Colloques en ligne

Marie Sebillotte

La famille africaine dans les archives missionnaires: L’exemple des écrits de Léon Lejeune, entre construction d’un imaginaire stéréotypé et descriptions ethnographiques1

I. Avant l’occupation française

Avant l’occupation française, la famille était ainsi constituée : l’enfant, la mère et le chef de famille de la mère, c’est-à-dire son frère ou son oncle maternel. Il n’y avait, par rapport à l’enfant, peu ou point de père, c’est-à-dire que l’éducation, le mariage et tout ce qui concerne la vie de l’enfant ne le regardaient point. […] - La langue mpongwée résume en deux mots ce statut des indigènes : Rerè e dyana ndyanaga awana ; c’est-à-dire « le père donne vie aux enfants, et c’est tout ».2

1À la lecture de l’article du missionnaire spiritain Léon Lejeune dans le Correspondant3, une définition de ce qu’était la famille au Congo français, dans un temps précolonial indéfini, apparaît. Cet article fait partie d’un ensemble d’écrits de missionnaires qui concourent à la formation d’une image de la famille et de la société africaine, plus ou moins précis quant aux limites géographiques de cette Afrique inventée pour le lectorat français et européen4. « Au Congo. La femme et la famille », publié en 1900 à Paris, peut ainsi être lu comme un article qui « invente une tradition »5, celle de la famille galwa6. À travers le langage du missionnaire de la congrégation du Saint-Esprit qui déplore une situation totalement opposée à ce qu’il considère être le modèle normal7 de la famille, il est pourtant possible de lire des descriptions à caractère ethnographique du système matrilinéaire galwa. Les archives missionnaires spiritaines sont souvent en tension entre cette dimension ethnographique et un discours marqué par leur objectif d’évangélisation. L’écriture des archives missionnaires est en effet guidée par « la préoccupation de comprendre la société locale pour mieux évangéliser »8. Dès lors, la proposition de Alban Bensa selon lequel « les ethnologues produisent, grâce à l’ethnographie, des cultures »9, qu’ils écrivent des cultures en décrivant les traits et caractères qui distinguent un peuple d’un autre, s’applique aux missionnaires. Peut-on alors dire que les missionnaires, par l’écriture, inventent des cultures ? Quelle est la spécificité de l’écriture - ou des écritures - missionnaire ? Quels modèles et topoï sont véhiculés par les récits spiritains ?

2Présente en Afrique depuis le xviiie siècle, la congrégation missionnaire masculine, catholique et française du Saint-Esprit s’est implantée en Afrique centrale en 1844 avec la création de la mission de Libreville, mais c’est surtout à partir des années 1870 que les missions spiritaines se sont développées au Gabon.

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Missions d'Afrique de la congrégation du Saint-Esprit. Extrait d’une carte du P. J.-B. Barreau parue en quatrième de couverture du numéro de janvier-février 1924 des Annales Apostoliques des PP. du Saint-Esprit, in Viera Gérard, « 300 ans d’histoire spiritaine au service de la mission », Mémoire spiritaine, n° 16, 2002.

3La production de documents nombreux coïncide avec leur implantation africaine : dans les années 1850, l’impulsion est donnée par le nouveau supérieur général de la congrégation pour organiser et constituer des archives volumineuses10. S’il s’agissait alors d’un souci de la Maison Mère d’être informée des évènements ayant lieu dans chacune des missions de la congrégation, l’objectif était également de constituer un répertoire d’informations à destination de la communication interne et externe de la congrégation : à partir de 1857, la publication des Annales apostoliques constitue l’occasion de transmettre des nouvelles des missionnaires en France, de présenter les travaux de la congrégation et raconter les épreuves et le quotidien de certaines missions. Les archives de la congrégation comportent également de nombreux écrits non publiés11, parfois tout de même produits dans l’espoir d’une publication.

4Au sein de cet ensemble de documents très divers, cet article propose d’étudier les récits et discours spiritains à travers l’exemple des écrits du missionnaire Léon Lejeune. Né en 1860 dans un village de l’Orne et ordonné prêtre en 1884, il est envoyé l’année suivante à Lambaréné au Gabon où il reste jusqu’en 1900 avant de devenir supérieur de la mission d’Onitsha (Nigeria actuel)12. Son dossier personnel conservé dans les archives de la congrégation du Saint-Esprit dresse le portrait d’un homme fervent, zélé et fougueux13. Il incarne à cet égard le « romantisme missionnaire » décrit par Jean Pirotte, selon lequel le courant romantique « poussait le jeune missionnaire dans les voies de l’illusion épique dans un cadre exotique »14. Les écrits de Léon Lejeune s’inscrivent tout à fait dans cet esprit, notamment lorsqu’il s’agit de décrire la famille et la place des femmes au sein de cette famille et de la société. Documents publiés ou non, les archives de Léon Lejeune construisent un imaginaire de l’Afrique, des Africaines et des Africains fondé sur des stéréotypes récurrents mais partant d’observations sur le terrain. Quels sont ces stéréotypes et cet imaginaire de l’Afrique ? Peut-on déceler, dans des documents ne visant pas toujours un public extérieur à la congrégation, une écriture formant des modèles et des stéréotypes puisant dans un même répertoire ? Ces représentations et images sont-elles figées ? Comment Léon Lejeune invente-t-il une famille africaine, en l’occurrence galwa, et autour de quels éléments ?

5Pour lire ces documents, il s’agit de les considérer comme situés, relevant d’une idéologie et d’objectifs à identifier, mais comportant tout de même des indications pertinentes pour comprendre les sociétés concernées. La méthode de lecture de tels documents doit prendre en compte les différents niveaux de signification qu’ils présentent. Cet article s’inspire des travaux proposant une lecture « contre le grain »15 des archives, afin de déceler les failles du discours spiritain et de lire « entre le visible et l’invisible »16.

La polygynie17, repoussoir de l’Afrique dans les écrits de Léon Lejeune

6Au sein des archives de la congrégation du Saint-Esprit, de nombreux documents portent sur « les graves problèmes de la Polygamie et de lInstruction », « la désorganisation de la famille africaine, la cause, le remède », les « difficultés suscitées au sujet des mariages dans la Préfecture »18. La plupart des rapports et récits des missionnaires installés au Gabon présentent la polygamie de la même manière : il s’agit d’une mise en esclavage des femmes19, cause de la « dépopulation » de l’Afrique et de nombreux autres fléaux. Léon Lejeune est particulièrement véhément contre ce phénomène. Dans l’article cité en exergue, il explique qu’avant l’occupation française, « la petite fille était[-elle] vendue quelquefois, dès le jour de sa naissance ; au plus tard, à l’âge de sept à huit ans et, généralement à des vieillards infirmes et huit à dix fois polygames. »20 Le topos du vieillard infirme entouré de nombreuses enfants-épouses se retrouve dans d’autres documents spiritains, comme dans la lettre du même auteur racontant le « rachat »21 d’une enfant par la mission de Lambaréné à sa famille.

7La lettre de soixante-quatre pages, adressée au supérieur de Léon Lejeune en 1892, déborde les normes classiques de la correspondance missionnaire en proposant un récit quasi épique organisé autour de péripéties et de rebondissements incessants. L’enfant dont il est question, Ukélé, aurait été sauvée des griffes de la polygamie et du paganisme par l’auteur, qui présente ainsi le mari supposé d’Ukélé :

Un vieil abruti de mari déjà trois fois polygame, un vieil édenté à qui elle devait écraser les bananes afin quil puisse les manger. Au menton de ce singulier personnage pendant une barbe assez fournie, séparée en douze tresses artistiquement bouclées par Ukèlè et nouées à lextrémité par des boutons de culotte. Ses mains remplies de gale et puantes portaient au dégoût et son nez épaté mais dont le bout était de la grosseur dune bille de billard ne devait guère aider ses pieds d’éléphants à le faire aimer de sa jeune épouse.22

8Une telle description renforce le stéréotype du vieillard africain polygyne, repoussant et ne pensant qu’à se faire servir, paresseux et vorace, par opposition à celle qui apparaît comme sa victime, toute jeune enfant, serviable, gentille et travailleuse. L’écriture missionnaire est mise au service d’une narration organisée autour de figures typifiées : le vieux polygame, la jeune innocente, mais aussi plus loin dans le texte : le sorcier malveillant, le chef imbu de pouvoir, le missionnaire qui se met lui-même en scène… Du point de vue ethnographique, cette description caricaturale permet d’identifier un système social basé sur le wealth in people : un système contrôlé par les aînés, qui consistait dans laccumulation de dépendants - femmes, serfs, esclaves.

9De nombreuses archives spiritaines concernent la polygynie, souvent afin d’obtenir un soutien politique ou financier dans leur lutte morale et pratique contre ce phénomène23. Ces récits, qui contribuent à forger des représentations caricaturales des réalités africaines, concernent également d’autres aspects de la vie sociale et familiale galwa. Les archives spiritaines de la fin du xixe siècle sont en effet particulièrement préoccupées par l’organisation de la famille. La volonté d’éradiquer la polygynie va de pair avec l’ambition de création de familles chrétiennes modèles, dont l’idéal représente pour les missionnaires la famille patrilinéaire et patriarcale. Il s’agit donc non seulement de créer des familles monogames, mais aussi des familles dont le chef serait le géniteur des enfants : de sortir complètement du système matrilinéaire pour créer un nouveau fonctionnement de la famille, sur le modèle européen.

La matrilinéarité ou l’inexistence des pères

10La longue lettre de Léon Lejeune ne se borne pas à une peinture caricaturale de la polygamie. Sa narration des efforts menés pour permettre à Ukélé de rejoindre la mission est l’occasion de descriptions étoffées de l’organisation sociale et familiale galwa. Oscillant entre différents genres - le rapport épistolaire à un supérieur, le récit d’aventures, l’étude ethnographique… -, le texte de Léon Lejeune est complètement hors norme et, par là même, foisonnant. L’un des passages les plus fascinants de la lettre concerne la reconstitution d’une « palabre »24 entre, d’une part, les chefs des villages environnants, leurs « féticheurs », loncle maternel dUkèlè (qui est aussi un chef important de la région), le « mari » dUkèlè et, d’autre part les parents de l’enfant, Alevana et Sidyao. La discussion vise à décider sil faut laisser lenfant à la mission ou la rendre à Aschandi, présenté comme le mari d’Ukélé. Raconté à travers le double filtre du compte-rendu par un catéchiste présent à la discussion, puis de l’écriture missionnaire, cet échange révèle la grille de lecture euro- et christiano-centrée de l’auteur :

Dans cette réunion, on avait fait venir l’Oncle maternel de Ukèlè, un chef puissant de la contrée appelé Igamba gn’onèro, (parole d’un sage). Et voici que Sidyao s’en prend à ce dernier :
« Ta sœur, dit-il, s’appelle Alevana, ton beau-frère Sidyao, et Sidyao, le voici ; ta nièce, c’est Ukèlè, et le père de Ukèlè, c’est moi. Tu avais une fille qui s’appelait Ugouou (hippopotame). Cette enfant, tu l’as mariée à Aschandi […]. [Ugouou] morte, nos convenances galoases t’imposaient l’obligation de fournir à Aschandi une autre femme. […] C’est à toi de t’entendre avec ton frère ou tes sœurs pour trouver la remplaçante de ta fille. Pourquoi de préférence viens-tu chez moi ? […]
Ne parle pas ainsi, Sidayo, vociféra Igamba gn’onéro ; je suis chef et toi tu n’es rien, tu n’as aucun crédit dans les procès et c’est après avoir pris l’avis des anèro, (sages des environs) que je suis allé trouver Aschandi, que je lui ai dit : « Ngouou est morte mais ma nièce Ukèlè sera ta femme, donne-moi des marchandises. Et Aschandi m’a donné 150F et je lui ai promis Ukèlè.
Furieux, Sidyao se leva : « Oui, dit-il, Igamba gn’onéro seul a reçu la dot de Ukèlè, et moi, son père, je n’ai rien reçu. Jamais je n’ai consenti au mariage, jamais Alevana la mère n’a consenti […].
Et comment ? s’écrie à son tour Igamba gn’onéro : « Sidyao, tu avais deux filles. Tu as marié l’ainée sans m’en parler ; je n’ai rien dit me réservant d’agir pour décider du sort de Ukèlè […].
Alors, Sidyao, suis-je ton beau-frère, ou ne suis-je rien qui puisse t’intéresser ? Moi, je te dis, je suis le frère d’Alevana, son frère aîné, c’est à moi que notre père Udyogou (Elephant) a laissé l’eka le siège sur lequel il trônait quand il décidait du sort de ses femmes, de ses filles et de ses petites-filles ; c’est à moi, entends-tu ? Ou nos coutumes galoases sont celles-ci : je suis marié, je suis père de deux filles ; ma première fille est à moi, ma seconde est non à ma femme, mais à la famille de ma femme, entends-tu, Sidyao ?25

11S’emportant, l’oncle maternel d’Ukélé rappelle les règles galwases concernant la répartition du pouvoir de décision entre les membres de la famille. Aux yeux de l’auteur, il s’agit d’une description de l’injustice de cette organisation sociale qui retire aux parents biologiques leurs droits « naturels » sur leurs enfants. Le système matrilinéaire est incompréhensible pour Léon Lejeune. C’est aussi ce que décrit le Spiritain dans l’article cité en exergue : « la famille était ainsi constituée : l’enfant, la mère et le chef de famille de la mère, c’est-à-dire son frère ou son oncle maternel »26. Les référents du missionnaire sont la famille nucléaire, patriarcale et monogamique, et l’indissociation entre la parenté biologique et la parenté sociale : dans le récit, Sidyao (le père) revendique le droit sur sa fille (Ukèlè) au nom du fait qu’il est son père biologique, ce qui n’est pas nécessairement un argument valide dans une société matrilinéaire où l’autorité parentale s’incarne, au moins en partie, dans l’oncle maternel.

12Dans ces textes, être Galwa, c’est d’abord n’être pas Européen, c’est représenter l’altérité dont rend compte l’auteur missionnaire, de son point de vue eurocentré. Décrivant le conflit pour déterminer qui décide et de quelle manière de l’alliance d’Ukèlè, il expose le système matrilinéaire galwa et, par là, l’épaisseur de la différence entre le système patrilinéaire européen et le système galwa. Cependant, à la différence d’un ethnographe, l’auteur missionnaire propose une description à visée moraliste et politique, informée par ses propres référents culturels et sociaux et par l’objectif de sa congrégation : réformer les coutumes africaines.

Le modèle de la famille chrétienne : le rêve d’îlots chrétiens

13Le répertoire de représentations dans lequel puise Léon Lejeune semble être disponible afin de servir son discours et son objectif : transformer les familles africaines. S’il décrit une situation précoloniale stéréotypée, sa verve n’est pas moins vigoureuse concernant la situation de la famille et de la société pendant la colonisation française, laquelle aurait mené à l’« affreux dévergondage »27 des femmes. Entre la situation présentée comme traditionnelle, avec de nombreux travers mais régie par des valeurs et normes reconnues, et la situation liée à la colonisation française, présentée comme favorisant une telle liberté que ni normes ni valeurs morales n’ont plus de réalité, Léon Lejeune propose une troisième voie entre la tradition excessive et la modernité décadente. Il s’agit de la création de villages chrétiens, composés de familles chrétiennes, vivant dans un arrière-pays non corrompu par les affres de la colonisation littorale.

6° [...] C’est l’établissement d’une mission, loin, très loin de tout foyer de corruption, chez les peuplades neuves qui n’ont encore vu ni blancs, ni traitants, ni miliciens, – tout à fait dans le haut Ngounyé, où les jeunes gens chrétiens, qui ne trouvent pas à se marier, viendront prendre femme et nous aider à christianiser le pays.
Là-bas, l’esclavage ancien règne encore dans toute son horreur ; tous ces jeunes gens déjà civilisés donneront ainsi en se mariant le bienfait de la liberté aux malheureuses négresses et ils n’auront pas à craindre que quelqu’un vienne jeter le trouble dans leur union. Telle est la mesure la plus nécessaire pour sauver la situation. Ces bienheureuses libérées ne connaîtront alors qu’un seul homme, celui qui les aura affranchies ; et elles lui resteront attachées et par le lien d’épouses et par celui de la reconnaissance.28

14Au cœur de la question de la famille, celle des femmes : les documents concernant les familles africaines posent en fait la question du rôle familial et social des femmes. L’idéal de Léon Lejeune et de la congrégation du Saint-Esprit est la création de villages chrétiens29, composés de familles chrétiennes nucléaires, patrilinéaires et patriarcales, organisées autour du couple hétérosexuel et monogame des parents. L’homme, dans ce modèle, est bien le chef et père de famille, il dispose du pouvoir sur la famille (composée de la femme et des enfants). Cette image de la famille s’inscrit dans le modèle européen et chrétien, indissocié dans l’esprit des Spiritains : ils ne peuvent imaginer un modèle de famille chrétienne qui ne réponde pas au modèle européen, nucléaire, patrilinéaire et patriarcal.

15L’objectif de « l’établissement dune mission, loin, très loin de tout foyer de corruption » ne fait que confirmer et prolonger l’idéal familial porté par les archives évoquées jusqu’à présent. L’idée de la création d’une mission loin de la société coloniale fait affleurer le mythe du « bon sauvage » et reculer la frontière mentale entre la civilisation et la nature. En effet, c’était bien l’image d’une Afrique à l’état de nature qui poussait les premiers Spiritains à s’y installer : terrain considéré comme vierge, cet espace promettait la possibilité de créer des villages chrétiens idéaux, formés de ménages modelés selon les normes chrétiennes européennes. Hors du monde industriel urbain considéré par une partie des Spiritains comme dévoyé, l’Afrique apparaissait comme l’espace de tous les possibles. L’article de Léon Lejeune montre un déplacement de cette frontière qui, de limite entre Afrique et Europe, devient une limite entre la côte coloniale et l’intérieur préservé.

16Au sein de cet arrière-pays préservé, ce sont à nouveau les femmes qui sont au cœur des perspectives missionnaires : elles sont imaginées comme protégées des effets pervers de la présence européenne, contrairement aux femmes de la côte, corrompues par la société coloniale. Ces femmes, systématiquement présentées comme des esclaves30, devraient connaître par le mariage chrétien avec « ces jeunes gens déjà civilisés » la liberté d’être mariées, et de l’être chrétiennement, à un seul homme – homme importé, donc, des missions spiritaines gabonaises. La volonté de transformation des coutumes et des mœurs s’accompagne de celle des esprits et des affects : l’auteur espère que les femmes ainsi « libérées » resteront attachées à leur mari par « le lien d’épouse et par celui de la reconnaissance ». Léon Lejeune est incapable d’imaginer que les femmes concernées puissent percevoir autrement ce mariage qu’il veut instaurer. L’idée qu’elles puissent le considérer comme un attachement à un maître ou comme une contrainte nouvelle est hors de son champ interprétatif, alors même que le partage de la charge de travail permis par la polygynie nest par exemple pas possible dans le mariage monogame chrétien, ce qui accroît la charge de travail dune femme dans un couple monogame.

Conclusion

17Sources exceptionnelles pour identifier des réalités moins accessibles dans les archives administratives coloniales, les documents de la congrégation du Saint-Esprit se situent dans une ambivalence entre archives à caractère ethnographique et archives relevant d’une idéologie chrétienne, eurocentrée et réformatrice. Les stéréotypes et représentations véhiculées dans les écrits de Léon Lejeune, en particulier autour des questions de la famille et des femmes, peuvent être lues comme des indices ethnographiques de réalités tangibles, mais aussi comme des outils au service d’un discours visant la transformation familiale, sociale et politique. L’objectif spiritain lui-même évolue dans les années 1890-1900 : alors que le principal objet des écrits concernant la famille jusqu’aux années 1890 était celui des problèmes causés par l’organisation classique de la famille et de la société myéné, à partir des années 1890 et 1900, de plus en plus de textes spiritains déplorent la désagrégation des familles au contact de la société coloniale. Au service de ce nouveau combat, les écrits de Léon Lejeune donnent à lire des descriptions presque idéalisées d’une société africaine présentée dans des textes plus anciens comme sauvage et aux coutumes barbares. La distinction entre le sauvage et le civilisé apparaît alors comme mobile, selon le raisonnement qu'il s'agit d'afficher. Ces archives participent ainsi à dessiner une image figée et rigide de lorganisation sociale et familiale africaine – en loccurrence galwa – mais elles ne sont pas monolithiques ni définitives : d’une part leur analyse montre que plusieurs niveaux de compréhension sont possibles par-delà les stéréotypes, d’autre part leur contenu change selon leur contexte de production et de diffusion. Protéiformes, les archives missionnaires peuvent être lues comme des sources pour une histoire des représentations et de l’imaginaire spiritain, mais aussi comme des sources ethnographiques pour l’histoire africaine.