Colloques en ligne

Philippe Haugeard

Pour une lecture sociohistorique du texte littéraire médiéval (xiiexiiie siècles) : Bourdieu à la cour du roi Arthur

1La tentation est grande de définir la littérature en fonction de l’intérêt que l’on éprouve pour elle. La critique littéraire universitaire est riche en variété ou en diversité, et on ne saurait faire ici la liste des approches dont les textes littéraires ont pu être l’objet ces cinq dernières décennies, si l’on considère les années 1970 comme l’époque d’un renouveau profond et durable, marqué notamment par l’ambition de conférer à l’étude de la littérature une dimension scientifique. La critique littéraire universitaire s’est alors divisée en courants, et parfois en chapelles, chaque type d’approche cherchant plus ou moins à revendiquer une adéquation ou conformité la plus grande à la nature de son objet, voire à son essence. Cette tentation de justifier des démarches ou des prises de position ou d’expression critiques en se référant à l’essence même de la littérature n’a rien de répréhensible, ou plutôt rien d’incompréhensible : après tout, on a bien vu Sartre faire de même pour défendre sa conception, non pas de la critique, mais de l’écriture elle‑même.

2Se demander ce qu’est la littérature, c’est en effet lui supposer une essence (la question est éminemment socratique dans sa formulation, et dans son ambition). Je doute pour ma part de la possibilité de définir la littérature autrement que par une sorte de formulation tautologique, c’est‑à‑dire comme la somme des textes qui passent pour être littéraires, conformément à une conception de la littérature en réalité très évolutive, et donc très contingente1. Pour le dire autrement, il n’y a pas de littérature mais il y a une production d’actes langagiers — écrits principalement, mais aussi oraux (puisqu’on parle parfois de « littérature orale ») — qui répondent à des critères multiples les faisant entrer dans un vaste ensemble aux contours flous et extensibles que l’on appelle la Littérature, ce qui du coup confère (artificiellement) aux éléments constitutifs de ce vaste ensemble une essence commune ou partagée, que certains se sont ingéniés à vouloir saisir, au prix parfois d’une réflexion tellement idéaliste qu’elle en finit par rejeter les textes dans une sorte d’abstraction pure2.

3On peut, face à la littérature, adopter une attitude plus humble — une attitude non essentialiste, qui reconnaît dans les œuvres littéraires des productions caractérisées, donc caractéristiques, et valant pour leur(s) caractère(s) propre(s). L’ambition de la critique est alors de saisir l’œuvre littéraire dans ce qui la caractérise, en tout ou partie, de façon discrète ou massive, sans avoir à légitimer son approche par une quelconque définition de la littérature. Il apparaît ainsi, pour en venir enfin à notre sujet, que les plus anciens textes littéraires en langue française — ou plutôt un nombre important d’entre eux — sont particulièrement propices à une lecture sociologique ou sociohistorique, en dépit de l’importance des zones d’ombre ou des incertitudes concernant leurs auteurs, anonymes pour la plupart, ou réduits à un nom devenu parfois prestigieux — Chrétien de Troyes par exemple — mais derrière lequel il est le plus souvent impossible de retrouver ou de constituer une identité et encore moins une personnalité. S’il est difficile de tracer une sociologie claire des auteurs, des clercs le plus souvent, mais pas toujours, des hommes à l’origine incertaine et à condition sociale floue, il est en revanche assez aisé de définir le milieu social des destinataires de ces textes, des nobles, des membres de l’aristocratie que l’on dit féodale, ou, pour parler comme Georges Duby, des membres de la « classe chevaleresque ». La première littérature narrative, romanesque et épique, non seulement réserve l’espace de la représentation à cette classe chevaleresque, mais elle s’adresse prioritairement à elle, en véhiculant ce faisant son système de valeurs et ses conceptions sociopolitiques.

4C’est pourquoi les plus anciens textes littéraires en langue française ont depuis longtemps été très largement utilisés par les historiens de la féodalité et de l’aristocratie féodale. Cet intérêt continu des historiens pour la littérature médiévale a connu un accroissement quantitatif et un approfondissement qualitatif dans le courant des années 1970, avec les initiatives de personnalités de renom, comme Georges Duby ou Jacques Le Goff. Or, comme l’a remarqué Friedrich Wolfzettel3, les progrès de l’histoire sociale et des mentalités à cette même époque se sont paradoxalement accompagnés d’un net repli des littéraires du champ des études sociologiques des textes médiévaux, comme si l’approche sociohistorique de la littérature médiévale avait été sentie par eux comme étant désormais une prérogative de l’historien. Ce repli, pour être manifeste, n’a cependant pas été total et la perspective sociologique a continué à irriguer une partie de la critique littéraire, alors qu’une génération nouvelle d’historiens perpétuait — de son côté — le principe d’une investigation historienne de la production littéraire médiévale (Jean Flori, Anita Guerreau‑Jalabert ou Dominique Barthélemy, entre autres noms possibles, et pour se cantonner au seul espace français).

5Si l’on se situe dans le domaine des études littéraires, on peut considérer que le grand artisan et promoteur de la démarche sociohistorique est Erich Köhler (1924‑1981), dont les travaux ont connu une grande diffusion, et particulièrement son ouvrage Ideal und Wirklichkeit in der höfischen Epik, paru en 1956 et traduit en français au début des années 1970 justement4. La thèse générale est que l’idéalité du monde arthurien dans le roman courtois est le produit de l’autoréflexion et l’auto‑interprétation de l’aristocratie féodale, une classe sociale économiquement et politiquement hétérogène mais idéologiquement homogène, soudée en effet par un système de valeurs commun qui la légitime comme classe dominante, le texte littéraire étant justement un de ces creusets où s’élabore en se propageant ce qui devient une idéologie partagée. D’une façon plus générale, Köhler défend l’idée que le texte littéraire remplit une fonction sociale et qu’il doit être interprété en rapport avec l’histoire sociale contemporaine. Depuis l’après‑guerre, l’eau a coulé sous les ponts, comme on dit, et nombre des analyses et des interprétations textuelles proposées par Erich Köhler paraissent désormais discutables, mais l’approche sociohistorique du texte littéraire médiéval conserve toute sa valeur théorique et tout son intérêt herméneutique.

6Nous aimerions en défendre l’idée à travers la question du don et l’importance de la largesse dans la première littérature narrative en langue française, épique et romanesque. Erich Köhler s’y était arrêté, la promotion de la largesse dans la littérature courtoise conférant à cette dernière une partie non négligeable de son idéalité. À ses yeux, cette promotion de la largesse servait les intérêts socioéconomiques de la partie la plus modeste de l’aristocratie féodale, tributaire de la générosité des puissants, le texte littéraire élaborant un discours et une représentation de la largesse faisant de cette dernière une valeur commune et partagée, à travers laquelle l’aristocratie féodale pouvait se reconnaître et se définir. La question de la largesse dans la littérature médiévale se pose en réalité en d’autres termes et s’avère à l’étude beaucoup plus vaste dans ses enjeux et dans son esthétique que ne le laissait entendre la réflexion d’Erich Köhler.

7Pour le montrer, nous partirons de la fin du Roman de Merlin en prose, consacrée au couronnement d’Arthur, qui a été le seul à pouvoir retirer l’épée Excalibur du socle de pierre dans laquelle elle était fichée. Cette épreuve ne qualifie pas entièrement le personnage à la royauté : les grands vassaux refusent en effet de reconnaître comme leur futur souverain un écuyer de petite condition et dont tout le monde ignore qu’il est le fils de feu Uterpandragon, dernier roi d’Angleterre. Ils font passer à Arthur deux épreuves supplémentaires : par l’une le jeune homme montre l’étendue de son intelligence juridique, par l’autre il fait la démonstration de sa libéralité, d’une façon si éclatante que les grands barons finissent par se rendre à l’évidence de sa valeur.

Lors firent aporter les boins avoirs et les joiaus et toutes les choses que l’en doit covetier ne amer, por essaier se ses cuers seroit covoiteus ne prennans. Et il demande a ceaus de qui il estoient acointe de quel vaillance cascuns estoit, et selonc c’on li looit, selonc ce le faisoit. Et quant il ot tot pris lor avoirs, si les departoit si con li livres nos raconte : il donoit as boins chevaliers les chevalx, et as jolis et as envoisiés et as amoreus donoit ces joiaus et deniers et argent. Et as preudomes et as sages, et enquist a ceaus de lor païs quel chose il amoient miex ; si lor donoit. Ensi departoit tos les dons que cil li donoient qui essaierent de quel maniere il voldroit estre. Et quant il le virent ensi contenir, si n’i ot onques celui qui molt ne le prisast en son cuer, et disoient bien deriere qu’il seroit de molt haut afaire, que il ne voient en lui nule convoitise, que aussi tost con il avoit l’avoir, alsi tost l’avoit bien enploié5.

8Lu à un premier niveau, le texte est une illustration d’un discours de la largesse absolument envahissant dans la littérature des xiie et xiiie siècles : qualité éminemment aristocratique, la largesse est particulièrement attendue du souverain qui, en la mettant en œuvre de façon conforme aux attentes de ses vassaux, manifeste sa libéralité naturelle et fait ainsi la démonstration de sa valeur, ce qui le légitime dans sa condition royale6. Mis en perspective avec les acquis des sciences sociales, le texte médiéval décrit, en en moralisant le contenu, un rituel de la largesse dont le prototype est anthropologique : Arthur actualise dans un temps court une pratique courante chez les chefs de tribu aux îles Trobriand, lesquels thésaurisent les dons qu’ils reçoivent en privé tout au long de l’année pour, le moment venu, les redistribuer en public à l’occasion d’une grande fête où ils font ainsi la démonstration de leur richesse et de leur largesse, d’une façon qui conforte in fine leur autorité, et les hiérarchies sociales, la valeur des dons faits par le chef étant relative à l’importance de la place de chacun au sein du groupe.

9Décrite par Malinowski dans Les Argonautes du Pacifique occidental en 1922, cette démonstration de la largesse du chef a donné lieu à d’importants commentaires de la part Pierre Bourdieu sur l’efficacité pratique de ce qui est avant tout, et très profondément, un rituel de la domination sociale et politique : la libéralité du chef s’inscrit dans un « enchantement du don » comme système de circulation des biens et des richesses, système au terme duquel celui qui donne — le chef — convertit en capital symbolique ce qu’il perd momentanément en capital économique ; en distribuant largement, celui qui donne manifeste sa valeur et accroît son prestige auprès de ceux qui reçoivent et qui reconnaissent du même coup son autorité, à laquelle ils se plient plus volontiers. Le don, c’est une domination douce — une forme de ce que Bourdieu appelle la « violence symbolique » — une violence sans violence, qui s’exerce dans un cadre institutionnel, selon des règles tacites mais nécessaires et en vertu d’un discours de légitimation, mais une violence quand même en cela qu’elle conforte l’autorité des uns et la soumission des autres7.

10Dans ce qui est devenu un véritable maquis bibliographique, la voix de Bourdieu sur le don est désormais peu audible — elle semble même être devenue inexistante. Alain Caillé n’estime désormais plus avoir à évoquer ne serait‑ce que le nom de celui qu’il avait si violemment attaqué naguère8 et Marcel Hénaff, dans le dialogue serré qu’il établit dans son dernier ouvrage avec quelques philosophes reconnus du don, semble complètement méconnaître que Bourdieu — qui n’est pas un philosophe certes, mais quand même — a produit un nombre non négligeable de pages à ce sujet9. Cette réduction de Bourdieu au silence ne manque pas de nous étonner, nous qui avons trouvé en lui une pensée du don qui permet de surmonter — et nous n’en connaissons pas d’autres exemples — l’aporie maussienne du don comme forme de domination et de compétition d’un côté et, de l’autre côté, ou en même temps, comme pratique fondatrice d’un lien social dont le modèle est l’amitié, l’Essai sur le don de Marcel Mauss constituant toujours et encore le socle sur lequel se fonde toute la réflexion théorique à ce sujet. Il faut dire que l’idée selon laquelle la relation élective instaurée par le don participe au bon usage ou au bon fonctionnement d’une domination politique et sociale d’autant plus efficace qu’elle est douce dans ses formes est assez difficilement recevable pour une pensée occidentale informée par le christianisme et pour laquelle le don est le produit de la générosité ou de la charité — un geste d’amitié, d’amour, de compassion ou de solidarité, une façon de créer ou de perpétuer du lien, une ouverture à l’autre et une reconnaissance de l’autre. Il faut dire aussi que l’opérativité de la déconstruction faite par Bourdieu de la pratique du don n’apparaît qu’à condition de la resituer au sein de sa théorie générale de l’action sociale, laquelle a suscité autant de rejet que d’enthousiasme, et d’admettre du même coup la pertinence de la terminologie forgée par ce dernier, et notamment le concept d’habitus.

11Ce concept est pourtant particulièrement utile pour comprendre les variations sur le thème de la largesse aristocratique que représentent trois textes à peu près contemporains et qui mettent en scène à travers leur héros une figure de prodigue, tout en étant très différents pour ce qui est du récit comme de ses enjeux : Hervis de Mes, Richars li biaus et Guillaume de Dole (de Jean Renart). Dans ces trois textes, comme ailleurs dans la littérature des xiie et xiiie siècles, la largesse aristocratique apparaît comme un habitus de classe, mais un habitus de classe auquel le héros donne une dimension hyperbolique, contraire à toute rationalité économique. La largesse consiste en effet non pas seulement à donner généreusement mais aussi, et peut-être même surtout, à dépenser sans compter : le don — et c’est capital — n’est pas dissocié de la dépense ; don et dépense sont deux formes complémentaires, ou plutôt imbriquées, de l’usage des richesses, et ont en cela des implications économiques fortes — implications économiques que le discours de promotion de la largesse véhiculée par la plupart des textes littéraires de la période considérée s’ingénient à occulter en entretenant l’illusion d’une richesse inépuisable ou sans cesse renouvelée, dans le cadre d’une circulation générale des richesses dont le principe dynamique est justement cette même largesse (comme par exemple dans l’extrait cité plus haut du Roman de Merlin en prose où l’on voit Arthur distribuer à ses vassaux les richesses que ces derniers avaient fait remonter à lui par leurs propres dons). Les trois œuvres citées plus haut, tout en semblant s’inscrire dans le vaste mouvement de promotion de la largesse comme qualité noble par excellence, opèrent en réalité, chacune à sa manière, une véritable déconstruction du dispositif idéologique mis en place en général dans la littérature antérieure ou contemporaine (ce sont des textes du début du xiiie siècle).

12Le héros de Guillaume de Dole est un chevalier de petite condition — il appartient à une famille de hobereaux campagnards — qui parvient à faire épouser sa sœur, la belle et vertueuse Léonor, à l’empereur Conrad : c’est une belle réussite, et une incroyable ascension sociale. Le récit entretient l’illusion — montrée comme telle — que le succès de Guillaume auprès de son souverain tient à son comportement chevaleresque exemplaire : à son excellence guerrière, qu’il manifeste en courant les tournois, s’ajoute une libéralité magnifique qui suscite l’admiration de tous — Guillaume mène grand train, tient table ouverte dans des palais somptueux qu’il loue temporairement, comble de dons son entourage et ceux qui se présentent à lui. Le butin fait à l’occasion des tournois, ni les générosités de Conrad inquiet de la prodigalité de celui qui est devenu son ami, ne suffisent pas à couvrir les frais sans cesse engagés par le jeune homme, qui recourt à des prêts auprès d’un banquier bienveillant, et étonnamment complaisant. On l’aura compris, Guillaume vit à crédit pour passer pour ce qu’il n’est pas, un grand seigneur glorieux et munificent, ce qui lui réussit, grâce évidemment à des artifices de récit qui relèvent purement et simplement de l’invraisemblance. Ce faisant, et parfois avec une ironie non dissimulée, Jean Renart fait coup double : il prend ses distances par rapport à une littérature courtoise dont il reproduit le premier des topoï — la perfection chevaleresque fondée sur l’excellence guerrière et une libéralité exemplaire — tout en mettant à distance l’habitus aristocratique, qu’il ne reproduit que pour le déconstruire : un comportement de classe qui répond à des intérêts, ici économiques et sociaux, non avoués car non avouables, et dont l’efficacité repose sur une croyance collective, de la générosité et du désintéressement, laquelle participe en réalité à la dissimulation de la vérité objective de la pratique.

13Si le crédit est une aubaine (non sans dangers) pour Guillaume, il l’est aussi pour le héros de Richars li biaus qui se conduit exactement comme le protégé de l’empereur Conrad dans le roman de Jean Renart. Sauf qu’il lui arrive, après épuisé tous ses recours, de tomber dans la misère la plus noire — toujours temporairement cependant. Parmi les nombreuses libéralités (compulsives) qui marquent sa jeune carrière de chevalier d’exception (évidemment), il y en a une qui le sauve particulièrement : il donne tout l’argent qui lui reste pour payer les obsèques d’un chevalier dont le cadavre est exposé sur le toit de son auberge par un hôtelier indélicat qui n’avait pas été payé des vastes dépenses que le défunt avait financées à crédit, sur le crédit que lui apportait sa réputation de champion de tournois et une libéralité qui laissait supposer une fortune personnelle importante (bref, c’est un double du héros). Plus tard, alors que Richard est sans le sou et incapable de financer sa participation à un tournoi dont l’enjeu représente une consécration sociale et politique pour n’importe quel chevalier de roman — la main d’une riche héritière, d’un roi de préférence, ce qui permet au héros accéder à la souveraineté — réapparaît le défunt sous la forme d’un chevalier blanc qui donne à Richard les moyens de briller, par les armes et par son faste, à l’occasion du dit tournoi, qu’il remporte (bien évidemment encore) : on reconnaît là un motif folklorique très en vogue au Moyen Âge, celui du mort reconnaissant, dont la prédication chrétienne médiévale a d’ailleurs parfois tirer parti — sous forme d’exemplum — pour encourager les fidèles à la charité. La prodigalité de Richard a toutes les apparences de la largesse hyperbolique célébrée par la littérature de l’époque mais elle présente un double écart : le premier écart est du même type que celui signalé au sujet de Guillaume de Dole, en cela que le texte n’occulte pas la contrainte économique et qu’il conditionne la largesse du héros au recours au crédit, introduisant ainsi dans le récit un réalisme généralement absent ailleurs. Le deuxième écart réside dans une christianisation discrète mais bien réelle de l’habitus aristocratique, à travers un intertexte néotestamentaire, patristique et théologique qui rappelle que l’état originel de la société était celui d’une propriété collective et d’une jouissance partagée des biens terrestres, dons de Dieu à tous les hommes. Dans certaines de ces occurrences ou par certains de ses aspects la largesse de Richard rejoint un idéal manifestement chrétien, l’auteur du roman, lucide sur l’habitus aristocratique, sur ses finalités sociales et ses conditions économiques, cherche visiblement à revivifier la pratique du don et de la dépense en l’orientant vers la largitas et la liberalitas telles qu’elles étaient entendues et comprises dans la prose des gens d’église, c’est‑à‑dire comme des gestes de bienfaisance commandés par la caritas.

14Reste Hervis de Metz, le petit‑fils du duc Pierre de Lorraine, un grand seigneur tournoyeur, conduit à la ruine par une munificence incontrôlée, et contraint, pour cette raison, de marier sa fille unique, et donc sa seule héritière, à son prévôt Thierry, un homme d’affaires actif et avisé — ce qui ne l’empêche pas de rester un roturier, un vilain pour reprendre le vocabulaire du texte (une chanson de geste, anonyme). Cas fort rare dans la littérature de l’époque, le trouvère a fait le choix d’élire pour héros un être issu d’un métissage social qui n’était en revanche pas si rare que cela dans la réalité contemporaine : certaines familles de l’aristocratie terrienne, en proie à de fortes difficultés économiques, s’étaient trouvées parfois contraintes à s’allier à une bourgeoisie marchande en pleine essor et pouvant vivre, en raison de son enrichissement, plus noblement que nombre de membres de la classe chevaleresque. Arrivé aux bords de l’âge adulte, Hervis se voit contraint par son père de devenir marchand à son tour : on l’envoie, muni de fortes sommes d’argent, dans quelques-unes des foires les plus fameuses de l’époque. À chaque fois le jeune homme dilapide l’argent paternel en payant à prix d’or des objets hautement symboliques de la condition noble ; sur la route pour la foire de Lagny, Hervis achète même à des brigands une jeune femme enlevée par eux pour la somme de quinze mille marcs, ce qui est considérable : c’est trop pour le prévôt Thierry, qui chasse et déshérite son fils. Le jeune prodigue, sans le savoir, a pourtant fait une très belle affaire, la belle demoiselle, qui tait son identité, n’étant rien moins que la fille du puissant et riche roi Eustache de Tyr : accusé par son père de s’être offert une prostituée, le héros fait en réalité un mariage très au-dessus de sa condition, non seulement de fils de riche marchand, mais aussi de futur duc de Lorraine. La critique a vu dans la prodigalité du personnage l’expression de sa nature aristocratique, plus forte que la part de sang bourgeois qui coule dans ses veines : l’idéologie d’Hervis de Mes serait finalement, et tout simplement, conforme aux préjugés et aux valeurs aristocratiques repérables ailleurs, et massivement, dans la littérature romanesque et épique contemporaine. La sociologie (celle de Bourdieu tout au moins) invite cependant à dépasser le discours officiel de la pratique — il en masque le plus souvent la vérité objective — pour s’intéresser à ses conditions, lesquelles sont révélatrices des enjeux de la pratique. Si le texte donne raison à Hervis contre son père, c’est à travers une déconstruction de la largesse, laquelle apparaît en effet pour ce qu’elle est menacée de devenir au début du xiiie siècle : un comportement de classe qui distingue certes, mais qui, limité à sa seule signification symbolique, constitue une aberration économique dans un monde où c’est le commerce qui constitue désormais le principal mode de circulation des richesses — et d’enrichissement. Le texte sonne clairement comme un appel à la rationalité économique et mais il n’ose cependant pas être subversif : le positionnement social du héros du côté de sa filiation maternelle — il reproduit strictement le comportement de son grand‑père le duc Pierre de Lorraine — est couronné de succès, mais c’est grâce à une fiction qui ne cache pas son invraisemblance et qui sous couvert de faire à son tour une promotion de l’habitus aristocratique de la libéralité la présente en réalité comme une aliénation — une aliénation inconséquente et dangereuse, qui menace la supériorité sociale de l’aristocratie dans un monde où elle ne détient plus les ressorts de la domination économique.

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15Guillaume de Dole, Richars li biaus et Hervis de Mes font écart par rapport à la représentation dominante de la largesse dans la littérature contemporaine. Cet écart n’a pas toujours été perçu par la critique pour ce qu’il représentait, à savoir une déconstruction lucide des conditions et des finalités d’une largesse aristocratique non réductible au discours de promotion véhiculée par une littérature sinon complice du moins complaisante vis‑à‑vis de l’idéologie du groupe social qu’elle met exclusivement en scène et qui représente son public privilégié. C’est que ces textes feignent en partie de s’en tenir à ce discours, non pas pour le renouveler, mais pour le tenir à distance, dans une distance critique qui en démonte les rouages sociaux et en font apparaître aussi les limites ou les fragilités économiques dans un monde en mutation, marqué notamment par l’essor de la classe marchande et dans lequel la classe chevaleresque ne possède plus le privilège de la richesse. Cette lucidité socioéconomique de la littérature, ou du moins d’un certain nombre d’œuvres littéraires à la charnière des xiie et xiiie siècles, est plus aisément perceptible si on les aborde à travers une démarche sociologique adaptée à son objet — telle est le cas, selon nous, de la conception du don et de l’habitus de la libéralité tels que Bourdieu les décrit dans les pages qu’il leur consacre dans Le sens pratique, qui est aussi l’ouvrage dans lequel il formule les concepts et les principes fondateurs de sa théorie de l’action sociale. La mise en perspective sociologique, ou, pour être plus précis, l’approche sociohistorique, puisqu’elle prend aussi en compte le contexte social et économique de création de l’œuvre, ne consiste pas à interpréter le texte à partir de la théorie mobilisée mais à l’interroger à l’aide de ses outils, la finalité de la recherche n’étant de faire apparaître les invariants de la représentation, mais la façon dont les œuvres s’emparent, chacune à sa manière et chacune exprimant un point de vue propre, d’une problématique sociale — ici l’habitus aristocratique du don et de la dépense — pour en faire matière à histoires, c’est‑à‑dire matière à littérature.