellement associées à l’épitexte11.
Promouvoir la diversité
6Au début de l’année 1663 paraissent en trois volumes les Nouvelles Nouvelles de Jean Donneau de Visé. L’ouvrage mêle des pièces à la mode, des réactions à l’actualité (politique et littéraire, notamment des commentaires sur les derniers succès de Molière et de Corneille) et intervient dans les affaires politiques contemporaines. Dans le premier volume, juste après la préface, se trouve une « Table de tout ce qui est contenu dans les trois parties » :
Fig. 1 : Table des Nouvelles Nouvelles © BnF
7D’un point de vue formel, cette table fait coexister une structure linéaire et une organisation hiérarchique. Le terme « Où sont » indique en effet que les pièces qui suivent sont insérées dans les quatre grandes nouvelles qui ouvrent la table. Le principe des « tables arborescentes » (branching diagram) en usage depuis la Renaissance trouve ainsi une traduction en discours12.
8À bien l’observer, toutefois, la table déroge à la définition qu’Antoine Furetière donne de « Table » dans son Dictionnaire Universel. En effet, elle n’est pas, selon toute évidence, conçue pour « le soulagement du lecteur » puisqu’elle ne permet pas de « trouver facilement les endroits dont il aura besoin13 ». Une mention telle que « Plusieurs élégies, madrigaux et autres ouvrages en vers », dont la formulation rappelle celle des « grands foisons » dans les tables médiévales14, ne permet pas d’identifier lesdites pièces, encore moins de les retrouver dans l’ouvrage. Elle se contente de souligner la présence d’un type de contenu. Surtout, l’absence de numérotation empêche toute navigation efficace, obligeant les lecteurs à parcourir les trois volumes des Nouvelles Nouvelles pour retrouver le « Dialogue de l’éventail et du busc de Caliste » ou la « Conversation des pointes ou pensées ». Certes, la numérotation des pages n’est pas nécessairement la norme, mais les tables d’ouvrages à la mode et contemporains, tels que les Recueils de pièces en prose de Sercy en 1658, en sont pourvus :
Fig. 2 : Table du volume 1 du Recueil des pieces en prose de Sercy (1658) © BnF - Gallica
9L’absence de pagination dans les Nouvelles Nouvelles s’explique peut-être par des contraintes matérielles. La table a pu être imprimée avant l’achèvement du troisième tome, ce qui expliquerait également l’absence de certains titres15. On peut également arguer qu’elle s’apparente plutôt à un sommaire, en dépit du qualificatif de « Table ».
10Ces différentes hypothèses ne font toutefois rien à l’affaire. Car si la table figure en l’état dans les Nouvelles Nouvelles, c’est bien que l’auteur et/ou le libraire a/ont jugé qu’elle remplissait adéquatement la fonction prévue. Cette table a donc d’abord une fonction d’annonce, d’affiche, en d’autres termes, une fonction promotionnelle. Elle correspond en effet précisément à ce que promet son intitulé, à savoir, indiquer « tout ce qui est contenu » dans l’ouvrage. En cela, elle rejoint une autre définition que Furetière donne du mot « Table » : « se dit aussi de la description qu’on fait de quelque partie d’un art, ou d’une science en une feuille, pour le faire concevoir tout d’une vue, et soulager l’imagination et la mémoire16. » En rendant visible en un coup d’œil — et une tourne de page — les pièces présentes à l’intérieur de l’ouvrage, cette « Table » affiche en pleine page le contenu riche et divers des Nouvelles Nouvelles, contribuant ainsi à l’attrait de l’ouvrage.
11L’intérêt d’une telle opération est étroitement lié à l’usage commercial dont la diversité fait alors l’objet17. Dans le siècle du célèbre « Diversité, c’est ma devise » de La Fontaine, la diversité qu’affichent les ouvrages mondains n’est pas seulement — et de loin — cet « idéal esthétique »18 que voyait Jürgen Grimm, cette variété, source de plaisir, qui présuppose une lecture suivie des ouvrages. Du Recueil de quelques lettres et relations galantes de Desjardins à la mise en valeur des différents chapitres dans les Caractères de La Bruyère, en passant par le roman Artémise et Poliante de Boursault (qui s’ouvre sur une critique du Britannicus de Racine) et les Mémoires publiées de Bussy-Rabutin dont Yohann Deguin a étudié la dimension fondamentalement composite19, la diversité du XVIIe siècle est d’abord diversification, c’est-à-dire, multiplication des sujets et des formes au sein d’un ouvrage afin d’en élargir le public cible. Les ouvrages contemporains formulent explicitement cet usage éditorial de la varietas, qui n’est plus pensée comme l’harmonie du tout, mais comme l’assemblage d’éléments présentant chacun un attrait propre :
[…] la diversité et le grand nombre [de pièces et d’auteurs] n’ont pas peu contribué [au succès du recueil]. Quelque différents que puissent être les goûts, ils y trouvent toujours de quoi se satisfaire20.
12La déclaration liminaire du premier Mercure galant en 1672, la plateforme culturelle et politique centrale du règne de Louis XIV, fait reposer son succès sur cet usage de la diversité : « Ce livre doit avoir de quoi plaire à tout le monde à cause de la diversité des matières dont il est rempli21. » La technique repose sur l’assemblage d’opuscules présentant chacun un intérêt propre en un même volume ou un même ensemble éditorial. De même, les pièces contenues dans les Nouvelles Nouvelles sont autonomes : elles traitent chacune d’un sujet différent et peuvent être lues indépendamment les unes des autres sans que cela n’affecte aucunement leur sens ou leur compréhension. Leur coprésence multiplie par conséquent les segments de publics ciblés par l’ouvrage. La matérialité du livre fait le reste : même si ces pièces sont autonomes, leur consultation suppose en effet la manipulation (et, possiblement, l’acquisition) du volume entier. Il suffit donc qu’une seule pièce des Nouvelles Nouvelles intéresse pour attirer l’attention sur l’ensemble de l’ouvrage. Les pièces les plus à la mode et les sujets d’actualité servent ainsi de produit d’appel à l’ensemble de l’ouvrage, et la multiplication des formes et des sujets au sein d’un même volume (ou ensemble de volumes) augmente considérablement ses chances d’être vu et lu.
13Pour être efficace, cet usage de la diversité exige toutefois que la variété des pièces présentes soit immédiatement visible. Il nécessite donc un espace dans lequel exposer les principaux éléments qui composent l’ouvrage. L’intitulé et la page de titre sont parfois mis à contribution, comme dans le cas des Œuvres diverses de Charles Sorel, ouvrage contemporain des Nouvelles Nouvelles :
Fig. 3 : Page de titre des Œuvres diverses de Charles Sorel, 1663.
14Dans le cas des Nouvelles Nouvelles, toutefois, le titre dit la nouveauté et le nombre, mais il reflète insuffisamment la diversité de l’ensemble. En outre, la liste des pièces aurait été trop longue pour figurer sur la seule page de titre.
15L’espace de la table apparaît alors comme la solution idéale pour « faire concevoir tout d’une vue » la diversité de l’ouvrage, piquer la curiosité du lecteur ou de la lectrice grâce à l’une ou l’autre pièce et assurer ainsi la circulation de l’ensemble. Dans les Nouvelles Nouvelles, le recours à des grands caractères promeut plus efficacement les titres des pièces. « Proxénète d’un livre22 » comme l’écrivait Furetière, le titre revêt évidemment un rôle stratégique. C’est d’autant plus vrai dans le cas des Nouvelles Nouvelles que chacune des pièces touche explicitement à des questions d’actualité brûlantes. Une pièce comme le « Jaloux par force » répond ainsi directement à L’École des femmes de Molière créée quelques semaines plus tôt et qui mettait en scène un jaloux par folie ; la « Prudence funeste » traite des vicissitudes de la Fortune en écho à la destitution du surintendant des finances Nicolas Fouquet ; la nouvelle des « Nouvellistes » met en scène des problématiques de contrôle de l’information en plein effort du gouvernement pour reprendre le contrôle des nouvelles diffusées dans le Royaume. Enfin, la mention de « Plusieurs élégies et madrigaux » insiste sur l’abondance des deux formes poétiques les plus à la mode des années 1660. Placée comme il se doit dans le premier volume, cette table encourage par ailleurs l’achat des trois volumes des Nouvelles Nouvelles, puisqu’elle promeut les pièces de l’ensemble. Ajoutons à cela l’hypothèse selon laquelle les Nouvelles Nouvelles auraient connu une parution échelonnée sur quelques semaines23. Dans ce cas, la table des matières sert alors d’annonce pour les contenus à venir, fidélisant le public afin de soutenir la vente des volumes suivants.
Fig. 4 : A. Bosse, La Galerie du Palais, 1638.
16Vingt-cinq ans avant la parution des Nouvelles Nouvelles, Abraham Bosse avait gravé une représentation demeurée célèbre de la galerie du Palais et de ses boutiques. S’il fallait en donner une nouvelle version en 1663, on imaginerait fort bien la libraire présenter la « Table de tout ce qui est contenu dans les Nouvelles Nouvelles » en lieu et place du titre de La Mariane, en pointant l’une ou l’autre pièce en fonction des intérêts du lecteur.
Action politique, action commerciale
17Un titre particulièrement long des Nouvelles Nouvelles illustre l’action centrifuge de la table : « Une Conversation, où l’on voit si les soupçons qui regardent l’honneur d’une femme lui peuvent être encore désavantageux, après avoir été pleinement justifiée. » La pièce se rattache à un scandale contemporain que je détaillerai dans un instant. Constatons-le pour l’instant : l’énoncé n’a pas seulement valeur référentielle, il accomplit également un coup de force prépositionnel : les femmes dont il est question sont, d’emblée, pleinement justifiées.
18En insistant sur le titre des pièces, la table des matières ne se contente pas seulement d’attirer les lecteurs vers le livre. Elle présente également une efficacité pragmatique propre, en diffusant certains messages sans que le lecteur ait même besoin de lire les pièces en question. Cette fonction apparaît en filigrane de travaux sur la table des matières. Ainsi, lorsque Philippe Chométy écrit qu’elle « oriente la réception de la poésie scientifique24 », par exemple, son action n’est plus de faciliter l’appréhension de l’ouvrage, mais bien de promouvoir certains contenus auprès des lecteurs et d’attirer l’attention du champ littéraire sur un genre donné. De même, comme le note Ann Blair, si les listes d’auteurs dans les recueils de lieux communs « garantissent la valeur des extraits25 », elles augmentent (ou, du moins, confirment) par la même occasion la réputation des auteurs mentionnés.
19En affichant que les femmes ont été « pleinement justifiée[s] », la table des Nouvelles Nouvelles n’indique donc pas seulement l’existence de cette « Conversation » dans l’ouvrage. Elle intervient directement dans un débat en cours, en proclamant que les dames accusées ont été innocentées, et que leur culpabilité n’est plus en question. Or en 1663, la cour ne partage pas nécessairement cette opinion. La « Conversation » en question traite en effet d’un scandale contemporain advenu peu après la chute du surintendant des finances, Nicolas Fouquet, en 1661. Lors des perquisitions réalisées à sa demeure de Saint-Mandé, on découvre des lettres compromettantes de plusieurs dames de la cour, qui auraient échangé leurs faveurs contre des sommes d’argent importantes. Louis XIV souhaite immédiatement étouffer l’affaire et ordonne la destruction des lettres, mais la rumeur est plus rapide et, dès le début de l’année 1662, la rumeur circule. Faute de disposer des lettres originales, toutes les grandes dames de la cour sont suspectées d’avoir trempé dans cette affaire26.
20La « Conversation » des Nouvelles Nouvelles est une nouvelle tentative d’étouffer l’affaire et de sauver les réputations en présentant les choses sous un jour favorable, en assurant qu’il y a bien fumée sans feu27. Puisqu’elle nécessite d’être lue, son efficacité dépend de la circulation des Nouvelles Nouvelles et, à ce titre, de la fonction centripète précédemment étudiée de la table des matières. La table agit cependant indépendamment de la pièce puisque tout lecteur qui la consulte verra que les femmes ont été justifiées, même s’il ne lit pas la pièce. La promotion du titre de la pièce se fait action, diffusant vers l’extérieur le message central de l’ouvrage.
21L’action centrifuge de la table présente également des applications commerciales. La mise en valeur des titres augmente en effet leurs chances de lancer de nouvelles modes littéraires et donc, de nouvelles gammes de produits, comme le rappelait Charles Sorel en 1671 : « quantité de livres donnent l’origine à d’autres, comme s’ils étaient remplis d’une semence fertile. On en a toujours vu qui, ayant eu de la réputation, en ont fait naître de semblables ou d’approchants au moins par le titre28 ». Le « Dialogue de l’éventail et du busc » illustre ce procédé. Donneau renouvelle la mode des dialogues allégoriques, comme celui des « Yeux et de la Bouche », ou des conversations entre animaux (« Le levron et la levrette » de La Suze), en proposant cette fois-ci un dialogue entre des objets de mode : le busc et l’éventail débattent pour savoir qui est le plus utile à leur maîtresse, Caliste. Selon le principe de la sérialité galante analysé par Delphine Denis, un tel modèle avait toutes les chances de donner lieu à des suites, donc, autant de pièces nouvelles vendues29. Quelques mois plus tard, Donneau de Visé publie ainsi les Entretiens galants d’Aristipe et d’Axiane, un petit ouvrage contenant d’autres dialogues d’objets formés sur le modèle de l’éventail et du busc : entre le fard et les mouches, entre le grand miroir et le miroir de poche, et entre le masque et les gants. En l’occurrence, c’est la page de titre qui promeut les multiples contenus de l’ouvrage :
Fig. 5 : Page de titre des entretiens galants d’Aristipe et d’Axiane, 1664.
22Nul doute que l’existence de cette suite doit beaucoup à la table des Nouvelles Nouvelles publiée quelques mois plus tôt. En promouvant le titre de « l’éventail et du busc », en l’isolant de son texte, elle insiste sur la structure objet + objet et inscrit le concept dans l’actualité du lecteur. Elle lui confère, en somme, cette réputation sur laquelle se fondent les libraires pour lancer de nouveaux produits. La table des matières des Nouvelles Nouvelles prépare le terrain pour lancer les Entretiens d’Aristipe et d’Axiane.
Table ou catalogue ? Espace et fonctions
23Constater ces fonctions centrifuges et centripètes invite alors à réinterroger la nature de la table des Nouvelles Nouvelles. Malgré sa position péritextuelle, elle revêt visiblement des fonctions dévolues à l’épitexte, puisqu’elle joue un rôle publicitaire. Elle participe alors de l’important effort déployé dans les gazettes et ouvrages contemporains dont jouirent les Nouvelles Nouvelles30. En insistant sur les titres des pièces, elle épouse d’ailleurs parfaitement la forme de cette campagne. En effet, la promotion de l’ouvrage se fait moins sur son ensemble que sur le titre de l’une ou l’autre pièce. En témoignent les Entretiens galants d’Aristipe et d’Axiane qui promeuvent les Nouvelles Nouvelles en louant le « Dialogue de l’éventail et du busc » :
Je m’étonne que vous ayez tant et si bien écrit sur une matière qui ne semblait pas fournir de quoi faire une douzaine de lignes. Ce n’est pas que ce ne soit votre coutume et que le « Dialogue de l’éventail et du Busc » qui est dans vos Nouvelles Nouvelles ne m’ait dû persuader cette vérité31.
24Les exemples qui précèdent ont en outre montré que le contenu qui paraît parfois dans une table apparaît d’autres fois sur une page de titre, une porosité qu’Ann Blair constate également dans le cas des Elenchus des Series Titulorum et des périodiques en général32. On pourrait même soupçonner la table des Nouvelles Nouvelles d’avoir auparavant servi d’affiche avant d’être intégrée au livre. La simple formulation de cette hypothèse indique la nécessité de dépasser les catégories préétablies et de dissocier les questions de forme et de fonction.
25C’est l’opération intellectuelle qu’invite à réaliser le catalogue suivant, paru dans le premier volume d’octobre du Mercure galant. Son objectif est de promouvoir un volume annexe du périodique — un Extraordinaire — publié quelques semaines plus tôt :
Fig. 6 : Catalogue paru dans le Mercure galant d’octobre33.
26La ressemblance entre ce « Catalogue », dont la fonction promotionnelle va de soi, et la « Table » des Nouvelles Nouvelles ne doit probablement rien au hasard. Elle indique tout d’abord la porosité des catégories génériques : ce catalogue aurait très bien pu s’appeler « Table de tout ce qui est contenu dans l’Extraordinaire du Mercure galant de juillet 1678 ». Inversement, la table des Nouvelles Nouvelles aurait pu figurer dans un autre ouvrage et s’appeler « Catalogue » pour faire la réclame des trois volumes de Donneau. Ce n’est que parce que la table des Nouvelles Nouvelles est conservée dans une position péritextuelle et qu’elle s’appelle table, qu’elle est considérée ainsi34.
27Les ressemblances entre la table des Nouvelles Nouvelles et ce catalogue confirment également la fonction promotionnelle de la première. En écrivant que l’abbé de Valt « fait la réputation de l’ouvrage », Donneau augmente à la fois le prestige de son périodique, mais également la réputation (à la fois reputatio et fama) de l’abbé de Valt. Les qualificatifs promotionnels affluent : il promet « une lettre passionnée », il nomme la « délicieuse Albili » et annonce une pièce « faite par un grand maître ». Quant aux mentions telles que « Plusieurs madrigaux et sonnets sur divers sujets », leur rôle est de promettre la disponibilité de contenus à la mode et plaisants. Le catalogue du Mercure galant révèle ce que dissimulait à peine la table des Nouvelles Nouvelles, à savoir, la porosité des catégories et des espaces. Une apparence identique — une liste décrivant les contenus d’un ouvrage — peut revêtir un titre différent — « Table », « Catalogue » — et paraître sur des supports différents, mais revêtir la même fonction.
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28Les fonctionnalités observées au cours de cet article se retrouvent dans la plupart, sinon dans toute la production du second XVIIe siècle, probablement avant, certainement après. Il paraît ainsi difficile de penser la fonction des tables des matières dans son seul rapport au texte, sans concevoir le contexte et les pratiques de consommation qui en régissent la composition. Son rôle et sa structure dépendent directement du contexte dans lequel paraît l’ouvrage, du statut de la littérature dans la société ainsi que de ses enjeux matériels et de ses pratiques. Certes, les fonctions analysées dans cet article sembleront moins intéressantes à quiconque réduit l’analyse de la littérature à un rôle esthétique ou philosophique. Dès lors toutefois qu’un ouvrage doit séduire, convaincre ou agir, il semble impossible d’omettre la fonction promotionnelle de la table des matières. Elle est, après la page de titre, le deuxième lieu (dans l’ordre des pages, non dans l’ordre d’importance) de valorisation et de visibilisation du contenu.
29Ainsi faut-il suspendre toute définition essentialiste de la table des matières et ne pas considérer sa présence comme une évidence mais, au contraire, se demander pourquoi il y a une table des matières. Moins qu’un objet aux usages définis d’avance, il s’agit avant tout d’un espace, au croisement de tensions multiples, que les libraires et les auteurs n’ont de cesse de réinvestir en fonction des contextes et des besoins. Sitôt que l’on suspend ce que l’on croit savoir, sitôt que l’on cesse de la prendre pour ce qu’elle prétend être ou que l’on voudrait qu’elle soit, alors cet objet a priori familier et transparent redevient un objet privilégié pour étudier les rouages de la production littéraire.