Colloques en ligne

Cyril Vettorato

La frontière ubiquiste : penser le passage de l’oral à l’écrit à la lumière de l’ethnopoétique

1L’objectif du présent article est de réfléchir de façon prospective autant que rétrospective à ce que peut apporter l’ethnopoétique, à la fois comme corpus scientifique existant et comme réservoir de possibles méthodologiques, à l’étude des gestes de traductions, de transposition et de composition qui se trouvent au cœur de ce projet de réflexion collective initié par Magali Bossi, Éléonore Devevey et Sébastien Heiniger. Ces actes créatifs polymorphes ont en commun d’effectuer un « passage », celui d’une limite perçue comme délimitant des arts verbaux — souvent oraux — extérieurs à « l’Occident », et un corpus de littérature moderne, écrite, et « occidentale ».

2Ceci m’amène à expliciter mon titre, lequel peut paraître un peu fantaisiste dans sa forme, mais a le mérite de résumer efficacement l’angle d’approche qui sera au cœur de cet article. J’ai décidé de me pencher sur la frontière entre oral et écrit en qualifiant cette frontière d’« ubiquiste », en partant de la double définition suivante : l’adjectif « ubiquiste » peut s’entendre dans un sens général (« qui est présent ou qui peut se trouver en plusieurs endroits à la fois ») et dans un sens particulier propre aux sciences de la vie (« qui peut vivre partout, qui s’adapte facilement aux milieux les plus divers1 »). Dans le cadre de cette réflexion consacrée à des gestes de création littéraires, je l’entendrai de deux manières principales qui recoupent en partie ces deux acceptions sémantiques :

31. La frontière entre oral et écrit qui sous-tend les gestes de création étudiés ici est en même temps plusieurs autres frontières (moderne/traditionnel, Occident/ailleurs, nous/les autres, rationalité/irrationalité, etc.). La spatialité métaphorique de cette frontière (une frontière se définit comme une ligne qui sépare un espace d’un autre) est trompeuse, voire franchement artificieuse : cette ligne de partage désigne des choses en faisant mine d’en désigner d’autres, et fonctionne davantage sur le mode de la prolifération que de la circonscription. Par exemple, et pour évoquer brièvement un cas à propos duquel on pourra aisément se référer à des travaux déjà publiés par moi ou par d’autres chercheurs, le blues dont s’inspire Langston Hughes dans les années 1920 pour écrire ses poèmes se désigne à la fois lui-même comme forme musicale, mais il délimite aussi tout un ensemble d’antinomies sous-jacentes (culture haute/culture basse, culture blanche/culture noire, ville/campagne, modernité/tradition, dominants/dominés, fausseté/authenticité, etc.) sans lesquelles son usage en discours ne peut être compris que très imparfaitement2.

42. La frontière entre oral et écrit qui sous-tend ces gestes de création littéraires n’est pas confinée à l’intérieur d’un monument textuel clos sur lui-même, mais elle se duplique et, là aussi, prolifère de façon imprévisible tant que l’objet esthétique est efficace. Concrètement, cela signifie que cette frontière oral/écrit ne peut pas être pensée comme un tracé définitif qui se trouverait enclos au sein de l’œuvre envisagée, mais qu’elle existe sur le plan de ce que la théorie littéraire nomme volontiers la « réception » – qui, du point de vue de l’ethnopoétique, gagne toutefois à être pensé plutôt en termes de « création collective3 ». Pour reprendre le même exemple que ci-dessus, la frontière écrit/oral telle qu’elle apparaît dans les poèmes où Langston Hughes s’inspire du blues est susceptible d’un nombre potentiellement infini de déplacements au fil des lectures et appropriations successives dont ils font l’objet, que l’on songe à de simples lectures « non professionnelles », aux usages pédagogiques, aux lectures savantes et « écrivantes » de critiques littéraires, à des gestes de traduction, ou encore à des gestes de réécriture ou d’écriture « sous influence » de la part d’autres écrivains. Certains intellectuels et écrivains nationalistes noirs des années 1970 ont par exemple pu interpréter cette frontière d’une manière bien particulière et fort éloignée de l’intention auctoriale de Hughes (le blues symbolisant un « art noir » pur et triomphant qui ferait éclater le « langage blanc » de la poésie4) tandis que d’autres plus récemment ont pu en faire une lecture « créole », métisse, ou universaliste5. Cette frontière elle-même est mobile, parce que le sens définitif d’une œuvre littéraire n’est jamais arrêté, et qu’elle se trouve pleinement mise en jeu au sein de la relation herméneutique, elle-même conditionnée par un ensemble de cadres socialement et culturellement déterminés6.

5Nous reviendrons à l’exemple hughesien plus tard afin que cette idée de frontière ubiquiste ne paraisse pas trop abstraite, mais, pour avancer dans ma démonstration (qui se voudra dans l’ensemble très générale), je voudrais maintenant en venir à l’ethnopoétique en tant que telle, dans la forme qu’elle a pu prendre au sein de corpus académiques existants comme dans ses évolutions potentielles, pour montrer quelle est sa relation essentielle avec cette « frontière » oral/écrit et pourquoi elle me semble bien utile pour parler de ces « transferts » de genres oraux vers la littérature écrite.

L’anthropologue et le plaisir esthétique

6Le terme d’ethnopoétique ne désigne pas une doctrine unifiée, mais une nébuleuse méthodologique qui peut être entendue de manière minimaliste pour désigner les travaux de personnes s’étant explicitement revendiqué d’elle (Jerome Rothenberg et Dell Hymes aux États-Unis, Florence Dupont en France, Claude Calame en Suisse) ou de manière plus large en incluant tout un ensemble de travaux qui présentent un important « air de famille » avec elle (ceux de Ruth Finnegan au Royaume-Uni, Henri Meschonnic en France, Paul Zumthor en Suisse) et qu’elle mobilise souvent. L’ethnopoétique se caractérise par l’extrême diversité de ses objets (théâtre grec et latin antique, poésies orales du monde entier, rap et slam…) et trouve sa cohérence non dans ses corpus mais dans une certaine manière de les aborder, en combinant les méthodes de l’anthropologie culturelle (entre autres sciences humaines et sociales) avec celles des études littéraires — en particulier, l’analyse de textes. L’ethnopoéticien ambitionne de rendre compte du fonctionnement de pratiques poétiques, narratives ou dramatiques variées d’une manière qui n’éclipse ni leur insertion dans des sociétés humaines (c’est sa part d’anthropologue) ni, comme y insiste Florence Dupont, « le plaisir esthétique » :

ces recherches peuvent avoir un grand avenir, puisqu’elles permettent de penser toutes les formes de poésie non académiques, des plus anciennes aux plus populaires, en comprenant leur performance dans leur globalité, sans négliger le texte. Un avenir bien plus grand en tout cas que les post-colonial studies, déjà finies car trop colonialistes encore, ou que les cultural studies qui ignorent le plaisir esthétique7

7Si l’on s’en tient à une histoire « minimaliste » de la méthodologie ethnopoétique, alors l’anthropologue et sociolinguiste états-unien Dell Hymes peut légitimement être considéré comme son premier théoricien notable. Dès les années 1960, Hymes insistait sur la nécessité suivante :

take as context a community, investigating its communicative habits as a whole, so that any given use of channel and code takes its place as but part of the resources upon which

the members of the community draw. (…) It is not linguistics but ethnography – not language, but communication – which must provide the frame of reference within which the place of language in culture and society is to be described8.

8Pour les premiers ethnopoéticiens états-uniens déjà, presque un demi-siècle avant Florence Dupont, cette exigence d’élargissement de l’étude du langage à la communication conçue comme culturellement et socialement située s’accompagnait d’une sensibilité esthétique – c’est ce qui donne toute sa valeur à la présence du (et de la) « poétique » à la suite du préfixe « ethno- ». Hymes lui-même était amateur de littérature et pensait que le travail d’étude et de transcription des arts verbaux extra-occidentaux comportait une part irréductible d’appréciation esthétique ; à ses côtés, des ethnopoéticiens plus nettement identifiés comme poètes (Jerome Rothenberg en tête) revendiquaient la part de création qui se jouait dans le rapport à ces poésies orales (principalement amérindiennes), y compris dans le simple geste de mise à l’écrit9. Autrement dit, les ethnopoéticiens nord-américains des années 1960-1970 étaient non seulement conscients de mettre quelque chose d’eux-mêmes dans leur terrain tel qu’ils en rendaient compte — dans le sens méthodologique, bien connu des anthropologues de la culture, où son « observation » est aussi « participante » et « située10 » — mais ils considéraient plus spécifiquement que ce « quelque chose » avait à voir avec la création, l’écriture — en un mot, le domaine « poétique ».   

9En France, le Groupe de Recherche en Ethnopoétique (GREP) a été fondé au milieu des années 2000 par Florence Dupont et Bernard Lortat-Jacob pour permettre un travail collectif entre des chercheurs des disciplines littéraires (études latines et grecques anciennes, littérature comparée, théâtre) et anthropologiques (ethnomusicologie surtout). L’ethnopoétique étant une perspective interdisciplinaire dont les contours théoriques et méthodologiques n’ont jamais cessé d’être interrogés, les publications du centre ont pris la forme de volumes collectifs comportant une dimension exploratoire et programmatique, émanant de cycles de réflexion menés au sein de son séminaire à un rythme trisannuel : La voie actée, pour une nouvelle ethnopoétique (2007-2010, publication 2010), D’un rythme à l’autre (2010-2013, publication 2013) et Théâtre du geste, du jeu et de la voix (2013-2015, publication 2017). À ces volumes de travail collectif peuvent s’adjoindre un certain nombre de monographies publiées par des membres du GREP, et qui dessinent les contours de cette méthodologie interdisciplinaire : Le chant des serpents de Christine Guillebaud (2008), Un monde où l’on clashe de Cyril Vettorato (2008), La poésie pour répondre au hasard de Maria Manca (2009), Paroles mélodisées d’Estelle Amy de la Bretèque (2013), Tsiganes, musique et empathie (2013) de Filippo Bonini Baraldi ou encore Carmen de Maxime Pierre (2016) — et les articles ethnopoétiques d’autres chercheurs et chercheuses comme Carole Boidin, Caroline Déodat, Tristan Mauffrey, Katell Morand, Luigia Parlati, Pénélope Patrix, Hatouma Sako...

10Quand on examine tous ces travaux de langue française ou les études en langue anglaise (Hymes et ses camarades nord-américains, à qui l’on peut adjoindre Ruth Finnegan dont la perspective est proche, et plus récemment John Leavitt au Canada), on est frappé par la manière dont le déplacement du regard opéré de « la langue » vers la communication conçue de manière élargie et culturellement située a pu mettre en déroute la traditionnelle séparation entre oral et écrit conçue comme une « grande division » (« Great Divide11 ») — ou, pour reprendre le terme utilisé plus haut, comme une antinomie. Si l’ethnopoétique s’est surtout intéressée à des pratiques orales mobilisant le corps et la voix, elle l’a fait sans jamais prendre au sérieux cette essentialisation dualiste de la frontière oral/écrit que dénonçait déjà en son temps Dell Hymes :

It would be a mistake to postulate a universal, absolute contrast between styles of speaking and styles of writing. We need instead to broach the more general topic of communicative styles12.

11Il y aurait ainsi à explorer tout un monde de pratiques verbales, marquées ou non du sceau de cette « littérarité » dont on sait depuis longtemps qu’elle doit être pensée en tant que telle dans son émergence historique et sociale, et qui auraient pour écosystème naturel cet entre-deux fertile qui est celui de « l’oralité de la littérature et de la littératie (literacy) de la conversation » (j’emprunte la formule à Deborah Tannen13). On retrouve ici notre « frontière ubiquiste » dans l’une de ses facéties, en l’occurrence celle d’une assimilation entre une distinction de médiums (oral/écrit) et un ensemble de valeurs civilisationnelles (européennes, postromantiques) associées à la « littérarité ». Dans ce sens, on pourrait dire que les choix méthodologiques effectués par l’ethnopoétique la libèrent d’une certaine pathologisation de l’oral, souvent réduit au sein des études littéraires à une fonction de « grand Autre » inaccessible. Si, comme le pensait Hymes, la poétique peut décrire des « styles » qui empruntent le médium écrit ou le médium oral, voire les deux — ce qui est, du reste, le discours de nombreux écrivains eux-mêmes, en particulier (mais pas seulement) dans le domaine de la poésie-action — alors l’oralité n’est plus cet « Avant » mystérieux et quasi sacré que la littérature postromantique ne cesse de (sur)investir symboliquement tout en le tenant à distance, mais une composante parmi d’autres de l’art poétique au sens large – je dirais même, d’un art poétique qui n’aurait plus besoin de mettre hors-champ la majorité des pratiques poétiques existantes et observables dans le monde empirique pour pouvoir se maintenir comme édifice intellectuel.

12On pourrait arguer que dans ces conditions, la capacité du regard critique à penser le plaisir esthétique associé à l’expérience poétique ne se trouve pas dégradée, comme le voudrait l’accusation de « réductionnisme » (sociologique ou non) fréquemment adressée aux approches de la littérature qui affichent leur appétence pour les sciences humaines, mais enrichie d’une manière qui rend sensible les écarts internes du fait poétique, sa liminalité constitutive. Sur ce point, l’ethnopoéticien serait ainsi moins proche sans doute d’une anthropologie « scientifique » à la façon de Bronislaw Malinowski14 que de celle de Gregory Bateson quand il préconise une approche intégrant méthodes rationnelles et sensibilité à la « beauté » et à la « poésie » pour comprendre les sociétés humaines15.

Danser sur la frontière

13C’est à ce point de ma réflexion que j’aimerais abandonner la démarche rétrospective pour m’aventurer dans des eaux prospectives : quelles possibilités d’évolution peut-on imaginer pour l’ethnopoétique et ses méthodes ? En quoi ces perspectives peuvent-elles se révéler utiles pour l’étude des passages des arts verbaux extra-occidentaux (notamment oraux) vers les littératures modernes (écrites), françaises ou autres ?   

14La manière dont l’ethnopoétique francophone, indélébilement marquée par l’influence de deux « antiquisants » (Florence Dupont et Claude Calame), s’est positionnée par rapport à l’histoire littéraire mérite ici quelques remarques. Les ethnopoéticiens nord-américains contemporains de Woodstock s’inscrivaient académiquement dans le champ des sciences humaines et sociales (linguistique, ethnologie, sociologie) et c’est de là qu’ils tendaient la main vers le/la « poétique » — une poétique influencée par les expérimentations de la génération d’après-guerre (Beat Poets, Black Mountain College, San Francisco Renaissance, Deep Image Poetry), portées par une revalorisation du corps, de l’oralité et des expériences-limites. Les ethnopoéticiens francophones du début du XXIe siècle sont davantage liés au champ des études littéraires et s’emparent des grands « classiques » antiques pour déplacer le regard porté sur eux, aspirant à l’émergence d’une altérité de l’intérieur : « j’avais adoré Lévi-Strauss et son exigence d’adopter un “regard éloigné” sur des cultures qui n’étaient pas les nôtres, et j’avais donc bien envie d’étudier les Romains comme il avait étudié les Bororos », déclare à ce sujet Florence Dupont16. Les classiques grecs et latins, d’Homère au théâtre comique et tragique, ayant ainsi été « vampirisés17 » par une tradition idéaliste et textualiste, il s’agit pour Dupont et ses disciples de les relire autrement en tâchant de prendre en compte les conditions réelles où ils ont existé (avec des voix, des corps), ce qui constitue aussi une manière d’ouvrir le champ des possibles pour notre présent. Loin d’un simple procès en anachronisme (ce qu’il est en partie), le reproche de l’ethnopoétique francophone (Dupont, Calame) à la tradition textualiste est d’appauvrir notre propre regard sur la création, y compris contemporaine — par exemple, en reléguant le rap et le slam hors du champ poétique18. Apprendre à voir l’oralité d’Homère est aussi un moyen de déplacer notre regard sur nous-mêmes en tant que nous habitons un monde où les jeux de « cadres » (Goffman19) au travers desquels nous faisons l’expérience du poétique ne sont pas « naturels20 ».

15La frontière oral/écrit est bien toujours plus qu’une simple délimitation objective entre deux modes de communication : elle charrie une multitude de dilemmes intellectuels complexes relatifs à notre propre positionnement par rapport à l’histoire littéraire et à la culture (Jerome Rothenberg ne dénonçait-il pas déjà dans Technicians of the Sacred le syllogisme par lequel le mot « oralité » se mettait à désigner implicitement un « eux » et le mot écriture, un « nous21 » ?). C’est cela, pourrait-on dire, qui la rend si fascinante, tant pour les penseurs que pour les créateurs. Pensée à partir de la situation critique précise dont nous sommes partis — un lecteur étudie une œuvre littéraire (écrite) dans laquelle l’auteur s’est inspiré, a traduit, transposé, mis en forme une pratique orale — elle nous force à prendre position méthodologiquement de manière nette par rapport à notre objet. Reprenons à ce sujet l’exemple de Langston Hughes déjà évoqué au début de notre réflexion. Lorsque j’étudie les poèmes blues de l’écrivain américain, dois-je épouser le point de vue auctorial et décrire la place du genre musical afro-américain dans sa poésie dans ses propres termes (l’oralité du blues apporte une vérité, une authenticité qui équilibre la « sécheresse » de la poésie moderniste écrite, il donne une voix aux « sans voix » anonymes, etc.) ? Ou bien dois-je étudier cette manière d’investir de valeurs symboliques complexes l’architecture même de ce qui fait la culture, à commencer par la frontière écrit/oral, comme une composante parmi d’autres de l’art poétique de Langston Hughes ? La meilleure réponse est sans doute : ces deux choses à la fois. L’expérience esthétique est à la fois profondément sympathique, impliquant littéralement de « vibrer avec » l’événement poétique, et habitée par une multiplicité d’écarts internes proliférants, moteur notamment de sa constante réactualisation et de son historicité. Par conséquent, il est à mon sens indispensable de poser un regard, là aussi, anthropologique sur la création poétique écrite autant que sur l’oralité : comprendre cette ligne de partage « intégrée » entre oral et écrit comme un phénomène culturel historiquement situé autant que poétiquement investi, et non comme un simple état de fait.

16Une telle démarche pourrait permettre à l’ethnopoétique d’élargir ses corpus (jusqu’ici majoritairement oraux) pour embrasser la relation entre oralité et écriture22, ouvrant la porte à ce qui pourrait ressembler, pour reprendre la formule heureuse de Tristan Mauffrey, à une « littérature mondiale sans littérature23 » — c’est-à-dire à une pratique des « humanités » qui n’exclurait par principe aucun objet narratif, poétique ou théâtral parce qu’il est « autre » (ce qui peut s’entendre historiquement, géographiquement, culturellement, mais aussi sociologiquement dans le cas du rap, par exemple) — mais se formerait à la grande diversité des cadres culturels et sociaux au sein desquels sont effectués les usages de ces objets, en particulier par l’étude patiente et modeste des dénominations locales utilisées par les acteurs, des médiums et structures d’échange et de diffusion, ou encore des critères d’appréciation et de canonisation24.

17Les gestes de circulation créative entre oralité et écriture gagnent à être étudiés en mettant à profit ce que les méthodes anthropologiques nous aident à comprendre non seulement des pratiques créatives, situées dans des contextes précis, mais aussi des communautés de discours « savantes » et de leurs manières de fonctionner. Particulièrement précieuse dans cette optique est la pensée de l’anthropologue David Scott, qui propose toute une boîte à outils théorique (« communautés de discours », « espace-problème ») pour décrire de façon pluraliste le type d’historicité particulière du monde intellectuel d’une manière qui ne soit pas, précisément, historiciste mais qui restitue aux formes du passé leur ouverture, leur devenir25. Par exemple, si l’on pense de cette manière la frontière oral-écrit telle qu’elle se présente dans la poésie blues de Langston Hughes, on décrira d’une part le style du blues en tant que tel, avec une grande attention portée à la voix, à la musique et à la manière dont les acteurs conçoivent cet art musical ; puis d’autre part, on étudiera les multiples éléments de contexte et de positionnement intellectuels qui configurent la manière dont Hughes, au moment où il a écrit ses poèmes, a pu être amené à penser l’écriture, le rapport de l’écriture à l’oralité et tout ce qui se joue dans l’investissement symbolique de cette « frontière ». Puis l’on peut étudier les enregistrements où Hughes a proposé des performances orales de ses poèmes, avec ou sans musique, là aussi en considérant le contexte et les dimensions les plus concrètes de l’événement26. Une fois ces éléments bien posés, un véritable comparatisme oral/écrit devient possible, dans lequel le regard critique ne se trouve pas submergé par une idéologie de la frontière, mais tâche de décrire minutieusement les gestes de création-déplacement à l’œuvre et leur portée symbolique – et dont lui-même est partie intégrante, avec sa propre sensibilité et ses partis pris. Ce qui oblige, bien évidemment, à être tout autant capable de réflexivité vis-à-vis de ses propres outils méthodologiques que de perspicacité face aux subtilités d’un texte, étant donné, comme l’écrivait joliment Clifford Geertz en 1976, que « l’art et l’équipement dont nous disposons pour l’appréhender sont fabriqués dans la même boutique » (« Art and the equipment to grasp it are made in the same shop27 »).

18Parce que la frontière entre oral et écrit telle qu’elle se trouve mise en jeu dans la littérature n’est jamais un simple état de fait objectif, mais le catalyseur symbolique puissant d’une multitude d’enjeux intellectuels, philosophiques et poétiques, il est nécessaire non seulement de mettre à profit les enseignements de l’ethnopoétique telle qu’elle a existé jusqu’ici au sujet de l’oralité, de la performance et de l’art verbal comme événement social, mais aussi d’étendre le champ de ses objets pour embrasser l’écriture dans ses rapports à l’oralité, comme étant elle aussi une pratique humaine située dans l’histoire des cultures et des sociétés humaines. Loin d’être un positionnement polémique, ce comparatisme écrit/oral (ou situé au-delà de la « Grande Division » antinomique entre écrit et oral pour examiner des jeux complexes de déplacement de part et d’autre — ou autour — de cette frontière symbolique ubiquiste) pourrait rendre plus lisibles certains objets poétiques anciens, mais aussi modernes et contemporains qui peinent à trouver leur place dans le champ des études littéraires actuel — et qui ne se rangent pas, loin s’en faut, de manière bien ordonnée de part et d’autre de la frontière supposée entre « littérature littéraire » et « culture populaire ». Le meilleur moyen de rendre justice à la puissance esthétique des arts de la parole, qu’ils se présentent à nous en premier lieu sous une forme orale ou écrite, est peut-être d’embrasser la frontière oral/écrit dans sa fascinante et proliférante ubiquité — et, de la même façon que Nietzsche invitait à « danser dans les chaines28 », d’accompagner le poème en dansant sur la frontière.