Quel peuple écrit l’histoire ? 1848 dans l’Histoire d’un homme du peuple d’Erckmann-Chatrian
1« Je n’ai jamais senti de mouvement pareil en moi-même. C’était la première fois qu’au lieu de travailler, de raboter et de soigner pour mon propre compte, j’allais aussi faire quelque chose pour le pays. J’étais dans la masse, c’est vrai, je ne devais pas compter pour beaucoup, mais au moins je n’étais pas un zéro1 » déclare Jean-Pierre Clavel, narrateur-personnage de l’Histoire d’un homme du peuple, le 21 février 1848. Ouvrier menuisier, véritable « homme du peuple » ayant grandi parmi les ouvriers et les artisans de la côte de Saverne en Alsace, il arrive à Paris en 1847 en pleine agitation, à la veille des journées de Février. Au seuil du récit de la révolution, le personnage met en lumière la singularité de son statut, qui ne le destine pas à s’ériger en héros et encore moins en historien. Acteur de la révolution, le narrateur-personnage en devient également scripteur, s’adonnant à une tâche qui ne lui était a priori pas dévolue : l’écriture de l’histoire. Chers aux auteurs, les mouvements d’éducation populaire2 à l’œuvre dans le siècle, plus prégnants encore avec la révolution de 1848 et l’arrivée du suffrage universel masculin, semblent influer sur la représentation et la mise en fiction de l’histoire. Pour autant, prétendre laisser la plume à un « homme du peuple » pour écrire 1848, une révolution qui met en mouvement la signification sociale et politique du peuple, invite à la prudence. Dans quelle mesure l’Histoire d’un homme du peuple, prenant pour objet romanesque la révolution de 1848, se constitue-t-elle comme un espace privilégié pour penser la redéfinition du peuple ? En quoi l’instabilité de cette définition influence-t-elle la prise en charge de l’écriture de l’histoire par Jean-Pierre Clavel et détermine-t-elle sa difficulté à s’ériger en historien ? À l’heure où le peuple s’empare de l’écriture de l’histoire, le roman interroge la possibilité même, pour les vaincus, d’écrire l’Histoire.
L’homme du peuple au seuil de l’Histoire
2Dans l’Histoire d’un homme du peuple, la révolution de 1848 apparaît comme le point culminant et attendu du récit, l’objet romanesque se trouvant ainsi suspendu et ajourné jusqu’au dernier tiers du roman dans lequel il faut « enfin3 » arriver à la révolution, comme l’écrit le narrateur. L’advenue toujours prochaine de l’événement révolutionnaire semble opérer un resserrement et une accélération temporelle en même temps qu’un décentrement et un recentrement géographique de l’intrigue. Cœur attractif du récit, la révolution substitue le cadre spatio-temporel révolutionnaire à celui, initial, de la fiction, inscrivant au cœur du roman le changement de rythme imposé par l’événement.
3Du point de vue de la chronologie, la première date inscrite est celle qui ancre l’intrigue en juin 1837. Si des marqueurs temporels signalent ensuite une progression chronologique, ils restent imprécis : ce sont les « six ans » passés par Jean-Pierre chez M. Nivoi en apprentissage ou plus loin les « deux ans » en tant qu’ouvrier payé à la journée entière. Aussi l’inscription d’une deuxième date — 1847 — est-elle particulièrement remarquable4, mise en relief par l’indétermination chronologique antérieure et éventuellement par la connaissance, chez les lecteurs et lectrices contemporain·e·s, du contexte historique réel. Le narrateur joue, du reste, de l’entrecroisement des fils narratifs de la grande Histoire, celle d’une société qui s’apprête à vivre une révolution5, et de la petite histoire, celle d’un personnage qui s’apprête à vivre un bouleversement sentimental :
Deux ans se passèrent de la sorte, sans rien amener de nouveau ; mais en 1847, les changements, les grands changements arrivèrent. On rencontre des années pareilles dans la vie. Tout ce qu’on avait senti n’était rien. Cela ressemble à ces graines abandonnées sous la terre ; on ne les voit pas, elles sont comme mortes ; mais tout à coup le printemps arrive, et les voilà qui s’étendent vers le ciel6.
4L’indétermination du propos et sa portée métaphorique invitent à une lecture plurielle : celle bien sûr d’un grand changement dans la vie du narrateur-personnage qui décide de partir pour Paris afin d’éviter de voir la femme qu’il aime, Annette, épouser un autre homme ; celle également d’un « printemps » révolutionnaire qui va voir aboutir les vents d’indignation de l’année 18477. La coïncidence temporelle entre le fil narratif du personnage et le fil narratif de l’Histoire témoigne d’une historicisation8 du récit qui décentre et élargit l’intrigue : le personnage de Jean-Pierre devient l’agent de la mise en fiction de l’Histoire.
5Le déplacement contigu du personnage et de l’intrigue à Paris en juin 1847 conforte cette hypothèse et semble appeler déjà le récit de la révolution de 1848. C’est peut-être à partir de cette délocalisation, ou plutôt de cet arrimage spatial au cœur géographique des événements, que s’élabore une tension narrative qui joue sur l’attente de l’événement connu a posteriori par les lecteurs et lectrices. Le temps du récit se densifie et se complexifie, il adopte en partie le rythme rapide de l’événementiel mais semble également s’étirer et ralentir la progression globale du calendrier pour embrasser la période révolutionnaire. Alors qu’elle avait parcouru quelque dix ans dans le premier quart du roman, l’intrigue s’étendra seulement sur les quelques mois de juin 1847 à février 1848 par la suite, multipliant, dans la diégèse, l’inscription de dates précises correspondant à des dates événements :
Les Chambres s’ouvrirent le 27 décembre 1847. Tout ce qui me revient sur cela, c’est que Louis-Philippe commença par faire un discours où les gens des banquets étaient traités d’aveugles et d’ennemis, et qu’ensuite, durant trois semaines, on ne fit que batailler pour savoir ce qu’il fallait lui répondre9.
6Les grands événements politiques contemporains s’entremêlent au temps du personnage, le temps de l’Histoire a pénétré le temps de la fiction. Par la suite, ce ne sont plus que les dates événements qui s’égrènent dans la diégèse : le 21 février, veille de la révolution, et ensuite jour après jour jusqu’au « 25 ou […] 26 février 184810 ». Le discours romanesque se rapproche alors du discours historien, qui n’hésite pas à accumuler les dates, et il circonscrit son objet — la révolution de 1848 — en même temps qu’il désigne son appartenance générique au sous-genre du roman historique. Progressivement, l’intrigue se plie au rythme du tocsin, élargissant la quotidienneté du personnage à l’événement de l’Histoire pour lui faire prendre une densité proprement extraordinaire :
Je me déshabillais assis sur mon lit, quand tout à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner lentement. Mes petites vitres en grelottaient, et moi, d’entendre cela au milieu de la nuit, les cheveux m’en dressaient sur la tête ; le livre du vieux Perrignon s’ouvrait en quelque sorte devant mes yeux ; je me rappelais les grandes choses que nos anciens avaient faites, et je pensais à celles que nous pourrions faire11.
7Le temps de la vie quotidienne — ici, le moment du coucher — s’ouvre sur la grande Histoire du présent (le tocsin de Notre-Dame sonne la nuit du 23 au 24 février après le massacre du boulevard des Capucines) mais aussi sur la grande Histoire du passé puisque le narrateur fait référence aux ouvrages sur la Révolution de 1789 que le vieux Perrignon lui a prêtés. De la même manière, la mise en espace du récit consomme l’entremêlement de la fiction et de l’Histoire lorsque l’espace révolutionnaire de la rue et des lieux publics se substitue à celui, routinier, de l’atelier. Si dans le roman le temps et l’espace s’alignent sur le cadre spatio-temporel révolutionnaire, de manière réciproque, le temps de l’Histoire s’offre au regard d’un temps individuel fictif à travers la corporéité romanesque du personnage. En même temps que le récit semble s’éloigner du romanesque pour s’approcher de l’écriture de l’histoire, il devient l’espace privilégié d’une tension narrative proprement romanesque.
8La révolution de 1848 fait événement dans l’itinéraire romanesque du personnage principal. Tant que le personnage est à Saverne, les rares mentions de Louis-Philippe contribuent seulement à situer l’intrigue dans une époque. C’est l’arrivée à Paris, l’embauche dans l’atelier et les nouvelles socialisations de Jean-Pierre qui densifient la matière historique et politique en l’érigeant en matière discursive. Dans la description de son nouveau quotidien parisien, les repas au caboulot dévoilent les premiers éléments référentiels notoires. Lors de son premier déjeuner dans cette gargote, Jean-Pierre décrit la partie de la salle occupée par les peintres, les graveurs et les journalistes, et évoque leurs échanges. Les différentes institutions et la figure emblématique de la monarchie de Juillet qu’est Guizot, apparaissent dès la première journée de travail du personnage. Dès lors, les noms de personnalités politiques et intellectuelles de l’époque se multiplient dans les discours : on évoque l’immobilisme de Guizot et de Louis-Philippe sur la question de la réforme12, Odilon Barrot et Lamartine apparaissent en défenseurs des droits du peuple13, Michelet et Quinet émergent comme des « gens honnêtes » qui souhaitent du changement14. Les clients du caboulot font également allusion aux événements clés de l’année 1847, à la suspension des cours de Michelet et de Quinet, à l’affermissement de la grève des charpentiers, à la popularité de la campagne des banquets ou encore à l’affaire Pritchard15. L’incursion de cet ancrage référentiel est d’autant plus remarquable qu’elle est mise en valeur par l’incompréhension et l’ignorance de Jean-Pierre :
Dans les premiers temps, quand ils parlaient de grève, de réforme, de banquets, de paix à tout prix, de Pritchard, tout pêle-mêle, je ne comprenais pas un mot. Mais un samedi soir […] je leur demandai ce que cela signifiait, car à Saverne je n’avais rien entendu de pareil ; c’étaient des choses inconnues, et même celui qui s’en serait occupé aurait passé pour un fou16.
9L’arrivée à Paris et les nouvelles fréquentations du personnage permettent de compléter le contexte historique dans lequel s’amorce l’épisode révolutionnaire de Février 1848, et l’ignorance de Jean-Pierre concernant les affaires du pays permet d’ouvrir dans le roman des espaces d’explicitation des enjeux politiques. Suggérée par Perrignon, la lecture quotidienne de La Réforme transforme le personnage, qui développe un intérêt nouveau pour les « affaires du pays17 ». L’exposé exhaustif de Perrignon sur la campagne des banquets et ses enjeux, également, rend justice à son importance dans le déclenchement de la révolution de 184818. Ainsi le narrateur-personnage acte une scission non pas individuelle mais systémique, culturelle, entre une Alsace ignorante et un Paris politisé et critique : le changement géographique entraîne effectivement aussi la découverte d’un autre habitus culturel. Jean-Pierre est lui-même l’incarnation de cette disjonction et son déplacement d’un territoire à l’autre doit dès lors nécessairement entraîner le passage de l’ignorance à la connaissance, de l’apolitisme à la conscience politique.
10L’intensification de la tension narrative se structure autour de la politisation et de l’indignation toujours plus grandes de Jean-Pierre, lui-même révélateur de l’accroissement collectif des tensions dont le caboulot est le baromètre. Le suspense est encore accentué par la sagesse empirique et prophétique du père Perrignon, qui déclare que le calme observé par Jean-Pierre est celui que l’on remarque avant « un grand coup » comme lorsque le rivage est paisible tandis que la mer enfle, métaphore marine topique des « flots » de 1789 et 183019. La tension croît de la sorte jusqu’à la veille de la révolution — le 21 février 1848 — et au dernier repas prérévolutionnaire du caboulot, déjeuner pendant lequel Jean-Pierre et les ouvriers de l’atelier s’apprêtent à se rendre au banquet interdit du 22 février20. Tout prépare ainsi le récit de la révolution de 1848, jusqu’à cette formule du narrateur — « Enfin, il faut que j’arrive à la révolution. Si je n’ai pas été partout, au moins ce que j’ai vu, j’en suis sûr ; voilà le principal21 » — qui acte l’accession de l’ouvrier à un statut d’historien-témoin.
11Par cette formule, le narrateur-personnage engage un geste narratorial multiple et protéiforme. Effectuant un pas de côté, il s’extrait de la diégèse pour en révéler la suite — l’arrivée imminente de la révolution — en même temps qu’il en désigne l’objet. Il circonscrit, de fait, l’objet romanesque à la représentation de la révolution de 1848 et infléchit a posteriori toute la diégèse qui précède comme possible cause de la révolution, créant ou proposant une nécessité historique. Le narrateur, par ces propos, élabore plus ou moins artificiellement un effet d’attente chez les lecteurs et lectrices autour du récit de l’événement révolutionnaire : le roman se dévoile comme roman sur la révolution de 1848. Erckmann et Chatrian proposent, dans une perspective pédagogique, didactique et républicaine, une veille d’événement chargée politiquement où l’évidence de la révolution est politisée et historicisée. Avant même que le narrateur expose dans le récit l’ambition historique du roman, de nombreux indices jalonnent l’intrigue, élaborant progressivement la configuration historique, structurelle et conjoncturelle, qui permet le surgissement de la révolution de 1848.
12Dans toute la première partie du roman, avant l’éclatement de la révolution, le narrateur entreprend de peindre un tableau minutieux et miséreux du peuple de province et du peuple parisien : ce père bûcheron « mort à la peine22 », la frugalité de la vie de Jean-Pierre avec la mère Balais, l’impossibilité pour lui, qui doit gagner sa vie, de continuer ses études au collège de Phalsbourg contrairement à ses camarades ou encore l’incapacité de son employeur parisien à lui payer ses journées entières. La peinture de la misère s’accompagne, chez le personnage, d’une prise de conscience toujours plus forte de l’abîme qui sépare les classes populaires et laborieuses des classes bourgeoises, abîme d’autant plus prégnant lorsqu’il arrive à Paris en 1847 :
S’il existe dans cette ville des palais, des hôtels magnifiques et des balcons dorés d’une lieue, on trouve aussi des endroits où le soleil ne luit jamais, où l’on travaille des années et des années sans espérer que cela finisse. Je ne croyais plus […] que la capitale était un paradis terrestre23.
13Si le personnage prend conscience de la disparité des conditions de vie entre les différents groupes sociaux dès ses premières promenades dans la capitale, il mesure aussi les inégalités sociales qui le séparent de son ami Emmanuel et des autres étudiants du Quartier latin, inégalités qui ne doivent rien au mérite de chacun mais à leur origine sociale. L’arrivée à Paris de Jean-Pierre est une entrée fracassante dans une société polarisée et son binôme avec l’étudiant de droit en est symptomatique.
14Le souvenir et la réactivation de 1789, auxquels contribue la campagne des banquets, sont sans doute une autre cause latente, rendue visible dans le roman, de la révolution de 1848. En cela, le caboulot agit, chez Jean-Pierre, comme un banquet à petite échelle. Espace de socialisation et de politisation, c’est là que Perrignon, par ses discours et ses livres, va transmettre et activer chez le personnage principal le passé révolutionnaire. Écoutant jour après jour Perrignon et les clients du caboulot commenter la politique et revenir sur l’histoire de France, Jean-Pierre dépasse l’étape du constat et de la prise de conscience. Le « nouveau monde24 » qu’il entrevoit témoigne du processus d’émancipation dans lequel il évolue et qui lui permet de penser et de désirer une transformation sociale vers une société autre. C’est aussi en s’inscrivant dans une généalogie révolutionnaire que le personnage peut concevoir la révolution comme un moyen d’action possible :
Cette nuit-là jusque passé minuit, je lus le livre que m’avait prêté M. Perrignon. Je ne savais pour ainsi dire rien de notre Révolution […]. [Toutes] les grandes actions, toutes les belles lois, toutes les victoires de ces temps, personne ne m’en avait parlé. Je ne savais pas seulement que mon grand-père et tous ceux dont je venais avaient appartenu à des seigneurs qui les traitaient comme des bêtes et non seulement eux, mais toute la France. […] Je ne savais pas non plus que la Révolution nous avait délivrés d’un coup, en chassant les autres25.
15Jean-Pierre découvre l’histoire de France et l’histoire de la lutte des classes et, à l’instar de nombreux autres personnages de romans sur la révolution de 1848, prend sa place dans la filiation révolutionnaire. Il devient dès lors un possible acteur en puissance de la révolution à venir, capable d’écrire l’Histoire.
Portrait de l’ouvrier en historien
16La formule qui introduit le récit de la révolution détermine également un pacte testimonial et une poétique de l’histoire : la représentation de la révolution sera partielle et partiale mais ce sera le prix de son authenticité. Le narrateur navigue dès lors entre les différents statuts de témoin, de mémorialiste et d’historien, élargissant par là même l’accès à l’écriture de l’histoire.
17Le roman et son narrateur s’inscrivent par ce geste dans une honorable généalogie. En effet, la métamorphose du roman en roman historique et du narrateur ouvrier en historien apparaît dans le texte immédiatement après la mention de l’Histoire des Girondins de Lamartine et d’un ouvrage de Louis Blanc sur l’égalité des salaires26. Quelques ouvrages d’histoire sont ainsi mentionnés à plusieurs reprises dans le roman, et ils font l’objet de lectures assidues et d’exégèses détaillées de la part du père Perrignon et de Jean-Pierre. La mention de ces ouvrages s’arrête précisément lorsque ce dernier entreprend d’écrire lui-même l’Histoire, s’inscrivant ainsi dans la lignée de figures historiennes célèbres. Il s’engage dans l’écriture de la suite de l’histoire révolutionnaire, dans l’écriture de ces chapitres encore manquants, si l’on en croit Perrignon qui déclare lorsqu’il donne à lire à Jean-Pierre une Histoire de la Révolution :
Lis-moi cela… c’est le livre du peuple français. Tu verras le commencement de la Révolution ; le commencement, car elle n’est pas finie, elle continuera jusqu’à ce que nous ayons la liberté, l’égalité et la fraternité. Beaucoup de chapitres manquent, mais, si nous ne pouvons pas les écrire, ces gaillards-là viendront après nous27.
18Lorsque Perrignon en appelle ainsi à écrire les chapitres manquants de l’histoire, l’invitation est autant littérale que métaphorique. La capture de l’histoire est double, accaparée dans sa mise en récit par quelques grands hommes et confisquée dans ses déploiements révolutionnaires réels par ces mêmes hommes. Le peuple doit s’emparer de la double écriture de l’histoire : poursuivre sa conquête de liberté, d’égalité et de fraternité par la lutte révolutionnaire, et mettre en récit cette histoire.
19L’audace et la nouveauté de l’entreprise pour un ouvrier entraînent une prolifération de remarques métalittéraires diverses par lesquelles le narrateur-personnage commente son travail d’écriture et expose la complexité de la mise en récit d’un événement :
Mais comment vous peindre la vieille rue des Mathurins-Saint-Jacques et les autres aux environs ? Ces barricades bâties comme des remparts, droites d’un côté, en pente de l’autre, avec un passage étroit contre les maisons ; la sentinelle en blouse, l’arme au bras, dessus. Et tous ces gens qui se promènent, qui causent, qui rient à l’intérieur des tranchées : les vieilles sur leur porte, les enfants en route pour tout voir, les hommes avec leurs sabres, leurs fusils, leurs piques, qui montent la garde ? Non, ce n’est pas à peindre28.
20Le narrateur exhibe la difficulté de représenter le chaos révolutionnaire qui rompt le cours ordinaire du temps et de l’espace ; il rend compte de l’illisibilité particulière de l’épisode révolutionnaire qui rebat les cartes de l’ordre social connu. Les excursus métalittéraires peuvent également exposer les réflexions éthiques de l’ouvrier en historien, tant pour ce qui touche à la genèse de l’écriture que pour ce qui concerne la question de l’authenticité des faits racontés : « Mais ces choses veulent être peintes en détail, on n’en voit pas de semblables tous les jours29. » C’est la nécessité qui préside à l’écriture de l’épisode révolutionnaire : le caractère extraordinaire et positif de l’événement exige une mise en récit qui investit l’ouvrier d’une mission testimoniale. Il faut enregistrer et capturer l’invraisemblable de l’histoire. Obéissant à la nécessité de consigner les faits, Jean-Pierre ne cesse de donner des gages de vérité et d’authenticité, il assure de manière récurrente qu’il n’a pour ambition que de « dire la vérité30 », « la simple vérité31 », « mot à mot la vérité32 ». La réitération de la formule installe l’entreprise du narrateur-personnage dans une tension entre l’intention scientifique de l’historien et la modestie du témoin, arrimé à sa subjectivité. Jean-Pierre ne prétend pas à l’exhaustivité et les carences de la représentation garantissent paradoxalement la vraisemblance d’une représentation authentique de l’événement. Si le personnage ne peut pas avoir participé à tous les épisodes de la révolution, il ne restreint pas non plus son récit de l’événement aux seuls épisodes auxquels il a pris part et propose une modalité singulière de l’écriture de l’histoire pour pallier les manques du récit : une écriture collective et à ras-de-terre.
21La représentation des journées de Février prend l’apparence d’une rhapsodie visuelle, le privilège donné à l’action collective entraînant une fragmentation de la représentation et une absence des grandes figures historiques de la révolution. Le récit retrace les journées du 21 au 26 février et se structure autour de trois types de représentation. Certains événements sont exposés à travers le point de vue du narrateur-personnage présent au cœur des combats de rue, d’autres sont relayés par les récits des différents personnages au moyen d’une médiation du narrateur ou par des discours rapportés, d’autres encore apparaissent dans des interventions omniscientes, surplombantes et parfois proleptiques du narrateur.
22Le narrateur-personnage se trouve, de fait, au cœur de certains grands moments de la révolution. C’est avec lui que nous suivons précisément la manifestation de rue du 22 février qui rassemble étudiants, ouvriers et bourgeois du Panthéon au Palais Bourbon. La journée du 23 février est l’occasion de décrire minutieusement une charge des municipaux allant du Pont Neuf à l’Hôtel de Ville. Le 24 février, on assiste avec lui à l’entrée du peuple dans le palais des Tuileries et aux délibérations autour de Garnier-Pagès à l’Hôtel de Ville. Le roman se clôt, enfin, par un discours de Lamartine sur la place de l’Hôtel de Ville pour proclamer la République et les premières mesures politiques le 25 février. La dispersion des ouvriers de l’atelier en différents endroits de l’insurrection permet de compenser les points aveugles du narrateur et de rendre compte de la globalité de l’événement. C’est le cas du massacre du boulevard des Capucines, auquel Jean-Pierre n’assiste pas mais qui est raconté par Emmanuel. L’épisode, relaté dans un discours narrativisé, se trouve doublement médiatisé puisque le narrateur relate les paroles de l’étudiant en droit, mêlant ainsi indistinctement les deux voix :
Emmanuel alors nous raconta l’affaire du boulevard des Capucines : la foule, qui se promenait vers neuf heures sans défiance, admirant l’illumination depuis la Madeleine jusqu’à la place de la Bastille ; la descente des colonnes d’ouvriers et de bourgeois par toutes les rues, le drapeau tricolore en tête ; puis l’arrivée de la grande colonne du Faubourg Saint-Antoine, avec le drapeau rouge, chantant la Marseillaise ; le bataillon du 14e de ligne, qui s’était mis en travers pour l’empêcher de passer ; l’ordre de croiser la baïonnette ; un coup de feu ; la décharge horrible des soldats dans cette foule, à bout portant […]. Ensuite la promenade des morts au National et à la Réforme,dans toutes les ruelles, avec des torches ; les cris de vengeance et le tocsin33 !
23Le discours adopte une forme énumérative et factuelle qui semble ne retenir d’un récit initial que les éléments signifiants et nécessaires à sa compréhension — le lieu, l’action, les personnages. La structure parataxique de cette longue phrase accentue l’impression d’un enchaînement tragique des faits. L’effet de dramatisation qui en découle semble provenir d’un mélange entre la manière de raconter d’Emmanuel et la réception de son récit. D’autres formes de discours narrativisé servent à relayer des rumeurs qui actualisent la progression de la révolution :
D’autres parlaient d’une femme écrasée dans une charge ; d’autres, de troupes qui venaient de Saint-Germain ; d’autres, de quarante mille obus et boulets transportés à Vincennes, où commandait Montpensier34.
24Les différentes formes de discours rapporté du roman permettent ainsi de mettre à distance les récits en les attribuant à des personnages indéterminés, autres que Jean-Pierre. Le discours narrativisé n’a, de fait, pas la même valeur d’authenticité que ce que le narrateur relate directement, mais signale une tension chez le narrateur entre son statut de témoin et d’historien, entre son rôle d’acteur, de scripteur, voire de penseur de la révolution. Écrire « la vérité », pour reprendre ses termes, nécessite de jongler entre la vérité du témoin, partielle, et la vérité de l’historien, exhaustive et distanciée.
25L’agrégat de tous ces récits est pris dans une perspective de mise en sens globale pour proposer une appréhension holiste de l’événement « révolution ». Certaines interventions omniscientes du narrateur permettent justement d’apporter ce regard a posteriori nécessaire pour légitimer l’acception de « révolution ». C’est bien une fois que la révolte, l’insurrection, le soulèvement, ont débouché sur une prise de pouvoir et une rupture institutionnelle que l’on peut parler de « révolution ». Or, précisément, en introduisant la représentation de la révolution de 1848 par une formule qui définit la suite du récit comme récit de la révolution, le narrateur nous offre d’emblée une clé de lecture qui permet de rattacher chaque événement particulier à un tout, de lire chaque épisode insurrectionnel comme constitutif de la révolution. Aucune approche herméneutique et de recomposition n’est nécessaire pour les lecteurs et lectrices puisque tout leur est donné. Quelques interventions narratoriales vont en ce sens pour circonscrire l’objet révolutionnaire et suggérer la mesure de l’événement à chaque instant. À la veille de la révolution, le narrateur déclare donc : « C’était le 21 février 1848. Louis-Philippe et sa famille ne se doutaient pas qu’ils se sauveraient trois jours après35. » Ou à l’issue des journées de Février, à la fin du roman : « On n’aurait jamais cru que la République pouvait tomber ; on l’aurait crue forte, éternelle comme la justice36. » Ces incursions assurent un effet d’encadrement et de liaison entre les événements. Elles marquent ici le début et la fin de l’événement et au-delà ses suites en prophétisant déjà la fin rapide de la Deuxième République. Effet d’encadrement qui marque solennellement, explicitement, le début et la fin de la révolution — du moins des journées de Février —, et qui marque la fin, textuellement, de la représentation de la révolution dans le roman.
26Il faut noter enfin que si l’Histoire d’un homme du peuple est un roman sur la révolution de 1848, il se limite toutefois à la représentation des journées de Février, le narrateur choisissant délibérément de ne pas représenter celles de Juin. Le bornage chronologique choisi et explicité dans les dernières lignes du roman par le narrateur constitue un explicit assez brusque. L’histoire s’interrompt sur une apothéose en demi-teinte : les républicains sont victorieux, la République est proclamée par Lamartine qui entérine l’événement global comme révolution en enregistrant une rupture institutionnelle. Triomphe immédiatement tempéré par l’annonce proleptique de la chute de la République et la caractérisation négative des journées de Juin à venir. La révolution à laquelle le narrateur tardait à « arriver » se révèle donc, in fine, partielle pour les lecteurs et lectrices. Le roman, qui prenait toutes les apparences d’un roman sur la révolution de 1848, s’avère être un roman sur les journées de Février et l’esprit de 1848 qu’elles entraînent, ce temps de « l’illusion lyrique », de « l’idéal de fusion des classes […] et de fraternité37 ».
Peuple indistinct, indicible Juin
27L’itinéraire de Jean-Pierre dans le roman interroge : comment un ouvrier de Saverne, éloigné des questions politiques, en vient-il à participer activement à la révolution parisienne des journées de Février 1848 ? Le roman pense les mécanismes d’émancipation individuelle au sein du milieu ouvrier parisien et propose une possible scénographie des dynamiques d’éducation populaire qui se développent tout au long du xixe siècle : ses acteurs, ses lieux, les moyens de socialisation, de politisation et d’action.
28Les personnages en démarche d’éducation populaire sont nombreux dans le roman mais il en est toutefois qui occupent un rôle très central dans la création et l’animation du processus d’émancipation de chacun. Le personnage du père Perrignon apparaît ainsi comme une figure exemplaire d’acteur et de passeur d’éducation populaire. Ancien détenu incarcéré pour ses idées politiques, il fait preuve d’un esprit critique déjà aiguisé et travaille à sa propre émancipation autant qu’à celle des autres en sollicitant ses camarades ouvriers sur différents sujets politiques et historiques : il évoque ainsi le passé révolutionnaire de la France, la nécessité de l’alliance entre le peuple et la bourgeoisie pour continuer la révolution ; il explicite le problème de la reproduction sociale et les conflits d’intérêts entre les classes ou encore la géographie politique de Paris. Il incarne un type de personnage spécifique que l’on peut retrouver dans d’autres romans sur la révolution de 184838. Perrignon ne se contente pas de transmettre un savoir acquis en autodidacte : sa démarche tend à donner à chacun les clés pour comprendre et penser par soi-même. Il prête des livres, encourage à la lecture des journaux, prend position sur différents sujets et débat avec les autres ouvriers. Les échanges entre les personnages sont rapportés de manière assez exhaustive et permettent d’exposer les différents contentieux politiques contemporains, par exemple les enjeux du suffrage universel et de l’adjonction des capacités, ou encore l’épineuse question communiste. Le caboulot est un lieu propice aux échanges et à la politisation de chacun, et qui mêle progressivement ouvriers et bourgeois. Les réunions entre étudiants de droit auxquelles Emmanuel emmène Jean-Pierre constituent également des lieux de politisation importants dans lesquels le personnage principal sort de son milieu. Emmanuel est bien le personnage bourgeois du roman, étiqueté en tout cas comme tel par Perrignon lorsqu’il le rencontre pour la première fois. Il est l’organe de circulation entre les groupes sociaux en même temps qu’il incarne l’espoir possible d’une alliance entre la bourgeoisie et les ouvriers. L’évolution du personnage principal au contact des autres personnages et à mesure qu’il fréquente les différents espaces de socialisation et de politisation, témoigne de l’efficacité de la démarche. Pour autant, le projet républicain qu’en vient à défendre Jean-Pierre au fil des pages ressemble à s’y méprendre à celui de Perrignon, ce qui interroge sur la part de « mimétisme idéologique39 » dans la trajectoire du personnage et nous invite à observer avec circonspection le type d’émancipation à l’œuvre dans le roman.
29Conjuguant l’analyse et l’action, les personnages pensent la mise en pratique de leurs idées à travers des projets concrets qui doivent permettre le développement du pouvoir d’agir de chacun·e et la transformation sociale. En cela, les objectifs de Perrignon sont limpides : « il faut que chacun comprenne ses droits et ses devoirs40 » et « que le peuple comprenne ses intérêts41! » De fait, Perrignon et Jean-Pierre espèrent voir les ouvriers prendre conscience de leurs intérêts communs et les défendre, s’associer pour lutter et transformer la société :
Ces idées apprennent aux ouvriers de Paris à réfléchir ; au lieu de vivre sur leur propre cave, comme les paysans, ils s’inquiètent les uns des autres ; en s’inquiétant des autres, ils s’inquiètent pour eux-mêmes ; et je me rappelle que dans ce temps ils avaient déjà des idées de s’associer42.
30Jean-Pierre détaille ainsi les différentes étapes qui permettent à des individus de se situer dans la société, de développer un sentiment d’appartenance à une classe, pour en défendre ensuite les intérêts communs. C’est ainsi que lui-même s’intègre progressivement dans un « on » et un « nous » qui désigne le peuple. La formation du personnage n’aboutit pas à sa réconciliation docile et « fraternelle » avec la société mais à son inscription dans une classe — les ouvriers — consciente de ses intérêts et prête à lutter. Jean-Pierre, au seuil de la révolution déclare ne pas compter pour beaucoup mais ne pas être un zéro parce qu’au lieu de travailler il va « faire quelque chose pour le pays43 » pour la première fois.
31Dans un même esprit, Perrignon désignant ses enfants à Jean-Pierre lorsqu’il lui prête l’Histoire de la Révolution, s’exclame : « Regarde ! tout cela, c’est pour aider la Révolution ; c’est du bon grain, cela pousse pour réclamer des droits et remplir des devoirs44. » La filiation apparaît, de manière comique, comme un moyen supplémentaire de parvenir au renversement de l’ordre établi, rappelant ainsi que la révolution est, pour Perrignon, l’aboutissement nécessaire de toutes les dynamiques d’émancipation individuelles et collectives des classes populaires. Plus encore, la révolution se présente paradoxalement comme le point culminant de la formation des personnages. Contrairement aux romans de formation traditionnels45, il ne s’agit plus de représenter, au terme d’un apprentissage social, moral ou sentimental, le « consentement » ou la « légitimation » de l’individu aux normes sociales. Dans l’Histoire d’un homme du peuple, la formation des personnages — en l’occurrence des travailleurs — repose sur le développement de leur esprit critique et de leur capacité à agir pour la transformation profonde de la société, de ses institutions et de ses valeurs. Dans cette trajectoire, la participation à la révolution s’insère comme une étape décisive, consacrant peut-être l’accession à une nouvelle forme de maturité. Le roman oscille donc entre deux conceptions de l’éducation populaire : elle est présentée d’un côté comme « assimilation à la classe dominante46 » et de l’autre comme un apprentissage de contestation de l’ordre établi par l’association de travailleurs conscients de leurs intérêts propres. Toutefois, l’absence des journées de Juin dans l’œuvre semble entraver toute possibilité de fixer l’une ou l’autre de ces conceptions et par-là même toute désignation du « peuple » comme une classe de travailleurs dont les intérêts seraient contraires à ceux de la bourgeoisie.
32L’interruption du roman après les journées de Février semble en effet témoigner d’une envie de circonscrire la mythologie quarante-huitarde à « l’ouverture du champ des possibles47 » qui de Février et signale en même temps la disjonction des deux temps forts de la révolution de 1848. La fin du roman et l’annonce d’une suite distincte à venir suggèrent que la fracture des journées de Juin engage un autre régime d’intelligibilité que celui installé jusque-là dans le récit par l’entremise du personnage de Jean-Pierre. « [P]remière grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne48 », « péché originel de la bourgeoisie49 », les journées de Juin 1848 constituent bien cette « ligne de fracture », « la manifestation d’un basculement social » qui nous plonge dans « le régime extraordinaire de ce qui ne sait plus se dire50 ». À propos de cette suite annoncée du roman sur les journées de Juin 1848, « Chatrian a dit les raisons profondes qui ont fait renoncer Erckmann à ce projet : “Orléanistes, légitimistes, bonapartistes et républicains redoutent la publication de cette dernière partie… c’est la coalition des mauvaises consciences contre la vérité51.” » L’hypothèse d’une forte pression politique n’est, de fait, pas à exclure mais ne nous empêche pas de nous interroger sur les réelles possibilités d’existence d’une telle suite. Pour que le roman des journées de Juin 1848 existe, il aurait fallu que les auteurs fassent un sort à deux questions soulevées précédemment et laissées en suspens dans l’œuvre : la question du désignant social « peuple » et celle de l’écriture de l’histoire par le « peuple ».
33Effectivement, l’attention prêtée aux usages du mot peuple dans le roman, et ce dès le titre, montre qu’il est employé de plus en plus fréquemment tout au long du roman. C’est Perrignon qui en introduit l’usage en déclarant que « le peuple et les bourgeois ne font qu’un, qu’ils ont les mêmes intérêts52 ». La distinction initiale entre le peuple et la bourgeoisie n’est ainsi que lexicale puisque le personnage ne perçoit pas les conflits de classes qui pourraient les opposer. Il n’est alors pas surprenant de constater qu’au fil des pages, le peuple en vient à désigner tout·e·s les acteur·rice·s de la révolution sans distinction entre les travailleur·euse·s et la bourgeoisie. Il n’est plus surprenant de constater que les dernières occurrences apparaissent dans le discours final de Lamartine qui utilise le terme à quatre reprises. On sait que le peuple chez Lamartine, chantre de l’unanimisme démocratique, sert à universaliser l’entité nationale et à dédouaner la bourgeoisie en la mêlant à la masse ouvrière53. De fait, dans l’Histoire d’un homme du peuple, la pensée du peuple est moins le lieu de considérations économiques et sociales que morales et historiques. Les personnages principaux, moralement irréprochables, incarnent des figures de censeurs qui, au gré de leurs commentaires et de leurs critiques, esquissent le portrait de l’homme du peuple idéal. Loin de se diriger contre les légitimistes, les orléanistes ou les républicains du lendemain — largement absents du roman —, leurs blâmes visent presque exclusivement les insurgés qui ternissent l’image de la révolution et du projet républicain.
34L’écriture annoncée des journées de Juin aurait obligé les auteurs à interroger plus avant la notion de peuple et à traiter la fracture du Tiers-État, le schisme de Juin entre le peuple et la bourgeoisie. Le « livre du peuple français54 » pouvait-il dès lors se poursuivre avec ou après Juin 1848 ? Le statut d’ouvrier de Jean-Pierre inscrit, au seuil du roman, une acception du peuple comme classe de travailleur·euse·s, mais lui interdit peut-être aussi de continuer à écrire la suite de l’Histoire. En triomphant lors des journées de Juin 1848, la bourgeoisie conservatrice entérine la double capture de l’écriture de l’Histoire : elle fait l’Histoire en même temps qu’elle en fixe la lecture. L’interruption de l’Histoire d’un homme du peuple après les journées de Février est peut-être en cela nécessaire : si l’Histoire est écrite par les vainqueurs, comment un homme du peuple aurait-il pu écrire les journées de Juin ? L’échec du peuple à écrire l’Histoire de la révolution est double, littéral et métaphorique. Mettant « leur plume de romanciers au service de l’idée républicaine et de l’éducation du peuple55 » à partir de 1865, on peut considérer qu’en ne résolvant pas la question du peuple en 1848, les auteurs travaillent à l’idéologie de la bourgeoisie conservatrice du Second Empire et à la dépolitisation du terme de peuple. À l’issue du roman, il ne reste que l’idéalisation d’un peuple uni et fraternel, une « réconciliation sentimentale des intérêts des classes antagonistes56 » et l’idéalisation de la révolution. En cela, la ligne politique esquissée par le roman interroge une fois de plus la portée émancipatrice de la trajectoire de Jean-Pierre.
35« Machine […] à blâme ou à approbation57 », Perrignon est celui qui dessine la ligne républicaine à suivre : l’ouvrage de Louis Blanc sur l’égalité des salaires lui semble être « la plus dangereuse folie du monde58 », qui permet aux « fainéants » de « tout avoir sans rien gagner » ; sa grande crainte est de « voir arriver les individus contraires au bon sens, les communistes, les cabétiens59 » ; et il n’hésite pas ailleurs à fustiger les saint-simoniens et les fouriéristes. Dessinant les frontières d’un républicanisme authentique mais modéré, il donne en même temps à voir l’éclatement et l’éparpillement des républicains, préfigurant la détérioration du projet républicain. Son idéal d’union du peuple républicain apparaît moins comme un idéal d’émancipation individuelle et collective que comme un projet d’assimilation du peuple et de la bourgeoisie, ou du peuple à la bourgeoisie.
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36Erckmann et Chatrian — au croisement des avancées sociales de la révolution de 1848 et des courants d’éducation populaire du siècle — tentent de démocratiser l’écriture de l’histoire et de chercher les formes d’une écriture collective de l’événement à travers l’itinéraire d’un personnage singulier. Évitant cependant d’affronter la mise en fiction des journées de Juin et la signification sociale et politique du peuple, ils laissent ouverte la question des limites de l’écriture de l’histoire. De fait, plusieurs romans républicains prenant pour objet 1848 font de l’épisode de Juin un événement indicible et irreprésentable. L’absence de celui-ci dans les romans — par l’interruption du récit, à la manière d’Erckmann-Chatrian, ou par une ellipse, comme Sue dans Les Mystères du Peuple — exhibe ce refoulé spécifiquement bourgeois théorisé par Sartre et Oehler : l’absence de représentation de Juin 1848 permet aux auteurs de se soustraire à l’aveu d’une opposition de classe au prolétariat60.