Colloques en ligne

Markus Arnold

Entre effet de réel, palimpseste et marqueur métafictionnel : l’archive dans la bande dessinée française et francophone sur l’Afrique et sa diaspora

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Nicolas Pitz, Les jardins du Congo © La boîte à bulles

1Avec une considérable édition dite « adulte », l’augmentation du nombre de festivals, de revues de recherche et de travaux universitaires, une présence médiatique de plus en plus visible et la multiplication d’expositions dans des lieux diversifiés, la bande dessinée a dorénavant dépassé son statut d’expression artistique mineure et à l’ombre d’autres domaines traditionnellement plus prestigieux – même si certaines hiérarchies continuent à influencer notre appréhension critique de cet « objet culturel » souvent mal ou « non identifié »1. Si la maturité du médium s’explique par la grande diversité graphique et stylistique et par l’abondante recherche visuelle et narrative de dessinateurs et scénaristes qui manifestent davantage une identité d’auteurs, de créateurs, d’artistes, elle est aussi liée au grand éventail thématique et générique désormais investi. En effet, à côté des genres traditionnels – aventure, polar, science-fiction… – qui continuent à peser sur la légitimation du champ, il existe une production croissante qui aborde des sujets complexes et controversés, souvent dans un registre documentaire et naturaliste loin du comique et de la caricature conventionnels. Ces albums (ou livres) thématisent des enjeux sociopolitiques (par exemple la fracture sociale, l’environnement, l’immigration), adoptent des perspectives mémorielles et postcoloniales (par exemple sur la guerre, la colonisation, l’esclavage, le génocide), s’intéressent à l’actualité politique internationale (par exemple le conflit palestinien, les printemps arabes)2. Dans sa confrontation avec « le réel »3, la bande dessinée s’ouvre aussi à des formes (narratives, discursives, figuratives, compositionnelles…) d’autres médiums et modes représentationnels, du domaine artistique ou d’ailleurs. Elle intègre ces éléments de façon plus ou moins visible dans son champ d’expression propre, contribuant ainsi à sa diversification et à son hybridation. L’archive s’inscrit dans ces nouvelles formes de multi-discursivité et d’hypermédialité, amplifiant les tensions image-texte inhérentes à la bande dessinée.

2Si l’histoire n’est pas un sujet nouveau en bande-dessinée4 – elle fait même partie intégrante depuis longtemps de toute une production graphique à caractère pédagogique –, l’utilisation explicite de l’archive au sein de son espace de représentation est plus récente. C’est depuis les années 2000 qu’elle jouit d’une présence accrue dans le médium, et ce non seulement dans le genre historique, mais aussi dans les textes de type ethnographique, la bande dessinée de reportage et la foisonnante vague d’œuvres à dimension mémorielle. Les créateurs soit la mobilisent comme support et base d’inspiration, parfois divulguée dans l’intrigue même, soit proposent des archives personnelles (notamment dans des éditions spéciales ou augmentées) pour permettre au lecteur de suivre les étapes de l’écriture scénaristique. Sous de multiples apparences (photographies, cartes, écrits historiques, correspondances personnelles, arbres généalogiques…), l’archive se retrouve dans ces œuvres tantôt dans le paratexte tantôt dans la diégèse, soit comme reproduction directe, soit ayant subi des transformations graphiques plus ou moins visibles. La présence de l’archive devient alors gage d’historicité et de véracité, sert d’appui factuel dans un médium qui (ré)affirme par-là son éventail thématique et formel ainsi que sa légitimité. Dans une optique non moins sociale et politique, elle est aussi investie comme trace intime et autobiographique, et va jusqu’à structurer l’intrigue.

3Cet article propose une analyse de plusieurs œuvres récentes de la bande dessinée française et francophone (notamment belge) sur l’Afrique et sa diaspora pour y discuter la présence, le type et l’usage de l’archive, du document ancien, du référent historique textuel et iconographique – ce faisceau d’éléments textuels et iconographiques autres. Appartenant au genre historique, au récit mémoriel, à l’autobiographie, au reportage, le corpus retenu touche à des sujets liés au récent « tournant postcolonial » du médium : la traite, l’esclavage, la colonisation, la guerre d’Algérie. À une exception près, les livres relevés sont publiés depuis les années 2000 et participent d’un certain renouveau formel de la narration graphique. Sous quelles formes l’archive se manifeste-t-elle ? Selon quelles modalités narratives et esthétiques s’inscrit-elle dans l’espace textuel, la diégèse et les seuils paratextuels ? Quelle place (illustrative, formelle, pédagogique, éditoriale) lui est-elle attribuée dans la scénographie ? Quel type de lecture est-elle encline à susciter ? On verra qu’entre effet de réel, palimpseste et marqueur métafictionnel, ces présences référentielles jouent un rôle significatif dans des œuvres qui se situent souvent entre mémoire collective, affirmation politique et dévoilement intime. Si elles participent pleinement à la diversification du médium dont elles étayent la polysémie et l’originalité, l’intégration de signifiants extratextuels dans l’espace narratif n’est cependant pas sans susciter des interrogations critiques.

Le format sériel entre fidélité historique et souci mémoriel : des Passagers du vent à Africa Dreams

4Si notre étude porte surtout sur des récits (monographiques), publiés chez de grands éditeurs (notamment Dupuis, Futuropolis) qui se sont approprié, en partie, la nouvelle posture « indépendante » et « alternative » de la bande dessinée5, les thématiques historiques et mémorielles qui nous concernent ici se retrouvent aussi au sein du format plus conventionnel de la série. Or, tandis que l’archive accroît sa présence dans le médium depuis son ouverture, dans les années 2000, à des problématiques culturelles auparavant marginales, une manifestation notable s’observe dans une série plus « classique », légitimée surtout par sa documentation historique solide et sa précision réaliste : Les Passagers du vent de François Bourgeon6, un récit d’aventure inscrit dans la traite transatlantique à la fin du xviiie siècle. En effet, malgré sa tonalité dramatique – propre au genre – et des scènes érotiques invitant à une lecture voyeuriste, la question de l’archive s’impose. Ainsi, le tome 3 (« Le comptoir de Juda ») qui aborde le commerce des esclaves sur la côte béninoise s’ouvre par une reproduction en double page du plan du Fort Saint-Louis de Juda (1776) créé par l’Abbé Bullet. Malgré le caractère incomplet de la provenance7, une comparaison avec des travaux historiens8 montre qu’il s’agit d’une copie de qualité qui permet même de déchiffrer partiellement le texte manuscrit [cf. fig. 1].

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Fig. 1 : plan du Fort Saint-Louis de Juda, 1776 (reproduit in François Bourgeon, Les Passagers du vent, t. 3. Le Comptoir de Juda, p. 2-3 © Archives nationales (France)

5S’ajoutent ensuite deux doubles pages de maquettes dessinées du bateau « La Marie-Caroline », de 1781, le négrier nantais du récit, suivies d’une légende manuscrite et d’une dette exprimée à Jean Boudriot, chercheur du musée national de la Marine, et ses « traités d’archéologie navale » qui auraient été indispensables à « cet essai de reconstruction » (t. 3, p. 8). Hormis ces éléments paratextuels – la « reconstruction » se référant sans doute à la précision graphique de l’univers naval –, l’archive reste cachée dans l’intrigue. Elle sera révélée dans un ouvrage ultérieur, métatexte avec iconographies diverses (esquisses, photos, schémas, documents anciens…) sur le processus créatif et le méticuleux travail de recherche et de documentation du dessinateur9. D’autres révélations se feront lors d’une exposition parisienne en 201010, où Bourgeon évoque son désir de précision historique et sa consultation des archives à l’ancien Ministère des Colonies, le conduisant à créer, comme travail préparatoire, une maquette basée sur les plans du fort de Juda et à « exactement reprodui[re] »11 dans son récit une aquarelle historique de la côte béninoise.

6L’on peut certes se demander pourquoi l’auteur a opté pour une inclusion visible de l’archive dans le seul tome 3, alors que sa documentation historique se révèle plus indirectement à travers toute la série. Aussi, force est de souligner des instances de licence fictionnelle, par exemple concernant le nom du bateau négrier – ce qui interroge sur le degré de « véracité » du propos paratextuel et sur l’influence de la fiction historique sur le public12. Cela dit, l’« approche renouvelée »13 de Bourgeon pour représenter la traite et sa rupture avec l’idéologie coloniale tenue par la bande dessinée des décennies précédentes se fondent sur l’archive comme importante source d’inspiration. Il n’empêche que Les Passagers du vent se distingue de la scénographie plus critique et intime ainsi que de la situation d’énonciation plus complexe des œuvres contemporaines de notre étude.

7En effet, une inscription plus significative de l’archive s’observe dans la série Africa Dreams14, scénarisée par Maryse et Jean-François Charles et dessinée par Frédéric Bihel. Il s’agit d’une critique fortement documentée sur les atrocités de la colonisation au Congo belge à la fin du XIXe siècle qui fait partie d’une série d’œuvres contemporaines hantées par le passé colonial belge et l’absence d’un véritable discours mémoriel post-impératif collectif15. Dans ce récit d’aventures aux différentes trames narratives enchevêtrées, la présence de l’archive se dévoile dès l’incipit du tome I, mais de façon indirecte. Car si la séquence d’ouverture de quatre pages se focalise sur un jeune garçon appelé Jean en visite scolaire, en 1960, au musée colonial de Tervuren, c’est là une allusion au scénariste Jean-François Charles, né en 1952, et à l’impact exercé par cette visite du lieu d’archive qu’est le musée colonial, sa « première rencontre avec l’Afrique »16.

8Après cette subtile mise en situation de la position historique des auteurs – et constituant par là une différence énonciatrice fondamentale avec Les Passagers du vent – se manifestent divers éléments d’un appareillage paratextuel, métafictionnel, factuel multiforme qui marquent l’ancrage référentiel de la série. Outre les citations récurrentes, en exergue des albums, du Heart of Darkness (1899) conradien, on trouve en annexe du tome I un texte historique sur le Congo du Roi Léopold II, rédigé par Colette Braeckman, journaliste au Monde diplomatique et spécialiste de l’Afrique centrale, de même qu’une photo du Roi et un extrait d’une de ses lettres de 1897 difficile à déchiffrer. La référence photographique se présente de façon saillante dès la page de garde du tome II où l’on voit, en double page, une photo historique de captifs congolais, issue de la collection du Musée de Tervuren17. Reproduite sur la 3e de couverture, le cliché donne l’impression que le réel historique des archives encadre – au sens propre du terme – l’intrigue ; sans oublier qu’elle illustre le titre de l’album, « Dix volontaires sont arrivés enchaînés », et y fait écho à des scènes de captivité (par exemple p. 21, 34). Il est significatif que ces « recrutés » congolais paraissent aussi comme une contre-représentation à la page de garde du tome III, une photo en sépia assez floue d’une douzaine d’Européens en casque colonial. Car malgré l’absence d’ancrage narratif clair dans le récit18, ce deuxième portrait grand format complète une sorte de diptyque où prisonniers et noblesse coloniale évoquent des oppositions au sein de « l’allégorie manichéenne »19 du discours colonial. On dirait, en effet, que les deux « groupes » – il s’agit après tout de photos mises en scène – se font face dans un affrontement sportif macabre « résumant » – en termes de posture, de regards, d’accoutrement, de cadre – l’inégalité et la spoliation de l’économie coloniale. L’image d’archive reproduite se dévoile ici en effet en tant que « discours qui est silencieux »20, c’est-à-dire un mélange d’encodage historique et de présence sensorielle brute.

9Outre cette « immobilisation du Temps »21 particulière, l’archive photographique devient également un élément structurant du récit. D’une part, elle sert à la figuration assez fidèle de personnes historiques qui peuplent l’intrigue. La représentation de nombreux protagonistes et personnages secondaires22 est ainsi calquée sur des portraits historiques et le lecteur y découvre aussi une fameuse photo de l’explorateur Henry Morton Stanley, jeune, qui jouit d’une certaine présence dans le texte postcolonial mémoriel23. Insérée de façon originale dans le corps graphique d’une séquence pastiche vis-à-vis du père de la bande dessinée belge, Hergé, la photo se trouve dans le champ de vision d’un reporteur juvénile à la ressemblance évidente avec Tintin qui s’entretient avec un Stanley âgé, infirme et nostalgique [cf. fig. 2].

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Fig. 2 : Jean-François Charles, Maryse Charles, Frédéric Bihel, Africa Dreams t. 3., p. 4 (extrait) © Casterman

10Si l’archive photographique redessinée est donc aussi intégrée directement dans la trame narrative, non comme « simple » illustration, mais document ou référent historique contemporain au chronotopos du récit, ce rôle revient notamment aux photos de la missionnaire anglaise Alice Seeley Harris, leader d’une des premières campagnes photographiques en faveur des droits humains24, qui sont utilisées pour la cause antiesclavagiste dans Africa Dreams. Dans une séquence-clé du tome III, le révérend Sheppard projette ainsi des photos de Harris soulignant – sur fond d’un agencement narratif contenant vignettes muettes, focalisations, zooms en avant – que « les partisans du régime léopoldien ne pourront plus dire que ça n’existe pas » (t. 3, p. 34). L’on peut certes douter que ces photos redessinées maintiennent le même pouvoir affectif (le « punctum »25 barthesien) que le cliché brut. Mais c’est par leur insertion dans la scénographie que ces photos, en plus de l’idée du « témoignage » (t. 3, p. 34) énoncée par le diplomate qui assiste la scène, traduisent une « ambition véritative »26 particulière de la bande dessinée à travers un matériel référentiel historique assez précis, l’inscrivant par-là dans un évident projet mémoriel.

11Enfin, la référence historique dans Africa Dreams est également appuyée par d’autres documents iconographiques et artistiques, de même qu’une sorte d’archive discursive, médiatique ou éditoriale. Y figurent une célèbre caricature du Roi Léopold dans The Times suivant une résolution du parlement britannique (t. 2, p. 35), le Bulletin mensuel de colonisation comparée intitulé « La vérité sur le Congo » (t. 3, p. 40), l’ouvrage Red Rubber de Morel (t. 4, p. 6), ou encore la couverture du West African Mail, le journal de la société américaine Congo Reform Association (t. 2, p. 31, p. 36 ; t. 3, p. 35-46). On trouve aussi l’affiche satirique d’une opérette française dans le magazine anarcho-syndicaliste L’Assiette au beurre de 1904 (t. 3, p. 36), l’un des rares journaux d’époque à afficher de façon virulente et par des illustrations excessives un discours anticolonialiste27. Certaines références, comme la reproduction d’une page du journal New York American de 1906 avec une photo de Casement (t. 4, p. 35), combinent par ailleurs les deux types d’archive : iconographique et textuelle [cf. fig. 3a]. À d’autres moments de l’intrigue, la densité iconographique et référentielle mise en scène semble quelque peu le reflet du processus créatif des auteurs de la série eux-mêmes ; on s’imagine aisément le travail reconstitutif et imaginatif des Charles et de Bihel à l’image de la table du journaliste Morel et sa profusion de photos, illustrations, écrits, périodiques [cf. fig. 3b].

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Fig. 3a et 3b : Jean-François Charles, Maryse Charles, Frédéric Bihel, Africa Dreams t. 4., p. 35 (extrait), t. 3, p. 36 (extrait) © Casterman

12Africa Dreams reste certes tributaire des contraintes du récit d’aventures sérialisé au format éditorial conventionnel, et une partie de sa narration est en effet centrée sur une célébration des idéaux humanitaires qui peuvent paraître comme une résurgence transformée des fantômes coloniaux28. Mais les albums opèrent une utilisation diversifiée de l’archive allant bien au-delà de l’illustration ou de la seule mise en contexte paratextuelle. C’est à ce niveau que la série se différencie de la plupart des postures récentes investissant en bande dessinée un véritable paradigme conradien (« Heart of Darkness paradigm »29), sur lesquelles nous reviendrons dans la conclusion. Dans Africa Dreams, des documents historiques introduits de façon « organique » et originale informent les albums à divers niveaux jusqu’à en devenir des leitmotivs narratifs et esthétiques. Il est vrai que les manipulations figuratives qu’implique l’appropriation de l’archive peuvent susciter des interrogations d’un point de vue strictement historien30. Mais l’archive sert à étoffer et à crédibiliser le double objectif qui émane du récit : dévoiler et dénoncer les atrocités du passé ; rendre hommage aux victimes et au combat émancipateur des accusateurs d’antan. Un tel souci référentiel et mémoriel se voit confirmé à la fin de la série avec une liste d’ouvrages pour « restituer le contexte historique dans lequel s’inscrivent les quatre tomes de ce récit » (t. 4, p. 2) et contenant une quarantaine de titres dont des références historiennes établies31. Si l’archive devient ainsi une part relativement visible au sein d’une scénographie qui accorde une place centrale au détail et à la fidélité historiques – mais ce sans exposer systématiquement l’historicité des événements32 – elle participe néanmoins pleinement au projet fictionnel des auteurs. C’est en effet dans le mélange parfois opaque entre fait et imagination, entre repère transparent et trace floue, entre référent localisable et signe approximatif, dans la polysémie et le possible jeu graphique, que se construit une proposition critique, esthétique et personnelle – rappelons le « prologue » situé en 1960 – qui s’inscrit dans le débat complexe et sensible sur les investissements mémoriels postcoloniaux.

De la mémoire au témoignage, par le concours de l’archéologie : Un marron et Les esclaves oubliés de Tromelin

13De récentes recherches sur l’esclavage et une certaine absence de ce dernier dans la production culturelle française avant les investissements historiens, mémoriels, artistiques dans le sillage de la loi Taubira en 2001, ont mené à plusieurs travaux graphiques sur le sujet où s’observe une utilisation originale de l’archive. On le voit dans le double-album Un marron de Denis Vierge33 qui, focalisé sur un esclave évadé à l’île Bourbon à la fin du xviiie siècle, donne à lire le marronnage, une menace importante à l’économie et la société coloniales. Outre la mise en scène innovante de cette thématique dans le domaine du récit graphique dont la discussion dépasserait le cadre présent – alors que la littérature réunionnaise, bien plus établie, ne l’a guère abordée jusqu’à présent –, certains aspects du paratexte et de l’hypertexte s’imposent à la discussion qui nous concerne.

14D’abord, on observe sur la couverture un jeu avec le genre paralittéraire des romans d’aventures du xixe siècle, à savoir la présentation des deux livres comme les n° 905 et 906 du Journal des voyages et des aventures de terre et de mer, un hebdomadaire parisien crée en 1877, qui, à l’aide d’illustrations abondantes présente un mélange de récits de voyage réalistes et invraisemblables. Se déploie dans cette imitation – qui diffère esthétiquement de la facture dans l’intrigue – un filtre historique original en raison de sa reprise explicite de stéréotypes colonialistes et de la diabolisation de l’esclave, l’image se voyant appuyée par la légende sensationnaliste sur « la violence des nègres marrons revenus à l’état sauvage ». S’il y a ici pastiche, voire parodie de l’archive littéraire occidentale populaire34, on doit toutefois l’attribuer à une posture éditoriale particulière, car il s’agit de la couverture d’une édition spéciale qui se différencie de la version principale du livre [cf. fig. 4a et 4b].

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Fig. 4a : Denis Vierge, Un marron, t. 1 © Les bulles dans l’océan. Fig. 4b : Journal des Voyages, t.°905 (11 novembre 1884) © gallica.bnf.fr

15La préface d’Anne-Laure Dijoux, jeune chercheuse en archéologie, s’avère plus significative encore que cet investissement intertextuel éditorial. Elle y introduit en effet la réalité historique du marronnage à La Réunion et souligne les bénéfices d’une nouvelle archéologie dans l’île capable de compléter la documentation existante, « des sources historiques écrites » aux « limites biaisées et imprécises favoris[ant] l’invention de mythes et légendes de tout genre » (t. 1, p. 3). Et ce sont justement ces nouvelles trouvailles scientifiques – cette nouvelle archive en cours de constitution – qui informent l’œuvre de Vierge dont la fidélité historique et anthropologique est appuyée par la chercheuse. Même s’il s’agit d’un récit du genre de l’aventure historique (comme Les Passagers du vent ou Africa Dreams), le paratexte atteste d’emblée la véracité de l’œuvre, tout en soulignant un engagement mémoriel et humaniste vis-à-vis d’un « pan de l’Histoire […] naguère mystifié, romancé et mal connu » (ibid.). Avec une telle caution, on croira qu’un élément comme l’avis de recherche d’un esclave évadé, placé en grand format après le prologue, fait partie de ces « détails historiques avérés » (ibid.) ; autrement dit qu’il s’agit là certes d’une mise en fiction, mais qu’elle est fidèle aux archives historiques. Par ailleurs, cette démarche « historienne » et référentielle est renforcée par les informations disponibles sur le site internet de l’auteur35, affichant, entre autres, une bibliographie éclectique (fictions littéraires, études historiques, ouvrages de vulgarisation, documents patrimoniaux et muséographiques) ainsi que des hyperliens pour des dossiers scientifiques (comme ceux de l’INRAP36). Enfin, le second tome se clôt par un hommage discret à « l’historiographie par le bas », en guise de dédicace « à la mémoire de Sudel Fuma », historien réunionnais (1952-2014), connu pour ses travaux sur l’esclavage indianocéanique et son engagement au sein du projet UNESCO « La Route des Esclaves ».

16Une telle posture d’une bande dessinée de se faire appuyer par – ou même d’accompagner – une entreprise d’archéologie dont l’ambition explicite repose sur le complément ou le défi de l’archive coloniale, avec le désir de faire nouvellement archive, s’observe de façon encore plus évidente dans Les Esclaves oubliés de Tromelin de Sylvain Savoia37. Dédié également « à la mémoire de Sudel [Fuma] », l’album aborde l’histoire du naufrage d’un bateau négrier de la Compagnie des Indes en 1761 au large de Madagascar, la survie de quatre-vingts esclaves sur l’île minuscule de Tromelin, et le sauvetage d’une petite partie d’entre eux quinze ans plus tard. Tandis que la référence explicite à l’histoire et l’archive dans Un marron reste en dehors de l’intrigue, l’originalité de Savoia repose dans le choix d’une scénographie parallèle. Car l’auteur donne voix aux victimes oubliées tout en proposant un journal de bord d’une mission archéologique qu’il accompagne. Des séquences d’une trame historique imaginée, mais documentée, alternent avec celles d’une trame contemporaine documentaire et testimoniale.

17En plus de l’épigraphe littéraire (des citations de Bernardin de Saint-Pierre et d’Aldous Huxley), le récit est placé sous le patronage de la recherche scientifique : les mentions qu’il « est librement inspiré » (p. 120) de travaux de chercheurs en archéologie sont très visibles. L’album s’inscrit ainsi dans un vaste réseau d’actions scientifiques, de discours épistémologiques, de travaux de synthèse (ouvrages, films) et de pratiques de vulgarisation (expositions). Il devient un mode d’expression singulier – en quelque sorte son fer de lance communicationnel, vu le succès de l’album – au sein du programme « Esclaves oubliés », porté par des chercheurs du GRAN38 et de l’INRAP, bénéficiant de la coopération scientifique de plusieurs universités (La Réunion, Antananarivo, Bordeaux, Strasbourg, Louvain) et d’un important soutien financier (allant de l’UNESCO aux collectivités territoriales ultramarines et aux autorités mauriciennes).

18On a donc un contexte de création et d’énonciation particulier. Tels les dessinateurs naturalistes des expéditions coloniales, Savoia est invité à accompagner l’équipe archéologique à Tromelin générant cette mise en parallèle entre passé et présent : d’une part, le drame historique, romancé et individualisé ; de l’autre, les fouilles, minutieusement documentées et commentées par l’auteur. Et si la fiction vise à compenser la relative absence de traces historiques, la scénographie elle-même reproduit l’opposition entre un passé peu connu et un présent presque surchargé d’outils de la connaissance. Ici, l’accent est placé sur le visuel, là sur le discursif ; pour la trame historique, on est amené à ressentir et s’émouvoir, pour la trame contemporaine, on lit pour s’informer et savoir.

19Il y a ainsi, d’une part, le caractère illustratif de l’œuvre : elle fournit des images là où l’archive manque ou reste lacunaire et biaisée ; là où l’archive est en cours de constitution par l’entreprise archéologique qui opère par dévoilements progressifs pour retracer (à l’aide d’objets retrouvés, de lieux d’habitation déterrés, de squelettes exhumés) les pratiques et habitudes de ces humains triplement subalternes : déportés, abandonnés, oubliés. Cette volonté de s’affirmer contre le passé spolié et d’occuper l’espace vide – et l’effacement par l’Histoire – se voit bien avec cette image pour une exposition au Musée de l’Homme, où photographie et dessin – adapté depuis la couverture de Savoia – s’agencent pour signifier une présence humaine retrouvée face aux hostilités des forces historiques et naturelles39. D’autre part, l’illustration est doublée d’un geste testimonial et d’une réflexion personnelle, créant des liens entre géographies et temporalités, mais aussi, au final, entre champs de production et registres : scientifique et ethnographique, ici, esthétique et sensible, là.

20Enfin, conformément à la ligne éditoriale de la collection « Aire Libre », le récit est suivi d’un substantiel dossier, rédigé par le chef d’équipe, avec cartes, écrits historiques, photos des découvertes archéologiques. On y trouve, en clôture, un rendu graphique métatextuel exprimant le rôle des personnes impliquées dans le projet, avec le dessinateur, vu de profil, en noir et blanc (au sens propre et figuré), davantage reproducteur, scribe et chroniqueur qu’acteur [cf. fig.5]40.

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Fig. 5 : Sylvain Savoia, Les esclaves oubliés de Tromelin (2015) © Dupuis

21Les dessins et textes de Savoia contribuent donc à combler les lacunes de la documentation historique existante. Produisant un discours et un regard « autres », ils font archive – à côté des photographies prises – comme faisaient naguère archive les écrits sur le naufrage par l’écrivain du bateau ou le plan de l’île, documents historiques reproduits également en annexe [cf. fig. 6].

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Fig. 6 : Manuscrit d’Hilarion Dubuisson de Keraudic, l’écrivain de L’Utile (reproduit in Savoia) © SHD Lorient

22Un marron et Les Esclaves oubliés de Tromelin montrent – quoique à une échelle différente – que les champs scientifique et esthétique bénéficient mutuellement l’un de l’autre dans une économie de visibilité accrue, une production complétant, appuyant, légitimant l’autre en quelque sorte. Sans oublier le concours des collectivités publiques aux deux créations. Ces symbiose et visibilité partagées se manifestent surtout dans les expositions associées aux projets. Si l’on n’en compte qu’une seule dans le cas de Vierge (à l’Hôtel de Ville de Saint-Denis de La Réunion, en 2015), le travail de Savoia, en revanche, s’est davantage vu investir par le musée comme lieu d’archive lui-même, la publication-exposition étant par ailleurs coconçue : en fin d’ouvrage est en effet annoncée une exposition en 2015 au Musée d’Histoire de Nantes et une « itinérance » menant à d’autres lieux (Lorient, Bordeaux, Bayonne, Marseille), plus récemment aussi La Réunion. L’exposition au Musée de l’Homme à Paris en 2019 est la dernière en date, témoignant de la popularité du projet et de sa visibilité grandissante. S’il y a donc chez Vierge et Savoia une quête en vue de combler le vide ou les lacunes de l’archive historique, de contribuer à une archive visuelle et narrative en cours de constitution, les deux bandes dessinées rejoignent de nombreux autres projets du genre qui inscrivent le médium dorénavant massivement dans de telles pratiques de monstration publique, a fortiori dans des lieux d’archive : musées, bibliothèques.

L’empreinte autobiographique : Azrayen’ et D’Algérie

23Si le travail à succès de Savoia comporte une importante dimension personnelle, et ce selon le mode du carnet de voyage et du témoignage, certaines œuvres de la bande dessinée contemporaine aux thématiques postcoloniales investissent la perspective (auto)biographique encore davantage et se servent de l’archive (publique et familiale) pour renforcer, voire guider leurs projets.

24C’est le cas de l’album Azrayen’ de Christian Lax et Franck Giroud41 qui met en scène, dans une narration de cent dix pages, la guerre d’Algérie. Histoire et mémoire s’y amalgament, car le récit se fonde sur les expériences du soldat Michel Giroud, père du scénariste Giroud, et une visite de l’auteur – avec son père – sur le terrain en Algérie pour constituer l’intrigue. Azrayen’ est préfacé par l’historien Benjamin Stora qui, en soulignant que la bande dessinée « particip[erait] à la construction des représentations et d’une mémoire de la guerre d’Algérie » (p. 6), accorde à ce mode d’expression hybride (« les mots mêlés aux dessins », ibid.) un rôle certain dans la fabrication des imaginaires autour de cet événement historique majeur autant que sensible : rappelons que la sortie d’Azrayen’ précède d’un an l’adoption de la terminologie « guerre d’Algérie » à l’Assemblée nationale. Le scénariste, lui-même de formation historienne, fournit ensuite une mise en contexte avec dates-clés, cartes, et renvoi à une bibliographie « essentielle » en fin d’ouvrage, affirmant que la liste de films, reportages, ouvrages utilisés pour « bâtir » l’album serait « fastidieuse » (p. 144).

25Enfin, une édition spéciale d’Azrayen’ comporte un dossier de vingt pages intitulé « Une épopée algérienne ». Giroud y dévoile l’implication de son père dans la guerre et fournit des extraits de carnets d’époque dont la valeur tant personnelle que testimoniale informe progressivement les notes variées de l’auteur où « la page d’histoire méconnue » s’enchevêtre avec le « simple détail de la vie quotidienne » (p. 124). De nombreuses photos historiques alternent dans le dossier par ailleurs avec des clichés plus récents pendant le repérage sur place.

26Nul doute que ces pages amplement illustrées et commentées résonnent avec la caution historiographique de Stora. Plus encore, il s’y constitue une archive visuelle et discursive non seulement personnelle, mais – compte tenu des interrogations critiques soulevées et de l’attention accordée aux victimes algériennes – également politique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que le dossier se ferme sur la finalité mémorielle de l’album : en dépassant le « divertissement anodin », l’ouvrage n’est pas seulement censé donner les lettres de noblesse à la bande dessinée « adulte », mais encore permettre des effets d’identification et de reconnaissance auprès des participants à cette « Guerre sans Nom » ; exprimer qu’« on ne [les] a pas tout à fait oubliés » (p. 142). Cependant, une telle présence massive du référent factuel et historique dans le seul paratexte font penser à Gérard Genette soulignant que de tels éléments visent surtout à valoriser l’oeuvre non pas pour sa forme, mais pour son fond, sa « “matière” »42.

27Si l’archive encadre, situe et légitime dans Azrayen’ un drame historique qui peut également se lire par ailleurs comme une fiction de guerre (avec ses péripéties et images-choc hautes en couleur), son usage se fait plus subtil et plus complexe encore dans une autre œuvre graphique liée à l’Algérie : le récit D’Algérie (2007) de Morvandiau43. Il s’agit d’une quête de mémoire – ou de « postmémoire »44 – de l’auteur breton sur ses origines pied-noir, un « héritage à la fois irréel et patent » où « nostalgie, souvenirs, fantasmes » se confrontent aux « réalités » et à « l’histoire » (np.). Cette quête est doublée d’une réflexion sur les conditions d’élaboration du récit lui-même et sur les limites de la situation d’énonciation de l’auteur-personnage. En effet, la tentative laborieuse de remonter l’histoire familiale nécessite diverses sources (réminiscences parentales, souvenirs personnels d’une visite en Algérie) et ressources (objets intimes, albums de famille, documents publics). Elle se fait dans le croisement permanent entre le personnel et le politique, mais aussi dans la mobilisation de divers régimes de représentation, par exemple dans l’arbre généalogique en exergue où se jouxtent médaillons de type photographique, caricature, et non-représentation45.

28Dans D’Algérie, les espace-temps se succèdent dans un enchevêtrement délicat qui puise par bribes dans près de cent ans d’histoire collective et intime, où s’agencent la « mythologie » familiale à laquelle l’auteur n’a qu’un accès indirect et des souvenirs du voyage réel sur les « traces paternelles » (np.). La chronique intime est alors toujours inscrite dans un arrière-fond social et idéologique plus large, une juxtaposition entre le politique et le personnel où l’archive coloniale et postcoloniale – individuelle, collective, médiatique, artistique – joue un rôle prépondérant pour répondre aux questions du « Que dire ? Que penser ? » du protagoniste. En effet, qu’il s’agisse d’articles de journaux et d’autres écrits sur des sujets politiques sensibles, des reproductions dessinées de photographies d’Elia Kazan, d’Albert Camus, de Mouloud Mammeri, des livres d’enquête, des couvertures des super-héros américains, ou encore d’un numéro du magazine satirique L’Assiette au beurre de 1901 : le référent historique et le fonds documentaire aux multiples visages sont omniprésents dans l’œuvre [cf. fig. 7].

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Fig. 7 : Morvandiau, D’Algérie (2007), np. © Morvandiau

29Ces éléments d’archive ne sont pas reproduits tels quels, mais redessinés, retracés au sens propre du terme, constituant en effet un procédé de réencadrement (« reframing »46) politique significatif. Qui plus est, ils sont fondus dans le récit et servent d’appui et d’analogie – et souvent de contrepoint et de rupture – à une narration et une réflexion qui se construisent sur le mode du fragment, de l’a-chronologie, de l’interrogation, des limites représentationnelles, de la non-clôture. Car texte et image juxtaposés restent souvent disjoints, faisant appel au lecteur pour opérer des agencements et faire sens à partir de cette tension scénographique. Tantôt illustration de la voix narrative, tantôt signifiant visuel et discursif autonome, possiblement en décalage avec d’autres éléments du récit, l’archive s’avère ainsi dans D’Algérie une pratique protéiforme singulière qui confère à la quête mémorielle et à l’interrogation politique de l’auteur une dimension polyphonique et expressive. La très brève rubrique « Sources & Documents » en annexe, localisant sans précision « la plupart des chiffres et données historiques » utilisés dans des ouvrages d’historiens de la colonisation et payant sa dette à d’autres écrits factuels et testimoniaux dont « quelques scènes » seraient « librement inspirées », est ainsi à l’image d’une introspection (auto)biographique qui s’appuie sur une diversité de données et indices historiques pour étoffer et penser sa nature parcellaire, partielle, ouverte47.

« Ouverture » congolaise

30Entre effet de réel et gage d’historicité, métadiscours ou palimpseste plus ou moins marqué, complément ou défi aux références existantes : l’archive, de nature diverse (textuelle et iconographique), de multiples provenances (officielle, familiale, personnelle, populaire), est dorénavant fortement inscrite dans la bande dessinée contemporaine et postcoloniale qui semble révéler un véritable « désir d’archive ». En particulier dans ses propositions historiographiques et mémorielles, on observe une présence importante d’éléments extratextuels, de fonds documentaires et de discours accompagnant, faits par des auteurs eux-mêmes ou par des spécialistes associés aux projets, a minima sous forme de préface, mais allant jusqu’à la conception du projet livresque.

31Dans toutes ces œuvres, l’archive est présente, soit comme reproduction plus ou moins reconnaissable et fidèle au sein du texte et de la figuration, soit en arrière-fond de l’intrigue (par le biais d’ouvrages historiographiques cités en référence). Elle l’est encore comme complément contextualisant et aussi comme source d’inspiration : l’idée de l’archive photographique comme déclencheur étant dorénavant assez répandue dans le médium, comme l’exprime l’auteur d’Azrayen’ : « D’abord, il y a eu la photo » (p. 121). En effet, le « dehors » référentiel spécifique qu’est la photo d’archive confère aux récits dessinés un ancrage particulier dans le réel. Et lorsqu’elle se trouve retracée et redessinée par la plume de l’auteur – notamment dans des récits personnels –, cette réappropriation plasticienne peut constituer une interrogation critique quant à la signification de l’image dans son contexte48. Il semblerait qu’il en va de la crédibilité des auteurs et d’une certaine « ambition véritative » (Ricœur) vis-à-vis de sujets historiques sensibles, mais possiblement aussi d’une volonté d’inscrire le projet dans une perspective polyphonique, un réseau de significations interdiscursif, intermédial, intergénérique, interdisciplinaire. Le lien avec la littérature est ici exprimé et nombreux sont les récits de cette « nouvelle » bande dessinée qui se mettent sous le patronage d’auteurs engagés cités en épigraphe : Conrad (Africa Dreams), Césaire (Un marron), Huxley (Les Esclaves oubliés de Tromelin).

32Il est évident aussi que certains éditeurs et collections (comme Futuropolis, ou « Aire libre » de Dupuis) sont dorénavant plus enclins à inclure, voire à revendiquer un tel matériel paratextuel qui établit des liens historiques avec l’œuvre de fiction et qui densifie l’ouvrage afin de toucher un public sensible aux questions sociohistoriques. Les récits graphiques thématisant la colonisation (belge et française) au Congo ces dernières années, et plus particulièrement des adaptations et réappropriations du Heart of Darkness conradien, en sont un exemple probant.

33En effet, dans Kongo de Tom Tirabosco et Christian Perrissin49, le récit est précédé par des extraits d’articles de journaux et d’une lettre de Conrad, et suivi par un texte explicatif du scénariste sur la vie de l’écrivain anglo-polonais et son rapport au Congo. L’on y relève aussi une liste d’ouvrages consultés de même que de nombreuses photos d’archive des acteurs historiques impliqués ; une partie de la correspondance épistolaire entre Conrad et Marguerite Poradowska est par ailleurs insérée dans l’intrigue. De la même manière, une adaptation libre de Conrad comme celle de Stéphane Miquel et Loïc Godart50, alors qu’elle n’est pas dénuée de figurations stéréotypées et sensationnalistes, propose plusieurs pages de réflexion dans le paratexte : de brèves vignettes autour de mots-clés et une bibliographie avec des références historiographiques majeures sur le sujet51. Par ailleurs, même dans le très personnel Les Jardins du Congo de Nicolas Pitz52, un récit biographique où se dévoile un prisme mémoriel ambivalent entre trauma, nostalgie coupable et idéalisation du passé colonial congolais53, on trouve dans une section « Souvenirs du Congo » en annexe une vingtaine d’images issues des archives photographiques du grand-père de l’auteur au Congo des années 1940.

34Enfin, une présence plus manifeste de l’archive s’observe dans le récent Congo 1905 de Tristan Thil et Vincent Bailly54, en quelque sorte le pendant français au Kongo belge de chez Futuropolis. Sous-titré « Le Rapport Brazza. Le premier secret d’État de la “Françafrique” », le récit graphique met en scène les violences coloniales perpétrées au début du XXe siècle en Centrafrique et dénoncées par Pierre Savorgnan de Brazza dans un rapport longtemps censuré et dissimulé dans les fonds documentaires ministériels. La bande dessinée s’ouvre avec une préface du scénariste Thil qui évoque un « long travail de recherche documentaire » et un « appui […] sur des faits et documents précis » (p. 3) suite à la découverte du rapport. Il présente l’œuvre comme « un récit d’archives » (ibid.) avec des choix narratifs spécifiques et renvoie pour une vue plus complète au rapport intégral publié en 201455, ainsi qu’aux archives de Brazza aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence – celles-ci sont par ailleurs remerciées en clôture d’ouvrage. En annexe figure un dossier d’une dizaine de pages, sur « [l]es suites de la mission de 1905 », comprenant des citations de journaux d’époque (Le Temps, L’Humanité), un entretien avec l’historienne de l’Afrique Catherine Coquery-Vidrovich, et l’identification du texte « Le Congo Français » de Félicien Challaye, paru en 1906 aux Cahiers de la Quinzaine, comme une source majeure pour le scénariste. S’y ajoute, dans une rubrique « Archives », un écrit ministériel sur la mission confiée à Brazza et une lettre de ce dernier. Outre cet important apport contextualisant, l’on a donc partout dans la diégèse une présence plus ou moins directe de l’archive, le récit étant fondé pour une grande partie sur le rapport naguère dévoilé et d’autres écrits historiques jusqu’à en reproduire des extraits précis. On le voit avec les citations du « câblogrammes chiffré n°127 » (p. 100) sur l’affaire des femmes de Bangui représentée dans le récit, de même qu’avec un « incident » (p. 139) évoqué par Brazza dans sa lettre en annexe qui se voit traduit en séquence graphique avec une reprise littérale de certains propos. En plus de ces citations ou traces discursives de l’archive, on observe également l’intégration compositionnelle de référents iconographiques, comme l’illustration du fameux rapport (p. 9) et d’une photo historique de Brazza (p. 46), ou encore, utilisation plus créative, la reproduction d’une page satirique du journal L’Assiette au beurre de 1905, intitulé « Les Bourreaux des Noirs » [cf. fig. 8a et 8b].

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Fig. 8a : Tristan Thil & Vincent Bailly, Congo 1905. Le Rapport Brazza (2018), p. 49 (extrait) © Futuropolis. Fig. 8b : « La Fête du 14 Juillet à Brazzaville », L’Assiette au beurre (11 mars 1905) © gallica.bnf.fr

35L’importance de l’archive non seulement comme référent factuel, mais véritable motif narratif montrant les enjeux testimoniaux et politiques bien réels de la fragilité physique du document historique, surtout dans le contexte des (avant-)postes coloniaux, se voit d’ailleurs lors d’une scène d’un incendie et l’appel manifeste à « sauver les archives » (p. 102) [cf. fig. 9]. Nul doute que de tels éléments témoignent d’un usage scénographique élaboré de l’archive, consolidant le caractère engagé du livre et tissant des liens entre passé et présent – ce qui n’est pas toujours le cas des autres livres discutés.

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Fig. 9: Tristan Thil, Vincent Bailly, Congo 1905. Le Rapport Brazza (2018), p. 102 (extrait) © Futuropolis

36Le récit graphique s’inscrit donc quelque peu dans la finalité de l’archive mise en évidence dans le dossier, c’est-à-dire d’« apporte[r] un éclairage » (p. 134) sur l’histoire africaine et coloniale. Mais cette dimension pédagogique, historienne, politique peut-elle se dire « pleinement » à travers le régime représentationnel propre de la bande dessinée et les conventions auxquelles elle est soumise ? En effet, il nous semble que Congo 1905 – à l’instar des autres œuvres analysées – déploie dans son espace littéraire toutes les possibilités de la mise en scène (fictionnelle), la subjectivité, « densité » et polysémie du dessin, l’exemplarité et le pouvoir illustratif de la scène, pour une réception notamment émotive et sensible. Et il complète ses « limites internes » avec les documents du dossier accompagnant, qui, soulignons-le, constitue déjà une mise en perspective aisément lisible comparée par exemple à l’« austérité » (p. 134) du volumineux rapport Brazza (re)publié en 2014 chez un éditeur indépendant, et qui ne s’adresse qu’à un public critique très averti.

37Notons enfin que dans sa visée d’une réception sensible, la mise en récit graphique de Congo 1905 éveille aussi, ce non sans sensationnalisme et certains clichés visuels, des émotions-chocs à travers ses images et ses « sonorités » qui empruntent aux codes conventionnels de la bande dessinée d’action. C’est là un registre qui peut susciter des réserves quant à son régime de monstration explicite56. S’affichent ainsi dans Congo 1905 notamment sa vocation illustratrice et ses choix scénographiques vis-à-vis de la violence historique et du document référentiel qui en atteste. En ce sens, le considérable appareillage paratextuel du livre et l’évidente présence du document historique apportent une caution critique et scientifique à ce récit graphique engagé, l’ancrant dans le réel tout en le « légitimant » dans son format bande dessinée.

Conclusion

38Il semblerait ainsi qu’une partie de la bande dessinée contemporaine contribue à réaliser le présage monologique de Roger Casement en clôture de Kongo : « un jour nous aurons à témoigner » (p. 167)57. Et l’archive y joue un rôle central. Or les phénomènes analysés inscrivent cette création dans un champ de tension fécond, complexe, et qui peut susciter des interrogations critiques – l’on connaît une problématique similaire dans les textes littéraires avec inscription du matériel documentaire et ethnographique ; dans ce processus de « “factualisation” de la fiction »58. Car d’une part, cette « “contamination” de l’univers fictionnel par le monde réel »59, en l’occurrence l’appui par l’archive, confère à la bande dessinée justement un sérieux et une profondeur que certains de ses détracteurs continuent à lui nier, fournit donc un « certificat d’existence » particulier. D’autre part, ce matériel extérieur et « autre » – surtout lorsqu’il reste cantonné dans le hors-texte ou ne s’agence que superficiellement dans la scénographie – peut se présenter avant tout comme une stratégie pédagogique pour emporter l’adhésion du lecteur, une sorte de prothèse pour le travail proprement formel. Et ce dernier reste toutefois au cœur de l’appréhension critique de la bande dessinée en tant qu’expression artistique et création et non pas comme seule illustration. En d’autres termes, certains de ses récits graphiques de type réaliste, malgré le réel intérêt de leur thématique dans l’actuelle discussion culturelle, sociale, politique, peuvent s’avérer assez conventionnels d’un point de vue scénographique et esthétique. En revanche, d’autres formes plus originales tissent la présence et l’aspect souvent fragile et fragmentaire de l’archive dans le cœur même de leur scénographie.

39L’archive participe ainsi à un format éditorial dorénavant identifiable et établi dans le champ de la narration graphique contemporaine qui se sert d’un important appareil référentiel (historique, scientifique, épistémologique, ethnographique) et bénéficie souvent d’un concours institutionnel varié pour appuyer sa démarche créative. Si la création française et belge s’inscrit ici en première ligne d’un renouveau et d’une diversification postcoloniale du médium, l’on n’oubliera pas non plus l’écart qui existe – voire se creuse avec un tel format éditorial souvent élaboré et onéreux – en termes de production, de positionnement, de réception entre les champs très inégalitaires du « Nord » et du « Sud ». Une étude sur les éventuelles présences, usages, fonctionnements de l’archive dans la bande dessinée contemporaine produite en Afrique permettrait ici certainement un éclairage complémentaire.

40Cela étant, si un tel usage du document historique dans la mise en scène graphique peut certes soulever des questions quant à la singularité et l’autonomie artistique du médium, il prouve d’un côté sa malléabilité et flexibilité vis-à-vis d’autres formes d’expression. Mais surtout, il contribue aussi à une réactualisation de l’archive par d’autres biais, sa vulgarisation et diffusion via d’autres canaux. L’injonction citée à « sauver les archives » (Congo 1905) prend dans ces fictions une allure bien programmatique. Au final, cette production s’investit dans le corpus grandissant de la posture critique et postcoloniale du médium, et, plus généralement, rejoint le tournant éthique et son agenda « réparateur »60 perceptible dans les lettres contemporaines. La bande dessinée s’ouvre de cette façon à un réseau de significations plus large : nul doute que de nouvelles formes hybrides se développeront.