Colloques en ligne

Nils Couturier

Le Pantoun des Pantoun de René Ghil, poème javanais ?

1L’histoire du pantoun offre un exemple particulièrement intéressant de transposition formelle. Notre article se propose, dans un premier temps, d’en rendre compte dans le contexte francophone du xixe siècle, en notant d’emblée que l’appropriation de cette forme ne se limite ni à ce cadre géographique, ni à ces bornes temporelles. On trouve en effet des reprises de pantoun dans d’autres langues européennes, et la forme a été également utilisée tout au long du xxe siècle, en particulier par les Oulipiens1. Dans un second temps, nous en étudierons une occurrence significativement originale : celle de René Ghil, auteur d’un long poème intitulé le Pantoun des Pantoun, en 1902. Par son ambition méta-poétique, le texte de Ghil semble faire retour sur le geste même qui préside à sa constitution : il s’offre donc comme un terrain d’étude fécond pour réfléchir à l’acte de transposition et même, dans ce cas, de traduction, qu’implique la reprise d’une forme « orientale ». Sous l’apparente simplicité de son étiquetage en « poème Javanais », ainsi que le désigne Ghil dans son sous-titre, ce poème est instauré en lieu de réflexion sur les liens entre les formes, les langues et les êtres, dans un effort d’une grande cohérence, sur ces trois plans, pour mettre en œuvre une poétique du renouement que nous nous efforcerons de mettre au jour.

I. « Dans la grande mine d’Orient »

2Le point d’origine de la réappropriation du pantoun en France relève au moins autant de l’invention que du réel emprunt. Il faut indiquer en effet d’emblée que la forme « pantoum » à laquelle Banville, en 1871, offre une place de choix dans les « curiosités poétiques » de son Petit traité de poésie française, et que chaque étudiant aura peut-être un peu mécaniquement appris à associer à « Harmonie du soir » de Baudelaire, est une réduction et une essentialisation de propriétés formelles qui ne résument pas à elles seules la version « orientale » dont se réclament les poètes qui s’y essaient en France dans le courant du xixe siècle. Il apparaît alors nécessaire de bien distinguer, comme le fait entre autres Jacques Jouet, entre pantoun, poème malais, anonyme et de tradition orale, dont les premières transcriptions apparaissent au xvisiècle, et pantoum, forme « occidentale », dont on verra qu’elle procède initialement d’une traduction, mais dont l’intention est loin de répondre, en poésie, à un réel souci ethnologique.

3Le flou géographique qui entoure parfois, sous la plume des poètes français, la première récupération du pantoun l’indique bien : la vaste catégorie de « l’Orient » semble souvent suffire à inscrire spatialement la forme, et Nerval, par exemple, n’hésitera pas à en faire une « chanson » indienne, sans qu’un tel déplacement semble générer de scrupules. Autre figure capitale de l’importation du pantoun dans la littérature française, Victor Hugo, auquel Banville attribue la « révélation » poétique du pantoum en raison d’une « traduction » de cette forme proposée dans une célèbre « note » des Orientales, laisse assez peu de doutes quant à l’intention qui préside à sa récupération, lorsqu’il décrit son propre geste : « Nous n’avons point cherché à mettre de l’ordre dans ces citations. C’est une poignée de pierres précieuses que nous prenons au hasard et à la hâte dans la grande mine d’Orient. »2 Le texte que Hugo présente ainsi parmi d’autres pièces orientales, avec une négligence qui aurait aujourd’hui de quoi surprendre, n’est pas directement pioché dans la « mine d’Orient », il est d’abord emprunté à un passeur, en la personne d’Ernest Fouinet, qui avait communiqué un certain nombre de pièces au poète3. Le pantoun que Fouinet fait figurer à la fin de son florilège est lui-même repris à un orientaliste anglais, William Mardsen, auteur en 1812 d’une grammaire de la langue malaise4, dans laquelle on trouve quatre exemples de pantouns. Sur les quatre pièces de cet échantillon poétique proposé par Mardsen, seul le premier fera d’ailleurs véritablement l’objet d’une attention toute particulière de la part des poètes du xixe, et il n’est pas exclusivement représentatif de la pratique originelle du pantoun, dont il constitue une forme relativement atypique5. Or c’est bien ce premier texte, appartenant à un genre spécifique du pantoun, le pantu berkait, c’est-à-dire un pantoun en dialogues, plus long et engageant traditionnellement deux voix qui se répondent, que la tradition poétique française va instaurer en pantoum classique, à partir de Hugo et jusqu’à l’acte de législation poétique de Banville. À la faveur de cette migration, l’appellation de la forme se trouve elle-même modifiée, le « n » final de pantoun se transformant en « m », vraisemblablement par une erreur de transcription due à l’éditeur du manuscrit des Orientales6.

II. De l’atypique au générique

4L’archéologie du pantoum permet donc d’identifier, dans le pantoun malais, une variante et même une occurrence qui ont servi de patron à l’invention de la version française. Il convient dès lors de décrire rapidement les propriétés formelles de la forme orientale, pour comprendre les éléments sémantiques et structurels qui ont motivé sa récupération occidentale. La plupart des pantouns relèvent en réalité d’une forme courte, et sont constitués d’un seul quatrain à rimes croisées. Cette structure strophique entre dans une relation de contraste avec la structure sémantique du pantoun : les deux premiers vers prennent pour thème une réalité « événementielle », tandis que les deux derniers rendent compte d’une émotion, et traduisent une forme de subjectivité7. En voici un exemple, tiré de l’anthologie de François-René Daillie :

Au lever du jour s’enfuient les nuages
Une étoile fend la colline au soir.
Si au fond du cœur j’avais son image,
Je n’aurais ici plus grand chose à voir.8

5Le principe strophique rattache ainsi les vers 1-3 et 2-4 du quatrain, tandis que le principe sémantique relie les vers 1-2 et 3-4. Une telle configuration génère d’abord, au niveau de la strophe, un effet de mise en tension entre le sens et la forme, qui est celui sur lequel repose au fond toute pratique de la versification. Dans un deuxième temps, elle permet aussi une forme d’entrelacement, puisque les deux groupes de vers semblent se faire écho sur le plan du sens, comme le relève François-René Daillie. Quoique ce point fasse polémique, comme il l’explique, la « magie [du pantoun], surtout, naît de l’interaction des deux distiques »9. Dans le pantoun cité ci-dessus, il est évident que le spectacle nocturne présenté dans les deux premiers vers est lié, par un rapport de concurrence dans ce cas, à une image intérieure absente, celle peut-être d’un amant ou d’une amante, qui répond dès lors à « l’étoile » des deux premiers vers.

6On l’a déjà indiqué, ce n’est pas pourtant sur cette forme brève que se construira le pantoum français classique, mais bien sur un pantoun en chaîne, c’est-à-dire sur une sorte d’enchaînement ou d’« accroch[age] »10 de quatrains-pantouns. Ce que la pratique orale du pantoun donnait comme une succession de poèmes proférés par deux interlocuteurs qui se répondent sous forme de joute devient, par la transcription, un poème unifié, qui se prête dès lors à une énonciation plus monologale que ne l’était celle, dialogale, du pantu berkait tel qu’il était initialement performé11. Mais il y a plus encore : le seul pantoun en chaîne de la grammaire de Mardsen présente un principe de répétition entre les quatrains qui se suivent, comme c’est souvent le cas pour ce type de pantoun. Les vers 2 et 4 de la première strophe sont en effet repris à l’identique dans la deuxième strophe, mais en position 1 et 3, le même procédé se poursuivant de strophe en strophe. Nous citons les trois premières strophes de ce pantoum-originel de la grammaire de Mardsen, dans première la traduction française de l’ouvrage, en 1824 :

Les papillons voltigent çà et là,
Ils s’enfuient vers la mer sur les extrémités des rochers.
Mon cœur s’est senti troublé au-dedans de moi,
Depuis longtems et jusqu’à ce jour.
  
Ils fuient vers la mer sur les extrémités des rochers.
Le vautour dirige son vol vers Bandan.
Depuis longtems jusqu’à ce jour,
J’admirai nombre de jeunes hommes.
   
Le vautour dirige son vol vers Bandan,
Laissant tomber ses plumes à Patani.
J’ai admiré nombre de jeunes hommes,
Mais aucun de comparable à celui que je viens de choisir.12

7On reconnaît dans la structure strophique de ce texte ce qui finalement, pour le lecteur de Baudelaire, constituait la seule caractéristique de la forme pantoum : un mouvement de répétition de vers, et de déplacement de leur position dans la strophe, dont l’effet produit sur le lecteur, pour Ernest Fouinet qui semble étonnamment anticiper l’appropriation baudelairienne, est celui d’une « impression enchanteresse et ineffable d’harmonie, comme un souvenir mélodieux »13. Ce principe rejoue par ailleurs, au niveau global, l’effet de contraste et d’entremêlement qu’on pouvait observer à l’intérieur du pantoun court. Dans son Petit Traité, Banville fixera cette règle « absolue et inévitable » selon laquelle, dans le pantoum, « deux sens soient poursuivis parallèlement, c’est-à-dire un sens dans les deux premiers vers de chaque strophe, et un autre sens dans les deux derniers vers de chaque strophe […] »14.

8Selon l’hypothèse de Jacques Jouet, que l’on suivra volontiers, c’est donc ce pantun berkait donné par Mardsen qui fournira « l’exemple générateur du pantoum occidental »15. Chez les poètes canoniques du xixe, on retrouvera sa forme, outre chez Baudelaire, dans plusieurs poèmes de Banville lui-même, mais aussi dans les Poèmes tragiques de Leconte de Lisle, chez Verlaine et chez Laforgue. Poème-source de la forme « pantoum », le texte fourni par Mardsen offre aussi aux lecteurs, à partir de la version qu’en donnent Fouinet puis Hugo, des images et un lexique exotiques, qui seront repris, notamment de façon évidente, dans un poème de Théophile Gautier et dans « Erythréa » des Chimères de Nerval. Chez ce dernier, on retrouve non seulement l’image frappante des papillons et du vautour volant au-dessus de l’océan, mais aussi le nom de la ville Patani, que Nerval, par une note, rattache, comme on l’a dit, à l’Inde, tandis que celle du poème initial, chez Mardsen, se situait sur la « péninsule malaise »16.

9Deux constats sont à tirer de cette appropriation formelle : d’une part elle permet d’instaurer en modèle générique ce qui relevait de l’atypique ; d’autre part elle trahit peut-être, par ce choix même, une prédilection pour certaines modalités poétiques. Tandis qu’un grand nombre d’écrivains du xxe siècle se passionneront pour la forme courte du haïku, c’est à l’inverse pour une version longue du pantoun et pour son pouvoir de relance que ceux du xixe siècle s’y intéressent, alors que le pantoun constituait prioritairement une forme brève. Si cela peut apparaître conforme à une certaine esthétique romantique, il est surprenant que n’ait pas plus rapidement émergé, avec la modernité, une acception plus courte du pantoun, même si « Harmonie du soir » de Baudelaire ne compte que quatre strophes. Imaginer une reprise antérieure du pantoun à une seule strophe relève sans doute de l’uchronie littéraire.17 Quoi qu’il en soit, le pantoum français, par l’éloignement et l’oubli de sa source malaise, s’était alors détaché d’une telle possibilité.

III. Le Pantoun des Pantoun : une forme du renouement

10À la fin du xixe siècle, René Ghil était, pour sa part, à la fois tributaire de cette histoire littéraire du pantoum français, et fin connaisseur non seulement du pantoun malais originel, mais aussi de la langue javanaise, qu’il maîtrisait, et qui présente des similarités avec le malais18. Il l’avait découverte, comme il le décrit lui-même dans une lettre, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, au pavillon des Indes néerlandaises, où il avait assisté à un spectacle de danse. Retournant à l’Exposition de 1900, il y fait la rencontre d’une des danseuses, Maria, qui deviendra l’« héroïne » du « Poème » auquel il s’attelle alors19. Son Pantoun des Pantoun au titre hyperbolique, n’est toutefois, sur le plan formel, ni tout à fait un pantoum, ni tout à fait un pantoun. Publié en 1902, le texte se présente en effet dans une forme relativement libre, comme un poème long de 1100 vers, divisé en quatorze chants20. Ghil y intègre les procédés de reprises du pantun berkait, notamment au début du premier chant, ainsi que des quatrains simples en rimes croisées – version la plus courante du pantoun, comme on l’a dit – et qui sont parfois, dans le texte de Ghil, des traductions de pantoun existants21. Son texte opère donc une sorte de retour citationnel à la forme d’origine – jusque dans la mention des célèbres papillons du pantoun de Mardsen (« Ma terre est trop petite à tant d’amour / et les papillons volent vers la mer »22) –, mais en se montrant conscient de son propre cadre générique : celui de la poésie française au tournant du xixe siècle, marquée tout à la fois par l’émancipation progressive du vers métré et par sa forte mémoire. Ce faisant, ce n’est pas à l’invention ou à la récupération d’une forme que le poète travaille, mais à la création d’un espace de rapport entre les formes. Là où les poètes qui le précèdent avaient peut-être fini par créer un écart, le Pantoun des Pantoun, comme son titre l’indique en s’affichant comme l’unification d’un pluriel, s’offre comme la possibilité de renouer deux traditions, « javanaise » et française. Ce double geste traverse le Pantoun des Pantoun, mais on pourrait aussi en prendre la mesure dans un pantoun plus tardif de Ghil, le « Petit Pantoun des douze mois », publié dans une anthologie destinée aux enfants, et qui présente l’avantage d’offrir une version épurée d’un même travail formel :

Le tamarin léger est en aigrette
sur l’un de ses rameaux danse un oiseau…
Sur tes épaules vont, et sur ta tête
les douze petits sauts d’un an, très haut !
    
Sur l’un de ses rameaux danse un oiseau –
l’âme des soleils d’or vers lui tournée…
Les douze petits sauts d’un an, très haut !
et ta Maman qui rit à ton Année.23

11Le premier quatrain se présente sous la forme d’un pantoun simple, avec ses rimes croisées et le passage des deux vers descriptifs – l’oiseau sur la branche – aux deux vers plus « subjectifs », mettant en scène l’anniversaire de l’enfant : les deux images entrent par ailleurs dans un rapport métaphorique qui relie les « douze petits sauts » de l’âge à « l’aigrette » du premier vers. Le quatrain suivant rajoute à cette forme initiale le système du pantun berkait, dans un enchaînement minimal, puisqu’il ne court que sur deux strophes : le déplacement des vers 2-4 en position 1-3. Version réduite d’une forme double, le pantoun ghilien ne signale plus ici son exotisme que par la présence d’un tamarinier24, et peut-être les « soleils d’or », qui renvoient à l’âme de l’enfant. Le Pantoun des Pantoun déploie ces mêmes procédés formels, mais avec une liberté – notamment sur le plan du vers – et une ampleur toutes différentes. Dès le titre, l’intertexte du Cantique des cantiques fournit le premier signe de cette ambition, et du syncrétisme formel et culturel qui la porte, sans compter que cette référence est alors à la mode dans la production poétique fin-de-siècle : on la retrouve similairement déguisée par exemple chez Corbière (« La Sérénade des sérénades ») et Laforgue (« La Complainte des complaintes »). La dimension méta-poétique du poème de Ghil se manifeste aussi dans le texte, qui s’ouvre sur une sorte de prosopopée du pantoun lui-même, explicitée par le premier vers : « Le pantoun dit ». La répétition à quatre reprises de l’alexandrin « Tes Yeux luiront dans le pantoun qui n’a vieilli »25, au sein des deux chants qui encadrent l’ensemble du poème, souligne à la fois l’ancienneté de la forme, et sa pérennité dans le mètre électif de la poésie française, qui semble de surcroît convoquer ici le dernier vers d’« Harmonie du soir », comme un souvenir intertextuel : « Ton souvenir luit en moi comme un ostensoir ».

12Le vers de Ghil met également en évidence, avec le léger effet de suspens suscité par le rejet à l’hémistiche, que le pantoun est la forme adéquate à la conservation des « Yeux » de la femme aimée, et à sa mise en gloire. Car si le Pantoun des Pantoun est un poème du renouement des formes, il est aussi, toujours conformément à la référence biblique, un chant d’amour, quoique ce dernier s’exprime aussi par l’amitié et l’affection des deux interlocuteurs. La trame narrative du poème dans son ensemble repose sur la volonté du poète et de la danseuse javanaise de se retrouver, par-delà la distance géographique qui sépare Paris de l’île de Java, dont la transposition ghilienne – « dYauwau » – fait encore entendre les « Yeux » perdus. Le poème, construit en trois parties, présente successivement la situation du poète à Paris, puis celle de Maria, repartie sur l’île de Java, et enfin leur réunion, qui s’avère finalement être un rêve. Ghil procède, à l’intérieur de ces différentes parties, à une distribution complexe des points de vue et des prises de paroles. Dès le troisième chant, Maria s’exprime ainsi à la première personne, décrivant non seulement la réaction des « Filles » de son village à son retour, mais également, renversant la perspective, l’image ou le souvenir qu’elle conserve du poète désormais éloigné d’elle :

Mes Yeux que le Touhan’ a pris, mes Yeux l’ont vu
qui lentement dans le matin – me souriait…
   
qui lentement dans le matin – me souriait :
mais de ses Yeux aussi pâlis, que s’il pleurait !…26

13Le procédé de reprise du pantun berkait opère ici sur un simple distique, ce qui place les deux vers répétés en chiasme. L’enchaînement permet de renforcer ce qui se joue thématiquement, à savoir le passage des « Yeux » de Maria à ceux du « Touhan’ » (mot signifiant honorifiquement « Monsieur » et par lequel se trouve désigné le poète). Si la distance rend impossible le croisement des regards, qui est pourtant le lieu par lequel l’amour entre dans l’être, comme le rappelle un autre vers – « Si la passion d’amour entre en mes Yeux ouverts : / de ton sourire seul me vient la guérison »27 –, il ne cesse pourtant d’être poétiquement compensé, et le texte apparaît comme le seul lieu d’une rencontre qui n’existe plus nulle part ailleurs. La répartition des prises de paroles, qui rend souvent difficile l’identification de la source énonciative, conduit pour sa part à confondre les voix, et donc à les réunir. Ainsi le proverbe « Loin des yeux – loin du cœur » se trouve-t-il contredit, et le septième chant l’instaure même paradoxalement en point de jonction, puisqu’il existe dans les deux mondes que le poème place en regard :

« […] mais : Diaou di mata…
Mais : Diaou di Ati… […]
et tout à l’ouest, aussi moqueurs que dans dYauwau
lali-lali ! ne sais-tu pas qu’eux aussi, disent
en laissant se rouiller le regret qu’ils n’aiguisent :
Loin des Yeux – loin du cœur !… »28

14Voilà comment celle que les yeux du poète ne peuvent voir qu’en imagination demeure malgré tout « près-du-cœur », au point que le syntagme ainsi formé devienne un nom propre qui la désigne : « Ma Sœur-petite, ô Près-du-Cœur ! »29.

15Le lien amoureux que le poème rend formellement tangible trouve enfin son dernier point d’application dans le rapport entre les langues. On le constate exemplairement dans le rapprochement des deux proverbes : « Diaou di mata / […] Diaou di Ati », soit « Loin des Yeux – loin du cœur ». Cette présence massive de la langue javanaise30 dans le texte constitue la manifestation la plus évidente de l’orientalisme ghilien forgé, on l’a dit, dans le contexte colonial des Expositions. La langue contient en elle l’exotisme auquel aspire le poète, avec des accents baudelairiens (« et qu’il eût voulu vivre et qu’il eût voulu naître, / parmi dYawa […] »31). On y trouve en effet « Tous les noms qui sentent le poivre […] »32. Mais l’emprunt lexical, conformément à ce qui se produit dans le rapport à la forme pantoun, vise surtout à faire exister une altérité sans pour autant la séparer radicalement de soi. Là encore s’exerce le désir d’une réunion, dans une concordance remarquable de l’élan amoureux, mis en récit, et de l’élan linguistique, qu’on ne saurait que difficilement subordonner l’un à l’autre33. Le mélange des langues à l’intérieur du poème, comme le note Guy Ducrey, conduit bien à un « bilinguisme » fusionnel34, qui vise à utiliser ensemble les qualités phoniques et sémantiques des deux langues, au point qu’elles puissent entrer dans un rapport d’influence mutuel. Le premier phénomène attestant d’une telle rencontre est évidemment la rime, rapprochement des sons, et par analogie des êtres35. Le javanais offre des rimes rares, comme au début de ce passage :

Et tout devint hïer et devint nuit : win’ghi –
wen’ghi !… Et, sans dorer le pli lent-alangui
de ses lèvres qu’un goût d’amertume et d’awou
très-mauvement meurtrit, passa Port-Saïd – d’où
viennent les touhan’-saïd dont la gaîté, ploie
et déploie en mille mots les kaïn’ de soie36

16La mobilisation de la langue étrangère dépasse largement toutefois le procédé de la trouvaille en fin de vers, ou le simple effet d’étrangeté lexicale, ce en quoi elle diffère de ce qu’on pourrait observer dans l’exotisme d’autres poètes du xixe, parmi lesquels Leconte de Lisle notamment. Le rapprochement sémantique entre « hïer » et « nuit » est en effet motivé ici par la traduction de ce qui relève peut-être d’un proverbe en javanais : « wing’ghi » (qui signifie « hier ») – « wen’ghi » (qui signifie « nuit »). C’est donc la paronomase javanaise qui ouvre à la langue française de nouveaux rapports de sens, tandis que les procédés de la versification, de leur côté, travaillent aussi à l’intérieur de la langue étrangère, lui offrant les ressources d’une mise en évidence, par le rejet entre les deux premiers alexandrins, par exemple (Ghil s’était d’ailleurs fait l’auteur de poèmes intégralement composés en javanais)37. Ce croisement des langues vaut encore dans la formation d’expressions et de mots, non seulement ici pour le syntagme « kaïn’ de soie », qui mélange le nom javanais (kaïn signifie « tissus ») et le complément de nom français (« de soie »), mais encore dans la configuration d’expressions en français qui sont en réalité la traduction de formules javanaises : lorsqu’il est question du « vent-mêlé-de-pluie »38, par exemple, Ghil procède à une imitation en français, par l’emploi des tirets, de la concentration sémantique opérée par le javanais, dans le mot deratshana, que le « Lexique », disposé par Ghil à la fin de l’ouvrage, traduit simplement par « vent mêlé de pluie ». Il s’agit donc d’une reprise du mode de formation lexicale plus que d’une simple traduction, et cette création de mots par composition rejoint l’affection des poètes fin-de-siècle pour les néologismes et les mots-valises. Comme l’ont noté les commentateurs, l’influence de la langue exotique alimente donc ici un souci d’invention lexicale qui lui préexiste. Il faut toutefois y déceler chez Ghil l’opportunité d’une rencontre, plutôt que la simple instrumentalisation du javanais au service d’une mode fin-de-siècle.

17Reste que la question des langues détermine la nature d’un dernier lien fondamental : celui du texte à son lecteur. La présence de mots et d’expressions en javanais, dans le texte de Ghil, conduit à un hermétisme peu contestable. Une telle difficulté pourrait presque conduire à considérer ce « poème Javanais » sous les modalités d’une langue argotique, d’un code destiné à n’être compris que de ceux qui le connaissent, selon l’appellation de cette langue inventée consistant à ajouter des syllabes à l’intérieur des mots. Cette interprétation du terme, provocatrice, traduit bien l’incompréhension du lecteur, mais elle réduirait bien sûr l’échange paradoxal que construit le texte, appuyé sur l’agencement voulu par Ghil du poème et du glossaire final. On peut se demander, à l’instar de Guy Ducrey, si c’est véritablement une « traduction » qu’exige le texte de son lecteur39, mais la présence du lexique, tout comme les jeux d’échos et de mélange entre les langues, invitent à ne pas considérer le Pantoun des Pantouns comme une machine à produire de l’incompréhension. L’expérience du lecteur y serait bien celle d’un décalage – comme l’est le Pantoun des Pantoun, placé « À part de l’Œuvre » par Ghil lui-même40 –, mais à propos duquel le texte dispose les indices d’une résolution. De même que le poème cherche, comme on l’a vu, à renouer les êtres et les cultures, de même invite-t-il sans doute à faire finalement de la lecture un mouvement vers le sens.