Colloques en ligne

Lise Charles, Aude Leblond et Mathias Sieffert

« S’asseoir à la table ». 
La table des matières, du Moyen Âge à nos jours

Or il semble qu’à mesure que croist la multitude des Livres, s’augmente aussi le nombre de ces Lecteurs superficiels, qui ne peuvent chanter que par tablature, & qui sans se soucier des apprests du Livre, s’en vont tout droict asseoir à la table1.

1C’est en ces mots que Jean-Pierre Camus critique dans son Agathonphile, un récit édifiant paru en 1621, l’usage que font de la « table » les lecteurs superficiels ou gloutons. Le bon lecteur, lui, serait celui qui lit tout, jusqu’aux « apprêts du livre », c’est-à-dire jusqu’à ses discours liminaires. Transformée en une sorte d’accélérateur de lecture, la table devient, selon Camus, l’instrument privilégié du lecteur vorace :

Il est une voracité spirituelle, qui donne à [quelques-uns] le nom de gourmands ou devoreurs de livres […]. Icy la Sobriété, & la Mediocrité est aussi salutaire qu’au manger. Et ce n’est pas estre sobre que de vouloir en un instant engloutir un Livre, qui a cousté tant de veilles & tant de traicts de plume à celuy qui l’a faict2.

2Et pourtant, Camus fait suivre ces considérations d’une longue table de quarante-six pages. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner les ambiguïtés ou les contradictions de l’évêque romancier. Par cet exemple, nous voulons plutôt rappeler que l’intérêt porté au paratexte ne date pas de Gérard Genette ou des travaux des historiens du livre. Les hésitations de Rousseau le montrent bien aussi, qui explique dans une note manuscrite, au sujet de la « Table des lettres et matières » qui figure dans l’édition de 1764 de La Nouvelle Héloïse : « J’ai effacé précipitamment les tables des deux premiers volumes. Cependant, ces tables peuvent être bonnes à conserver avec les sommaires des Lettres pour y trouver au besoin ce qu’on cherche3. »

3 Objet paradoxal, que chacun serait susceptible de manier à sa guise, la table est, chez l’un, un outil dangereux qui peut ouvrir la voie à une lecture sélective ou impatiente, chez l’autre, une aide à la relecture permettant au lecteur de se constituer son propre florilège. De fait, si l’usage de la table nous est familier, il est pourtant difficile d’énumérer ses traits définitoires : ses fonctions ne sont pas suffisamment stables pour la décrire en termes simples. On ne peut pas non plus la définir par une place fixe, par ses modalités de publication, ni même par sa forme. Les variations peuvent être géographiques : les tables se trouvent en effet en tête dans les livres allemands ou anglo-saxons, cette place paraissant, selon G. Genette, « incontestablement plus logique, même si [elle] choque les habitudes du lecteur français, avec un vague sentiment esthétique d’inélégance4 ». Elles sont aussi, bien sûr, historiques, et c’est ce qui justifie que ce collectif adopte un empan chronologique très étendu. Pour n’en citer qu’un exemple, mentionné encore par G. Genette, « l’usage classique était plutôt de placer en tête une table des chapitres, et à la fin une table des matières proprement dite, sorte d’index plus détaillé. Notre table moderne est en fait une table des chapitres, et son nom est un peu usurpé5. »

4 Comme le souligne ici même Jean-Charles Monferran, prendre la table des matières comme objet de recherches aurait été impensable il y a quelques décennies, avant le développement de travaux sur l’histoire matérielle du livre, dans les années 1980 et 19906. C’est pourquoi un certain nombre d’articles rassemblés ici permettent d’explorer des corpus encore vierges et proposent des méthodes nouvelles pour un objet nouveau, si bien que plusieurs d’entre eux pourraient reprendre à leur compte la conclusion de l’article d’Ugo Dionne : « il s’agit moins au fond de convaincre que de proposer une nouvelle forme aux interprètes. C’est à eux qu’il revient de s’emparer de la table, de l’annexer au domaine du texte, d’y déployer leur inépuisable ingéniosité — et de fonder ainsi ces études tabulaires, théoriques et critiques, que je n’ai fait ici qu’imaginer. » La relative nouveauté de l’objet d’études ne doit cependant pas faire oublier que ce collectif paraît cinq ans après un important recueil dirigé par Georges Mathieu, La Table des matières. Son histoire, ses règles, ses fonctions, son esthétique7, qui adopte également une perspective historique longue et propose des pistes fructueuses. Dans l’article de synthèse intitulé « Esquisse d’une poétique de la table des matières8 », Georges Mathieu distingue notamment trois cas de figure. Selon lui, la table peut être utilisée avant une première lecture (pour se faire une idée du contenu), à l’occasion d’une relecture ou au cours de la lecture (pour retrouver un emplacement, ou l’endroit auquel on s’était arrêté). Le schéma se complique quand on y ajoute deux « formes d’usage » : d’un côté « une appréhension linéaire du contenu du livre, dans laquelle la table constitue un instrument de repérage global du déroulé du texte » (la table se rapproche alors d’un sommaire) ; de l’autre, « une lecture de consultation qui, faisant fi du déroulement de l’ouvrage, vise à identifier un segment précis » (la table se rapproche alors de l’index). Même si sa forme varie en fonction du genre du texte et du contexte historique, dans tous les cas, la table des matières reflète, selon lui, « le mythe de la rationalité » du texte : la table permet de démontrer la compétence de l’auteur ou de l’éditeur à produire un discours logique, leur souci de faire apparaître un ordre, et, partant, leur considération pour le lecteur. Mais, précise G. Mathieu, « comme tout instrument de normalisation, la table peut être détournée » (p. 466-7).

5Il n’est en effet pas certain que la table des matières ait toujours vocation à faciliter la tâche au lecteur. Quand l’auteur la détourne pour y démontrer son originalité, quand elle met l’accent sur la profusion étourdissante des contenus, ne finit-elle pas au contraire par produire de la confusion, et par désorienter le lecteur au lieu de lui indiquer le chemin ? Que faire, dès lors, d’une table des matières qui refuserait de se présenter comme un outil fonctionnel qui viendrait s’ajouter au texte ? Elle impose de décaler notre point de vue : la table n’est pas toujours une simple annexe au texte, mais une composante littéraire du volume qu’elle accompagne, voire un texte en soi.

6Les articles rassemblés ici s’organisent ainsi autour de deux pôles, selon que la table des matières y est vue comme un outil paratextuel, ou envisagée pour elle-même, comme un texte ayant son autonomie.

7Comme outil, la table des matières est dotée de deux fonctions principales. Elle a d’abord une fonction de promotion. Tout comme la couverture, la table fait partie des éléments péritextuels que consulte l’acheteur hésitant : elle constitue donc un lieu stratégique pour l’éditeur. La table des matières semble parfois exhiber la profusion du texte qu’elle accompagne, souligner la variété des éléments constitutifs du livre ; elle peut constituer un argument de vente, quitte à frôler la publicité mensongère, comme le montre bien l’article de Christophe Schuwey au sujet des Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé. Situées en tête du livre, voire en couverture, et dépourvues de numéros de page, ces tables peuvent se confondre avec des affiches. C’est aussi l’une des hypothèses de Suzanne Duval, dans son article sur les tables des recueils épistolaires du XVIIe siècle : selon elle, ces tables ont « davantage un rôle de représentation, au sens publicitaire du terme, que d’instrument de lecture, d’où leur forme particulièrement ornée et leur place fréquente en début d’ouvrage ».

8Quant à Adrienne Petit, elle montre, à partir de l’exemple des tables ajoutées à la traduction des Éthiopiques d’Héliodore, à quel point l’appareillage tabulaire est lié au contexte éditorial et aux pratiques de lectures ; par exemple, l’importance prise par les entrées rhétoriques au fil des éditions coïncide avec le succès des Tresors des Amadis, qui proposent une sélection de discours oratoires extraits de l’Amadis de Gaule : le phénomène s’inscrit dans un mouvement général de valorisation du genre romanesque.

9La multiplication des différents index (tables des sentences, des lieux communs, etc.) telle que l’évoquent Adrienne Petit ou Isabelle Pantin confirme la dimension anthologique d’une table des matières qui tendrait à énumérer les meilleurs morceaux. Proche de l’inventaire, ce type de table nous invite à découvrir les trésors recueillis dans le livre. Dans les manuscrits médiévaux, et en particulier dans les manuscrits d’auteurs des XIVe et XVe siècles qu’étudie Mathias Sieffert, la table vient bien promouvoir l’éventail des différents genres poétiques du livre et par là même vanter les compétences variées de l’auteur.

10Dans l’article qu’il consacre au premier catalogue de la Bibliothèque de la Sorbonne au XIIe siècle, Christopher Lucken montre que le catalogue raisonné de la bibliothèque du collège de Sorbonne est à la fois un inventaire qui liste des trésors pour éviter que les manuscrits ne se perdent dans le fatras, et une voie qui indique un chemin initiatique à travers la bibliothèque. Non seulement la table permet de gagner du temps pour retrouver plus vite un livre, mais elle est aussi ordonnée par disciplines et, à l’intérieur de chaque discipline, par importance de l’ouvrage (Aristote en tête), de sorte que cette table peut aussi servir de cursus, puisqu’elle indique dans quel ordre lire pour mieux apprendre. De fait, on ne saurait trop insister sur le lien entre table des matières et ouvrage de savoir. Selon Isabelle Pantin, « les tables, dont la fonction première et évidente est de faciliter l’accès aux connaissances, tout en les classant, sont aussi le moyen par lequel la virtualité possédée par tout livre à être un “livre de savoir” se réalise pleinement, et s’affiche. »

11On passe ainsi de la fonction de promotion à une fonction d’orientation, la table pouvant aussi bien indiquer au lecteur la route à suivre que souligner la multiplicité des chemins à emprunter. Selon Isabelle Pantin, les différentes tables ajoutées au fil des éditions de l’Orlando furioso et des Essais de Montaigne reflètent la diversité des projets de lecture possibles, et multiplient les circulations potentielles dans l’œuvre en permettant au lecteur de la situer dans un réseau de références et de lieux communs. Les tables peuvent ainsi révéler l’existence de réseaux intertextuels. Selon Jean-Charles Monferran, les recueils de Ronsard fournissent une cartographie de ses inspirations poétiques et mettent en évidence la circulation des modèles pétrarquistes. Il montre que les tables des incipit dans les livres de poésie française du XVIe siècle nous renseignent sur le soin que les poètes ont dû accorder aux attaques de leurs poèmes, lieu stratégique où a souvent lieu un dialogue entre poètes français et transalpins : la table permet alors de déplacer le regard, l’attention des critiques se portant d’ordinaire sur la pointe des poèmes, leur dernier et non leur premier vers. De même, Mathias Sieffert montre de quelle manière les tables de chansonniers reflètent l’organisation du livre tout en insistant sur des aspects différents du poème (le nom de l’auteur, l’incipit, le genre). La table donne ainsi des informations non seulement sur l’organisation du livre, mais aussi sur la manière dont les genres littéraires se reconfigurent.

12La table fonctionne donc comme une clef de lecture qui peut toucher à la question des genres littéraires. Songeons par exemple à la table des matières d’Aurélien qui se présente comme une table d’incipits (dont Aragon affirmait le statut matriciel pour son écriture9). En donnant à son roman une table comme on en trouve généralement dans les recueils de poèmes non intitulés, Aragon invite peut-être à en faire une lecture poétique.

13Ces deux fonctions de promotion et d’orientation peuvent évidemment se combiner : en facilitant la navigation dans des œuvres réputées difficiles, la table ajoutée de manière posthume peut devenir un véritable argument de vente. Et du même coup, faire l’objet de critiques. Isabelle Pantin montre bien que les tables ajoutées aux Essais dans les éditions posthumes sont censées faciliter d’autres parcours que celui que Montaigne avait prévu et ce faisant de multiplier les ventes. Elles transforment ainsi l’œuvre de Montaigne en un « magasin de savoirs » où chacun pourrait piocher, et I. Pantin montre l’opposition de Marie de Gournay à cette pratique : elle trouvait qu’il ne fallait pas faciliter les errances du lecteur dans les Essais.

14Un second ensemble d’articles nous invite à considérer la table moins comme un outil que comme un texte ayant son unité propre. C’est par exemple la perspective de Palmyre de la Touanne, dont l’article propose une lecture poétique des tables des matières chez Yourcenar. Au fil des œuvres complètes, c’est plutôt la dispersion qui prend le dessus, « les tables deviennent le lieu de l'expression visuelle de la méditation sur le temps », et Yourcenar dévoile « une image fragmentée de ses écrits, d'où disparaît toute structure argumentative ou rhétorique. C'est cette réticence à montrer la continuité et la cohérence d'une œuvre close [...] que montrent les dernières tables. » Ainsi P. de la Touanne propose-t-elle de voir la table des Songes et des Sorts comme « un tableau surréaliste où se côtoient un cadavre, une lépreuse et une caisse à fleurs. » C’est également l’expérience à laquelle se livre Gaspard Turin à partir de l’œuvre de Pierre Senges : « une amie chercheuse, écrit-il, me confiait récemment trouver plus de plaisir dans la lecture des tables de Senges que dans celle du roman même, confirmant ainsi l’aspect tabulaire du roman et l’aspect romanesque de la table »… De même, Marc Douguet montre que, soucieuses de privilégier l’immersion du lecteur, les écritures numériques contemporaines sont plutôt réticentes à laisser voir leur architecture d’ensemble. M. Douguet étudie notamment trois menus qui prennent la forme d’un plan de métro, de la carte d’un jardin et d’un « atlas des chemins » et montre que ce code est détourné : tout en se présentant comme un graphe qui décrirait les pages de l’hypertexte et les liens qui les relient, ces menus participent plutôt à la désorientation du lecteur. Ces cartes ne conduisent pas au trésor : mieux vaut les regarder que les utiliser.

15Que conclure de ce long parcours de table en table ? Peut-on en dégager une évolution, une périodisation ?

16Première tentative : dire qu’à l’image d’une table « collection de trésors » succède progressivement celle d’une table « instrument de navigation ». Ce serait adopter là une vision téléologique de la table, qui répondrait à un besoin croissant de rationalité ou de pédagogie. C’est ce que tendrait par exemple à suggérer l’article que Jérémy Naïm et David Roulier consacrent aux tables des matières d’essais aux XVIIIe et XIXe siècles : à une table des chapitres située en tête de volume succède progressivement une table des matières chargée de montrer le plan de l’ouvrage dans ses articulations logiques. Mais la considération de formes extrêmement contemporaines brouille les repères : on l’a vu, Marc Douguet montre que les œuvres numériques fournissent des parcours de lecture à travers des menus, mais qu’on ne saurait les confondre avec des tables des matières qui révéleraient effectivement la structure des œuvres. Quant à Anaïs Goudmand et Gaëlle Kovaliv, elles soulignent dans l’article qu’elles consacrent à la bande dessinée numérique que les tables des matières qui y apparaissent sont moins destinées à se repérer dans la lecture qu’à encourager le lecteur, après avoir parcouru quelques épisodes en accès libre, à acheter les épisodes suivants.

17Deuxième tentative : affirmer que les tables de romans contemporains ont souvent quitté leur statut paratextuel et se prêtent mieux que les autres à une lecture autonomisante. Là encore, il suffit de lire l’article d’Ugo Dionne pour remettre en cause cette hypothèse : analysant un grand nombre de tables de romans du XVIIIe siècle, il montre qu’un certain nombre de procédés (effets de rythme, de rime, souci porté à la disposition) encouragent le lecteur à les considérer de façon autarcique... voire à les lire comme des poèmes, si bien que « la table n’est plus une simple carte, mais un authentique territoire ».

18Et c’est la raison pour laquelle nous renonçons à disposer les articles selon un plan chronologique, et préférons ménager des effets d’échos ou de rimes. Au scepticisme de Marie de Gournay sur l’opportunité de lire les Essais autrement qu’en s’y perdant répondront les tables des matières de Pierre Senges, qui invitent à la rêverie bien plus qu’elles ne facilitent l’appréhension d’une intrigue. Aux tables des matières-affiches prisées par les libraires au XVIIe siècle feront écho les tables des matières des bandes dessinées numériques, inspirées du catalogue de Netflix.