Colloques en ligne

Éléonore Devevey

L’ambivalence des gestes. Introduction

1Le présent recueil, issu du colloque « Traduire, transposer, composer. Passages des arts verbaux extra-occidentaux en langue française », s’attache à mettre en lumière les modalités d’ouverture, au XXe siècle, des écrivains, lettrés ou savants aux poétiques extra-occidentales, en prenant pour objet leurs démarches de traduction de corpus, de genres ou de formes vers le français. De telles démarches résultent d’une somme de choix, de rencontres et d’opérations matérielles et intellectuelles précises ; elles constituent des processus concrets qu’il importe de restituer en tant que tels. Mais elles soulèvent aussi d’importantes questions théoriques — sur la traductibilité des formes et des concepts poétiques, notamment — et politiques — sur les processus d’appropriation culturelle, au premier chef. C’est surtout dans leurs ambivalences que nous avons voulu les considérer : comme des gestes d’hospitalité, mais qui procèdent de situations d’inégalité.

2En faisant le choix d’envisager l’objet en transfert depuis son point d’arrivée, c’est-à-dire son existence en langue française, le propos n’est évidemment pas de se féliciter de la capacité d’absorption de cette dernière, mais plutôt de se rendre attentif à la diversité et à la complexité des méthodes et des motifs des acteurs et actrices qui opèrent de tels gestes, et aux cadres idéologiques variables dans lesquels ils conçoivent leur démarche.

3De tels objets et enjeux peuvent être saisis au carrefour de trois champs d’étude. Celui, d’abord, qui s’attache aux « transferts culturels » et aux processus de resémantisation des œuvres qui s’opèrent à la faveur de translations entre langues, entre contextes nationaux et entre médiums. Celui, ensuite, des échanges entre écrivains et anthropologues, pour qui la traduction ou la retraduction de corpus extra-occidentaux constitue un point de rencontre crucial. Celui, enfin, qui se consacre à la notion de francophonie et à son histoire, cadre idéologique qui a conditionné et conditionne encore parfois de tels transferts. À ce carrefour, la traduction exige d’être envisagée tout à la fois comme une pratique de création, une pratique de savoir et une pratique politique.

4De façon générale, il est possible d’aborder ces pratiques de passage depuis deux postes d’observation : les choix de traduction, d’une part, et les situations de traduction, d’autre part.

5Les choix de traductions, signifiés par les verbes retenus comme titre du colloque, peuvent être abordés suivant un continuum qui va de la traduction littérale à l’appropriation libre. À ces verbes, il faut ajouter « transcrire », opération préalable, dans certains cas, du passage de l’oral à l’écrit, soit la textualisation de pratiques orales, parfois même en partie non verbales — la possibilité d’écrire d’autres paramètres de la performance poétique. Une telle approche fait apparaître un nuancier allant donc de la transcription-traduction littérale (type : la traduction juxtalinéaire, idéal de l’ethnolinguiste) à l’autonomisation de la forme du texte source, de sorte qu’il devient possible de composer une telle forme directement dans la langue cible (type : le haïku, devenu forme nomade, métabolisée à l’international). Dans le cas de telles recréations, l’enjeu est la translation non plus de corpus, mais de traits formels et thématiques, parfois détachés de la poétique vernaculaire qui les sous-tend. Ces opérations de transformation, on peut les voir comme l’indice d’une plasticité réjouissante, ou à l’inverse, comme une distorsion qui fait violence au texte source. Considérer ce continuum implique quoi qu’il en soit de suspendre une conception évaluative de la traduction, pensée d’abord dans un rapport de fidélité à l’original.

6Par situation de traduction, on entend le mode et la nature de la relation qui unit le producteur et le traducteur, du point de vue biographique comme du point de vue politique. Dans une perspective biographique, cette relation va de l’identité entre ces deux acteurs (dans le cas de l’auto-traduction) à l’écart maximal (dans le cas d’acteurs en contact strictement textuel, livresque), en passant par toutes les formes envisageables de collaboration entre producteur et traducteur, et l’implication de tiers et de langues intermédiaires. Dans une perspective politique, les cas de traduction de langues pensées comme « minoritaires » vers le français, langue longtemps considérée comme « hégémonique » (longtemps langue d’exportation littéraire plutôt que d’importation) constituent des situations prises dans une relation asymétrique, de domination concrète ou symbolique — ou simplement des situations d’échange inégal. La traduction est en effet une opération qui peut viser à contrer les phénomènes de domination, ou, à l’inverse, les accuser. Aussi est-il essentiel de ne pas s’en tenir à une vision irénique de la traduction, comme le rappelle fortement Tiphaine Samoyault, dans son récent Traduction et violence1— de ne pas s’en tenir, à l’inverse, à une compréhension au seul prisme des rapports de domination qu’elle met en jeu.

7Une scène rapportée par Michel Leiris dans L’Afrique fantôme permettra de préciser les questionnements en jeu. À l’entrée du 26 octobre 1931 de son journal, il rapporte un « frappant exemple du genre de malentendus qui affolent périodiquement l’enquête, dès qu’il s’agit de traduction2 ». Leiris, qui se trouve alors dans le village dogon de Sanga (avec l’équipe de la mission Dakar-Djibouti, dont il est officiellement le « secrétaire-archiviste »), recueille auprès d’un vieil homme, Ambibè Babadyi, des textes en « langue du sigui », langue secrète de la société des masques, dont la poésie énigmatique l’a d’emblée séduit. Pour ce faire, Leiris dépend de son informateur, qui assure le passage de la langue du sigui au dogon, et de l’aide d’un interprète intermédiaire, Dousso Wologyem, qui assure le passage du dogon vers le français. L’opération est donc particulièrement délicate, d’autant que le vieil homme, qui croit que Leiris souhaite être initié, lui livre presque systématiquement des versions différentes du même « texte » (notion évidemment impropre). Après avoir demandé à ses deux interlocuteurs des « traductions littérales et non des traductions approchées », Leiris improvise, pour mieux se faire comprendre, une comparaison concrète :

[…] je ramasse une poignée de cailloux. Un à un j’aligne les cailloux sur la table en disant à chaque caillou posé : « Voilà tel mot, tel mot, tel mot. » Je prends ensuite une seconde poignée de cailloux et remplace un à un, par ces nouveaux cailloux, les cailloux alignés en disant : « Voilà le mot français pour tel mot, le mot français pour tel mot… », lui demandant de m’expliquer ce que la phrase en question voulait dire, comme s’il s’agissait — en admettant que cela fut possible — de remplacer chacun des mots en langue secrète qui constituent la phrase par le mot dogon (que l’interprète me transmettrait en français) correspondant, ainsi que j’avais fait des cailloux3.

8Mais Leiris est vite refroidi lorsqu’il voit le vieil homme prendre un caillou et le manipuler comme s’il s’agissait d’un symbole représentant non pas un mot, mais un actant de son récit : un homme, une femme peule...

L’exemple concret que j’avais pris, croyant lui faire mieux comprendre, n’a réussi qu’à faire éclater une double stupidité : celle d’Ambibè, incapable d’avoir une claire notion du langage en tant que tel ; la mienne, capable d’avoir traité les mots d’une phrase comme des entités séparées4

9Plutôt qu’un passage fluide, l’opération de traduction apparaît ici comme une succession d’obstacles (la difficulté d’établir un texte source, la nécessité de passer par une langue intermédiaire, la déperdition d’informations non-linguistiques dans la transcription) et comme une série de malentendus (sur les intentions du collecteur, sur ce que traduire veut dire). Sans doute pris d’impatience et souhaitant constituer un matériau ethnographique exploitable, Leiris appauvrit délibérément sa conception du langage, jusqu’à faire des mots des entités discrètes, aussi closes sur elles-mêmes, compactes et interchangeables que des cailloux. Sa comparaison postule que toutes les langues détaillent le monde de façon analogue. Malentendu ou malice, Ambibè Babadyi y répond par une amorce de récit, qui précisément désamorce la bévue linguistique de l’ethnographe. S’il est si difficile à Leiris de faire comprendre aux deux hommes ce qu’il attend du passage d’une langue à une autre, c’est peut-être d’abord parce qu’il n’a pas clairement explicité les objectifs de son travail. Faute de se figurer précisément les usages ultérieurs de ces traductions, les deux hommes seraient peu à même de lui venir en aide de façon adéquate. Mais c’est aussi, en extrapolant un peu, pour une raison plus fondamentale : la pratique du langage est universelle, mais la notion de langage, elle, ne l’est pas. Traduire, par suite, suppose non seulement de passer d’une langue à une autre, mais aussi d’une idée de langage à une autre. Par un expédient matériel — traduire mot à mot, caillou à caillou, serait donc non seulement possible, mais simple —, Leiris feint un instant de pouvoir, par un coup de force, annuler ces obstacles.

10Dans l’avant-propos de La Langue secrète des Dogons de Sanga (mémoire issu de ce travail de terrain, paru en 1948), Leiris évoquera les « entretiens souvent délicats, parfois même orageux [qu’il eut] avec [s]on informateur5 », Ambibè Babadyi, et l’aide précieuse de son interprète. Mais il y remercie aussi le vieil homme, en qui il voit l’» authentique “auteur” de cet ouvrage, puisque la substance primordiale en est constituée par des discours, des prières, des formules — en somme, des morceaux à quelque degré “littéraires” — dont la presque totalité émanent de lui6 ». Les guillemets, ici, sont particulièrement révélateurs. Tout en soulignant la légère impropriété de ces termes (dans ce cas précis et, plus généralement peut-être, en contexte extra-occidental), Leiris invite, à grand renfort d’à-peu-près et de modalisations, à prendre en considération l’auctorialité de l’informateur et la littérarité du matériau recueilli. Si l’» auteur » de ces « morceaux » ne l’est pas au même titre que Molière ou Baudelaire, si ces « morceaux » ne sont pas « littéraires » au même titre qu’une comédie ou un sonnet, reste à savoir quels seraient les concepts pertinents (dogons, émiques) pour saisir de telles réalités. Se manifestent ici, quoi qu’il en soit, l’inconfort de l’ethnographe-traducteur à paraître s’attribuer indûment la paternité des « textes » collectés, et sa conscience que leur statut est irréductible à celui de document comme à celui de littérature. À tâtons et de biais, d’une manière qui peut sembler aujourd’hui bien peu satisfaisante, Leiris fait valoir leur caractère inaliénable et leur portée esthétique.

11La séquence dans laquelle s’inscrit cette scène fait donc aussi apparaître le statut instable du matériau recueilli et le devenir pluriel du texte traduit. Les « textes » en langue sigui recueillis par Leiris connaissent différentes formes successives d’existence sociale et matérielle : les récitations performées par l’informateur d’abord ; les traces qu’elles laissent sur les cylindres de cire qui les enregistrent, dans les carnets d’enquête et dans le journal intime de l’ethnographe ; leur transformation dans son mémoire d’études ethnographiques, sa réédition ultérieure chez un éditeur d’art7… Ce qui devient un texte à un moment t se trouve comme démultiplié — en amont : par son existence orale et ses variantes, — et en aval : par les différents avatars du texte transcrit, traduit, analysé et mis en circulation8.

12Malgré les obstacles très réels qu’oppose la traduction et la démultiplication à laquelle elle procède, malgré les embarras intellectuels et éthiques auxquels elle expose, l’opération aura pourtant constitué une rencontre au sens fort pour Leiris. Si la langue du sigui l’a fasciné, c’est aussi parce qu’elle présente, comme on l’a souvent souligné, certains points communs avec sa propre pratique poétique de la glose, qui l’a accompagné toute sa vie : une poésie qui a partie liée avec le calembour et l’énigme, et qui semble initier son lecteur à une langue secrète. Auprès d’Ambibè Babadyi, Leiris cherche donc aussi de quoi aiguiser ses propres recherches poétiques.

13Une telle scène, ressaisie comme étape d’un processus au long cours, condense un faisceau de problèmes, qu’il est possible de distribuer en quatre ensembles.

141/Terminologie. Il faut partir de la difficulté à nommer les créations verbales extra-occidentales, prêter attention à la façon dont les acteurs francophones manient les étiquettes génériques venues d’ailleurs, les traduisent ou non — en ayant conscience que le lexique poétologique qui nous est familier comporte avec lui tous les présupposés de la tradition occidentale. Michel Beaujour, dans son essai de Poétologie comparative9, rappelle avec force qu’il n’existe pas de méta-concept poétique qui soit idéologiquement neutre. Dans certains cas, parler de littérature est impropre, n’en pas parler peut sembler un déni (de valeur esthétique), si bien que le simple fait de nommer les arts verbaux extra-occidentaux peut apparaitre comme un véritable casse-tête. Si on considère ordinairement pantoum, haïku et hain-teny comme des épiphénomènes pittoresques de « La-Littérature », ces termes même, parce qu’intraduits (et sans doute intraduisibles ?), ont la vertu de restituer à ladite littérature son caractère local, et par-là même son étrangeté. L’attention portée aux poétiques extra-occidentales a de fait pu contribuer à « provincialiser » l’idée moderne de littérature, qui est bien loin de rendre compte de la diversité des pratiques humaines en matière de création verbale.

152/Pratiques. Il faut également porter attention à la chaine processuelle concrète de la traduction, à ses conditions historiques, sociales et matérielles, à ses obstacles aussi. Comment recueillir, traduire, diffuser des créations verbales extra-occidentales ? Comment transformer une tradition orale, un chant ou une performance, en un corpus de textes ? Et que faire des métadiscours autochtones qui les accompagnent parfois ? À ces questions, les acteurs répondent par toute une gamme de pratiques. Il est possible de s’inspirer de celles mises au point par les ethnographes, mais aussi d’inventer des méthodes de transcription originale, ou encore d’employer le texte source comme simple impulsion à la création. Les passeurs, qui plus est, ne maîtrisent pas toujours la langue originale des formes qu’ils veulent traduire, ce qui peut les conduire à recourir à des langues intermédiaires ou à la médiation de tiers. Ce double passage, de l’oral à l’écrit, d’une langue à une autre (a minima), produit le plus souvent des textes à l’énonciation stratifiée, qui mettent en crise la conception la plus commune de l’auctorialité.

163/Valeurs. La traduction doit aussi être envisagée comme une opération révélatrice et créatrice d’imaginaires, de présupposés, de hiérarchies ; elle est à l’évidence une occasion de frottements entre des idées divergentes de la parole et des arts du langage, et une opération à la faveur de laquelle ces divergences se révèlent ou s’exacerbent. Elle peut être appréhendée comme geste d’accueil, qui donne voix à la différence, ou, à l’inverse, comme geste ethnocentrique, qui la dilue et l’annexe. Dans de telles opérations de transfert, l’intérêt pour la forme poétique n’est d’ailleurs pas toujours l’horizon unique ou ultime des passeurs. Celui-ci se porte parfois moins sur ces productions verbales elles-mêmes que sur leur mode d’insertion dans la culture dont elles participent ; autrement dit, c’est alors moins le poème que les conditions et les circonstances du poème que le traducteur veut rendre sensibles et, avec elles, une autre réalité sociale — celle qui permet, par exemple, une poésie faite par tous, non par un.

174/Circulation. Il faut enfin envisager la circulation des objets poétiques non seulement entre des supports qui les requalifient, mais aussi et surtout dans un ordre linguistique et géopolitique lui-même mouvant. Ces pratiques ont pour effet d’instaurer des connexions originales entre différentes aires culturelles — de relier ou de remodeler les espaces littéraires, de contribuer à créer des « histoires connectées10 ». Si le phénomène n’est réciproque qu’en apparence, il convient néanmoins d’envisager aussi les flux en sens inverse, et de mettre en regard ces pratiques d’import avec leur pendant, l’export de formes occidentales. Dans l’étude des littératures post-coloniales, la question est généralement envisagée dans cette perspective, en partant de l’apport des poétiques occidentales pour la constitution d’une tradition poétique écrite endogène. Mais ce phénomène peut avoir pour corollaire ou pour suite des pratiques de traduction vers le français de corpus en langue autochtone. Il faut, à cet égard, prendre acte de l’asymétrie de tels chassés-croisés, et en mesurer les effets.

18La question sous-jacente, au fond, est celle de l’appropriation de ces arts verbaux, notion elle-même labile et variablement connotée, suivant qu’on l’associe plutôt à celle de spoliation ou de créativité accrue — d’aliénation ou de subversion11. Peut-on penser l’appropriation des formes littéraires extra-occidentales dans les mêmes termes que celle des artefacts, actuellement au cœur de débats brûlants12 ? Non, évidemment, car pour les formes littéraires, l’appropriation occidentale ne dépossède pas ses producteurs : que les symbolistes écrivent (ou croient écrire) des pantoun n’en spolie pas les Malais. Mais dans certains cas, les producteurs ont bel et bien pu s’estimer floués par la traduction. À certains égards, les transferts d’objets verbaux, quoiqu’immatériels, mettent en jeu des logiques analogues à celles des transferts d’artefacts : effacement du producteur individuel, valorisation de la représentativité ethnique plutôt que de la singularité créatrice, persistance du primitivisme exotique au sein même du désir de valorisation de l’altérité culturelle. Mais l’appropriation doit aussi s’entendre dans un autre sens : si un écrivain importe un texte, une forme, un genre venu d’un horizon culturel tout autre pour l’inclure à sa propre bibliothèque mentale ou à sa propre palette formelle, ou simplement pour la faire exister dans sa langue, c’est aussi parce que cette forme lui semble propre à dire quelque chose que les ressources de sa tradition poétique ne lui permettent pas de formuler. L’appropriation est aussi la mise à l’épreuve de la pertinence expressive, et une occasion de transformation réciproque.

19L’hypothèse minimale qui sous-tend les contributions ici rassemblées est la suivante : l’appropriation est un processus révélateur des propriétés de ce qui est approprié comme des valeurs de celui qui s’approprie, par le défaut comme par l’excès de sens qu’il lui accorde. Autrement dit, les scènes de traduction qui mettent en contact des aires linguistiques distinctes et en situation d’échange inégal sont particulièrement propres à révéler d’abord l’imaginaire qui entoure la culture-source, mais aussi les valeurs qui entourent l’opération de traduction elle-même, et plus largement la conception du fait littéraire des acteurs impliqués. D’un point de vue historique, l’intérêt accordé aux arts verbaux extra-occidentaux a permis non seulement de construire un savoir sur ceux-ci, mais fait aussi apparaître en creux une histoire de l’idée que les passeurs se font de la littérature — qui cherchent, chez d’autres, ce qu’elle (la littérature) n’est pas ici, ou ce qu’ils voudraient qu’elle soit. Dans une perspective théorique, ces scènes de traduction, qui mettent en contact, parfois en friction, des idées divergentes de la création verbale, rappellent que l’idée occidentale de « littérature » n’épuise pas le champ des pratiques humaines en matière d’arts du langage ; que la poétologie peut forger des outils propres à en rendre compte, de façon moins eurocentrée ; et que cette compréhension élargie des arts verbaux bénéficie aussi, par ricochet, en la situant, à notre compréhension du fait littéraire occidental.

Présentation des contributions

20Ouvrant cette collection d’articles, la contribution de Cyril Vettorato interroge le double passage, de l’oral à l’écrit, et d’une langue à une autre, en s’attachant aux apports de l’ethnopoétique. L’article engage à envisager la frontière entre oral et écrit, « frontière ubiquiste », comme « comme un phénomène culturel historiquement situé autant que poétiquement investi, et non comme un simple état de fait » ; il appelle ainsi à acter au sein des études littéraires les acquis de l’ethnopoétique, en interrogeant non seulement les traitements souvent réservés aux productions orales, mais aussi, plus largement, tous les choix d’exclusion par lesquels une discipline construit ses objets.

21Les trois articles suivants interrogent l’acclimatation au paysage poétique français de formes dites « fixes » venues d’Asie, dont la « fixité », dès lors, devient pour le moins discutable. Nils Couturier brosse une histoire du pantoum, pour mieux cerner une de ses réalisations originales, le Pantoum des pantoum, de René Ghil. C’est à l’intérêt concomitant mais différencié de Jean Paulhan pour le haïku japonais et le hain-teny malgache que s’attache pour sa part Magali Bossi, éclairant ainsi la façon dont il se saisit de ses deux formes. Daniele Carluccio revient quant à lui sur l’usage idiosyncrasique que Roland Barthes a fait du haïku, en le considérant à la lumière de la notion de trauma.

22Trois contributions s’attachent ensuite à des situations de passage en contexte colonial et post-colonial, à travers les cas de Tzara, de Senghor et de Frankétienne. Examinant les « Poèmes nègres » de Tristan Tzara, Jehanne Denogent, en dialogue avec leur éditeur posthume Henri Béhar, met en lumière les différents traitements poétiques que Tzara fait subir à ses sources ethnographiques. Sébastien Heiniger s’attache également aux « sources » de Léopold Sédar Senghor, en l’occurrence la « poésie négro-africaine », mais aussi les « sources divines », éclairant ainsi le projet politique qui sous-tend sa vision. C’est la démarche d’autotraduction de Frankétienne, du créole au français, de Dézafi aux Affres d’un défi, qu’examine Anaïs Stampfli, pour souligner le devenir pluriel des textes de l’auteur haïtien.

23Deux contributions, enfin, mettent à l’honneur les pratiques d’ethnologues et d’ethnomusicologues — le « visuel » du colloque détourne une photographie célèbre, montrant Frances Densmore et Mountain Chief au travail. Cécile Leguy s’attache aux travaux de Geneviève Calame-Griaule sur la performance du conte, ressaisissant ainsi les apports et les limites de ses recherches pionnières sur l’oralité. Un entretien avec Madeleine Leclair, ethnomusicologue et conservatrice au Musée d’ethnographie de Genève, donne à penser ces enjeux à partir de sa propre pratique de recueil et de traduction de chants yorubas.