Colloques en ligne

Véronique Samson et Mathieu Roger-Lacan

Introduction – 1848 et la littérature

1La révolution de 1848 a souvent été décrite comme une révolution « littéraire ». Elle a, en effet, compté des écrivains parmi ses acteurs principaux, parmi ses soutiens, parmi ceux à qui elle a donné l’envie d’entrer en politique. Surtout, une idée tenace prend forme dès les premiers jours de la République pour se figer au courant de la décennie suivante : les événements de Février et de Juin auraient été précipités par la littérature. Mais le sens de cette idée varie selon les points de vue de ceux qui la défendent. Pour certain, il s’agit de louer le potentiel démocratique de la littérature, plus particulièrement du roman, dont les nouveaux moyens de diffusion lui auraient permis de rejoindre un public élargi, de manière à accompagner les mentalités vers la République au courant des années 1840. Pour d’autres, plus nombreux, reprenant les termes de la « querelle du roman-feuilleton1 » et la dénonciation de la littérature industrielle sous la monarchie de Juillet, le roman aurait encouragé les désordres sociaux en suscitant chez les lecteurs des classes populaires des aspirations et des désirs que le monde ne pouvait combler, une confusion entre l’idéal et la réalité. Février, tout particulièrement, aurait vu l’apogée des pouvoirs de la littérature avec l’élection de Lamartine à la tête du Gouvernement provisoire, tout en produisant une véritable « explosion de parole2 ». Déjà en juin, Marx accuse les mages-poètes romantiques d’avoir confisqué la révolution, d’avoir esquivé l’action en la remplaçant par de beaux discours : ici, la littérature n’est pas coupable d’avoir bouleversé l’ordre social, mais de n’avoir pas su le faire. Février apparaît alors comme une révolution faite de mots, destinée à se heurter à la violence bien réelle de Juin. Que ce soit pour retirer à la lutte politique sa légitimité ou pour mieux la proclamer, pour expliquer ses échecs ou pour formuler ses ambitions, la responsabilité de la révolution est tout de suite attribuée à la littérature.

2Le grand récit de la modernité littéraire en France s’est articulé à cette idée de « révolution littéraire ». Plus exactement, il commence là où se termine la croyance en les pouvoirs de la littérature et en sa capacité de changer le monde par les mots. Une longue tradition critique a vu en 1848 un point de bascule dans l’histoire du romantisme et de l’innovation littéraire au xixe siècle. La lecture bourdieusienne d’une fin de « l’illusion lyrique » vite dissipée après Février, qui aurait scellé la mort des idéaux de la génération de 1830 et le repli sur soi de l’activité littéraire, ouvrant la voie à l’autonomisation de son champ, a structuré les approches de 1848 dans les lettres3. Ainsi, l’acte de naissance de ce qu’on a voulu nommer, en la plaçant principalement sous l’égide de Baudelaire et de Flaubert, la modernité littéraire, se serait apparenté à un deuil : deuil d’une parole directe, incarnée, médiatrice et agissante, deuil d’une véritable représentation collective par la littérature, qui se dessinent dans la plupart des lectures critiques de 1848. Pour Alain Vaillant, par exemple, 1848 correspond au moment de l’abandon d’une littérature-discours au profit d’une littérature-livre silencieuse et anonyme4. Pour Dolf Oehler, la littérature de l’après-1848 serait marquée, dans ses innovations formelles mêmes, par le silence forcé du régime impérial et même déjà du régime républicain sur les événements de Juin puis du Deux-Décembre : rhétorique de l’équivoque, brouillage du sens, cryptage des références, perte de la lisibilité et du lieu commun5. Le romaniste allemand s’inscrit dans la lignée de Sartre et de Barthes, tout en identifiant des formes de résistance écrivaine là où ses prédécesseurs avaient vu le signe de la culpabilité refoulée de la bourgeoisie après Juin6. En somme, la « révolution littéraire » aurait été avant tout une révolution en littérature, une « révolution du discours7 », pour le dire avec Corinne Saminadayar-Perrin et Hélène Millot, où s’est jouée une certaine conception de la littérature, de son action dans la société, du rapport entre écrivain et lecteurs. Mais cette révolution serait toute négative, en renoncement : que la fin de l’illusion lyrique advienne avec la répression de Juin, selon les révolutionnaires, ou avec le coup d’État de Décembre, selon les républicains, le moment 1848 se trouve rabattu sur l’un ou l’autre de ces événements qui lui apportent un démenti.

3Est-il possible d’appréhender la révolution littéraire autrement, en amont de Juin ou du Deux-Décembre et des lectures rétrospectives que ces dates ont cristallisées ? Loin de l’image uniforme suggérée par l’expression d’« illusion lyrique », la littérature à partir de Février s’offre à divers usages, stratégies, modes de politisation, par des sujets et des communautés tout aussi variés. En mettant en valeur les façons dont l’événement a mobilisé l’écrit et la parole littéraires dans son présent, ce dossier voudrait ainsi restituer à « 1848 » ses potentialités. La démarche est porteuse d’un souci critique et historiographique que confirme la réunion des articles suivants, dans leur diversité d’approche : celui d’épaissir le temps de 1848 — l’intervalle de Février à Juin, d’abord, mais aussi les décennies suivantes, qui peuvent être intégrées à ce que nous appelons l’expérience historique de 1848. Il ne s’agit évidemment pas de renverser le grand récit de la rupture — même si la foi littéraire romantique ne s’éteint pas du jour au lendemain et se voit souvent réactivée au fil de l’histoire8. Plutôt, en inscrivant l’interrogation dans le moment restreint de 1848, au fil des semaines et des mois qui composent l’événement, nous voudrions faire réentendre à la fois une littérature et une situation de la littérature que ce grand récit a rendu moins audible. En étendant l’interrogation aux années 1850 et 1860, ensuite, le dossier suit également la trace des possibilités que 1848 a ouvertes ou déployées pour la littérature : il expose, autrement dit, certaines des questions posées par les contemporains de 1848 à la littérature, tout en cherchant à en montrer la productivité et la longue durée9. Cadrage double, donc, qui s’arrime cependant à une même question : si l’on sait aujourd’hui « ce que 48 en tant qu’échec a suscité dans l’esprit et dans l’art de la jeunesse qui a succédé à la grande génération romantique10 », quelles perspectives nouvelles pouvons-nous gagner à lire « 48 » sans l’ombre portée de cet échec ?

4À cette question, les deux premiers articles de ce dossier offrent une réponse par l’étude du roman-feuilleton et des formes d’engagement qui lui sont associées aux lendemains de la révolution de Février. Judith Lyon-Caen et Rebecca Powers replacent dans le temps court des élections complémentaires de juin la polémique qui oppose Proudhon et Dumas dans leurs journaux respectifs : les deux hommes se définissent comme candidats par leurs visions contraires de « Ce que la révolution doit à la littérature » — rien, pour le premier, tout, pour le second, dont la trajectoire révèle cependant la difficulté de transformer la représentation romanesque du peuple en représentation politique. Le rôle des littérateurs continue de préoccuper les pouvoirs tout au long de la Deuxième République, comme le montre Sébastien Hallade en interrogeant les tenants et aboutissants du timbre Riancey, imposé en juillet 1850 pour encadrer une production littéraire jugée dangereuse pour l’ordre et pour la morale. Son étude historienne des romans-feuilletons parus dans les journaux politiques des départements de Seine et de Seine-et-Oise de février 1848 à février 1852 lui permet de conclure que la politisation de la « littérature industrielle » n’est pas le seul fait des républicains ou des révolutionnaires pendant ces années, mais aussi que le timbre, s’il parvient à diminuer le nombre de romans-feuilletons, échoue à dépolitiser le genre et semble même renforcer aux yeux des contemporains les pouvoirs de la littérature.

5Bien que la fiction romanesque occupe une grande partie des débats contemporains, la révolution entraîne néanmoins les écrivains à se saisir d’autres formes et d’autres supports, qui sont autant de manières d’intervenir par la littérature dans le présent. On a souvent noté que nombre d’entre eux délaissent le livre — « une de ces industries de luxe11 », selon Sainte-Beuve, qui sont alors entrées en crise — pour favoriser les temporalités plus resserrées de l’écriture dans la presse. Véronique Samson revient ainsi sur la création du Salut public par Baudelaire et Champfleury dans l’ébullition des journées de Février. Les deux numéros de ce journal éphémère voient les écrivains tenter de faire coïncider l’écriture avec l’actualité, tentative qui s’use rapidement au contact de la réalité républicaine. Mais le passé exerce aussi au même moment une force d’attraction chez les écrivains, comme le note Corinne Saminadayar-Perrin, qui se penche sur deux entreprises mémorialistes (Sand, Dumas) et une entreprise historiographique (Michelet) faisant du présent l’extension et l’accomplissement de 1789. Chez Sand et chez Dumas, les mémoires soutiennent et légitiment l’activité politique, en réaffirmant les origines populaires de leur auteur(e) ; l’Histoire de la Révolution française, quant à elle, répond à l’actualité par une série de parallèles discrets dont le lecteur peut tirer les leçons. Ces deux contributions permettent d’entrevoir l’amplitude des temporalités de l’écrit en 1848, alors que les écrivains cherchent à situer leur présent, et leur propre tâche, dans l’histoire en train de se faire.

6Les projets de Sand et de Dumas, par leur prétention à écrire l’histoire de tous par l’histoire d’un seul, soulèvent une autre question centrale à la littérature quarante-huitarde : sa valeur universelle, le lien solidaire qu’elle peut tisser entre les individus, les devenirs collectifs auxquels elle peut donner forme. Qui parle, donc, et pour qui ? Dans sa contribution, Dominique Dupart montre que Février a aussi été l’occasion d’une appropriation des moyens littéraires et d’une revendication du droit à la parole par de nouveaux sujets. Elle retrace l’existence d’une éloquence proprement ouvrière (harangues, discours, etc.), ne pouvant être assimilée au lyrisme républicain de Lamartine, malgré les nombreux « filtres de réception » de la presse et du roman bourgeois qui ont œuvré à réduire la spécificité de ces prises de parole. Son article explore ainsi les ambiguïtés de ces tentatives d’émancipation du discours, aussitôt cooptées et détournées par ceux qui en détiennent les codes. La contribution de Dinah Ribard s’intéresse également à l’élargissement du littéraire, par le biais d’une enquête sur les professions de foi des candidats ouvriers aux élections du printemps 1848. Ces textes de circonstance montrent bien comment se construit alors la légitimité politique à représenter le peuple, comment celle-ci s’articule (et parfois s’oppose) à l’autorité intellectuelle. En les inscrivant plus largement dans des expériences et des pratiques ouvrières de l’écriture, Dinah Ribard met en évidence le fait que les lettres sont, pour ces candidats, une activité fondamentalement politique.

7Les trois articles suivants du dossier prolongent cette interrogation quarante-huitarde sur la démocratisation de la littérature, tout en contribuant à épaissir davantage le moment « 1848 » jusque dans les années 1850 et 1860, au-delà de ses fins présumées avec Juin ou le Deux-Décembre. Paule Petitier dégage d’abord la réflexion sur la culture populaire que mène Michelet au cours de l’élaboration de son Histoire de la Révolution française, réflexion qui s’infléchit sous la pression des événements de 1848, mais dont les échos se font encore entendre tout au long du Second Empire. Juin, tout particulièrement, aurait imposé à l’historien la nécessité de « populariser » la République, en trouvant la formule d’un livre pouvant à la fois émaner du peuple et éveiller sa conscience politique. C’est là l’enjeu identifié par Marie Davidoux au cœur de l’Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian, qui fait d’un ouvrier menuisier non seulement l’acteur, mais aussi le scripteur de la révolution. Le roman de 1865 témoigne de l’influence des mouvements d’éducation populaire issus de Février, tout en problématisant la possibilité même d’étendre l’écriture de l’histoire aux vaincus de Juin. Si les frères Goncourt taisent, quant à eux, les événements politiques de leur temps, Éléonore Reverzy montre qu’ils ne sont pas pour autant coupables du silence dont Sartre les accusait, avec Flaubert, dans le premier numéro des Temps Modernes. Au contraire, ces « historiens paradoxaux » héritent de 1848 par l’attention qu’ils portent aux existences ordinaires, évoluant dans les marges de la grande histoire : dans leurs romans, les temporalités individuelles se substituent aux temporalités historiques, qui se trouvent néanmoins évoquées de façon oblique. Ensemble, ces trois articles déplacent le centre de gravité des lectures établies de 1848, qui ont associé les transformations de la littérature à la (mauvaise) conscience bourgeoise d’après Juin et Décembre. Ce faisant, ils révèlent les traces durables en littérature de l’avènement du peuple en politique, loin des conceptions romantiques de Février. Ils permettent également de repenser ce que le travail de l’événement quarante-huitard fait ultérieurement à l’écriture : l’interruption de l’Histoire d’un homme du peuple avant Juin (proche en cela du célèbre « blanc » de L’Éducation sentimentale) dit bien les limites idéologiques du projet d’Erckmann-Chatrian, tandis que les contre-histoires des frères Goncourt et les « petits livres » de Michelet (notamment La Sorcière) apparaissent plutôt comme des tentatives neuves de représenter le peuple ou de rejoindre un public populaire.

8Mathieu Roger-Lacan clôt le dossier en engageant le dialogue avec Dolf Oehler, dont il renverse les hypothèses pour mieux souligner, encore ici, les continuités de l’histoire littéraire. Sa contribution propose de ré-appréhender et de re-contextualiser l’allégorie baudelairienne moins comme produit du refoulement collectif de Juin, contraignant le poète à une mémoire silencieuse et indirecte de l’événement, que comme un résultat de l’expérience historique de la Deuxième République, dont les figurations allégoriques seraient déjà, entre 1848 et 1851, dévaluées et contrariées. En retraçant cet héritage formel jusqu’à Mallarmé, Mathieu Roger-Lacan ouvre la réflexion sur les vies ultérieures de cette « révolution oubliée12 », sur la lisibilité et la visibilité de sa littérature au-delà du chant du cygne de Février.