Colloques en ligne

Marion Leclair, Alix Bouffard et Laélia Véron

Introduction. Matérialisme et critique littéraire : définitions d’une méthode

1Il peut sembler surprenant, ou suranné, d’avoir voulu consacrer une journée d’étude1 à la définition et à la défense d’une approche « matérialiste » de la littérature. Suranné, parce que le terme semble ressusciter le vocabulaire d’une critique marxiste de la littérature qui a été évincée du champ universitaire depuis plusieurs décennies, et traîner derrière lui un parfum d’après‑guerre, d’industrie lourde, et d’intelligentsia communiste. Surprenant, parce que, dans cette acception du terme et dans une conjoncture économique et idéologique peu favorable au marxisme, la critique matérialiste a mauvaise presse. Elle semble incarner une version particulièrement rudimentaire et réductrice de la critique marxiste, jugée coupable du double crime d’économisme (dans le primat accordé à la « base » économique pour expliquer la « superstructure » idéologique dans laquelle est comprise la littérature) et de mécanicisme (dans sa position d’une relation d’équivalence directe entre cette base économique et la littérature qui la reflète), et peu à même de rendre compte de la complexité des œuvres littéraires.

2D’autre part, même si on l’aborde dans une perspective moins hostile au marxisme et plus consciente de la richesse et de la variété des théories littéraires que celui‑ci a suscitées au cours du dernier siècle, le terme matérialiste n’est pas sans poser problème. Il court toujours le risque de devenir une formule creuse, juste bonne à être utilisée polémiquement contre l’idéalisme (cette position qui consiste à donner aux idées et représentations un primat sur la réalité matérielle), et cela pour définir des camps opposés — de devenir, comme le soulignait Raymond Williams à la fin des années 1970, un contre‑système figé peu enclin à l’autocritique, qui substitue à l’impératif d’« enquête matérielle » toujours renouvelée le ressassement doctrinaire des mêmes catégories opératoires : 

Tout matérialisme risque donc, à tout moment de son histoire, de se trouver prisonnier des lois générales qu’il vient d’édicter et, s’il s’entête à les défendre, de se méprendre sur sa propre nature. Il risque, du même coup, de finir par penser qu’il est un système comme les autres, qui procède en déduisant des explications de ses présuppositions, et qu’on peut même envisager de l’opposer à d’autres systèmes de même catégorie, sur la base non pas de sa méthode mais des “résultats” ou des “lois” qu’il a établis jusque là2.

3D’où la nécessité, conclut Williams, de reposer sans cesse à nouveaux frais la question du matérialisme ; et cette injonction lancée par Williams à la fin des années 1970, semble tout aussi pertinente, voire davantage, aujourd’hui, alors que la désuétude du matérialisme comme concept opératoire dans le champ des études littéraires au cours du dernier demi‑siècle a induit du même coup une certaine fossilisation de son contenu.

4La tendance s’est toutefois un peu inversée au cours des dix dernières années, marquées par un certain retour en grâce d’un marxisme nouvelle manière, y compris au sein du champ universitaire, notamment par le biais d’un détour par l’étranger et d’une (re)découverte des travaux jusque là peu ou pas connus de marxistes anglo‑américains. En témoignent l’intérêt que rencontrent aujourd’hui les écrits d’Edward Palmer Thompson3, ou l’importation dans l’université française des cultural studies britanniques et des textes de Raymond Williams ou de Stuart Hall qui ont contribué à fonder la discipline dans les années 19604

5Si ce retour par la bande de la théorie marxiste s’est fait la plupart du temps autour d’autres catégories et d’autres concepts que celui de matérialisme, celui‑ci a toutefois fait une réapparition timide, comme en attestent les trois volumes consacrés aux théories matérialistes de la culture et de la communication publiés entre 2016 et 2019 sous la direction de Fabien Granjon, Maxime Cervulle, Nelly Quemener et Florian Vörös, intitulés Matérialismes, culture et communication5. Le matérialisme ressuscité est devenu pluriel. Il inclut aussi bien, dans cette acception élargie, le matérialisme marxiste, que l’école de Francfort, la sociologie bourdieusienne, les cultural studies, et les théories féministes et décoloniales ; et il est revendiqué comme la clé de voûte d’une théorie culturelle digne du nom — qui ambitionne de comprendre les phénomènes culturels à la lumière des rapports sociaux de production dont ils participent et qu’ils contribuent à infléchir, dans une perspective « supra‑disciplinaire6 » et réflexive jamais entièrement dépourvue d’une visée politique de transformation sociale. 

6Notre journée d’étude espère prolonger ces travaux encore assez marginaux et le pluralisme méthodologique fécond qu’ils mettent en œuvre, en proposant une réflexion sur le matérialisme dans et pour la critique littéraire. Loin de viser la simple réactivation nostalgique d’un matérialisme qui se voudrait orthodoxe, ou sa condamnation précipitée au nom de l’une ou l’autre de ses antithèses (l’idéalisme, le textualisme ou l’internalisme, qui ont en commun d’extraire le texte de son contexte de production au motif d’une autonomie postulée de la littérature), cette réflexion sur le matérialisme appliqué à la critique littéraire se veut donc l’occasion de mettre en question la pertinence et l’unité d’un ensemble de démarches à la fois variées et tributaires de présupposés ou d’outils méthodologiques voisins. L’enjeu est d’abord définitionnel : y a‑t‑il seulement un sens à parler d’une critique matérialiste des œuvres littéraires, et quels rapports entretient‑elle avec les différents avatars théoriques et philosophiques du matérialisme ?

7Le terme de matérialisme, dans le champ de l’histoire de la philosophie, recouvre au moins deux sens différents. Le premier renvoie à un type de position philosophique caractérisée, de façon centrale, par la reconnaissance d’une existence de la matière et par le primat accordé à celle‑ci sur l’esprit ; remontant à l’antiquité grecque (en premier lieu à l’atomisme antique), il connaît une longue tradition et présente une vivacité aux xviie et xviiie siècles (en France et en Angleterre). Aujourd’hui encore, il perdure notamment sous la forme des neurosciences que l’on pourrait considérer comme une émanation contemporaine du matérialisme classique. Mais le matérialisme comporte également un sens plus politique dans la filiation du type de méthode théorique élaborée par Marx et Engels7 puis largement développée au sein du marxisme, et connu sous le nom de « matérialisme historique ». 

8Ce second type de matérialisme se construit à la fois en continuité et en rupture avec le premier (le matérialisme dit « classique » par Marx et Engels). Il ajoute, à l’insistance sur l’existence et la primauté de la matière, une prise en compte du caractère historique de la réalité tant matérielle qu’intellectuelle, ainsi qu’une injonction à la transformation de cette réalité. Le matérialisme en ce second sens (matérialisme historique marxiste) est donc une pensée de la détermination historique et sociale des idées et des productions intellectuelles, c’est‑à‑dire du rapport entre une œuvre et ses conditions de production dans toutes leurs dimensions (sociales, économiques, politiques, etc.).

9De ces deux sens, classique et « historique », du matérialisme, découlent deux voies possibles pour la critique littéraire, qu’il est possible de combiner mais qu’il convient de distinguer.

10Au sens classique du terme « matérialiste », une critique matérialiste consisterait à approcher les œuvres et réalités culturelles comme des produits matériels, c’est‑à‑dire tout d’abord à travers la matérialité de leur existence comme objets et marchandises en des temps et lieux donnés — au premier titre le livre imprimé, la revue, etc., avec leurs voies de production et de diffusion respectives. C’est un type d’approche qu’on a coutume d’appeler « matérielle » plutôt que matérialiste et qui connaît actuellement un succès croissant dans le champ des études littéraires, nourri par l’histoire de la culture matérielle — associée en France aux travaux de l’École des Annales, de Fernand Braudel et, plus récemment, de Daniel Roche et de Roger Chartier8 — et par son pendant anglo‑américain — les material culture studies qui se sont développées au Royaume‑Uni et aux États‑Unis depuis les années 1980, associant volontiers universités et musées et popularisant les études d’objets (object studies9).

11Entendue au second sens, c’est‑à‑dire celui du matérialisme historique marxiste, la critique littéraire matérialiste n’exclut pas nécessairement la démarche précédente, mais elle prend en compte des phénomènes plus variés et complexes que ce qui relève à proprement parler de la réalité « matérielle », au premier titre desquels les rapports sociaux. Elle ajoute en outre un certain nombre de thèses méthodologiques et politiques10 : elle conduit en effet, d’une part, à concevoir les œuvres littéraires comme des éléments d’une « superstructure » idéologique à distinguer de la « base » constituée par les rapports sociaux de production. D’autre part, elle pose que cette « superstructure » est déterminée par la « base », dont elle serait un effet, et qu’elle viendrait exprimer ou refléter — avec plus ou moins de médiations et de déformations, et de façon plus ou moins consciente, selon les théoriciens qui s’appliqueront, au xxe siècle, à prolonger les écrits de Marx et d’Engels pour donner corps à une théorie matérialiste historique de la littérature11. Les travaux de critique de la littérature étant eux‑mêmes intégrés dans l’ensemble des productions idéologiques, ce second type d’approche matérialiste se double alors d’un volet réflexif d’examen du discours critique lui‑même comme « superstructure », de ses déterminations sociales et des fonctions (de légitimation ou de démystification) qu’il peut remplir.

12Ainsi définie, l’approche matérialiste historique de la littérature s'inscrit en fait dans un projet relativement ancien (dont le marxisme constituerait une version singulière) — un projet que Pierre Barbéris fait remonter, dans une tentative de synthèse des « grandes théorisations déterministes » de la littérature, au début du xixe siècle, et aux définitions de la littérature comme « expression de la société » qu’on trouve chez Louis de Bonald et Germaine de Staël12. Après eux, l’historicisme de Taine, le marxisme, la sociologie de la littérature et de la réception, et la sociocritique (dans laquelle Barbéris voit une version reprise et améliorée de la théorie littéraire marxiste, guérie de son économicisme et de son progressisme politique par l’absorption salutaire de l’héritage de la psychanalyse) sont interprétés comme reconduisant ce même projet « d’expliquer la littérature et le fait littéraire par les sociétés qui les produisent, et qui les reçoivent et consomment13 ».

13Si l’on entend par critique littéraire matérialiste une approche socio‑historique de la littérature, alors une telle critique semble devoir exclure a priori certaines écoles et postures critiques (le formalisme, le structuralisme, les théories de la réception de l’école de Constance). Mais elle semble du même coup pouvoir en inclure une grande variété d’autres : l’historicisme sous ses différentes formes ; la théorie littéraire marxiste dans toute son hétérodoxe diversité ; les cultural studies anglo‑américaines ; la sociologie de la littérature et la sociocritique ; la théorie du discours foucaldienne et la théorie post‑coloniale ; la critique féministe et, de façon peut‑être plus discutable, la critique psychanalytique, dans la mesure où celle‑ci propose bien (du moins dans une de ses acceptions) d’aborder la littérature par son dehors, même si ce dehors peut n’être situé qu’à l’échelle restreinte de l’individu ou de la famille.

14La grande variété des méthodes ainsi énumérées fait immanquablement craindre un amincissement du noyau théorique commun à ces approches. On observera néanmoins que toutes, d’une part, présupposent que l’œuvre littéraire ne peut être comprise sans considérer son lien à la réalité socio‑historique ainsi qu’aux rapports sociaux au sein desquels elle est produite, et d’autre part, accordent une place centrale à la réflexion sur les caractéristiques et formes de ce lien (est‑il direct ou indirect, immédiat ou médiatisé, conscient ou inconscient, cohérent ou contradictoire, etc. ?).

15C’est ce socle théorique commun, dorénavant désigné par l’expression d’approche socio‑historique de la littérature et qui constitue le fondement d’un matérialisme historique élargi incluant le marxisme sans s’y limiter, que la présente publication se propose d’explorer au fil de contributions qui présentent ou mettent en œuvre différentes approches socio‑historiques possibles des œuvres littéraires. Il faut préciser que la ligne de partage entre théories critiques a priori matérialistes et non‑matérialistes n’est pas hermétique, et a pu donner lieu à des hybridations fécondes. C’est par exemple le cas du dialogue entre marxisme et structuralisme, tel qu’il a eu lieu notamment dans les travaux de Pierre Macherey ou de Terry Eagleton14. On peut aussi penser à l’interfécondation d’approches à première vue antithétiques comme la stylistique et la sociologie ou la sociocritique, interfécondation résultant dans la socio‑stylistique, qui croise analyse formelle et analyse historique et sociale (du texte ou dans le texte), grâce, notamment, au renouvellement de la stylistique par l’apport de l’analyse du discours et plus généralement des outils de la linguistique (analyse énonciative, conversationnelle, pragmatique15).

16Si l’on excepte les précédents historiques de « théories déterministes » invoquées par Barbéris, une grande partie de ces approches socio‑historiques de la littérature se sont développées dans les années 1960 et 1970 contre le formalisme dominant, ont subi (du moins dans leurs formes les plus radicales) un déclin relatif à partir des années 1980 et connaissent à l’heure actuelle un regain de faveur. On ne peut ici donner les causes de ce phénomène. Mais celui‑ci tient sans doute pour partie à la mise en cause du discours de fin des idéologies (mise en cause propre au néolibéralisme entre la fin de la guerre froide et la crise économique) qui irriguait la littérature post‑moderne et la critique littéraire post‑structuraliste. Il tient peut‑être également aux mutations majeures que connaît plus spécifiquement l’université dans cette conjoncture, la moindre dotation des universités, le financement par projets, la concurrence inter‑universitaire et inter‑disciplinaire accrue encourageant peut‑être la critique littéraire à justifier son existence en arguant de son interdisciplinarité et de sa pertinence sociale.

17Dans ces conditions, alors que l’idée de la littérature comme fait social et d’une approche socio‑historique des œuvres semble redevenir relativement consensuelle, il nous apparaît d’autant plus important de chercher à définir ce qui constituerait la spécificité d’une critique « matérialiste » des œuvres littéraires. Néanmoins, la défense d’une critique littéraire matérialiste ne peut être ramenée à une entreprise d’histoire des théories et critiques de la littérature : tout en prétendant défendre la relative unité des approches matérialistes de la littérature, la présente publication ne prend tout son sens que si elle contribue à une réflexion sur la capacité de l’héritage matérialiste (dans ses nombreuses facettes) à nourrir aujourd’hui la pratique de la critique littéraire, et si elle permet d’éclairer le statut et les orientations de cette dernière par la prise en compte des différentes conditions (sociales, économiques, institutionnelles, etc.) dans lesquelles elle est pratiquée.

18Cette ambition générale dépasse en réalité le cadre de la journée d’étude dont les textes de ce volume sont issus : elle est le prolongement d’une réflexion qui s’est déjà concrétisée lors d’une précédente journée d’étude, organisée à l’Université Paris 8 un an auparavant, et qui était consacrée aux approches matérialistes du réalisme16. Cette première journée nous avait permis d’examiner différentes théorisations critiques de la catégorie de réalisme en littérature, des premiers usages du terme au milieu du xixe siècle par Champfleury à la doctrine soviétique du réalisme socialiste et au concept contemporain de « réalisme périphérique » (élaboré par le Warwick Research Collective), en passant par Aragon, Lukács, Sartre, Adorno et Barbéris — sans que le dénominateur commun à ces différentes approches, englobées sous le qualificatif de « matérialistes », ait pu faire l’objet d’une réflexion spécifique, dans le cadre d’une journée d’étude dont le but premier était de réfléchir à la notion de réalisme. La seconde journée dont la présente publication est issue a donc répondu au constat d’un manque définitionnel à combler.

19Mais elle s’inscrit aussi, bien plus largement, dans la poursuite des travaux d’un séminaire de recherche, le Séminaire Littéraire des Armes de la Critique, qui se tient chaque mois à l’ENS Paris depuis 201317. Ce séminaire a été initié par des élèves soucieux de s’auto‑former à des théories critiques peu enseignées dans le cadre des formations en lettres dispensées en premier cycle universitaire ou en classes préparatoires, dans un contexte où l’exercice du commentaire de textes, la mobilisation d’outils d’analyse empruntés au structuralisme et la mise en avant post‑structuraliste de « l’intertextualité » tendaient au contraire à promouvoir, de façon délibérée ou non, une approche très internaliste des œuvres littéraires, lues au prisme d’autres œuvres littéraires. Le seul « hors d’œuvre » envisagé, si l’on peut dire, consistait principalement en une mise en lumière, inspirée par les théories de la réception de H. R. Jauss et de l’école de Constance, du rôle du lecteur dans l’élaboration du sens de l’œuvre — mais d’un lecteur‑type idéal reconstruit depuis l’intérieur de l’œuvre ou de la littérature dans son ensemble, au contact de laquelle se construisait progressivement l’« horizon de lecture » du lecteur. Contre ces approches texto‑centrées et quelque peu circulaires de la littérature, les travaux du SLAC se sont développés au fil des années dans deux directions principales : d’une part, en examinant des théories critiques externalistes abordant les œuvres à la lumière de leur contexte historique et social de production et de réception ; d’autre part en tâchant d’appliquer cette approche à des œuvres spécifiques ou à des catégories littéraires (en réfléchissant par exemple à l’articulation du genre littéraire et de l’idéologie).

20Fruit des activités nourries par cette dynamique collective, la présente publication examine un certain nombre d’approches matérialistes (au sens large, ou socio‑historiques) de la littérature, avec un triple objectif : mettre à l’épreuve la relative unité méthodologique d’une approche matérialiste de la littérature, en les confrontant les unes aux autres ; souligner la diversité historique et méthodologique des travaux qu’une telle appellation tolère, en observant les médiations que ces approches construisent pour penser le rapport entre l’œuvre et son dehors, ainsi que la façon dont elles conçoivent la modalité de ce rapport (détermination causale ou simple homologie) ; et enfin, montrer la pertinence et l’actualité d’une démarche matérialiste ainsi comprise en critique de la littérature, en réfléchissant sur les enjeux socio‑historiques de ces approches critiques elles‑mêmes et sur la raison de l’intérêt qu’elles suscitent ou ressuscitent aujourd’hui.

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21Certaines seulement de ces pistes pourront être explorées ; mais les différents textes ici réunis couvrent déjà un vaste espace‑temps, traversant les frontières séculaires (puisqu’il y est question du Moyen Âge comme du xxie siècle), nationales (grâce, notamment, à quelques incursions en Italie) et disciplinaires (littérature, philosophie, sociologie, histoire).

22La question de la réception des œuvres littéraires est au centre du texte d’Yves Ansel. Tout en défendant la pertinence d’une méthode fondée sur l’étude de la réception, il critique les présupposés individualistes et idéalistes de cette dernière (mythe d’une lecture radicalement singulière, ou mythe d’un horizon d’attente commun), pour soutenir une approche matérialiste, sociale et historique de la réception enrichie par l’apport du contextualisme. Il avance ainsi non seulement que la littérarité d’un texte ne repose pas sur des qualités intrinsèques à celui‑ci et vient plutôt de la réception qui en est faite, mais surtout, que cette réception est tributaire du contexte : si les lectures font le livre et déterminent ses effets, c’est en dernière instance la société et l’histoire qui font les lecteurs.

23De son côté, Barbara Bellini éclaire la façon dont les maisons d’édition contribuent à façonner la réception des œuvres et des auteurs, à partir du cas Carrère. Si la vaste majorité de l’œuvre d’Emmanuel Carrère est l’apanage d’une seule maison d’édition, P.O.L., sa trajectoire n’en est pas moins marquée par des tournants et des phases, dont la reconstruction méticuleuse permet de mettre en lumière le rôle des déterminants extratextuels dans la lecture et l’appréciation d’une œuvre18.

24La démarche contextualiste d’Amina Damerdji mobilise de son côté étude de réception et sociologie de la littérature pour comprendre le cas du procès qui a eu lieu en 2002 suite à la traduction française de La Rage et l’orgueil d’Oriana Fallaci. Abordant le phénomène sous de nombreuses facettes (travail d’écriture, mise en scène sociale et médiatique, débats juridiques, enjeux éditoriaux), elle révèle la façon dont la littérarisation (procédé par lequel un texte vient à être qualifié de littéraire) peut servir de stratégie pour favoriser la publication de discours de haine. En combinant ainsi les méthodes de l’analyse d’œuvre, de la consultation d’archives et de la réalisation d’entretiens, elle montre la pluralité des matériaux et outils à disposition d’une approche matérialiste de la littérature, tout en donnant à voir l’intérêt politique d’une critique littéraire matérialiste ainsi comprise.

25Edward Lee‑Six propose quant à lui une critique du contextualisme et de la façon dont il conçoit le rapport entre l'œuvre et la société : s’inscrivant dans les débats sur l’héritage du matérialisme historique appliqué à la critique littéraire, il en interroge le sens aussi bien pour l’analyse des œuvres littéraires que pour la compréhension du rôle de la critique littéraire. S’appuyant sur l’exemple des romans de Jules Verne, il repart de la distinction entre base socio‑économique et superstructure idéologique en discutant les thèses de Pierre Macherey, pour mettre en lumière l’intérêt d’une approche des œuvres littéraires qui considère celles‑ci non pas seulement comme un reflet des contradictions de la réalité socio‑économique dans laquelle elles sont produites, mais comme un produit en contradiction avec ses propres conditions de production.

26Yohann Douet effectue un autre retour sur les théories marxistes de la littérature à partir des textes peu connus qu’Antonio Gramsci a consacrés à la critique littéraire, en tant que journaliste culturel puis dans les Cahiers de prison. En se penchant sur ces écrits, son article dégage les bases méthodologiques d’une critique matérialiste des œuvres selon Gramsci. Celui‑ci plaide pour une « critique littéraire intégrale » qui combine dialectiquement une étude historico‑culturelle des œuvres à même de mettre au jour l’idéologie qu’elles recouvrent sous forme de « masses de sentiments », et leur analyse formelle. Le canon littéraire est du même coup redéfini à l’aune de ce double critère : la grande littérature, dans cette perspective, n’est pas seulement la littérature « nationale‑populaire » qui donne voix aux sentiments des masses, mais la littérature qui parvient à donner à ce contenu populaire une forme neuve et adéquate, susceptible de modifier en retour les perspectives culturelles et socio‑politiques de ses lecteurs.

27Quentin Fondu met quant à lui en lumière un « impensé biographique » des approches marxistes et sociologiques de la littérature, qui, tout en critiquant le caractère simpliste et le présupposé individualiste d’une explication des œuvres littéraires par la biographie de leur auteur, n’en font toutefois jamais entièrement l’économie. L’article met ainsi au jour, de Gueorgui Plekhanov à Pierre Bourdieu en passant par Jean‑Paul Sartre et Lucien Goldmann, une série de tentatives pour complexifier et socialiser la démarche biographique, en resituant l’auteur dans les rapports familiaux, la classe ou le groupe social dans lesquels il est inséré, et en introduisant davantage de médiations (idéologiques, psychologiques ou institutionnelles) entre l’homme et l’œuvre. Ce faisant, l’article milite pour le réinvestissement de la démarche biographique par la critique matérialiste, dont elle permet, en retour, d’enrichir et d’affiner les catégories.

28Le statut de l’auteur est également interrogé par Philippe Haugeard. Contre l’idée que la relative faiblesse des sources historiques dont on dispose pour le Moyen Âge rendrait la littérature de la période moins propice à une approche socio‑critique que les œuvres plus tardives, celui‑ci souligne que le caractère anonyme de bon nombre de textes littéraires médiévaux les rend au contraire particulièrement adaptés à ce type d’approche. En l’absence d’auteur clairement identifié, ceux‑ci se lisent d’autant plus facilement comme la production collective d’une classe sociale spécifique — en l’occurrence, de la petite noblesse. La démarche sociocritique, en empruntant des concepts élaborés par la sociologie, comme l’analyse bourdieusienne du don, permet de rendre compte de certaines pratiques de cette classe telles qu’elles apparaissent dans ces œuvres. Pour autant, l’ancrage social de celles‑ci dans la petite noblesse n’implique pas d’idéologie unifiée, comme en témoignent les représentations, diverses et contradictoires, de la libéralité, que ces textes mettent en scène.

29Diverses aussi, on le voit, sont les approches socio‑historiques de la littérature que toutes ces contributions mettent en œuvre, et divers les outils et les catégories qu’elles mobilisent pour penser non seulement l’articulation du rapport entre œuvre et société dans des lieux et temps très différents, mais aussi la forme spécifique que revêt ce rapport dans le discours pas comme les autres qu’est la littérature. Elles donnent ainsi à voir ce que peut être, dans toute sa variété et dans toute sa finesse, une critique littéraire matérialiste.