Colloques en ligne

Elara Bertho, Cécile van den Avenne et Catherine Mazauric

Archives matérielles, traces mémorielles et littératures des Afriques. Introduction

1Interroger les relations entre archive, mémoire et littérature, c’est analyser un double mouvement : comment la littérature se nourrit d’archives d’une part, et comment l’archive se fait écriture d’autre part. Ce processus à double entrée, du point de vue des littératures des Afriques (incluant l’Afrique méditerranéenne et les diasporas), pose singulièrement la question de la mémoire, précoloniale ou postcoloniale. Le « goût du matériau », le goût de l’archive que décrit Arlette Farge1, est partagé par nombre d’écrivains africains, qui n’hésitent pas à se faire enquêteurs, à collecter des traces, à rêver ou à fantasmer des archives manquantes, voire à en créer de nouvelles. En partenariat avec les ANOM (Archives Nationales d’Outre-Mer), ce dossier explore la part de fiction que recèle l’archive – dont la neutralité et l’objectivité ne sont qu’un leurre rhétorique – et à l’inverse les nombreuses manières de mettre en fiction l’archive.

2Le dossier est composé des actes du colloque du même titre, « Archives matérielles, traces mémorielles et littératures des Afriques » qui s’est tenu à la Faculté des Arts, Lettres, Langues et Sciences Humaines d’Aix Marseille Université les 25, 26 et 27 septembre 2019, organisé par le CIELAM dans le cadre du colloque bisannuel de l’APELA (Association pour l’Étude des Littératures Africaines)2. Il fait suite à plusieurs colloques de l’APELA consacrés aux relations entre littérature, archives et histoire : le colloque de Bordeaux « Archive, texte, performance » de 2013 interrogeait la place de la performance plus spécifiquement dans la mémoire artistique3, tandis que la journée « Tranches d’histoire » (UPEC, 2014) portait quant à elle sur l’historiographie des littératures africaines. Organisé en partenariat avec les ANOM, ce colloque « Archives matérielles, traces mémorielles et littératures des Afriques » consacrait une large place à la matérialité des archives, à leur classement, leur collecte, leur absence parfois, leur détournement, le rôle symbolique qu’elles jouent dans l’écriture et plus largement dans les sociétés qui les produisent. Une exposition hébergée dans le hall des ANOM servait de diptyque au colloque : elle donnait à voir les archives d’écrivains présentes dans les fonds, le rôle littéraire de nombreuses archives administratives, ou encore la part romanesque conservée dans les textes d’administrateurs. Intitulée « De la bibliothèque coloniale aux premières littératures africaines », elle s’est déroulée de septembre à novembre 2019 et se poursuit de manière virtuelle sur Esquisses, le carnet de recherches du laboratoire Les Afriques dans le Monde4 grâce à la numérisation des documents effectuée par les services de reprographie des ANOM.

3Quel rôle joue l’insertion de l’archive dans la fiction ? Comment reconfigure-t-elle le pacte de lecture ? Comment l’écrivain se fait-il enquêteur5, quelles ressources narratives mobilise-t-il pour raconter son enquête ? Quelles esthétiques des traces se mettent en œuvre ? Comment la véridicité devient-elle un enjeu narratif et quelles en sont les conséquences du côté de la réception ? Ce que l’on a appelé le « tournant archivistique » a concerné non seulement les sciences humaines mais également la littérature depuis de nombreuses années : l’archive est entrée en littérature, la littérature devient de ce fait tournée vers un objectif pragmatique6, celui de réparer l’histoire, de donner à dire une mémoire oubliée, fragmentée, ou bien encore de dire le réel et d’agir sur le réel. C’est à toutes ces questions que ce dossier entend se confronter, en mobilisant également des archives du fait littéraire lui-même, celles des correspondances, des concours de littérature, de l’organisation de l’édition et de la matérialité du livre.

Archives et littérature : la puissance du rêve, sur les pas de Gradiva

4Du mot « archive », Derrida rappelle dans Mal d’archive qu’il abrite encore son sens grec, de arkhè, « commencement, commandement », mais aussi « la demeure des archontes, ceux qui commandaient »7. Derrida distingue ainsi l’archive – l’inscription, la loi, le gardien – de sa trace, de son « impression » individuelle dont il reprend à Freud une définition glosée et réécrite8. Ces deux pôles de la réflexion de Derrida se retrouvent à la toute fin de son essai reconfiguré par un souvenir littéraire : écrivant à Naples, Derrida se souvient de la place de la nouvelle Gradiva de Wilhelm Jensen dans l’œuvre de Freud. Dans la nouvelle, un archéologue, Hanold, se prend de passion pour un bas-relief d’une « femme qui marche » (Gradiva) dont il fantasme le retour à la vie dans un rêve saisissant à Naples, tandis qu’il fait la rencontre d’une jeune femme qui a la consistance de la Gradiva de son rêve. Derrida commente ainsi : « Hanold souffre du mal d’archive. Il a épuisé la science de l’archéologie. […] Hanold est venu chercher les traces au sens littéral. Il rêve de faire revivre. […] Il rêve ce lieu irremplaçable, la cendre même, où l’empreinte singulière [du pas de Gradiva], comme une signature, se distingue à peine de l’impression »9. Cette puissance d’évocation, cette puissance du rêve, Derrida suggère qu’elle pourrait être celle de la fiction, celle du romancier.

5De nombreux historiens et anthropologues ont interrogé cette puissance des fictions dans les interstices des archives, cette mise en récit des enquêtes historiographiques dont le décor est le rayonnage des bibliothèques ou les dossiers des fonds archivés. Ainsi Ginzburg fait-il du récit d’enquête le fondement d’une méthode historique liée à la trace, à son déploiement en narration, où la « microhistoire » est celle du lien entre les indices collectés et mis en récit par l’historien10. Un pas de plus dans la fiction, Philippe Artières, reprenant Foucault, fait du « montage d’archives » une méthode d’investigation en admettant « faire un usage fictif des matériaux qu[’il] rassemble »11. Ivan Jablonka, quant à lui, appelle les historiens à user de « fictions de méthode » : uchronies, fabrication de symboles, usage de l’histoire contrefactuelle explorent les possibles de la discipline historique12.

6À l’inverse et de manière concomitante, les écrivains se sont nourris d’archives avec un appétit de réel de plus en plus affirmé : les « vies minuscules » de Pierre Michon13 reprennent leurs procédés rhétoriques à ceux de la microhistoire. C’est alors que les mémoires coloniales se trouvent réinvesties, parodiées, réécrites : Tierno Monénembo par exemple, dans Le Roi de Kahel, après avoir opéré un véritable travail de dépouillement d’archives14, joue à réécrire les carnets de notes d’Olivier de Sanderval. Cette double tentation – de l’archive pour l’écrivain, de l’écriture fictionnelle/littéraire pour l’historien – interroge le rôle du récit, la place de la vérité dans la fiction, la faculté de la narration à faire surgir le passé (le pas de Gradiva).

7Si l’archive constitue une « trace matérielle », selon la définition de Benjamin, « l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée », tandis que l’aura serait « l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque »15, le travail de la littérature explore ce double mouvement. Les agencements d’archives, les listes, les montages de texte, le travail d’ironie et de parodie troublent l’aura du document et viennent parfois brouiller les partages des régimes de véridicité. Ce dispositif d’« écriture des archives », pour reprendre le titre d’un autre colloque publié par Fabula16, concerne ici les littératures des Afriques : en partenariat avec les ANOM, il s’agit de voir comment la mémoire se trouve reconfigurée dans l’écriture, comment les récits oraux cohabitent ou coexistent avec une écriture officielle de l’histoire souvent partielle et partiale, comment une contre-histoire décoloniale ou postcoloniale peut émerger. En contexte postcolonial, l’archive se fait « sensible », comme le note Maria Benedita Basto qui étudie les mondes ibériques et lusophones17 : éminemment politiques, le montage d’archives privées, la collecte des traces viennent alors proposer des « histoire parallèles », pourrait-on dire, qui font concurrence au récit national dominant.

Les archives, mémoire de la littérature

8C’est d’abord par les archives comme mémoire du fait littéraire que ce dossier propose de commencer son parcours. L’histoire littéraire africaine récente souffre encore d’un manque d’archives. La collecte des documents qui ont fait cette histoire est encore, pour une large part, à faire. Recueil de documents, numérisations de correspondances, constitutions d’archives numériques : un certain nombre de contributions à l’écriture de l’histoire littéraire sont en cours et c’est par ces initiatives que nous ouvrons ce dossier. Pierre Leroux et Flora Veit-Wild construisent un texte original à deux voix, sur deux générations de chercheurs – et deux méthodes d’analyse – du fonds de l’écrivain zimbabwéen Dambudzo Marechera dont les archives sont conservées à la Humboldt Universität de Berlin. Constitution du fonds à la mort de l’écrivain en 1987, analyse génétique, traitement numérique des brouillons : la vie d’un fonds d’archives, en somme, sur plus de trente ans avec deux points de vue de littéraires, se dessine dans ce texte original. Puis Susanne Gerhmann interroge, quant à elle, la correspondance comme outil pour décrire une amitié intellectuelle au moment de la décolonisation : l’échange littéraire pendant plus de dix ans entre le professeur nigérian Abiola Irele et le chercheur allemand Janheinz Jahn ans témoigne de l’émergence de la notion de « littérature africaine » et décrit la place qu’a eue la notion de « négritude » dans ces années. Le travail de Céline Gahungu s’inscrit dans cette même quête des traces de la littérature africaine : la chercheuse retrace l’histoire du Concours théâtral interafricain de RFI à partir des cartons des pièces reçues au concours. C’est tout un travail d’analyse de la fabrication du canon littéraire qui se réalise à partir de ces notes du jury, des pièces proposées, des parcours d’écrivains et d’artistes qui y ont concouru. Toujours en lien avec le théâtre africain, Nicolas Treiber retrace pour sa part la trajectoire de la troupe décrite par Saïdou Bokoum, le Kaloum tam-tam, depuis Conakry jusqu’aux foyers de travailleurs à Paris.

Fictions d’archives

9Quand l’écrivain se fait enquêteur, il peut aussi recourir directement à l’insertion d’archives dans son récit, ce qui trouble le statut du texte, en lui donnant par là même une assise documentaire. Quand l’archive vient légitimer le récit, l’écrivain peut alors jouer sur le tracé troublé de cette ligne entre fiction et histoire.

10Différents degrés d’insertion de l’archive sont ainsi analysés par Markus Arnold, dans le cas de la bande dessinée française et francophone sur l’Afrique : insertion pure et simple, copie, montage, mise en abyme, recréation, torsion… autant de cas de réécriture du document. Monénembo se livre à ce même exercice dans Le Terroriste noir et Christine Le Quellec Cottier en analyse les effets sur la fiction. Retournement des attentes du lecteur, célébration tardive des « oubliés de l’histoire », description des marges rurales françaises : le jeu avec l’histoire sert autant à déconstruire le roman national français sur la participation des colonies à la Deuxième Guerre mondiale qu’à rendre exotique non pas le discours du tirailleur mais celui de Germaine, habitante d’un petit village isolé des Vosges. Quant à José Eduardo Agualusa, il va jusqu’à pratiquer ce qu’Emmanuel Bouju18 dénomme « inarchivation », à savoir sa pure et simple invention, une fiction d’archive, dans deux romans consacrés à un épisode jusqu’alors tabou en Angola, analysés par Dorothée Boulanger.

Le roman, archive des traces et figures mémorielles

11C’est parfois le roman lui-même qui peut se constituer en archive des traces mémorielles. Le roman devient témoin d’un temps révolu.

12Il peut ainsi témoigner contre les histoires officielles. Trace singulière des traumas collectifs, le roman se fait porteur d’une mémoire en porte-à-faux avec d’autres récits collectifs. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur rapporte la triple distinction établie par Casey entre le rappel (reminding), la reviviscence (reminiscing) et la reconnaissance (recognizing)19. Les souvenirs communs, dès lors que l’histoire porte en elle un héritage violent – puisque la victoire des uns signe l’humiliation des autres – sont nécessairement marqués par un frottement entre ces mémoires collectives20. L’écrivain nigérian Helon Habila analyse ce rapport entre narration et histoire dans son roman Measuring Time, que décrit Ioana Danaila. L’enjeu d’une histoire « mise à mal », d’un « mal d’histoire » aux Caraïbes est de son côté étudié par Laura Gauthier Blasi, prenant appui sur les textes de Gary Victor.

13Dominique Ranaivoson porte l’analyse de la fictionnalisation et de la puissance des récits à un degré supplémentaire : les romans et les récits peuvent reconfigurer la mémoire collective et même venir remplacer les traces historiques. Le « roman national » est quasiment à prendre au sens littéral dans le cas de la mémoire de la reine Ranavalona Ière à Madagascar.

14Enfin, la langue même d’écriture, son choix, voire sa fabrication, peut faire archive. Alice Chaudemanche montre ainsi comment une romancière en wolof, Mame Younousse Dieng, entend capturer la langue particulière du Cayor pour faire de son texte l’« archive vivante d’un parler ». Fabriquant une langue littéraire écrite à partir de ce parler ancré dans des pratiques orales, la romancière fait surgir un tout autre imaginaire linguistique que celui proposé par les normalisations de linguistes attachés à construire une langue nationale unique et homogénéisante.  Au-delà de l’entreprise patrimoniale (préserver un parler qui tendrait à disparaître face au standard écrit), le roman constitue également, par l’ « archive vivante », en situation, que constitue la langue mise en littérature, une proposition tournée vers l’avenir, et en cela propose aussi une contre-histoire langagière.

Recouvrer la mémoire : le travail de la littérature

15En contexte postcolonial, les archives ont pu être déplacées, volées, appropriées. Les crimes de l’histoire coloniale et postcoloniale reviennent dès lors hanter les vivants. Ce manque d’archives, ce silence des traces constitue un motif particulièrement important dans la littérature africaine et diasporique contemporaine. L’écrivain entend pallier ce manque et l’écriture revêt dès lors une dimension thérapeutique : elle vient soigner ce singulier « mal d’archives ». Au cœur de l’oubli, l’écriture du romancier convoque des des fantômes qui témoignent devant les vivants. Sylvère Mbondobari décrit comment le maquis camerounais est rendu dans Confidences de Max Lobe. De façon analogue, Solange Namessi montre comment le thème de la revenance s’avère fondateur chez Tierno Monénembo et Abdourahman Waberi. Françoise Ugochukwu reprend cette expression derridienne du « mal d’archives » pour traiter de l’effacement du Biafra dans la littérature nigériane contemporaine, à travers un panorama des autobiographies et des témoignages poétiques de 1967 à aujourd’hui.

16L’oubli peut encore se décliner dans l’histoire familiale. Pierre Boizette traite de ce motif et des enjeux de la filiation dans les récits de retour en Afrique de Mukoma wa Ngugi et Noo Saro-Wiwa, récits où les « yeux du père » constituent un symbole de l’oubli du pays natal et du décalage des expériences intimes entre générations.

L’archive, un objet partagé (anthropologie, histoire, littérature)

17Éminemment plurielle, l’archive est polyphonique : on y entend de nombreuses voix et on peut la lire dans tous les sens. Le célèbre appel de Benjamin à lire les sources « à rebrousse-poil »21 invite également à y déceler les silences : ce que l’on ne lit pas dans les archives, ce qu’elles occultent. Anthropologie, histoire et littérature s’emparent de cet objet partagé pour multiplier les méthodes d’analyses des sources, de leur pluralité et de leurs omissions.

18L’anthropologue Fabio Viti reconstitue la vie d’Akafou Blablè, « l’homme de fer », en confrontant les sources coloniales et les sources orales : entre les silences des uns et les récits des autres se dessine la vie oubliée d’un résistant à la colonisation en Côte d’Ivoire, que tous ont intérêt à passer sous silence. Les figures des archives ont dans ce cas beaucoup à voir avec ces « êtres de papier » que sont les personnages fictionnels.

19Stéphane Cermakian propose un trajet inverse : partant des textes littéraires du poète arménien Roupen Vorpérian, il tente de retrouver les traces de son exil en Éthiopie et à Djibouti. Dans ce cas, c’est le texte poétique qui constitue le point de départ de l’enquête archivistique.

20Enfin, deux études proposent d’analyser l’impact des sources missionnaires sur les représentations collectives : Marie Sebillotte analyse les archives de la Congrégation du Saint Esprit au XIXe siècle et leur rôle dans la description du royaume de Loango et de l’aire kongo ; Anthony Grégoire retrace la catégorie des « Sérères-noon » pour montrer comment elle se met en place dans les récits.