Colloques en ligne

Anthony Grégoire

De l’anthropologue sur un terrain partagé : d’aujourd’hui à hier (et vice-versa) pour une histoire (re)considérée

1Un combat. C’est ce que je propose ici : un combat à suivre, dans le temps, à travers différents fonds d’archives coloniales et missionnaires, mais aussi à travers la mobilisation d’une mémoire collective qui, ensemble, auront mené les membres d’un groupe ethnolinguistique sénégalais à jouer le jeu du doute et de la négociation pour la mise en avant de leur propre identité. Nous verrons comment, pour l’administration coloniale et le clergé catholique français, le groupe des Noons se sera vu attribuer une certaine mention d’exception les reléguant au statut d’« effacés ». Mais nous verrons aussi comment l’étude de certaines de leurs pratiques musicales traditionnelles, notamment certains chants provenant du répertoire de mbilim1, permet de manière originale et novatrice de suivre l’influence de ces observations contextualisées sur leur identité pendant la période coloniale jusqu’à aujourd’hui.

2En outre, c’est mener une ethnographie socio-historique dans les archives qui signifie ni plus ni moins faire le « choix du contact » : c’est privilégier l’étude d’un contact colonial qui a déjà eu lieu entre un premier ethnologue et ses informateurs sur le terrain. Mais cela signifie aussi faire le choix de revenir sur les observations d’un autre, à une autre époque, de « penser l’enquête ethnographique comme un processus de re-connaissance, c’est-à-dire de connaissance et de souvenir »2. Ce que je vous présente ici, c’est la tentative de dédoublement de mon travail ethnographique, dans le cadre de mes recherches ethnomusicologiques, à la maîtrise et au doctorat, afin d’une part, d’analyser un travail ethnographique déjà accompli ; et d’autre part, de refaire un travail similaire, au sein de la même communauté, en un même lieu, aujourd’hui, afin d’établir les éléments de continuité et de changement, de convergence et de divergence dans la conduite identitaire des Noons en fonction du vécu, du projeté et du perçu. C’est l’établissement d’une typologie permettant de comprendre le cheminement identitaire de la communauté étudiée, les Noons, depuis un premier contact missionnaire et colonial, pendant l’expérience de la colonisation, jusqu’à aujourd’hui, et de comprendre quels éléments de continuité identitaires sont véhiculés dans leurs pratiques musicales.

3D’ailleurs, qu’en est-il de cette situation des Noons lorsque l’on questionne le passé, ce témoin de contacts et d’échanges riches en apprentissages et qui, surtout, aura pu, selon le cas, laisser des traces au sein d’archives ? Qu’en est-il réellement de ce « devenu » noon, appellation qui ne possède par ailleurs pas d’équivalent dialectal dans le parler noon, si ce n’est du fait de « pointer et désigner du doigt » ? Être différents leur aura-t-il valu une réattribution identitaire complète que l’on se doit aujourd’hui de combattre pour viser un idéal passé et, justement, idéalisé ? Tant de questions précédemment abordées par des auteurs tels que Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier3, Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo4, en d’autres lieux et contextes, selon d’autres méthodes.

4Le croisement de diverses archives matérielles et traces mémorielles aura ici raison de ce combat en éclaircissant la situation socio-historique des Noons parmi les autres du Sénégal : le colonisateur, les religieux et les groupes voisins au pays. Parce que la réalité historique ayant mené à l’attribution dudit ethnonyme est plus complexe que la simple identification d’un groupe par les autres : sont-ils ceux qu’ils croient être en vue d’un retour à une origine (pré)déterminée ? Qui dit vrai ? Comment considérer l’« envers » d’une vérité jusqu’à aujourd’hui fixée par les autres ? Ou, en d’autres mots, comment les discordances de cette vérité sur le terrain ouvrent-elles la voie à de nouvelles considérations identitaires ? À la manière des « Portraits » d’Albert Memmi5, je propose ici, tout d’abord, de dresser à mon tour le portrait des Noons, une reconstitution de l’image perçue et vécue des Noons qui me permette ensuite de la replacer dans un cadre beaucoup plus large d’appartenance au sein des différents groupes dits « ethniques » au Sénégal et de mettre en lumière la problématique de la divergence des identités perçue, proclamée et revendiquée 1) dans la littérature coloniale ; 2) dans la littérature scientifique ; 3) entre la cartographie coloniale et missionnaire et le terrain ; et surtout 4) entre les différentes « temporalités » du terrain et des autres.

Les Sérères noon : mise en contexte de la recherche

5Il est de ces situations où l’on ne peut réellement déterminer l’identité d’un groupe ; c’est le cas notamment des Noons de Thiès, au Sénégal. En effet, si l’effacement de ce groupe ethnolinguistique des archives coloniales et missionnaires, et leur mise en lumière dans les récits de voyageurs et d’explorateurs, laissait déjà entrevoir un problème de (dis)cernement identitaire, mes enquêtes sur le terrain auront été de surcroît le moteur d’une descente en spirale vers une infinité de branchements identitaires, tous fondés sur des vérités (ré)appropriées : la tradition orale des uns et des autres, une hypothèse scientifique entendue ici ou là, l’analyse personnelle d’un intellectuel respecté dans la communauté, etc. D’emblée, un Noon parmi les siens affirmera être Noon, mais « deviendra » assurément Sérère dès qu’il est en contact avec une personne d’un autre groupe au Sénégal, tout en évitant de préciser qu’il est de la région de Thiès ; ou encore, celui-ci ou celle-là sera seulement originaire de Thiès, sans mention d’appartenance. Mais pourquoi mettre autant d’effort pour ne pas être celui ou celle que l’on est réellement ?

6Question naïve pour quelqu’un qui veut comprendre… mais question de fond pour un thiéssois à la recherche d’une identité perdue au profit de négociations inter-ethniques qui auront tôt fait des Noons, dans l’histoire, un groupe marginal devenu lui-même le moteur de sa propre marginalisation. Aujourd’hui, les Noons en perdent même leur culture, ne sachant s’il est bon de se dire « Noons » ou s’il ne serait pas mieux d’adopter les traits d’une majorité dite « Sérère ». Ce qui est clair, selon cette communauté de Thiès, c’est que la période coloniale aura porté un coup dur à leur identité avec l’attribution de cet ethnonyme « Noon » à la communauté Saafi6 qu’il était alors. Cette qualification de noon, qui signifierait « ennemi » en wolof, réfère pour eux à cette époque coloniale, entre 1860 et 1864, où les Saafi de Thiès défendaient ardemment leur territoire, situé entre le Royaume du Cayor des Wolofs et les comptoirs coloniaux français situés sur la côte. Force est de constater que cette étiquette pèse lourdement aujourd’hui chez les Noons, et cela suffit encore à reléguer cette communauté au rang d’« effacée » et d’oubliée, laissant libre recours à la création d’une ville de Thiès en tant que carrefour culturel niant même sa culture première par le manque d’actions et d’initiatives pour la préservation socio-historique de la culture noon : un passage à Thiès suffit ironiquement pour comprendre que les Noons ne s’y (re)trouvent pas alors qu’entre eux, ils revendiquent haut et fort l’autochtonie du territoire ! Pourtant, mes observations sur le terrain, depuis 2010 dans le cadre de mes recherches, témoignent clairement du fait que l’absence des Noons, à Thiès et dans l’histoire du Sénégal, n’est pas inconnue de toutes et tous. Plusieurs informateurs auront même qualifié cette histoire à oublier de « taboue » : une histoire que l’on tente de laisser en arrière à cause de la honte d’avoir été (et d’être toujours) perçu comme un ennemi, comme l’auteur de meurtres et de brigandages envers d’autres. En effet, s’opposant à l’annexion et au commerce avec les colons sur leur territoire, les Noons ont longtemps été considérés comme les auteurs d’actions de brigandage et de cruauté sans égal. Certains demandent même à ce que l’on retire aux Noons cette identification afin qu’ils puissent redevenir les Saafi d’autrefois ou devenir les Sérères qu’ils pourraient être : l’ethnonyme « noon » semble ainsi être le moteur de ce désir d’oubli d’un passé réinterprété, tant est que la communauté n’a pas valorisé sa culture et alimente elle-même aujourd’hui son effacement identitaire au sein de la Commune de Thiès et ce, même s’il est su et avéré que les Noons sont les autochtones de Thiès et de toute la région environnante.

Des archives missionnaires et coloniales : un « portrait du colonisé »

7En outre, la littérature et les archives présentent une pléthore de références mentionnant le fait de la différence des Noons – sans mentionner cette différence elle-même – parmi les différents groupes du Sénégal (quoi, par rapport à qui et/ou quoi ?), alors que d’autres nous permettent de tirer des informations « négativement » quant à la situation des Noons (ce que les Noons ne sont pas). Certains textes et ouvrages présentent de brefs éléments de description à propos des Noons, que ce soit aux niveaux religieux ou coutumier, relatifs à la jurisprudence coloniale ou, encore, certains témoignages. Pourtant, suite au croisement des descriptions qu’ils donnent avec d’autres informations recueillies dans les archives, les cartes et récits d’exploration et la recherche sur le terrain, ceux-ci laissent déjà douter du fait qu’il ne soit là véritablement question des Noons. Cette situation fait partie intégrante du « flou » entourant l’identité des Noons : qui sont-ils, finalement? Mais surtout, selon qui ?

De l’évidente connaissance d’un inconnu…

8D’emblée, l’extrait suivant du Journal n° 1, du 16 septembre 1887 au 22 mai 1900 de la mission catholique de Thiès nous informe de la problématique quant à l’identité de celles et ceux pour qui l’Église visait l’évangélisation : « Les Sérères Nones7, n’étant pas originaires du Diankine, d’où viennent-ils et depuis quand sont-ils par ici ? Nous le verrons plus loin »8. Malheureusement, une lecture attentive des rapports quotidiens jusqu’au retrait des Spiritains du clergé de Thiès, dans les années 1960, n’apporte pas de réponses à ces questions soulevées par les tout premiers missionnaires dans la région. Pour ce qui est des publications spiritaines via les canaux officiels de l’époque, on constate cependant que des pistes d’identification sont explorées, notamment par le rattachement de la communauté à d’autres groupes ethniques :

La population [de Thiès] appartient à la tribu des Sérères-Nones et est entièrement fétichiste […] Peu à peu l’on a compris que [cette station] n’était, du reste, que la continuation de la mission entreprise en 1885, auprès des mêmes Sérères-Nones, au cap de Naze, à Guéréou9, par le P. Strub. (Œuvres pontificales missionnaires. « Bulletins des communautés. Sénégambie (suite) : Station de Sainte-Anne à Thiès (janvier 1886 – août 1887) », Bulletin de la Congrégation 1 [14], n° 8 (septembre), p. 251-252)

9Plus tardivement, et dans un autre écrit missionnaire de la même congrégation, on songe plutôt à rendre compte de leur unicité :

Le 16 Septembre [1886], le Père ABIVEN arrivait à Thiès, pour surveiller la construction de la maison destinée aux missionnaires. Thiès n’était alors qu’un groupe de plusieurs villages, occupés par des Noirs de la tribu des Nones (et non pas des Sérères, comme on le dit souvent, à tort)10 […] L’agglomération ne s’appelait même pas Thiès (Thiès, ou Kès, est le nom du petit village situé actuellement cinq kilomètres avant d’arriver à la ville et qui est nommé aujourd’hui : Thiès-None […]). (Historique de la Mission de Thiès, [1957 ?], Arch. CSSp 3I2.17a : Thiès, Ste Anne, p. 1)

10Enfin, dans des analyses plus récentes, à partir de sources et récits coloniaux, on tente plutôt de les étendre à un territoire précis, mais en les rattachant à une identité territoriale qui n’est pas non plus revendiquée actuellement par les Noons :

Le 15 mai la garnison de Gorée rentra dans ses quartiers [de Thiès] car la construction du poste de Thiès était achevée depuis le 10 mai 1864. La création de ce poste constitue une étape importante dans la pacification du pays des sérères nones. Par sa position géographique il sera la plaque tournante de l’action française dans le secteur […] L’établissement de ce poste sur le plateau de Thiès [depuis 1864] constitue un véritable défi contre les nones du Jobaas11.

11Déjà, dans la littérature, le flou identitaire du groupe noon en question s’étend du groupe au territoire. En contrepartie, sur le terrain, la référence constamment citée pour l’attribution de l’ethnonyme « noon » à la communauté en question est celle de l’abbé David Boilat (figure 1 ci-dessous) qui fixe l’identité Noon sur la côte en date de 1853, soit déjà au moins sept ans avant la période charnière de 1860-1864 qui pèse pourtant encore sur les consciences.

12Cette absence d’une logique chronologique et territoriale, et l’absence de concordance de ces informations acceptées et véhiculées sur le terrain pour justifier le « devenu » des Noons témoignent d’une confusion qui prend racine chez (et est entretenue par) les Noons eux-mêmes qui ne veulent à aucun prix creuser leur histoire, dans la peur d’y trouver une légitimité à cette étiquette. C’est donc dire que ni les sources scientifiques actuelles, ni le discours habituel sur le terrain, et encore moins les informations présentes dans les archives, ne coïncident avec la réalité socio-historique. À titre de synthèse, la figure suivante (figure 2) représente le croisement des sources coloniales (en rouge) et missionnaires (en orange) indiquant la situation géographique des Noons (ou Sérères-noon) qui se retrouvent plutôt, sur le terrain actuellement, dans la zone encerclée en vert : Thiès, où un fort militaire sera bâti dès 1864.

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Figure 1 – À partir de David Boilat (1853), Carte des peuples du Sénégal : pour servir à l’intelligence de leur histoire. En ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb44449466r

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Figure 2 – À partir de Bagay (cartographe, 1865), Carte des états Sérères, dressée sous la direction du colonel du génie J. Pinet-Laprade. En ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb38797984k

Herméneutique et « pari de probité »

13Dans pareille situation de « flou » identitaire où chaque source prétend détenir la vérité, il importe donc d’aborder la question de la véracité de l’information sous une autre approche. Ici, c’est l’herméneutique de Mircea Eliade12 qui aura été mon issue à ce problème ontologique. En effet, celui-ci nous enseigne tout d’abord que peu importe le type et/ou la portée d’une information, son existence renvoie à une réalité qui lui est propre. C’est donc que la visée de l’information recueillie doit avant tout permettre de comprendre le contexte de production de son propre support. Mais Eliade nous renvoie aussi vers ce qu’il appelle la saturation historique dans une relation dite « objective » avec la source historique elle-même afin de comprendre son mode et/ou contexte de production. Cela permet de détacher l’objet (par exemple, un rapport missionnaire) de son contexte de production (par exemple, l’évangélisation ou la colonisation) afin d’utiliser ce contexte comme cadre d’analyse de l’information qu’il aura pu produire et, ainsi, permettre de tirer une information historique et ethnographique plus claire et juste d’une source idéologiquement orientée. Évidemment, cette information est en elle-même le produit d’une idéologie marquante, mais le croisement et l’accumulation de pareilles observations ethnographiques qui seront éventuellement croisées avec d’autres source (historiennes, par exemple) permettent l’atteinte d’un portrait assez riche et complet d’un groupe, d’une communauté et des acteurs en présence, pour comprendre la relation entre ces acteurs qui, elle, aura été le moteur de production de pareilles archives. C’est réellement cette relation interculturelle qui est recherchée.

14Ceci étant, il convient donc d’élargir la recherche en question à ses sources proprement dites pour comprendre en quoi celles-ci peuvent nous dire « leur » vérité. Mais voilà qui n’est pas si simple et m’aura amené à assumer ce qu’il conviendrait d’appeler le « pari de probité »13, à savoir considérer qu’un informateur, sous quelque forme que ce soit (sur le terrain ou dans les archives, par exemple), nous communique nécessairement sa vérité. Assumer ce pari oblige toutefois à un croisement supplémentaire, à une triangulation qualitative des informations collectées avec la littérature existante où deux cas de figure peuvent émerger : 1) une réalité vraie ou avérée par la recherche peut consolider ou non un contexte, une situation, etc. ; ou 2) une réalité fausse peut au contraire dissimuler une situation qui pourrait nous échapper (ou démontrer l’idéologie dominante et/ou les enjeux de pouvoirs et leur déploiement). Dans chaque cas, la portée heuristique de la conclusion est en elle-même pertinente. Mais ici, c’est justement dans les mécanismes de consolidation ou de dissimulation de l’information dite « véridique » que l’on pourra trouver les motivations de tels ou tels autres individus à mettre en avant une identité particulière. Ce sont ces différents mécanismes mis au jour qu’il convient ensuite de remonter afin de mettre en lumière un phénomène que l’on pourra situer à la croisée des informations afin d’obtenir un portrait qui puisse refléter une vérité qui, elle, est celle du chercheur – parce que la question de cette vérité pour qui ? est à ce point importante qu’elle pourrait remettre en mouvement l’engrenage du va-et-vient entre les différentes sources. Sinon, dans certains cas où tel croisement ne mène pas à l’obtention de conclusions pertinentes, il convient de ne pas écarter la possibilité d’une nouvelle situation, d’une exception, etc. Enfin, ce portrait du chercheur, à cheval en quelque sorte entre la réalité et la théorie, le vécu et le relaté, se doit d’être validé, sur le terrain, aujourd’hui : ici, dans le cadre d’une recherche participative.

Du terrain et d’une guerre psychologique : le portrait de la honte

D’une vérité complexe et « exclusive »

15Qu’en est-il alors de toutes ces « vérités » qui ne reflètent, finalement, que la (mé)connaissance de leur époque, de leurs producteurs, etc. ? Pour les uns, l’ethnonyme « Noon » regroupe cinq familles sérères dites « Saafi » et se situant dans la commune actuelle de Thiès : les Noon, Ndoute, Safène, Laalaa, Palor et/ou Diobass14. Ce sont les sources coloniales qui, plus tard, dans les années 1960, auront été réactualisées par la découverte de la spécificité des langues que l’on appelle cangin, selon les recherches de l’ethnolinguiste William Pichl15. Pour les autres acteurs du terrain, les « Noons » sont l’obstacle au commerce avec les comptoirs français. Ainsi se propage donc la croyance de l’octroi d’un nouveau nom à un groupe pour l’ensemble des observateurs, concernés ou non : le nom de ton ennemi devient nécessairement synonyme d’« ennemi »…

16C’est alors qu’il devient intéressant de recontextualiser la production des différentes sources parce que ces différents contextes nous donnent une solution au problème de l’identité noon dans le temps. Pour les colons français, les premiers à prendre des notes ethnographiques sur les groupes ethniques de la région, tous les groupes du parler cangin sont des Sérères « devenus » Noons parce qu’ils s’interposent entre les comptoirs français de la côte et les Wolofs du Cayor et briment leurs activités commerciales. Mais le groupe noon est circonscrit rapidement à la ville de Thiès au fur et à mesure de la soumission à la France des groupes voisins parce que, pourrait-on dire, les premiers à capituler seront les premiers à se détacher de l’« ennemi » et à en perdre l’étiquette. Les Sérère-noon de la côte deviendront donc des Safen, les Noons de Mont-Roland deviendront des Ndoute alors que cet ethnonyme leur était déjà attribué depuis plusieurs décennies. Les Palor de l’est de Thiès seront intégrés aux Ndoute pour leurs proximités dialectales. Les Noons du Jobass ne sont finalement plus Noons suivant leur défaite contre l’armée et leur soumission à la France. Et les plus éloignés, les Laalaa, revendiqueront cet ethnonyme en fonction de leur occupation territoriale. À Thiès, enfin, les Noons demeurent encore et toujours des Noons, seuls revendicateurs de ce titre et du territoire de Thiès où ils semblent vivre depuis toujours, selon les traditions orales.

17En parallèle, les Noons ne sont pas « Sérères » pour les missionnaires basés à Thiès, mais ces derniers, trop occupés qu’ils étaient à évangéliser les autres groupes ethniques qui adhéraient moins aisément au catholicisme, ne se sont pas penchés sur la question identitaire des Noons puisque ceux-ci ont rapidement adhéré à leur mission évangélisatrice. Cette honte d’être « Noon » se traduit donc historiquement par une apparition de l’ethnonyme et sa circonscription graduelle à un noyau qui en subit toujours les conséquences aujourd’hui. Mais ce qui est flagrant, outre le cheminement de l’identité du groupe noon, c’est l’influence croisée entre la géographie et la religion qui dicte les rôles de la « différence ».

Différence coloniale et simultanéité

18La « différence » semble ici être le moteur de l’effacement identitaire, bien plus que ce que les uns ou les autres auront bien pu dire ou écrire. Il est clair en effet que la communauté noon n’a fait aucune recherche sur la question et que la honte éprouvée demeure alimentée par la désignation de cette différence. Toutefois, il conviendrait de mieux observer cette histoire coloniale, d’observer le « moment colonial » en fonction d’une double historicité : l’historicité du colonialisme européen et « l’historicité indigène du moment colonial »16. À l’instar de ce que proposait Élias, la séparation des différents « vécus » de la période coloniale permet de mieux comprendre les rouages guidant la compréhension de la situation par les acteurs qui se trouvaient alors sur le terrain. Cette distinction est des plus pertinentes pour une meilleure compréhension, certes, des conduites et actions des différents partis, mais aussi des mécanismes et des intérêts de chacun des groupes en jeu à maintenir un autre groupe dans la différence. Telle conception des « moments » de la colonisation permet aussi de réintroduire la « différence coloniale » de Walter Mignolo17, cette différenciation de la perception du moment vécu par chacun de groupe, colonisateurs et colonisés, qui leur permette, mais pas seulement, de se (co-)construire réciproquement et parallèlement. C’est une façon de remettre en valeur la simultanéité des « moments » pour dépasser la façon coloniale de hiérarchiser la connaissance de type centre-périphérie (i. e. la connaissance de l’Occident prime sur celle de l’Autre18) puisque chaque parti est un peu ce qu’il est en fonction de l’autre, sans que leur vécu n’en découle complètement et uniquement. Ce qui est important dans ceci, c’est que tous les partis en présence peuvent ainsi se voir attribuer la production d’une connaissance qui est bel et bien la leur. Enfin, ce morcellement des conduites et actions de tous les acteurs coloniaux, contextualisables aussi en fonction des visées et des conceptions qui leur sont à parties, mène à l’atteinte d’une logique plus profonde dans la (re)création, l’évaluation et la gestion du savoir (en contexte) colonial (idem.).

D’une époque coloniale qui pèse…

19Ceci étant, deux conclusions certaines peuvent déjà être tirées, soit 1) les Noons étaient déjà Noons bien avant que l’ethnonyme ne devienne synonyme d’« ennemis » pour les Wolofs ; et 2) c’est suite à l’apposition de ce même qualificatif que les quatre autres sous-groupes cangin se sont distingués des Noons de Thiès par l’abandon de ce nominé au profit de leurs identifications respectives en tant que sous-groupes constitutifs de l’identité Saafi. Les « Sérères » de Thiès ne sont donc pas devenus « Noons » à l’époque coloniale. Il s’agit plutôt d’un magnifique exemple du paradoxe de l’identité de László Garai19 explicitant la discordance entre l’identité auto-attribuée et celle qui est attribuée par les autres, à la fois du groupe d’origine et des groupes voisins, mais aussi l’appropriation psychologique de l’attribution identitaire venant d’un autre. Des recherches plus approfondies dans la cartographie coloniale, voire les représentations du territoire exploré dans les récits de navigation, permettent de mettre au jour des preuves directes de cette inscription et de l’attribution d’un territoire donné, parfois celui de l’actuelle ville de Thiès, à un groupe ethnique qui était bel et bien appelé « noon » depuis un passé qui pourrait s’étendre, dans d’autres recherches que je mène actuellement, à plus de deux millénaires (voir figures 3 et 4 ci-dessous).

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Figure 3 – À partir de René Claude Geoffroy de Villeneuve (1814), « Carte d’une partie de la cote d’Afrique, pays des Ouolofs », dans L’Afrique, ou histoire, mœurs, usages et coutumes des africains : le Sénégal, vol. 3, p. [S.N.]. Paris : Nepveu, Libraire.

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Figure 4 – À partir de Louis Sorel (cartographe, 1750), Carte générale de la concession du Sénégal. En ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb406233532

D’un combat identitaire musical : conclusion

20Enfin, plusieurs m’auront mentionné, sur le terrain, que les Wolofs avaient « gagné une guerre psychologique », reléguant les Noons au statut d’effacés ; un effacement qu’ils alimentent eux-mêmes à cause de la honte engendrée par un tel titre étiquetant effectivement des actes bel et bien commis pour préserver leur territoire et leur patrimoine face à la colonisation. Mais cette guerre s’est transposée, aujourd’hui, en un combat. Le combat d’alors pour la préservation de la culture et le territoire noon se perpétue toujours aujourd’hui dans un contexte où cette même culture est en train de disparaître, diluée qu’elle est dans ce carrefour culturel qu’est devenu Thiès, faute de revendication chez les Noons de leur place au cœur de leur patrimoine. C’est par leur pratique musicale traditionnelle du mbilim que les Noons ont choisi de mener à bien ce combat et de le porter haut et fort pour la promotion d’une identité renouvelée, fondée sur un retour aux sources grâce à un travail de recollection chez les aînés, pour la construction d’un présent fort et assumé et la promotion d’un futur identitaire s’inscrivant de plein droit dans l’histoire du Sénégal.

Le mbilim comme forme d’émancipation

21Toute pratique musicale considérée peut devenir une fenêtre ouvrant non seulement sur le processus artistique, mais aussi sur le cheminement identitaire de toute une communauté. C’est ce qui se produit notamment chez la communauté Noon et d’un des artistes-phares du mbilim : Richard Ndione, dit « Khadim ». Effectivement, une analyse sommaire de la production artistique de l’artiste depuis les 30 dernières années permet de remettre en perspective toute l’évolution de la pensée de la communauté, plus particulièrement dans les thèmes abordés à travers le texte de ses chants. À titre d’exemple, cette première pièce traditionnelle noon, intitulée se waayee, lance un appel à la jeunesse noon pour dire qu’il est temps de se lever : se waayee, dans le dialecte noon, est une interpellation semblable à « mon gars ». Le texte invite donc à porter les habits traditionnels pour démontrer une identité noon, et les sandales qui donnent une démarche noon. Ce chant nous invite à penser en tant que Noon, cette pensée qui nous anime au quotidien. C’est un appel à Juma20 pour lui dire qu’il fait jour : levons-nous, il est temps ! On a oublié nos origines, notre patrimoine à la croisée des chemins. Il faut maintenant aller le chercher : c’est une invitation à faire des recherches pour déployer une identité noon au sein de la nouvelle génération. Ici, ce n’est pas le fait d’« être » qui est important, mais bien les responsabilités qu’implique la possibilité d’être quelqu’un.

[Pièce n° 1 à l’écoute : se waayee (Rich’Art Ndione et Le Saawal, 2020). Disponible au : https://open.spotify.com/track/2iPHwooopaynifeLIPm5Vu?si=68f01e8773894ccd]

22La seconde pièce à l’écoute, kul saafi, signifiant généralement « le groupe Saafi » en dialecte noon, est une composition originale de Richard appelant plutôt au regroupement de tous les Sérères cangin, porteurs de cette même identité Saafi. Créé dans le cadre de pourparlers d’union avec les Sérères du Sine, cette pièce est écrite en Sérères Noon, Laalaa et Sine. Dans ce désir de rattache à un groupe majoritaire, les artistes tendent à avoir l’impression qu’ils sont souvent oubliés parmi les Sérères, que les Saafi sont uniques et complètent cette grande famille sénégalaise sérère au sein de laquelle les Sérères du Sine sont largement majoritaires. Les expressions « ndefleng » et « wíínóó » que l’on y entend, respectivement en sérère-sine et en noon, se traduisent toutes deux par « Nous ne faisons qu’un » (littéralement, leng et wíínóó se traduisent par le chiffre « 1 »).

[Pièce n° 2 à l’écoute : kul saafi (Rich’Art Ndione et Le Saawal, 2020). Disponible au : https://open.spotify.com/track/0l4iBa35LlARre6YiKLO6n?si=d1ef998a646d4c6b]

23La comparaison de ces deux pièces est parlante. Ce que l’on comprend à l’écoute de ces deux pièces de mbilim, c’est que l’identité de jadis, au sein du groupe cangin de Thiès, était axée sur la mobilisation du patrimoine distinctif des Noons : une identité beaucoup moins affectée par quelque attribution d’une étiquette péjorative à l’endroit de la communauté. Tout au contraire, le second chant présente une volonté toute politique de s’inscrire au sein d’un groupe plus large afin de se donner une chance de figurer dans l’histoire socioculturelle et socio-historique du Sénégal, tout en mobilisant toutefois une réelle volonté de ne pas se fondre complètement dans un groupe qui pourrait peut-être ne pas être le leur. Un contexte tel que celui-là où des pourparlers sont organisés pour l’adjonction d’un groupe ethnolinguistique au sein d’un autre est particulièrement criant, et le cheminement entre cette pièce traditionnelle et cette création moderne témoigne à la fois d’un état d’esprit changeant, en fonction de la perception de l’image d’un groupe aux yeux des autres, et d’un mouvement actuel de mise au jour de certains éléments du passé. En effet, le mbilim s’avère être une fenêtre d’émancipation très actuelle par la possibilité, pour les artistes, de porter un regard « en avant », pour la modernité, et pour gagner une place dans l’histoire du Sénégal et ce, particulièrement depuis quelques années dans le cadre du projet de Réécriture de l’histoire générale du Sénégal, initiée en 2013. Mais il s’agit de surcroît d’une possibilité originale de se réapproprier une identité socio-historique et de l’inscrire dans un contexte beaucoup plus actuel, notamment grâce à un retour aux sources : les jeunes d’aujourd’hui se réapproprient le discours des aînés pour qualifier et commenter leurs propres pratiques musicales, particulièrement le rap et le reggae, et visent ultimement à ramener ce discours actualisé dans une pratique musicale « traditionnelle » du mbilim. Mais dans tous les cas, telle pratique artistique permet au chercheur d’observer la matérialisation d’un cheminement identitaire illustrant aussi clairement un positionnement politique sur la question du choix de l’identité d’un groupe au fil du temps.

24En somme, s’il peut être fastidieux, dans pareille situation, de documenter la perception d’un groupe ethnique par les autres acteurs d’un même pays à travers le temps et les archives matérielles, il ne faut pas négliger non plus l’influence de la création de ces archives dans la transmission de l’identité groupale en question, de générations en générations. En effet, la trace mémorielle ainsi créée devient la référence et la source, le moteur d’une expression, ici, artistique, qui aura très tôt une influence sur la conduite de cette identité dans un temps présent. Ce qui est intéressant avec pareille problématique chez les Noons, au Sénégal, c’est que l’étude des pratiques musicales que l’on retrouve chez eux nous permet à la fois d’« entendre » l’influence des archives matérielles, sur le terrain, et de « lire » et remonter l’histoire grâce aux traces mémorielles qui s’y transmettent aujourd’hui. Cela permet la construction d’un savoir partagé et de dresser un portrait qui puisse mettre en exergue les divergences socio-historiques, voire politiques, dans la perception de l’autre chez les différents acteurs coloniaux, dans le temps, et de positionner le chercheur à un croisement riche et fertile pour une recherche artistique, appliquée, où tout est toujours à faire.