« Cependant que je me désunis ». Henri Michaux et le devenir-cas
Depuis hier, je sais pourquoi je rédige ce livre : pour rester malade plus longtemps qu’il ne convient. Je peux chaque jour y introduire de nouvelles pages blanches. Si je veux, il peut devenir de plus en plus gros. Aussi longtemps que je pourrai y ajouter de nouvelles pages blanches, je resterai malade.
(Unica Zürn, L’Homme-Jasmin. Impressions d’une malade mentale, 1971)
1N. est l’initiale que choisit Michaux pour être un cas dans Les Grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites, ouvrage de 1966, le dernier consacré entièrement aux drogues après Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959), Connaissance par les gouffres (1961). Son titre évoque la manière du cas qui fait preuve par l’épreuve. Une implication physique, un coût biographique, une expérience vécue conduit un individu à devenir un exemple ou un cobaye pour la science, une victime pour la justice et pour l’histoire un témoin1. Le cas subit le destin d’une épreuve et fait preuve malgré lui, à son corps défendant. Lorsque Michaux s’engage dans l’expérimentation des psychotropes, il s’expose délibérement au danger, et il lui faut du « COURAGE » à en croire le mot écrit en lettres majuscules sur la couverture de l’un des cahiers des manuscrits de la drogue (fig. 1)2. Il en a parfaitement conscience pour avoir lu quantité de récits de cas sous psychotropes, observations ou auto-observations au centre desquelles se tient la question de l’hallucination sous toutes ses formes. Michaux ne s’engage donc pas « dans les grandes épreuves de l’esprit » sans s’exposer au péril, ne s’expose pas à la « consience de soi ravagé » sans envisager le pire3 : devenir cas4.
2Avant de voir comment Michaux travaille avec le récit de cas, il convient de rappeler le contexte de ses expérimentations : au début des années 1950, les hallucinogènes ou drogues psycho-dysleptiques sont au centre d’une recherche foisonnante dans tous les pays, qui aboutit à la découverte de multiples molécules à action dites psychotropes, c’est-à-dire des anxyolitiques, anti-dépresseurs, hypnotiques et tout un ensemble d’analgésiques. La découverte du LSD 25 en 1943 par le chimiste Albert Hofmann, aux Laboratoire Sandoz à Bâle, a intensifié un processus déjà lancé depuis la découverte de la mescaline en 1893. Cette dernière est une molécule provenant d’un cactus consommé durant les rites chamaniques du Mexique, le Peyotl ; Le LSD 25, lui, est extrait d’un champignon parasite du blé, l’ergot de Seigle, auquel nous devons les danses de Saint-Guy, maladie du sytème nerveux central qui touchait parfois la population d’un village entier après la consommation d’aliments à base de blé. Enfin, troisième dans l’ordre d’apparition des molécules hallucinogènes, la psilocybine, isolée par Hofmann en 1959 à partir d’un champignon découvert par le botaniste Roger Heim, directeur du Musée d’Histoire naturelle de Paris. Sans aller plus avant dans cette remise en contexte des expérimentations de Michaux, précisons encore que c’est Jean Delay, titulaire de la chaire des médecines mentales et de l’encéphale à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, qui a présenté en 1952 au Congrès mondial de psychiatrie le premier médicament psychotrope : la Chlorpromazine, le premier tranquilisant, neuroleptique commercialisé par Rhône-Poulenc sous le nom de Largactil. « L’ère des médicaments neuroleptiques – littéralement : qui prennent le nerf – s’ouvrait alors. […] La psychopharmacologie était née. »5 Sa découverte prolonge les travaux d’Henri Laborit, médecin neurobiologiste qui cherchait à améliorer l’anesthésie chirurgicale et à réduire la douleur post-opératoire. L’usage des substances analgésiques et hypnotiques est alors élargi à la psychiatrie, beaucoup de médecins cherchant des solutions alternatives à la punition physique et à la lobotomie dans les asiles.
Fig. 1. Cahier « COURAGE » des manuscrits de la drogue. © Archives Michaux
Situations-gouffres : la métamorphose en cas
3Henri Michaux commence à expérimenter les psychotropes le 3 janvier 19556 et poursuivra jusqu’en 1960, en suivant l’ordre de leur apparition dans les laboratoires pharmaceutiques : la mescaline, le LSD 25 et la psilocybine. Pour ces premières expérimentations avec la mescaline, il est chez lui avec son ami et éditeur, Jean Paulhan, et en compagnie également de la poétesse suisse, auteure chez Gallimard, Edith Boissonnas. Seul Michaux poursuivra les expérimentations, ce que Paulhan regarde d’un œil mi-sceptique, mi-inquiet. Le 15 juillet 1959, Michaux lui décrit la manière dont il travaille à la rédaction de Connaissance par les gouffres, en vue de la prépublication dans La Nouvelle NRF de la dernière partie de l’ouvrage, « Situations-gouffres » :
Cher Jean,
Non, le texte n’est toujours pas prêt. Que j’y travaille ou seulement y réfléchisse le travail est également lent.
Passer du “je” et du récit, au “cela” et aux autres (les aliénés) est une profonde métamorphose. Le têtard se défend avec des armes secrètes et n’a pas encore tout à fait succombé, quoique la grenouille lui vienne déjà de toutes parts.
Mais ce qui est proprement la “trouvaille” n’a plus guère de variations à subir.
Si je connaissais mieux la biologie des idées, je saurais dire le temps nécessaire pour le développement de celle-ci. Deux mois apparemment, peut-être trois encore.
J’espère qu’il en faudra moins à ton cœur pour revenir guéri. Bonnes vacances,
Henri
Mais tu ne regretteras pas ta patience. C’est toute la psychiatrie redigérée que tu recevras7.
4Michaux rend compte de deux aspects de son travail : d’une part, son ingestion de « toute la psychiatrie », littérature médicale sur l’aliénation, où abondent depuis la fin du XIXe siècle les récits d’hommes et de femmes désignés par une initiale anonyme ; et, d’autre part, sa propre « métamorphose » en cas suite à l’ingestion des psychotropes. Il se met en « situations-gouffres », en état d’aliénation provisoire par l’intoxication afin d’approcher la situation d’aliénation permanente. La métaphore biologique du tétard et de la grenouille situe le travail d’écriture dans un cycle de croissance, un devenir-autre dans le même, le passage d’une forme à une autre, un développement vers l’état définitif de l’être qui coïncide avec un élargissement de soi à l’altérité aliénée. Le particulier du propre devient le particulier du cas qui éprouve les lois générales de la médecine. Témoigner de la folie, devenir aliéné auto-observant l’aliénation grâce à l’artifice des drogues, c’est donc se métamorphoser en cas par un travail d’écriture qui sort du récit pour aller au commentaire de l’expérience. La performance poétique et cognitive (« connaissance par les gouffres ») associe les deux états propres à l’écriture du cas : être à la fois l’observé et l’observant, l’inscient et le savant.
5Les 225 feuillets environ (couvertures de carnets comprises) qui représentent une partie seulement de ce que Raymond Bellour a nommé « les manuscrits de la drogue »8, confirment ce constat et la déclaration faite à Paulhan puisque l’on y trouve à la fois des notes de lectures et des notes d’auto-observations. Il faut souligner que les deux modus laborandi dont fait état Michaux à Paulhan à propos de Connaissance par les gouffres semblent parfois indissociables, une même page portant les traces d’une lecture (l’esprit clair) et les traces d’une prise de drogue (l’esprit trouble) – la difficulté pour déchiffrer l’écriture de Michaux reste sensiblement la même, qui exige bonne volonté et patience. On trouve parfois une phrase qui se donne immédiatement avec la force d’une illumination, modalité de la connaissance par les gouffres : « Cependant que je me désunis ». Sous cette phrase, Michaux ajoute en plus petit : « Comme si j'étais en même temps dans un autre lieu » (fig. 2). Jetée sur le papier, seule rescapée de l’instant vécu, elle dit mieux, car elle dit par l’expérience ce que les discours psychiatriques théorisent : l’intoxication psychotrope place le sujet en un état voisin de la schizophrénie. Par la suite, Michaux intégre ce fragment dans la syntaxe complète d’une phrase de L’Infini turbulent, au début de la seconde expérience avec le LSD : « A la recherche de ce qui me manque, mon attention rode en moi, cependant que je me désunis. Ma chambre n’est plus proportionnée à mon être, n’a plus d’amitié pour moi. Perdue ma résidence en elle, perdue ma résidence en moi. Délogé. Bilogé. »9
6Cette phrase donne donc lieu à un texte qui, comme l’ouvrage entier, pourra tout aussi bien être publié dans une revue littéraire que dans une revue médicale. Car si le sujet existe par dédoublements infinis, le texte est lui aussi d’une double nature : poème et document – ou document poétique. Il s’agit là d’une caractéristique de toutes les œuvres des drogues de Michaux, est ce qui le désigne aussi comme écrivain et cas, lui-même se présentant aux scientifiques comme « un simple cobaye, il est vrai doué du pouvoir d’écrire »10. Michaux publie d’ailleurs le premier chapitre de Connaissance par les gouffres dans La Revue de mycologie en janvier 1960, accédant à la demande du botaniste Roger Heim qui lui a permis de faire sa première expérimentation avec la psilocybine. C’est cette dernière que relate l’article (modifié par rapport à une première publication en décembre 1959 dans Lettres nouvelles, la revue de Maurice Nadeau), qui s’est déroulée le 11 avril 1959 à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale, département de l’hôpital Sainte-Anne dirigé par Jean Delay et son équipe. On a longtemps considéré que Michaux avait fait ses expérimentations sous contrôle médical ; il faut tempérer cette affirmation : si l’écrivain se situe bien dans une époque où la psychopharmacologie se développe grâce à de nouvelles substances relativement accessibles aux profanes, moyennant des relations amicales avec des médecins (par exemple Roger Heim ou Julian de Ajuriaguerra pour Michaux, qui dirigera à Genève la clinique psychiatrique Bel-Air (depuis Belle-Idée), après avoir été à Sainte-Anne), force est de constater que ce n’est qu’en 1959 que Michaux entre dans « le cercle expérimental »11. Cette intronisation, qu’il doit d’abord à Heim, le conduit à rencontrer toute l’équipe de Jean Delay, avec lequel il collaborera en 1963 pour son film produit par les Laboratoires Sandoz, Images du monde visionnaire, principalement Pierre Pichot, Thérèse Lempérière et Anne-Marie Quétin. Cette dernière prépare en 1959 une thèse sur La psilocybine en psychiatrie clinique et expérimentale qui se nourrit justement des expérimentations faites avec la psilocybine, grâce à une collaboration de Sainte-Anne avec le Muséum de Paris, en la personne de Heim, et les Laboratoires Sandoz, en la personne d’Albert Hofmann, un contrat d’exclusivité liant les parties pour les recherches en clinique thérapeutique et expérimentale. Les Laboratoires ne souhaitent pas voir la psilocybine leur échapper comme déjà le LSD 25, dont ils arrêteront la fabrication médicamenteuse, le Delysid, en 1966.
Fig. 2. Henri Michaux, notes sous mescaline, © Archives Michaux
7Dans la thèse de Quétin, le cas Michaux est l’auto-observation n° 19, 28 ayant été faites sur des sujets normaux. Quétin ne cite pas le protocole d’observation fait par les médecins12 lors de la séance, mais le texte de Michaux lui-même publié dans la revue de Heim. C’est le seul des 28 sujets normaux à présenter des hallucinations auditives, liées à « un cas typique de dépersonnalisation », comme le murmure un médecin à l’oreille d’un autre, ce qui n’échappe pas à Michaux. Tout au long de l’auto-observation, ce dernier (mais il n’est pas le seul) ne cesse d’exprimer la gêne que représente pour lui le fait d’être sous le regard d’autrui : l’observation empêche l’auto-observation (l’émanglon « déteste être observé »13).
Situations-insubordinations : les hallucinations auditives de G.
8Dans les manuscrits de la drogue, ensemble psychédélique et savant, hallucinatoire et érudit, on trouve une « Bibliographie », accompagnée de résumés d’ouvrages en français, en anglais et en espagnol attestant du sérieux de l’entreprise. Il s’agit exclusivement de textes de psychiatres sur les drogues (et non de textes d’écrivains). Si on laisse de côté pour l’instant la place de choix qu’occupent les contemporains, Delay et, surtout, Ajuriaguerra, auteur d’un ouvrage sur les hallucinations corporelles ou cénesthésiques, c’est indubitablement Jacques-Joseph Moreau de Tours qui retient l’attention de Michaux. Sans doute car ce dernier est une référence en matière d’auto-observation sous drogue, un pionnier de la recherche pharmacologique avec les hallucinogènes, le haschich exclusivement. Aliéniste à Bicêtre puis à la Salpêtrière, Moreau de Tours publie en 1845, Du Haschich et de l’aliénation mentale, un an après la mise en place du fameux Club des haschischins14, où Charles Baudelaire et Théophile Gautier, entre autres, consommeront une confiture de haschich, le Dawanesk. C’est d’ailleurs aussi sous cette forme que Michaux ingère principalement cette drogue à laquelle est consacrée Les grandes épreuves de l’esprit, l’écrivain délaissant à partir de 1960 les drogues plus puissantes comme la mescaline (prise trois fois en 1955, puis une vingtaine de fois15, mais il est difficile de faire le compte précis, faute d’archives), le LSD (expérimenté deux fois seulement) et la psilocybine (expérimentée deux fois aussi). Les archives, qui portent la trace d’une dizaine d’expérimentations avec le haschich, drogue fournie par le peintre Bernard Saby16, montrent que Michaux prend pour guide l’ouvrage de Moreau de Tours, alors même que ce dernier n’apparaît qu’une fois dans les ouvrages de la drogue, grâce à une note de L’infini turbulent17.
9Michaux a pourtant fait bien davantage que d’effleurer l’ouvrage de l’aliéniste. On trouve en effet dans les archives la retranscription d’un récit de cas d’hallucinations tiré de Du Haschich. Moreau de Tours, élève de Jean Etienne Esquirol, qui compte parmi les premiers à avoir travaillé sur l’hallucination, aborde cette question dans une comparaison entre état de conscience modifié par les drogues et folie. Le cas qui retient Michaux chez Moreau de Tours est un cas d’hallucination auditive narrant la chute de G. dans la folie suite à une agression de rue :
En 1820, G… revenait de Montsouris : il était, dit-il, bien portant, n’avait pas bu. Il voit huit ou dix hommes qui le suivaient ; il les entend chanter, et se range pour les laisser passer. Il tombe, et se retrouve dans un corps-de-garde, avec une plaie profonde au-dessus du sourcil gauche, et dont on voit encore la cicatrice. On le transporte chez lui. Quelques jours après, on lui dit qu’il a été indubitablement frappé par les hommes qu’il a vus le suivre dans la plaine de Montsouris. Il le croit d’autant mieux qu’un de ses amis et sa femme ont été dernièrement attaqués et blessés, mais dans un autre lieu. Actuellement encore, G… est persuadé qu’il a été suivi et frappé par des individus faisant partie d’une bande de voleurs, dont nombre d’actions semblables sont restées impunies. À la suite de sa chute et de sa blessure, il a conservé longtemps une douleur dans le côté droit de la tête. Il ajoute que depuis deux ou trois ans il lui arrivait souvent de « voir les bords des ruisseaux » près desquels il passait « verts ou rouges, » [sic] et que cela coïncidait avec « de violents étourdissements. » [sic]
Au mois d’août 1827, en rentrant chez lui, un soir, il commence « brusquement, et pour la première fois, à entendre du bruit, des voix » qui le menacent de malheur, et l’effraient au point qu’il appelle un voisin, l’engage à faire avec lui une perquisition dans les greniers, pour y chercher les individus qu’il croit avoir entendus. La perquisition est infructueuse. G… engage son compagnon à coucher avec lui. Pendant la nuit, il « entend encore les mêmes voix ; » mais son compagnon n’entend rien. Les jours, les nuits suivantes, G… fut en proie aux mêmes perceptions. Cela dure ainsi pendant quatre mois. Au bout de ce temps, non seulement il entendit des voix, mais il vit, soit en tout, soit en partie, les individus qui lui parlaient…, etc.
On doit encore, selon nous, rapporter à un état congestif du cerveau le délire avec hallucinations qu’éprouvent parfois les Arabes dans l’exercice de la prière18.
10Moreau de Tours achève le récit du cas par un commentaire qui fait référence au soufisme, les prières entraînant l’individu dans une sorte de transe, animée par des chants et des mouvements du corps d’avant en arrière. Le médecin a en effet découvert le haschich en Orient durant un voyage où il amorce une recherche sur les effets thérapeutiques du produit sur les aliénés19. Michaux est lui aussi largement orienté vers des cultures et des spiritualités qui cherchent des formes et des formules de guérison par une maîtrise du rythme et du souffle – on trouve d’ailleurs le mot SOUFI écrit en larges lettres sur une page des manuscrits de la drogue. Certes, là où Moreau est orientaliste, Michaux est ethnographe, continuellement attentif à la composante rituelle et magique liée aux produits hallucinogènes. Or le soufisme et ses transes favorisent le détachement du « Soi » et l’extase, autre manière de se désunir pour explorer la subjectivité selon des modalités qui ne sont ni strictement lyriques ni exclusivement objectives.
11Avec le cas G. de Moreau de Tours, Michaux ouvre un domaine de recherches poétiques qui l’accompagnera jusqu’en 1980 avec le livre sur le Poltergeist, Une voie pour l’insubordination : l’hallucination auditive. Michaux commence à l’explorer dans les « situations-gouffres » de Connaissance par les gouffres, où une large partie est consacrée à cette question : « Difficultés et problèmes que rencontre l’aliéné » avec la troisième sous-partie intitulée : « Auditions intérieures, hallucinations auditives, le problème des voix ». Ce problème n’est pas seulement poétique, il est politique, comme toute prise de parole : c’est de soulèvements intérieurs et d’oppositions dont il est question. La folie (expérimentale ou permanente) est une emprise, une perte de contrôle de soi, une multiplicité s’emparant de l’espace du dedans : « Tel est l’aliéné. Ses morceaux, son peuple, ses minorités l’invectivent, le bafouent. »20 Tel est aussi Michaux, depuis Qui je fus au moins, un pays où des peuplades étranges établissent continuellement des lois nouvelles, se livrent à des assauts constants, à des rébellions de rythmes et de formes. Sous drogue, c’est la mescaline qui devient la maîtresse du jeu, qui impose son « style »21, dont Michaux va établir les principales figures, comme pour le LSD 25 et la psilocybine. Car la misère de la drogue est là : elle a une imagination limitée, elle se laisse catégorisée, étiquettée, elle a un style bien à elle qui permet de la définir et dresser sa taxinomie. Les expérimentations des drogues auront néanmoins été essentielles pour prolonger son inlassable investigation d’une subjectivé qui refuse l’assujetissement. Pour le dire autrement : l’anarchisme profond de Michaux lutte constamment contre l’identité. Il refuse le style comme valeur bourgeoise d’une littérature sans imagination, c’est-à-dire incapable de filer continuellement de ressemblances en analogie vers une altérité à coordonnées infiniment variables, lutte constamment contre l’identité. Là est ce qui noue poétique et politique chez Michaux dans le choix de s’adonner aux psychotropes – et non le désir d’une collectivité mystique qui animera le mouvement psychédélique aux Etats-Unis. Le désordre psychique, le trouble est tout autre chez Michaux : c’est le refus d’être assujetti à une identité.
Situations-paradoxes : N. et A. ou la force de donner une forme
12L’hallucination auditive est un phénomène propre à N., cas qui occupe le chapitre IV des Grandes épreuves de l’esprit : « Les présences qui ne devraient pas être là ». Par cette initiale, Michaux se désigne lui-même comme cas et on la trouve tracée au crayon de couleur rouge sur plusieurs pages des manuscrits22. Lisons Raymond Bellour à propos du « seul des écrits de la drogue qui voit Michaux se projeter […] dans une sorte de personnage, “N.” – la lettre qui vient après “M”, tout près mais déjà loin »23. Il est certes difficile d’expliquer le choix de cette lettre N. pour son propre cas. On peut multiplier les hypothèses et faire aussi du N. la lettre du refus de soi et de la négation du nom, ce « Michaux » qu’il aura cherché à changer, et finalement gardé faute de trouver un pseudonyme suffisamment puissant pour en contrer la malédiction. Autant garder sa banalité pour se rendre anonyme. On peut aussi l’envisager comme l’une des lettres d’un abécédaire de cas dont le seul sujet non identifié est Michaux. Toujours est-il que devenir N., parler de soi à la troisième personne, c’est trouver dans l’expérimentation des drogues comme dans la lecture de récits de cas et d’auto-observations, outre des points de comparaison avec ses propres hallucinations, une puissance de métamorphose : métamorphose de soi en sujets insubordonnés, métamorphose par désunion, par état de conscience modifié, ou encore par la voie des N., c’est-à-dire les nerfs, principaux acteurs de l’expérimentation psychotropes et de la transmission des rythmes.
13Car l’état de trouble, s’il est une psychose artificielle impliquant la schize du sujet et sa perte d’une identité jamais retrouvée intacte (le retour à la normal n’existant pas davantage chez Michaux que chez Georges Canguilhem) est aussi ce qui permet de retenir quelque chose de l’expérimentation. Moreau de Tours, depuis son siècle, estime déjà que, durant les expérimentations, une partie « saine » observe une partie « malade » lors de la « désagrégation » de la conscience24. À ce système binaire des médecins, qui perdure depuis les premières auto-observations de Moreau de Tours, Michaux substitue un modèle de désagrégation ternaire et ouvert sur l’infini des dédoublements non-systématiques de chaque instance.
14Dans le plus important des deux textes que Jean Starobinski lui consacra (le critique caressant l’idée de faire un livre sur Michaux), on peut lire à propos des Grandes épreuves de l’esprit :
Dans un admirable texte où Michaux décrit « le dépouillement par l’espace », l’on trouve ces lignes : « Le voyageur était émerveillé. Le participant était brassé. Cependant l’observateur incorruptible assistait. Telles étaient les trois faces de celui qui pourtant ne se sentait plus personne. » L’observateur incorruptible est partout présent chez Henri Michaux. Tous les feux d’artifice, tous les désastres, toutes les dérives internes, il les vit avec le souci de les percevoir, d’en prendre consignation. Il sauvegarde à tout prix une faculté vigile qui, dans le pire dérèglement de la perception, parvient encore à enregistrer l'expérience traversée, pour en donner, après coup, dans une réminiscence aiguë, la description complète. L’écriture, la peinture deviennent ainsi chez Michaux des expériences secondes, mais sans lesquelles l’expérience première serait demeurée improductive : expériences où l'ivresse est revécue lucidement (et qui attestent qu'au sein même de l’ivresse une lucidité veillait) ; expériences qui récupèrent une aventure antécédente demeurée jusque-là inexprimée ; relation narrative développée à distance d’une épreuve révolue, mais où s’engage une nouvelle épreuve, une nouvelle aventure : celle de la narration écrite ou peinte25.
15Le voyageur émerveillé, le participant brassé, l’observateur incorruptible, telles sont les trois entités qui se partagent la subjectivité de Michaux lors de « la désagrégation » de la conscience par les drogues. Le terme de « désagrégation », présent chez Moreau de Tours, est récurrent dans les ouvrages de psychiatrie, notamment d’Ajuriaguerra. Et c’est aussi avec ce terme que l’écrivain qualifie ses dessins sous mescaline dans les catalogues d’exposition à partir de 1965, une série plus tardive devenant « Dessins de réagrégation »26. Michaux situe ainsi son oeuvre plastique dans le champ d’une force tantôt centripète, tantôt centrifuge, une force d’insubordination propre aussi à la folie et que la psychiatrie tend à anéantir avec les neuroleptiques.
16On touche ici à la situation-paradoxe des ouvrages sur la drogue de Michaux qui sont à la fois des témoignages sur un état de folie expérimentale et des essais maîtrisant les discours scientifiques. Michaux n’est alors ni seulement fou ni complètement médecin, il est le poète, la voix de l’insubordination, la force de refus et de combat qui a gardé raison grâce aux formes et aux rythmes. Seule cette force-là accède à la transe, l’extase, l’exorcisme, et permet d’échapper à la coquille de l’être. C’est elle qui façonne les artefacts de la folie, résultat d’une canalisation par les formes, d’une mise en rythme à laquelle il tente aussi de soumettre ses propres dérives psychotropes. De là l’intérêt de Michaux pour les dessins d’aliénés, qu’il décrira dans Vents et poussières et, surtout, dans Chemins perdus, chemins trouvés, transgressions, titre qui dit bien la voie de passages qui est la sienne entre folie et raison, science et magie.
Fig. 3. Henri Michaux, page des manuscrits de la drogue
17Ce titre apparaît d’ailleurs dans les manuscrits de la drogue, entre notes sous psychotropes et notes de lectures savantes (fig. 3) sur la couverture d’un papier à dessin orné d’une figure féminine japonaise. C’est une Geisha qui promet des signes d’oiseaux et des danses d’encres, une ombre en mouvement sous une ombrelle. Elle se promène kanzashi au vent, de « routes perdues » en « routes récupérées », tracées par Michaux pour elle.
18Ce sera donc par les voies de la transgression qu’il passera, à la fois fou, médecin et poète, ou rien de tout cela, sinon cas particulier.
19Dans les Grandes épreuves de l’esprit, Michaux rend visite à un aliéné, le cas E., schizophrène victime d’hallucinations auditives. Edouard, qui a tué femme et enfants, entend des voix qu’il nomme les « youzoufs ». C’est un beau cas pour son psychiatre, la Dr. Marie-Thérèse Wilhelm Brogly, avec laquelle Michaux a noué amitié27. A l’asile de Rouffach, il fabrique des objets au design singulier, notamment une table, baptisée par Michaux « La table d’E. » Ni psychiatre, ni fou, Michaux se positionne face à l’objet en observateur impliqué, sans jamais convoquer la catégorie de l’Art Brut28. Il l’appréhende poétiquement, elle le met en état de trouble, en situation de se demander ce qu’est une table :
Dès qu’on l’avait remarquée, elle continuait d’occuper l’esprit. Elle continuait même je ne sais quoi, sa propre affaire sans doute… Ce qui frappait, c’est que, n’étant pas simple, elle n’était pas non plus vraiment complexe, complexe d’emblée ou d’intention ou d’un plan compliqué. Plutôt désimplifiée à mesure qu’elle était travaillée… Telle qu’elle était c’était une table à rajouts, comme furent faits certains dessins de schizophrènes dits bourrés, et si elle était terminée, c’est dans la mesure où il n’y avait plus moyen d’y rien ajouter, table qui était devenue de plus en plus entassement, de moins en moins table… Elle n’était appropriée à aucun usage, à rien de ce qu’on attend d’une table29.
20Jérôme Roger, qui publie une photographie de la table en 1999 (fig. 4), remarque la manière dont Michaux qualifie le travail : « En évoquant ensuite chacun des gestes de E., qui, par leur précision maniérée, évoquent plutôt la manière d’un grand orfèvre que ceux d’un dément, il se livre en effet à l’un de ces commentaires en aparté dont on se demande toujours s’il ne sont pas à la fois l’expression d’une empathie profonde et un essai d’autoportrait impersonnel. »30 En même temps, Michaux fait référence aux analyses de Gaston Ferdière sur « le style bourré » des dessins de schizophrènes. Les études de Ferdière ont été présentées en 1947 sous forme de communications devant la Société médico-psychologique, présidée par Eugène Minkowski31, autre auteur de la bibliographie de Michaux. Ferdière saisit les dessins comme des documents, dans la tradition de Hans Prinzhorn, auteur de Expressions de la folie32, ouvrage que possédaient Michaux et Dubuffet, et reconnaît notamment un maniérisme baroque comme invariant stylistique de la schizophrénie. Il relève aussi et insiste sur les propos de Prinzhorn : « La force de donner une forme peut tirer un facteur productif du processus destructif de la maladie schizophrénique. »33
21La force de donner une forme est la force du désir. C’est la force transgressive. Dans leur ouvrage ouvertement polémique à l’endroit de la psychiatrie, Capitalisme et Schizophrénie, Gilles Deleuze et Félix Guattari voient dans la table d’E. décrite par Michaux, une « machine-désirante ». C’est « une table schizophrénique en fonction d’un procès de production qui est celui du désir »34. Déterminer le style d’E., comme Michaux détermine le style de la mescaline ou du LSD, n’est pas suffisant. Il faut élargir la notion de style à celle de rythmes et de formes, un « style d’être »35, disait Maurice Merleau-Ponty dans ses Causeries radiophoniques » de 1949. La voie des rythmes ouvre la voie des nerfs : plus qu’une sismographie, c’est la force de donner une forme, le désir d’une nouvelle formule d’être. C’est à cette force qu’en appelle Michaux lorsque rendant visite en 1957 à Unica Zürn, cas de schizophrénie soigné par Ferdière à l’hôpital Sainte-Anne, il lui amène du papier et de l’encre. Celle qui le nomme l’homme-jasmin trouvera une forme, un rythme, un nouvel équilibre, un style impensé grâce à un livre ponctué d’anagrammes. A chacun sa forme, à chacun son tempo, en variation constante, en vibrations toujours nouvelles. Pour Michaux, en 1971, la formule magique emprunte le style d’un aphorisme noté en dédicace à Ajuriaguerra dans son exemplaire de Poteaux d’angles : « Avec de bons proverbes / Un fou résisterait à la folie »36.
Fig. 4. La table d’E. © Jérôme Roger