Colloques en ligne

Charles Grivel

Le retard

Le Monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe.

Baudelaire, Fusées

11.

2Quand il y a « retard », il y a « faute ». Un délit, pour le moins, a été commis. Imagine-t-on arriver en retard, livrer son travail en retard, accomplir sa tâche en dehors des limites assignées, sans être coupable de… lèse-correction ? Le retard subi (dont on a été la  victime), le retard pris (dont on s’est rendu coupable) engendre, chez l’un (celui qui attend), un agacement croissant, chez l’autre (celui qui fait attendre), une appréhension également croissante. Or, il est des cas où ce qui s’appelle « retard » est constitutif, n’entraîne pas qu’on le déplore dans un sens ou un autre, mais au contraire qu’on en tire jouissance, tandis qu’arriver « à l’heure », donner satisfaction « à point nommé », « juste pile », à l’inverse, navre : lorsque l’acteur est un lecteur, de romans, s’entend.

3Le lecteur est essentiellement un homme pressé. Il est sûr qu’il n’a pas de temps devant lui pour lire. Dès qu’il ouvre un livre, il voudrait avoir la possibilité de le refermer. Il voudrait l’avoir lu. Car on lit comme on défriche – en poussant son instrument devant soi, en abattant branche après branche tout ce qui fait obstacle. « Dévorer un ouvrage » signifie une avidité que la vitesse d’appréhension détermine. Avoir joui « vite », tel est l’enjeu. La rapidité à « consommer » sa lecture, comme on le dit d’un crime qu’une passion commande d’exécuter, relève par nécessité de l’excès1.

4Or, il se trouve que le récit-roman, ce parcours qu’il n’est pas question de prendre dans un autre sens que celui pour lequel il a été conçu, résiste à  cette volonté d’arriver à toutes forces à sa fin – et à ses fins : plus le lecteur tire sur la corde du savoir pour en apprendre davantage, plus la matière romanesque rechigne à céder à ses instances, plus aussi sa bobinette ne cherra pas ! Les histoires que nous aimons sont des histoires à retardement. Le lecteur est un impatient dont les enjambées seront freinées par toutes sortes d’artifices : la longueur du trajet, d’abord, la découpe par chapitres, épisodes et suites, le contrepoint ménagé par les illustrations, mais surtout la construction en boucle de la narration, les ruptures, interruptions, suspensions, retours en arrière, qui foisonnent dans un texte bien conçu pour attacher son lecteur, la distillation des indices au compte-gouttes, la structure gigogne des histoires à tiroirs qu’on nous raconte, la rétention systématique des informations, car rien n’est dit dans ce que nous lisons que ce qui ne saurait suffire à la parfaite compréhension de l’ensemble – sauf à l’épilogue, quand nous avons abordé le dernier bout droit.

5C’est ici que le retard intervient et que l’irritation anxieuse aussi bien que l’appétit d’en finir – l’un et l’autre fondateurs – se font sentir : la machine textuelle primaire (et populaire) jamais ne rate son coup. Le commandement communicationnel est ici celui-ci : Tu n’en sauras jamais assez et seras condamné à te contenter de ce trop peu ad libitum jusqu’à ce que le tout te soit – mais trop tard, oh ! combien, asséné. Baudelaire et Poe affirmaient : « Nevermore ! », tu t’écrieras, pour ta part, « Trop tard ! ».

62.

7Nous nous trouvons dans l’univers du récit. Tout récit – et lui seul – achemine vers sa fin, téléologiquement, que celle-ci soit simplement impliquée par la logique même des événements racontés, ou qu’on s’en trouve, explicitement, averti. Prévisiblement ou pas, chaque séquence narrative incite à attendre de la suivante (des suivantes et finalement du dénouement) de quoi compléter (et parachever) les informations qu’on a pu jusqu’alors recueillir. L’enchaînement causal, dans un monde idéalement aristotélicien, prédomine : chaque élément narré implique qu’un « complément d’information » doit être donné et va suivre. Cette causalisation des séquences, une fois posé le cadre narratif, est automatique. Dans le récit, tout se suit, mais rien ne se sait parfaitement, sauf à la clôture – en principe, d’ailleurs, et seulement dans le roman ordinaire. Mieux : tout élément narré appelle, nécessairement, sa suite, impose ainsi la consécutivité et ouvre au complément. Ici, la « logique causale » ou « linéaire » ne se refuse pas – on en sait, comme lecteur, toujours plus en feuilletant les pages, quoique pas assez, successivement. Dans la sphère du récit, l’aléatoire n’a pas d’existence : dès l’abord, la « suite » (la conséquence) force l’attention, accélère le débit et conduit à la « fin » (à l’accomplissement). Impossible de détacher une séquence de son environnement, impossible de perturber l’ordre des inversions, impossible de retirer les chicanes.

8Il n’y a de fin marquée qu’à un récit, il n’y a pas de récit qui ne se termine.

9Cette fin « où l’on saura tout ce qu’il convient que l’on sache » n’est jamais que la limite posée par le récit pour créer l’espace déficitaire propre à constituer l’intérêt qu’il procure. Le profilement de cette fin comme achèvement du savoir – pour l’heure déficient – en train de s’accomplir fait que le lecteur, dès qu’il a ouvert le livre (et à vrai dès lors qu’il a considéré les mots formant le titre), n’en sait pas assez et ressent ainsi le retard qui caractérise sa position. Si le déficit qui lui est ainsi infligé n’existait pas, le lecteur ne lirait pas. Lire revient à combler son retard au vu de ce que les actions actuellement narrées impliquent ou commandent. L’attente engendrée par ces actions doit être logiquement honorée et elle le doit par obligation dès lors qu’un auteur a signé le livre ou dès lors qu’un narrateur prend son travail en charge. La fin satisfactive qui ne peut manquer illumine hic et nunc par avance, même si les moyens de l’appréhender nous font cruellement défaut, le chemin rempli d’obscurité où nous voici contraints de progresser.

10La fin est imaginaire : tout l’indique et rien ne la nécessite comme telle, à partir du moment où les premiers mots se sont détachés, comme autant d’avertissements, sur la page de garde (sur la couverture) transparente du livre. Ces premiers mots sonnent comme une menace – un manè tekel pharès ! – , sans que rien ne fasse bien certainement que la fatalité – ou alors la Providence : c’est selon – frappe au bout du compte ou se révèle, en bien comme en mal. Dans une telle alternative, celui qui lit – le rêveur, le roi de Babylone – à ne pas achever sa lecture (son sommeil). Comme Shéhérazade : qui finit le conte – qu’il l’écrive ou le narre – risque sa tête et sa mort est le prix qu’il paie – à retardement – pour tirer l’histoire (son histoire) au clair. Entre suspendre une révélation à venir « en traînant les pieds » et s’y rendre « à marche forcée » pour apprendre le décret des dieux (la mise à mort de l’adversaire ou la béatification des complices), il est difficile de choisir. Je parviens « en fin de compte » à faire mien un savoir nécessaire, mais déceptif ou je n’y parviens pas, déceptivement aussi : que faire ?

113.

12On dit qu’il faut en finir. Finir par en finir, « clore » et « conclure », « arriver au but » – manger ce qu’on a sur son assiette, achever le travail entrepris, mettre le point final à sa phrase… Le plaisir en découlerait, le commandement serait là : y parvenir, en décider, se reproduire. Ce n’est bien sûr pas pour rien que les romans se terminent par toutes sortes d’heureux événements et de mariages ; l’épilogue usuel cache une sexualité à laquelle il est enfin permis d’acquiescer sans réserve, puisque c’est pour la bonne cause.

13La satisfaction serait d’exprimer ses convictions – d’accomplir son élan – de voir triompher ce dont chacun est certain. Par contre, arrivé à ce point-là, le livre est clos, le récit se referme, les personnages se dispersent et rentrent chez eux, tandis que le lecteur rumine des solutions pour lesquelles il aurait mieux valu opter – si cela n’avait tenu qu’à lui – et regrette qu’on ne l’ait pas consulté.

14Mais suspendre et ne pas arriver à terme vaut mieux.

15Ou plutôt, convenons qu’un récit occupe un espace d’inachèvement perpétuel. C’est seulement dans le retard pris par rapport à une fin matériellement inéluctable qu’il faudrait mieux ne pas atteindre qu’un livre se parcourt et sera refermé. Il en va du lecteur comme du lièvre de la fable : la fin n’est fin, pour lui, que parce qu’il a tant tardé. Muser, vaguer, choisir le chemin des écoliers, prendre son temps, se tenir dans la réserve, se retenir, telle est pour lui règle non écrite. Avoir soif de savoir, certes, mais ne pas se hâter d’aller écarter le dernier voile : le mystère peut attendre. Savoir perdre son temps. Devenir un champion de lenteur, lambiner, aimer se faire prier2. Ce sont là des contraintes à rebours que le récit demande au vrai lecteur – jouir de son cours méandreux, délier une à une chacune de ses boucles. Un véritable amoureux n’est-il pas celui qui, pour la mener loin, ménage sa monture ? Ritardimento. Coitus interruptus. Il vaut mieux éviter de parvenir à ses fins. La morale du lièvre est supérieure à celle de la tortue présentée pourtant en modèle : il suffit de ne pas arriver pour jouir en chemin.

16Je ne révèle pas ici de grands secrets. Tout bon auteur sait qu’il doit se hâter modérément et retenir son fil : « Ici, je donne un brusque coup de frein à ce récit... », écrit Jean Ray au moment opportun3, « J’attends, comme vous, ce qui va suivre… », avertit benoîtement Maeterlinck au tournant qu’il tarde à prendre4. Il semble qu’on ne lise que dans l’appréhension de ce qui pourrait être dit – il n’en va pas autrement, d’ailleurs, dans la vie de tous les jours – et que, pour cette raison, le lecteur freine des quatre fers devant l’obstacle que constitue pour lui ce qu’il désire savoir. Il n’est pas bon d’entendre le fin mot de l’histoire, il n’est pas souhaitable de devoir quitter l’arène avant l’heure avec chacun de ses complices, à mesure qu’ils décèdent ou se marient, il n’est pas satisfaisant d’être satisfait.

17Ainsi, plutôt que de penser le suspens comme l’ensemble des moyens qui précipitent vers une fin proclamée, cherchons, lecteurs d’élite, à maîtriser les formes du pressentiment, de l’atermoiement et de la rétrojection, au nom d’un savoir qui doit être modéré pour convenir à l’avidité perverse qui est la nôtre : savoir ne plaît pas, il noie son objet, il évapore son désir.

18Car le retard, dans la perspective que j’ai choisie, anime chacune de nos entreprises. Même celui qui arrive à l’heure, au bon moment, au bon endroit, ne peut se défendre d’un sentiment de malaise et cherche à décourager le destin qui le frappe – à détourner l’irrémédiable, à écarter de sa route ce vers quoi pourtant il se dirige. À surseoir. C’est pour échapper à la fin pourtant inéluctable que l’on vit, lit, écrit. Pour ne pas être confronté au coup de gong, pour ne pas entendre le glas. Pour se distraire. Être au fait est le pire, se tenir pour averti, connaître le début de la fin. Ainsi que le plongeur du haut de son plongeoir soudainement bascule et se rapproche à vive allure du gouffre dans lequel il va sans rémission s’engloutir. Hésiter, ne pas arriver, reculer, renâcler, gémir. Tout récit bien conditionné fait remonter celui qui tâte de sa profondeur au loin et longuement sur ses traces. Comme pour adjurer, par avance, le mauvais moment qui ne manquera pas de se produire – tourner la dernière page – et qui annulera tout ce qui, grâce à lui, vient d’être vécu.

19La fin justifie les moyens qui la maintiennent encore éloignée. La fin n’importe pas vraiment : il suffit qu’on en suspecte l’existence, car on connaît la nature par avance, subodore pour le moins ce qu’elle va devoir signifier. Elle paraît à son heure, « en retard », de toute façon, sur le savoir que nous en possédons,  superflue en quelque sorte par rapport à notre exigence, qui est d’échapper à ce qui est inéluctable (la mort), détestable (le mal), intolérable (l’achèvement de tout plaisir). Inutile et nécessaire, la fin – quand elle arrive et même dès que la perspective s’en fait sentir – distrait, malheureusement, du seul réel impératif catégorique, qui est de jouir.

20Bien plus de « vingt ans après » la parution de mon Production de l’intérêt romanesque – avec un gros retard, par conséquent5 –, je rouvre le dossier, j’améliore ( ?) ma façon de penser : l’« intérêt » est aussi, peut-être, autre chose que ce que j’avais cru ! Ce que j’appelais « suspense » me paraît aujourd’hui, en effet, moins basé sur l’éclatement d’une ligne narrative continue de base (« extraordinaire », « amorce », « déflagration inaugurale », etc.) que sur le retard mis à rendre compte et à prendre connaissance de renseignements flairés d’avance, admis et repérés en tant que tels, mais que tout contribue à différer. La fin est, bien sûr, relative au début, à ce point même que, souvent, elle y ramène, mais la boucle à parcourir est ainsi construite qu’à tout moment un écart – un « retard » – se fait sentir entre ce qui est donné à lire et ce qu’il convient d’espérer voir finalement s’accomplir.

21Encore une fois, le retard pris à la lecture dans la compulsion des faits dont on nous fait le récit censément dans leur ordre n’ouvre pas un désagrément, mais constitue une nécessité dès lors qu’il s’agit pour l’auteur de fixer l’intérêt : ce qui arrive « à point nommé » n’intéresse pas. Un accomplissement satisfaisant doit savoir se faire attendre. On concevra le roman comme un « corps de résistance » propre à aiguillonner – à émulsionner – les appétits et propre à éclairer enfin « l’homme de désir » – pour parler comme le comte de Saint-Martin – , celui qui tient le livre entre les mains, sur la nature de l'objet après quoi il soupire. La mariée est quelquefois en noir, certaines autres fois en rouge, mais jamais à l’heure, elle a pris soin de se faire désirer, on l’attend, on l’a attendue, une vie durant, tout ce temps mort fait d’elle un énigmatique objet, et ardent, et lumineux, impossible à saisir, exactement ce qu’il fallait qu’il soit.

224.

23Réfléchissons encore un instant à ce qu’il en est, en vérité, du texte comme suspense. « L’art est essentiellement tension », a-t-on remarqué à juste titre6 ; « le sens va vers une résolution tensive […] Pas de littérature sans émoi d’une tension, pas de tension sans dictée d’une différence »7. Dans tout système « tensif », le décalé, le déphasé, le déplacé, la reprise et la réversion – le report donc – des choses est la règle. La demande est toujours relative à ce dont il n’est de possession que consécutive et différée. La lecture d’un roman isolé, unique, à ce titre, ne fournit pas le critère, mais seulement celle qui résulte d’un compagnonnage avec une série indéfinie d’histoires, de scènes, d’épisodes, horizon naturel d’ailleurs de l’être scolarisé que nous sommes. Le découpage du  récit en « série » forme, à cet égard, à l’instar du feuilleton d’autrefois, un moyen terme heureux entre inachèvement et complétude : ce que recevons à lire se clôt ici sans se clore, se conclut sans s’achever, et ainsi de suite, jusqu’à l’impossible terme.

24Or, il y a des retards « simples », et d’autres qui ne le sont pas.

25Quand quelqu’un raconte une histoire, lui est censé la connaître, et nous, ses auditeurs, pas – à moins qu’il ne l’invente au fur et à mesure, mais ce cas a toutes chances d’être rare. Quand ce quelqu’un est l’un des acteurs des événements qu’il met en scène, le retard en question prend une tournure bien plus radicale : non seulement, celui qui a la parole sait « par avance » la fin du conte dont il ne nous entretient pas encore, mais nous savons (ou du moins devons conclure), nous, ses lecteurs – puisque le livre déposé entre nos mains est fini, conclu, bouclé jusqu’à sa page ultime – que l’auteur sait déjà ce qu’il ne nous dit pas et que nous pourrions, si nous le voulions, nous en assurer en nous transportant à la fin du livre pour prendre connaissance de l’épilogue. Notre « retard » est donc ici constitutif, structurel, mais aussi intentionnel et pervers. Il résulte de cet agencement un « pacte de lecture » particulier, non plus fondé sur la reconnaissance des données impératives fournies par le genre de référence, mais sur la participation complice, quoique retorse du lecteur.

26Cette « participation », bien analysée par Baudelaire, comme on sait, peut être dite hypocrite : sachant, mais ne voulant pas savoir, lisant « en connaissance de cause », mais sans se l’avouer complètement, une telle lecture s’accomplit « dans le retard de l’application de la chose que le lecteur sait ». Par retenue. Et comme disent les couturières, en tenant du fil sur le doigt en réserve. Encore une fois, rien ne nous plaît tant que de l’avoir toujours déjà su – pourvu qu’on  nous l’octroie, en y mettant les formes, et non prématurément. Comme le disait déjà Huysmans avec le pessimisme sardonique qui le caractérise : « Au fond, le résumé de la sagesse humaine consistait à traîner les choses en longueur… »8. Ou alors Baudrillard, sur le même ton : « Le suspense et le ralenti sont notre forme actuelle de tragique, depuis que l’accélération est devenue notre condition banale »9.

27Ainsi, le « mot de l’énigme » doit-il être dit – et lu –, quoique il ait toujours été déjà su. Avec toutes les conséquences pseudo-paradoxales que l’aveu superflu ou la découverte obsolète du fait peut comporter : « Jamais le mystère ne lui avait semblé plus mystérieux que depuis qu’il commence à s’éclaircir », c’est la formule que choisit Maurice Renard pour faire état de cette curieuse situation10. « Où voulez-vous maintenant que soit l’intérêt d’une histoire dont nous savons tous le dénouement ? », demandait ironiquement Féval, encore presque au seuil du Chevalier Ténèbre11, feignant d’avoir brûlé déjà toutes ses cartouches, pour bien faire entendre qu’il ne tenait pas qu’à lui de déterminer le moment de la bonne révélation. Nous avons eu le « différend » (Lyotard), la différance (Derrida), nous avons maintenant le différé ou le différement (Grivel !) : la satisfaction non résolutive de nos actes apparemment l’exige. Baudelaire encore a pour désigner la chose le mot le plus juste : « La détestable humanité se fait un enfer préparatoire »12.

285.

29Maintenant, concédons qu’il existe deux versions d’une telle… mécanique des fluides : la version heureuse et la version malheureuse, celle dans laquelle l’œuvre se clôt avec les dernières lignes et celle dans laquelle ces dernières lignes ne la referment pas. On peut imaginer, en effet, conduire son cheval à l’écurie, le mors serré et les rênes tenues court, on peut imaginer aussi que le cheval résiste à l’injonction et que son cavalier, emporté par le galop de sa monture, finisse les quatre fers en l’air, dans le fossé, dans le décor, « hors tout  monde raisonnable donné ».

30Dans le premier cas, qui a sans nul doute la faveur des herméneutes les plus amateurs, la dernière phrase du livre – le dernier bout droit – interrompt le débit et propose une stabilisation terminale de tous les énoncés ; l’information que le lecteur recueille à la fin du parcours lui permet – en principe – de réorganiser tout ce qu’il a plu précédemment à l’auteur de lui dire, l’ultime pièce du puzzle lui est remise, il ferme le livre – en principe – la conscience en repos, ce qu’il a appris « en fin de compte » le satisfait, voici ses vœux, secrets peut-être, accomplis, il n’y manquerait ni plume ni paille.

31Dans le second cas, eh bien, les choses se passent (ou se passeraient) autrement : l’auteur répugnerait à conclure, le livre se refermerait mal, il manquerait une pièce pour le moins au puzzle, la machine d’écriture poursuivrait sur sa lancée, malgré les efforts du chauffeur ou du cavalier.

32La première de ces techniques donne une œuvre supposée close, la seconde, une œuvre dite ouverte, la fin sans fin et la fin terminale qu’elles se donnent l’une ou l’autre les rendent incompatibles et incomparables – du moins sur le papier. On met le doigt ici sur la difficulté de penser l’inséparable et aussi, du même coup, son contraire : la liaison continue des phénomènes, la concaténation à l’infini des épisodes. Si, comme on le dit imprudemment, un bon commencement conduit inéluctablement à sa fin nécessaire – particulièrement lorsqu’il s’agit d’un roman – , force est aussi de constater que l’affiche (la marque) de cette fin – ou de ce commencement – reste floue et recouvre une donnée élastique : qu’est-ce qui signifie l’amorce dans une formule comme « Monsieur Luc-Joachim Gérard entra en qualité de sous-chef à l’administration des Droits-réunis, aussitôt que cette branche du service des contributions fut organisée ; et on aura sur-le-champ une première idée fort claire du caractère de M. Gérard, en annonçant qu’en 1816 il était encore sous-chef à la même administration » ou alors qu’est-ce qui signifie la fin dans cette clausule située à l’autre bout du même ouvrage : « Il paraît que le lieutenant s’était réfugié dans le caveau où jadis Jeanneton avait enseveli son chevreau, et que la voûte épaisse et tout en pierre préserva le lieutenant de l’incendie, mais que, ne pouvant supporter plus longtemps le défaut d’air et l’horrible chaleur occasionnée par l’incendie, il avait préféré une prompte mort que partagea Jeanneton. On les trouva étroitement unis par leur dernier embrassement, et le père Gérard les fit secrètement ensevelir à quelques pas d’Annette et d’Argow »13 – sinon, bien sûr, l’entrée en scène et la sortie matérielles des acteurs ? C’est le cas de dire, avec Heidegger, que « ce qui commence du commencement n’est rien qui puisse être pensé hors du commencement lui-même »14 : il en va de même de ce qui terminerait avec évidence la fin…

33Le dicton affirme, certes, que « tout est bien qui finit bien » – « Ende gut, alles gut ! », disent les Allemands – et donnerait donc à penser que la fin des aventures détermine ce qui y conduit et efface par rétroaction l’aléa. Mais croire que « tout bon commencement conduit à sa bonne fin » réfère à une obligation plutôt qu’à une loi. Friedrich Schlegel remarquait que « les romans finissent volontiers comme le Notre Père commence : par le Royaume de Dieu sur Terre »15, mais c’était ironiquement, et Dumas contresignait, pour sa part, cette opinion avec une désinvolture qu’un auteur de feuilletons, en principe, ne devrait pas pouvoir se permettre : « Il n’est pas question de finir autrement que ne finissent ordinairement les romans »16.

34On sait, par ailleurs, que Poe s’est fait, et Baudelaire aussi, le théoricien – mais le théoricien jusqu’au-boutiste et donc ironique – de cette façon de concevoir « en boucle » le récit : ses contes sont notoirement aussi burlesques que graves, tandis que les histoires en prose de son traducteur français grincent autant qu’elles paraissent solidement refermées à double tour sur elles-mêmes. Je relève quelques-unes des affirmations à double entente des deux auteurs les plus éclairantes à cet égard :

Bien souvent j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter, pas à pas, la marche progressive qu’a suivie une quelconque de ses compositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l’expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune autre cause. Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poètes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile, ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’oeil derrière la scène, à contempler les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée  pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations – en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes – les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l’apanage et le naturel de l’histrion littéraire […] Mon dessein est de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique.

35On peut certes discuter sur pareille « mathématisation » d’un texte, mais le fait est là : l’esprit de déduction aurait frappé qui fait dire à l’auteur que son poème Le Corbeau « a trouvé son commencement par la fin » et qu’avec le dernier « jamais plus » de l’oiseau de malheur son ouvrage est entré « dans sa phase la plus claire, la plus naturelle » et que celui-ci peut donc « être considéré comme fini »17.

36Quant à Baudelaire, sa pensée, telle qu’on peut la trouver résumée dans une formule du Poème du haschisch ou alors dans l’« Envoi » qui termine son Salon de 1859, prend elle aussi une allure radicale suspecte :

Dans les études philosophiques, l’esprit humain, imitant la marche des astres, doit suivre une courbe qui le ramène à son point de départ. Conclure, c’est fermer un cercle18 ; Enfin, il m’est permis de proférer l’irrésistible ouf ! que lâche avec tant de bonheur tout simple mortel, non privé de sa rate et condamné à une course forcée, quand il peut se jeter dans l’oasis de repos tant espérée depuis longtemps. Dès le commencement, je l’avouerai volontiers, les caractères béatifiques qui composent le mot FIN apparaissaient à mon cerveau, revêtus de leur peau noire, comme de petits baladins éthiopiens qui exécuteraient la plus aimable des danses de caractère19.

37Mettre en scène l’esprit raisonnable au travail dans la composition, représenter la fin comme une délivrance, servent à la démystification de l’écriture canonique : la fin visée détermine, en effet, en amont tout ce qui vient lui donner sens, atteindre la fin procure, en effet, une satisfaction intense, mais la première est, en elle-même, aléatoire et la seconde intervient artificiellement, « par fatigue ».

38Pour ma part, on l’a compris, mon angle d’attaque est autre et je ne voudrais pas entrer dans le tourniquet d’une impossible alternative. Pour cela, je confronterai  un texte long – et même : fleuve – Les Mohicans de Paris, d’Alexandre Dumas, à un texte court – à peine un roman – La Chambre d’hôtel, de Jules Lermina, auteur du même siècle qui œuvre lui aussi dans le registre populaire, et chercherai à mesurer quelle machinerie textuelle concrète commande ces deux textes. Je dis que le retard à dire, le retard à savoir, le retard à conclure, le retard à lire, les constituent l’un comme l’autre, malgré les apparences.

396.

40J’ouvre donc Les Mohicans de Paris, roman-feuilleton à fins multiples, arborescentes, proliférantes, ponctué qu’il est par les « à suivre », les coupes et les renvois, les retours en arrière, les sauts en avant, les digressions, les explications, les mises en veilleuse inattendues, et que la dilatation exorbitante du récit caractérise sans pourtant entraîner l’exténuation du lecteur (au moins) de l’époque. Car le livre eut du succès. Ses deux massifs – « Les Mohicans de Paris » proprement dits, puis « Salvator », qui en est l’imposante suite –  tiennent, d’abord, en haleine les lecteurs des journaux, successivement, ceux du Mousquetaire, puis ceux du Monte-Cristo, pas moins de cinq ans, en comptant les interruptions, du 25 mai 1854 au 28 juillet 1859 !20 « Océan d’encre, plus de trois cents trente chapitres, plus d’un million de mots », le plus long des romans de Dumas est publié21 en dix-neuf volumes, pour ce qui concerne le premier ensemble, à partir du 5 août 1854, en treize volumes, pour ce qui concerne le second, jusqu’au 29 octobre 1859. L’édition parallèle « autorisée pour la Belgique et l’étranger, interdite pour la France » comptabilise pas moins de quarante-trois volumes, l’édition illustrée de 1857-186022, quatre volumes grand in-8°, l’édition standard Michel Lévy de 1862-1863, neuf volumes. Enfin, l’édition moderne Quarto de référence comprend au bas mot deux mille six cents cinquante et une pages de texte proprement dit ! Voici donc un récit indubitablement long !

41Je donne tout d’abord le résumé de l’ouvrage, tel qu’il figure dans le Dictionnaire Dumas de Réginald Hamel et Pierrette Méthé23. Nous lirons ensuite le sommaire des chapitres de l’ouvrage. Mon but est de faire mesurer l’incessante indétermination du passage où nous nous trouvons :

42« Le récit se déroule à deux niveaux : le premier, politique ; le second, l’intrigue individuelle restreinte à quelques individus. En 1827, sous Charles X, les forces libérales et conservatrices s’affrontent ; les uns veulent un retour à l’Ancien Régime, les autres suivent encore l’Empire, un troisième groupe attend la république. Un certain soir de Mardi Gras 1827, le général Le Bastard de Prémont, ex-aide de camp de Napoléon-Bonaparte, et le conspirateur Gaétano Sarranti qui a partagé l’exil de l’empereur tant à l’île d’Elbe qu’à Saint-Hélène, obtiennent, grâce à la danseuse Rosenha Engel, une entrevue avec le duc de Reichstadt, fils de Napoléon, installé à Vienne. Ces « carbonari » entendent instaurer un nouvel empire ; des émeutes éclateraient à Paris, le duc de Reichstadt apparaîtrait en sauveur. La conspiration est découverte par le chef de la police Jackal, qui ordonne à l’un de ses hommes, Gibassier, de suivre Sarranti à Kehl, sur la route de Vienne. Sur cette trame générale, se tissent maints récits particuliers. En effet, pendant que les acteurs mettent au point le complot politique, Mina, la fille du général Le Bastard, est enlevée de son pensionnat par Gibassier avec la complicité de Suzanne et Lorédan de Valgeneuse – les bien nommés. Son misérable destin nous est conté par Justin, son fiancé.  Au décès de sa mère, en effet, la jeune fille a été recueillie par la famille de celui-ci, mise en pension, mais son mariage retardé, le curé de la Bouille soupçonnant le drame. Parallèlement, se prépare à Bas-Meudon, le suicide – finalement manqué – de Colomban de Penhoel et de Carmélite Gervais, dont le mariage est, lui aussi, empêché. Comme par hasard, on retrouve au chevet de Carmélite, séduite par Camille de Rozan, ce qui ne compte pas peu dans son malheur, Fragola, Lydie et Regina, et à celui de Colomban, l’abbé Sarranti, le fils de Gaétano, Salvator, héros principal, et Jean Robert, des personnages que les fêtes de Mardi-Gras nous ont fait rencontrer. Colomban sauvé, l’abbé Sarranti se rend chez Gérard Tardieu, qui se croit à l’article de la mort et qui veut lui faire une importante confession. On apprend alors que ce dernier, au décès de son frère, avait été nommé tuteur de ses enfants, Victor et Léonie, dont la gouvernante et le précepteur se nommaient respectivement Gertrude et Gaétano Sarranti. Poussé par sa maîtresse, Tardieu avait décidé d’assassiner les deux enfants, afin de recueillir l’héritage. Il avait tenté aussi d’empoisonner la gouvernante et de faire endosser le crime au conspirateur. Le plan est mis en œuvre, Victor est étranglé, mais Léonie réussit à s’échapper, grâce au chien Brésil, qui deviendra le compagnon de Salvator, et sera recueillie par La Brocante, dont le nom dit bien l’identité, et prendra le nom de Rose-de-Noël. Or, l’assassin ne meurt pas – ou trop tard – et l’abbé, lié par le secret de la confession, ne peut rétablir la vérité dont il est le dépositaire. À ce moment, un troisième récit vient se greffer sur ces intrigues. Grâce au peintre Pétrus Herbel, qui en est aimé, nous apprenons que Régina, fille naturelle de la maréchale Rina de Lamothe-Houdan et du comte de Rappt – le nom dit ce que vaut le personnage – , a épousé sous contrainte celui qu’elle ignore être son père, pour lequel elle n’a que du mépris. Nous reprenons maintenant l’autre fil du récit : quelques jours après l’enlèvement de Mina, Salvator, s’étant rendu chez la Brocante  avec son chien Roland – nouveau nom de Brésil, ainsi qu’on le suppose –, découvre, grâce à l’animal, que Rose-de-Noël n’est autre que Léonie. Salvator décide alors d’éclaircir toute l’affaire. Jurant de tirer la jeune fille des griffes de ses ravisseurs maîtres-chanteurs, on le voit se rendre au château de Viry où elle est retenue prisonnière. La scène change alors. Nous voici maintenant au 30 mars 1827, lors des obsèques du duc de La Rochefoucauld-Liancourt. L’émeute met aux prises libéraux et conservateurs. Sarranti, dont la mission à Vienne a échoué, est accusé d’en être l’instigateur. Lors du procès qui suit, son avocat reconnaît les menées conspiratrices de son client, mais rejette l’accusation d’assassinat des enfants Tardieu  portée contre lui. Pendant ce temps et on devine pour quel but, l’abbé son fils obtient de Charles X un sursis, qui lui permet de se rendre à Rome, afin de se faire libérer du secret de la confession. Parallèlement, le général Le Bastard, convaincu de l’innocence de Gaétano, décide d’en apporter la preuve ; il se rend donc au château de Viry, enlève Mina et met celle-ci en sécurité en Belgique. Sur le terrain politique, maintenant, le ministre Villèle, en décembre 1826, tente de juguler les voix libérales qui s’élèvent contre un régime désormais ouvertement menacé en imposant la censure des journaux et des imprimés. L’exécutation du conspirateur Gaétano fait partie de son plan, tandis que, par ailleurs, le policier Jackal, de connivence avec le pouvoir et avec Tardieu a fait disparaître les preuves de l’assassinat. Salvator ne peut plus désormais compter que sur le chien Roland-Brésil pour démontrer la machination. Grâce à l’appui de Gibassier, le commissionnaire – car tel est son état – réussit à éloigner Tardieu de sa maison de Vanvres, où il découvrira les preuves dont il a besoin pour innocenter le rebelle. Sur ces entrefaits, l’abbé Sarranti, revenu de Rome et ayant assassiné lui-même le vrai coupable, se trouve délié de son serment ; il révèle le secret de la confession et devient, par la grâce de Charles X, aumônier des prisons. Or, les événements maintenant se précipitent : le 5 janvier 1828, le ministère Villèle est remplacé par celui de Martignac ; Jackal laisse la place à Delavau ; le général Le Bastard rétrouve sa fille, Léonie récupère l’immense fortune de son père ; Lorédan de Valgeneuse meurt des suites d’un duel et Lydie de Marande peut épouser en paix Jean Robert. Suzanne va quitter le pays, mais elle est étranglée par Camille de Rozan, qui termine ses jours au bagne, tandis que son épouse Dolorès se suicide. De Rappt, pour sa part, périt au cours d’un duel ; Régina est libre d’épouser Pétrus ».

Les Mohicans de Paris. Salvator. Sommaire des trois cents trente-neuf chapitres de l’ouvrage24 :

I.Dans lequel l’auteur lève le rideau sur le théâtre où va se jouer son drame

II.Les Gentillommes de la halle

III.Le Tapis-franc

IV.Jean Taureau

V.M.Salvator

VIII.Pendant que Ludovic et Pétrus dorment

XI.L’âme et le corps

XII.Ce qu’on entendait du faubourg Saint-Jacques, pendant la nuit de mardi gras au mercredi des cendres, dans la cour d’un pharmacien-droguiste

XXVII.La demande en mariage

XXIX.Résignation

XXX.Au plus pressé par le plus court

XXXII.Sinistra cornix

XXXIV.M.Jackal

XLIII.Histoire de la princesse de Vanvres

XLIV.La gemma di Parigi

LIII.Où chacun commence à y voir clair, non seulement dans son cœur, mais encore dans celui de l’autre

LXII.La confession

LXVIII.Le secret de M.Sarranti

LXXIV.Les pas

LXXXVIII.Pendant le café

XCVII.Histoire d’un enfant

CI.Qui n’est utile à rien, qu’à contenter un caprice de l’auteur

CVII.Journaux, théâtres,grands hommes, publicistes, artistes, peintres, statuaires, comédiens, banquistes

CXV.Où le lecteur qui n’aime pas les parades, quelque conséquence qu’elles puissent avoir en politique, est prié d’aller faire un tour au foyer

CXVI.La maison mystérieuse

CXXIII.Qui, à la volonté du lecteur, fait ou ne fait point partie du roman

CXXXIV.Explications

CXL.Investigation

CLXVI.Informations inutiles

CLXXXV.Cour d’assises de la Seine

CCXI.Discussion à propos d’un  homme et d’un cheval

CCXVIII.Où l’on  commence à voir un peu plus clair dans la vie de Salvator

CCLXII.Vive l’ampleur !

CCXC.Où M. Jackal sait enfin à quoi s’en tenir et reconnaît que les forêts vierges de l’Amérique sont moins dangereuses que les forêts vierges de Paris

CCXCVI.Histoire de politiquer un instant

CCXCVIII.Trio de masques

CCCVI.Où l’on retrouve le père en attendant que l’on retrouve la fille

CCCXXII.To die, to sleep

CCCXXV.Diplomatie du hasard

CCCXXIX.Liquidation

CCCXXXV.Tout est bien qui finit bien

CCCXXXVI.Honneur au courage malheureux !

CCCXXXVII.Colomba

CONCLUSION

MORALITÉ

43Un roman ne finit donc jamais. Dilatoire par essence, il affiche même son jeu et fait parade sans vergogne des délais qu’il prend pour s’accomplir. Si le lecteur arrive malgré tout au bout de son labeur et tourne le dernier feuillet, c’est vraiment qu’il y aura mis du sien. Quel démon le pousse jusqu’au terme ? Quelle égérie lui fait croire au bonheur d’en avoir terminé ? Une fois entré dans le labyrinthe d’un récit à plusieurs voies, constamment repris, coupé, différé, retenu, dont les volets multiples battent à tous les vents, le voici fait comme un rat, ce lecteur, proie de son insatiable et vaine curiosité, victime consentante de ce qui ne lui sera jamais assez bien révélé. Placé devant l’infini cul-de-sac, ignorant des voies qui mèneraient véritablement à l’improbable sortie, confronté pour tout dire au minotaure lui-même, comment parviendrait-il à ses fins – comment résoudrait-il l’énigme ? Un roman ne finit jamais ; tout au plus fait-il semblant. Il a son aboutissement, si l’on peut dire, dans les sables mouvants qui avoisinent sa clôture matérielle – dans l’histoire qui lui fait suite – dans un autre roman – dans son rebondissement – dans le surgissement continu fragmentaire d’une insaisissable totalité à venir.

44La « fin » du roman feuilletonné que nous lisons est « dedans », « dessous », « à côté », n’importe où enfin où le fil dévidé conduit – loin devant, en tout cas : constamment différée, elle ne nous est concédée qu’avec retard, abonnement oblige et insatiable curiosité aussi. Et puisque curiosité il y a, pourquoi donc résister à ne pas la satisfaire ? On sait que les fins de roman sont bâclées, abruptes souvent et généralement peu convaincantes. Cela n’est pas étonnant, puisqu’il s’agit de clore un texte qui, dans l’état où il est, suffit et que des facteurs extérieurs – par exemple, la lassitude des abonnés – font suspendre. En tout cas, report, renvoi au prochain numéro, à demain, mention portée qu’il est « à suivre », qu’un prochain épisode reprendra le fil de l’histoire où celui-ci a été interrompu, feuilleton à lire découpé dans le massif d’une histoire foisonnante, paraissant en « livraisons », en séries, en plusieurs volumes indépendants pouvant se déguster pourtant séparément (si l’on en croit la réclame), « chaque épisode formant un récit bien complet en lui-même» (ce qui est pur mensonge, eu égard à la finalité des parties devant bien entendu faire désirer l’acquisition de leur suite), etc., etc., le morceau, grand ou petit, que nous lisons est suspensif et sa structure « à suppléments » ne fait aucun doute.

45Coupé, découpé, débité, saucissonné, en « chapitres », en « parties », en « volumes », en « tomes », en « suites » (des Trois Mousquetaires à Vingt ans après, puis au Vicomte de Bragelonne), retitré, rewrité, repris, raccourci, augmenté, du feuilleton à la publication en volume, illustré ou non, puis ajusté aux nécessités de la publication à destination d’un public populaire, ou jeune, ou bien pensant, dans les journaux, dans des collections spécialisées, le roman suit un arc structural étonnamment souple, voire lâche : tout ou à peu près tout peut être accroché ou indifféremment séparé du wagon de tête ; c’est là son avantage. Tel un fil brodé en épargne, il n’enserre pas moins qui veut lire dans son dessein mouvant.

46J’ouvre donc, en second lieu, Histoires incroyables, de Jules Lermina, pour m’intéresser plus précisément à La Chambre d’hôtel, l’un des cinq récits du recueil25. Je veux faire mesurer ce qu’il en est du mécanisme de retardement cette fois dans un texte (relativement) bref où, a priori, les manipulations mises en avant dans le récit expansif de Dumas paraissent impratiquables. L’histoire peut être découpée en dix tableaux. Au premier tableau (p. 157 à 160), le narrateur affirme être un passionné des affaires criminels et aimer « devancer le verdict » prononcé par le tribunal. Cette fois-ci, fait divers du moment qui émeut l’opinion,  un étudiant (Beaujon) se trouve avoir assassiné, par jalousie, disent les journaux, l’un de ses camarades (Defodon). L’affaire est claire, la Justice ne devrait pas avoir de difficulté à prononcer le châtiment. Ce n’est pas l’avis de Maurice Parent, ami du narrateur, qui pose en principe que « l’évidence prétendue est la source de toutes les erreurs », que les condamnés le sont par simple prévention des esprits (du juge, des membres du jury) et qu’il y a fort à parier que le verdict serait modifié  par la mise au grand jour de l’entière vérité. Une telle mise en doute suspend donc dès son point de départ ce dont nous venons d’être informé.

47Second tableau (p. 160 à 168), nous voici maintenant à la cour d’assises. Mise à l’épreuve de la théorie « positiviste » de Maurice Parent. Il s’agit, pour ce faire, d’observer attentivement l’expression du visage de l’accusé, afin de pouvoir évaluer – car telle est l’hypothèse – la probabilité des faits qui lui sont reprochés. Nous savons déjà que le doute s’impose. Or, une illustration énigmatique (la tête d’un homme reposant dans ses draps au cœur d’un réseau de toiles d’araignées et exprimant le plus grand dégoût), dans l’édition de référence, distrait des mobiles énoncés dans l’acte d’accusation et confirme a priori la fragilité des attendus du procureur.

48Au troisième tableau (p. 168-176), l’interrogatoire de l’accusé paraît confirmer point par point ce qu’indique l’acte d’accusation : Beaujon, qui n’a pourtant pas une claire conscience de son acte,  est bien l’assassin. Or, pour le lecteur attentif qui sait identifier ce qui vient ainsi obscurcir la vision du jeune homme, un précieux indice émerge de ses déclarations : « Il me semble avoir vu sur sa figure, auprès de la bouche, quelque chose de noir, comme une tache ». Cette « tache » est, bien sûr, une araignée ! Quant au juge, il s’égare sur une fausse piste, cherche la femme et en trouve une, évidemment, Mimi (sic), fille de mœurs forcément légères et amie des étudiants concernés.

49Au quatrième tableau (p. 176-186), les interrogatoires des témoins, puis d’Annette Gangrelot, dit « La Bestia » (sic), la femme dont l’instruction fait, à tort, l’objet du litige, conduisent au même constat et à la même aporie. Les déclarations de Defodon père et du médecin légiste enfoncent encore un peu plus l’accusé. Le ministère public demande alors logiquement que le coupable soit puni ainsi qu’il convient. Quant à l’avocat de l’accusé, il en est réduit à évoquer la thèse d’un malheureux « accident » et s’en remet tout simplement à la sagesse du jury.

50Cinquième tableau (p. 186-189). Suspension d’audience, car le jury entre en délibération. Maurice Parent – qui poursuit un but que nous ne comprenons pas, mais qui tend évidemment à mettre en doute, « incroyablement », la culpabilité d’un accusé que tout condamne – demande qu’on lui procure une photographie du mort réalisée après décès. S’agirait-il d’un nouveau cas d’optogramme ?26 La suite prouvera que non ! Le jugement est prononcé : Beaujon est condamné à dix ans de réclusion, le jury ayant admis les circonstances atténuantes. Cette condamnation, injuste à ses yeux, rend l’étudiant furieux ; c’est une attitude qui n’est pas conforme au rôle qu’on veut lui attribuer.

51Au sixième tableau (p. 189-197), les deux amis discutent du cas. Le narrateur penche pour un accès d’aliénation mentale et cherche donc à convaincre l’avocat de Beaujon que son client a commis son acte en pleine hallucination (« les hallucinés, ne l’oubliez pas, croient à la réalité de leurs visions »). Malheureusement, son hypothèse nécessite, pour être valable et innocenter le condamné, qu’un nouvel accès se produise et que la maladie s’aggrave – ce qui est aléatoire. Mais Maurice Parent poursuit son idée : il examine de près la photographie du mort dont le visage, curieusement, exprime la terreur. L’enquêteur, qui recourt logiquement à Lavater – et non pas à Darwin, voire à Lombroso, comme on l’attendrait ici – , explique au narrateur pourquoi celui-ci doit conclure, à tort, par prévention et esprit de système, à la folie du coupable. Conclusion : « Beaujon a étranglé Defodon. Son récit est absolument vrai. Donc Beaujon est innocent ». L’énigme reste donc entière. Sur ces entrefaits, l’enquêteur amateur prend congé pour faire retraite quinze jours !

52Retour de Maurice Parent, septième tableau (p. 197-209), avec l’explication.  Le texte indique l’effort d’intériorisation qui a été accompli par celui-ci, lorsqu’il réapparaît : « Ses regards semblaient se diriger au dedans, et non plus au dehors ». Suspense : celui qui sait demande un café avant de s’expliquer. Ayant pris enfin la parole, il nous fera comprendre comment il a pu se faire que, dans le cas, le condamné lui-même ne sache pas ce qui est arrivé. Et comment il peut se faire aussi que Beaujon croie que Defodon s’est jeté sur lui dans un accès de jalousie – ceci constituant « la philosophie de cette incroyable affaire ». Long développement. Détails dispendieux sur la façon dont Parent en est venu à cette conviction, qui réduit donc à néant le verdict. La faute de l’accusation, apprend-on, a été de ne point chercher à savoir qui était Defodon, la « victime », moralement et physiquement. Résultat de ces cogitations, à mi-chemin de la solution : Beaujon n’est pas fou et pourtant il est innocent ! Comment cette « révélation » s’est-elle produite ? Par identification à la nature de la victime (d’où la retraite de l’enquêteur et l’intériorisation de son regard). Son but est désormais de montrer qu’il y a eu purement et simplement « accident », et non pas assassinat. Reste à savoir comment. La suite de l’ « explication » est à nouveau remise à plus tard, rendez-vous est pris « à trois heures, hôtel de France et du Périgord », où logeaient les étudiants concernés et où Parent dit avoir convoqué le président du jury, l’avocat général et le père de la victime. Tout va donc pouvoir enfin être dit.

53Huitième et dernier tableau (p. 209-224). Nous nous trouvons dans la chambre de Beaujon – la chambre du crime. Parent prend la parole, présente la photographie, demande à ce que les personnes présentes l’examinent de près –  car, dit-il, elle a « gardé l’empreinte des sentiments qui éclatèrent dans ce cerveau au moment même de la commotion mortelle. Interroger ce portrait, c’est donc le seul moyen qui soit en notre possession d’établir une communication quelconque entre la victime et nous ». Observation générale du portrait : le visage de Defodon, avec sa « contraction typique de la lèvre inférieure », n’exprime pas tant la terreur, comme on l’attendrait, que le dégoût. Conclusion : « l’homme est mort dans un accès de dégoût terrible, irrésistible ». Ce qui implique, bien sûr, la recherche d’une cause particulière qui a entraîné chez la victime une action qui, à son tour, a déclenché chez son meurtrier une réaction violente dont le résultat a été sa mort. L’enquêteur procède à de nouveaux interrogatoires de la femme de chambre, puis du père de la victime, dont il appert, enfin, que Defodon fils est un grand nerveux, un « dégoûté comme une petite maîtresse », ayant peur du « noir », mais surtout des insectes, et particulièrement des araignées ! C’est alors que Parent tend une boîte à Defodon père, l’ouvre et en extrait l’horrible bestiole. Celui-ci, « comme frappé d’une commotion électrique », bondit de sa chaise, se rue sur le démonstrateur et lui enserre des deux mains le cou ! La preuve est faite : l’araignée pousse au crime, il s’agit d’une tare héréditaire ! Il ne reste plus maintenant qu’à désigner la cause prochaine, l’araignée coupable d’avoir déclenché l’action fatale. Maurice Parent écarte alors les rideaux du lit, « et nous vîmes, se collant du plafond à la flèche, une énorme toile d’araignée, grise, épaisse… ». Defodon aura vu la bête, commotion, saut en arrière, Beaujon se sera agrippé au cou d’un homme déjà mort de dégoût ! Suite à cette subtile, et surtout lente et trop méticuleuse démonstartion, comme bien on pense, le jugement sera cassé. C.Q.F.D., mais C.Q.F.D. dont la valeur provient toute du délai qu’il a fallu subir  pour connaître le contenu exact.

547.

55Je conclus mes observations en réunissant, sur témoignages, les premiers linéaments de ce qui pourrait s’appeler une « philosophie du différé ». De la fin, il faudrait pouvoir se passer. Cela finit toujours tout en ne finissant pas, le sachant, d’un côté, ne le sachant pas, de l’autre. Jouissance généralisée. Cela commence, hélas ! mais, consolons-nous, cela finit aussi ainsi que cela avait bien dû commencer. Steeman : « Que m’importe, après tout, l’identité du meurtrier !… Ce que je redoute, c’est la fin de l’aventure et, si cela ne dépendait que de moi, je la retarderai, je l’avoue, indéfiniment »27. Valéry : « Un ouvrage n’est jamais achevé […], mais abandonné »28. Lyotard : « Toute fin est la bonne, de ce qu’elle est fin »29. James Hadley Chase : « Une histoire ne finit jamais. Jetez un caillou dans la mare, il disparaîtra en quelques secondes, mais derrière lui rien n’est fini »30.

56Quelques voix consensuelles, on le voit, se joignent à la mienne. Une personne peu au fait de l’écriture serait peut-être portée à affirmer, traçant le dernier mot du livre et posant la plume : « Je suis en train de m’arrêter, puisque me voici parvenu à la fin ! » C’est qu’il n’a pas été saisi par la chose dite, et que celle-ci ne l’a pas emporté à l’autre bout de sa croyance. Croyons-en plutôt Baudelaire encore et généralisons : « Il y a évidemment des livres, comme des aventures, sans dénouement. Il y a des situations éternelles ; et tout ce qui a rapport à l’irrémédiable, à l’irréparable, rentre dans cette catégorie »31. La limite à atteindre, dont le sentiment se renforce et, tour à tour s’atténue, au fur et à mesure que l’histoire se dévide, est toute intérieure ; aucun fait, aucune révélation, aucun repentir d’aucun sujet ne la subsume : « Il vaut mieux rester sur sa fin » résume bien mon sentiment32. Ou dans un vocabulaire nettement plus respectueux : « la Création n’est pas finie »33.

57Comment dès lors ne pas être alléché par le titre du dernier chapitre – Polichinelle aux Champs-Élysées. Pourquoi cette histoire, afin d’être véridique jusqu’au bout, ne finit pas – et par les phrases ultimes de La Vie de Polichinelle, d’Octave Feuillet – un auteur pourtant bien décrié – et ne pas être ramené par lui dans un esprit d’heureuse et nécessaire enfance ?

Mes enfants – conclut le conteur expérimenté – c’est plus que je n’en sais. C’est ici que se termine ce qu’il nous est permis de raconter de l’histoire de Polichinelle ; comme il la continue lui-même en plein air tous les jours, il faudrait être bien hardi et bien malavisé pour ne pas le laisser parler tout seul désormais de ce qui le concerne. Allez donc le voir, mes chers petits amis, au premier beau jour ; vous êtes sûrs de m’y rencontrer34.