Colloques en ligne

Éléonore Devevey, Magali  Bossi et Sébastien Heiniger

Des voix de la mémoire aux archives sonores. Entretien avec Madeleine Leclair

1Cet entretien, initié par une discussion qui a eu lieu en visio-conférence le 27 mai 2020, a été réalisé par écrit à la suite du colloque.

2Madeleine Leclair est ethnomusicologue, conservatrice des collections d’instruments de musique et des Archives internationales de musique populaire (AIMP) au Musée d’ethnographie de Genève. En 2004, elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Université Paris Nanterre, intitulée « Les voix de la mémoire. Le répertoire musical des initiées chez les Itcha du Bénin ». Cette thèse a ensuite donné lieu à la publication de plusieurs articles scientifiques et, en 2011, à la production du double CD Bénin. Musiques yoruba. Les Voix de la mémoire, co-édité par le label Ocora et le Musée du quai Branly-Jacques Chirac1.

1. Revisite et (re-)traduction

3Le point de départ de votre travail a été une « revisite », le retour sur les traces du grand ethnomusicologue Gilbert Rouget, pour compléter ou poursuivre son travail de collecte sur les chants yorubas. Plusieurs paramètres distinguent vos personnalités scientifiques et vos travaux respectifs : entre les années 1950 et les années 1990, la discipline s’est transformée ; vous étiez dotée sur le terrain d’instruments d’enregistrement plus performants que lui ; vous êtes une femme (ayant donc peut-être eu accès à d’autres cercles que lui) ; … et surtout vous avez mené à bien le travail de traduction sur lequel il avait buté. Le désir de constituer un corpus et de le traduire a-t-il eu pour vous un rôle moteur dans cette recherche ?

4M. L. : Tout d’abord, j’aimerais présenter brièvement le point de départ de mon travail de recherche. J’ai rencontré Gilbert Rouget (1916-2017) en 1996 au Musée de l’Homme. G. Rouget avait intégré en 1942 ce qui s’appelait alors le département d’ethnologie musicale, comme assistant d’André Schaeffner (1895-1980). En 1946, il participa à la célèbre mission Ogooué-Congo (Congo et Gabon), de laquelle il rapporta près de six cents enregistrements sonores réalisés par l’ingénieur du son André Didier et dont plusieurs ont été édités sur différents labels (Boîte à Musique, Pathé, Africa Vox, etc.). Il fonda au Musée de l’Homme un studio d’enregistrement du son en 1947. En 1965, il devint directeur de ce laboratoire de recherche, rebaptisé « département d’ethnomusicologie ». Auteur d’articles et d’ouvrages devenus des références (notamment La musique et la transe, paru en 19802), il créa aussi la célèbre collection discographique CNRS-Musée de l’Homme. Son vaste projet visait à comprendre les multiples facettes de « l’homme musicant ».

5Les archives sonores représentaient à ses yeux un intérêt majeur pour le travail de recherche en ethnomusicologie. Ma rencontre avec lui en 1996 s’est donc faite autour de questions relatives aux archives sonores. Il m’a fait écouter quelques enregistrements qu’il avait réalisés en 1958 et 1969 à Pira et Tchetti, deux villages yorubaphones situés au centre du Bénin, c’est-à-dire au nord de ses terrains de recherche de prédilection, les anciens royaumes fon et gun d’Abomey et de Porto-Novo.

6Ses enregistrements faits à Pira et à Tchetti représentent environ deux heures de musique. Ils sont d’une qualité remarquable. Sur les soixante morceaux enregistrés, la moitié sont des chants liés au culte de l’orisha (littéralement « divinité ») Naa Buku, dont les adeptes sont des femmes ayant traversé les épreuves d’un processus d’initiation qui, en principe, se déroule sur trois ans.

7G. Rouget m’avait présenté ces musiques en m’expliquant certains éléments du contexte général dans lequel les chants des adeptes sont interprétés : celui de l’initiation au culte des orisha, regroupés en un panthéon vaste et complexe à appréhender ; des communautés féminines entièrement dédiées à leur orisha d’élection rassemblant des femmes âgées mais aussi des adolescentes et même des fillettes ; une multitude de rituels et de cultes mystérieux et secrets ; l’existence d’une langue cryptée que seules les grandes initiées peuvent comprendre, etc.

8Le panthéon des orisha étant équivalent sur certains plans à celui des vodoun connus et révérés plus au sud du Bénin, G. Rouget, qui les a longuement étudiés, m’avait mise en garde contre les difficultés qu’il y a à tenter de saisir les logiques de la pensée religieuse liée à ces milieux. Pour m’en persuader, il m’avait donné l’exemple du caractère hermétique, voire totalement obscur, des chants interprétés par les femmes du roi au palais de Porto-Novo et des déclamations des hérauts sous le règne de Gbèfa, en précisant qu’il avait mis trente-cinq ans à déchiffrer et analyser la signification des deux phrases suivantes : « Le babouin ne prépare pas l’indigo pour mourir et l’abandonner. Le roi d’Alada, Vie-Fraîche, dit : l’indigo je prépare ».3

9Loin d’être effrayée, j’ai été captivée par tant d’intrigues et de secrets, et me suis rapidement donné pour objectif de retourner à Pira et à Tchetti afin d’aller voir ce qu’il en était, quarante ans plus tard, de ces communautés d’adeptes de Naa Buku.

10Dès le lendemain de mon arrivée à Pira en février 1998, j’ai pu rencontrer la responsable des adeptes de Buku Atchoko, émanation de la divinité Naa Buku dans ce village. Cette rencontre a été le point de départ d’un long et passionnant travail de recherche qui m’a occupée pendant plus de dix ans.

11Emportant avec moi les enregistrements, les photographies et les notes de terrain que G. Rouget avait mis à ma disposition, j’ai parcouru la région yorubaphone du centre du Bénin et du Togo de 1998 à 2010, à la rencontre des initiées aux orisha liés à Naa Buku. J’ai pu vérifier, quarante à cinquante ans plus tard, que le culte de Naa Buku y est toujours célébré et que les répertoires de chants sont toujours connus et interprétés. J’ai pu enregistrer à nouveau une version de la plupart des chants registrés par G. Rouget en 1958 et 1969, et j’ai complété la collection de ce répertoire. Le corpus comprend aujourd’hui quatre-vingt chants différents.

12Dans ma tentative de faire une ethnographie de ces communautés d’initiées, le fait d’être une femme m’a parfois facilité les choses, notamment lorsqu’il s’agissait d’avoir accès à certains gynécées. Mais femme ou pas, je n’ai jamais pu pénétrer dans les couvents initiatiques, situés en plein centre des villages. Car l’existence de ces communautés d’adeptes repose sur une division marquée entre les « profanes » (le commun des mortels) et les initiées, et non pas entre hommes et femmes.

2. Choix et méthodes

13Comment vous y êtes-vous prise concrètement pour collecter et traduire ces chants ? Quels ont été vos méthodes et vos choix de traduction ?

14En quoi le savoir autochtone qui entoure ces chants, le savoir poétique de celles qui les performent,les a-t-il conditionnés ?

15M. L. : J’ai réalisé plusieurs enregistrements des chants du répertoire des initiées dans leur contexte naturel d’existence qui est celui de la performance d’une dizaine de rituels : rituels initiatiques, conjuratoires, actions de grâce, funérailles, cycles de quatre rites saisonniers propitiatoires. Avec l’accord des responsables religieux, ma présence pour enregistrer une trace sonore de ces rituels n’a jamais posé de difficulté. Cependant, la prise de son dans ce contexte nécessite de bien connaître les différents acteurs des rituels et leur dramaturgie. Souvent, la qualité des enregistrements réalisés en contexte ne permettait pas de faire une analyse musicologique détaillée et encore moins de traduire les paroles des chants. Avec l’accord enjoué des initiées, j’ai donc organisé de nombreuses séances d’enregistrement hors contexte, le plus souvent dans la case de la responsable d’une communauté d’initiées.

16Sur le plan formel, les chants de ce répertoire alternent une section soliste et une section chorale. La soliste enchaîne librement une suite de propositions qu’elle énonce sur un mode parlé-chanté ou en réalisant une phrase mélodique. La transcription des paroles et de la musique ne posent ici pas de problème particulier. La section chorale est polyphonique. Elle est exécutée de manière plus stricte, mais pose certaines difficultés pour suivre les lignes mélodiques et comprendre les paroles, car les chanteuses exécutent simultanément trois ou quatre parties (ou voix) différentes, qui évoluent en mouvement parallèle, oblique ou contraire.

17Pour pouvoir enregistrer séparément les voix ou parties de la polyphonie, j’ai eu recours à la méthode d’enregistrement dite en playback, un procédé que Simha Arom (et beaucoup d’autres chercheur-euse-s après lui) a utilisé pour analyser les polyphoniques des Pygmées de la République Centrafricaine4. Pour résumer, ma méthode a consisté à réunir un petit groupe d’adeptes, en demandant tour à tour à chacune d’écouter au casque l’un des chants préalablement enregistré, et de chanter à nouveau sa partie que j’enregistrais sur un autre appareil. Une fois tous les enregistrements terminés, nous les avons réécoutés ensemble, ce qui m’a permis de recueillir leur réaction et de poser des questions sur des points précis concernant la spécificité de chacune des voix et l’organisation de la polyphonie.

18Ces enregistrements analytiques et les commentaires associés m’ont permis d’envisager la redoutable tâche de la traduction.

19Pourquoi traduire ? Tout d’abord parce que les adeptes initiées parlent très peu de leur expérience, de leur vécu, de leur initiation, des rituels qu’elles font, de la relation qui se tisse avec leur divinité d’élection et de leur vie d’initiée en général. Après avoir passé de longs mois sur place, j’ai pu assister à de nombreuses représentations des différents rituels, mais sans avoir pu discuter sérieusement de toutes ces questions qui m’intéressaient. Les témoignages les plus nombreux, et qui sont consensuels dans la mesure où ils sont partagés, ce sont les paroles des chants.

20J’ai envisagé que ces chants pourraient représenter par excellence la voix des initiées. Et j’ai aussi supposé que les textes chantés contenaient peut-être des données éclairantes sur la culture des initiées, impossibles à obtenir par des entretiens.

21La traduction a ouvert un espace de discussion passionnant et inespéré ! Ce travail pour lequel de nombreuses personnes ont dû être consultées (initié-es ou pas) représente l’une des principales sources d’information dont je dispose concernant la vie des adeptes, les liens qu’elles entretiennent entre elles et avec leur orisha d’élection, et d’une manière plus générale les croyances religieuses des populations yorubaphones du centre du Bénin.

22Le travail de traduction s’est fait en quatre étapes, dont trois ont été réalisées sur le terrain. Le corpus de chants est en langue itche et ifè, qui sont des variantes dialectales du yoruba. Ces langues comportent trois tons distinctifs.

23La première étape a consisté à faire prononcer les paroles des chants, à partir des enregistrements analytiques, pour avoir une version « parlée » (que bien entendu j’ai enregistrée), et non chantée. Je n’ai pas réussi à faire faire ce travail, long et fastidieux, par une adepte initiée. C’est donc Joseph Ayekoro (1965-1999), dont la mère était une adepte et qui a toujours vécu dans l’environnement des initiées, qui a fait ce travail. Ensuite, en réécoutant les versions parlées, Joseph a transcrit tous les mots d’un chant en utilisant un système de signes graphiques situés à mi-chemin entre les alphabets latin et phonétique.

24La deuxième étape a été d’enregistrer Joseph pendant qu’il lisait à voix haute les paroles qu’il venait de transcrire, en s’attachant à prononcer le plus distinctement possible les syllabes des mots. J’ai ainsi pu transcrire les hauteurs des tons de la langue, en procédant exactement comme s’il s’était agi d’une transcription musicale. En reprenant phrase par phrase ou plutôt énoncé par énoncé, Joseph m’a ensuite transmis une version en français très largement commentée.

25Pour finir, toutes ces traductions ont été revues et étudiées à Paris avec l’aide précieuse de Michka Sachnine, qui à cette époque était ma professeure de langue et culture Yoruba à l’INALCO.

26J’ai pris le parti de m’en tenir à une traduction littérale des textes, pour trois raisons :

271) La forme de ces chants est fixe, comme le montrent les différentes versions des pièces enregistrées à plus de quarante ans d’écart. Et par ailleurs, les initiées disent qu’avant toute chose, une bonne chanteuse se distingue par sa connaissance étendue du répertoire. Autrement dit, du point de vue des adeptes, les excellentes chanteuses sont celles qui possèdent ohun iyè, littéralement « la voix de la mémoire ».

282) S’agissant de textes chantés, il m’a semblé important de restituer au plus proche le contexte artistique global de la performance, musique et paroles, comme formant un tout indissociable. Un peu comme s’il s’agissait de poésie, les initiées apprennent par cœur ces chants, et certaines personnes qui vivent dans l’entourage des initiées les connaissent parfois aussi.

293) Enfin, le travail de traduction a montré que les jeunes initiées sont souvent ignorantes du sens des paroles, qu’elles s’appliquent pourtant à apprendre par cœur. Ce répertoire existe et survit sans doute grâce à la présomption qu’il peut être transmis mais que seules les grandes initiées peuvent le comprendre. Autrement dit, la quête de sens associé aux textes pourrait être un élément important dans la perpétuation de l’institution initiatique.

3. Communautés et secret

30Les paroles de ces chants, qui participent d’un univers religieux marqué par le sceau du secret, sont particulièrement hermétiques.En quoi ces chants et les rituels dont ils participent contribuent à forger des identités et à constituer des communautés (autrement dit, à réunir ou à exclure certains individus) ? Cette dimension a-t-elle été pour vous un facteur de fascination à leur égard ?

31Dans vos travaux, vous suggérez également que l’institution du secret, dans ces rituels, importe peut-être plus, au final, que le contenu des chants5. Ce constat pourrait rendre secondaire le travail de traduction : il en devient presque superflu, si la dimension pragmatique du rituel est plus importante que la dimension sémantique des chants. Or le désir de traduire est manifestement plus fort que ce constat. Quel sens a, alors, la démarche de traduction ?

32M. L. : En effet, l’un des traits marquants des institutions initiatiques est leur propension à dissimuler les actions les plus efficientes. Pour le commun des mortels, l’initiation est une institution secrète et mystérieuse. Nul ne sait ce qu’il se passe dans l’intérieur clos des couvents initiatiques. L’étendue des connaissances acquises pendant l’initiation, la nature exacte du lien entre les adeptes et leur divinité ne sont pas non plus faciles à appréhender.

33Paradoxalement, les initiées multiplient les occasions d’exécuter en public leurs chants, comme pour montrer et rappeler l’existence de secrets.

34J’ai donc fait l’hypothèse que la séparation entre initiées et profanes évoquée plus haut pourrait s’articuler autour du rôle fondamental du secret.

35Après avoir analysé et décrit le système musical de ce répertoire tel qu’il est conçu par les initiées, j’ai tenté de repérer tous les « secrets de fabrication », c’est-à-dire les aspects de la musique qui participent activement de cette entreprise de dissimulation.

36L’un de ces aspects est le fait que le mode de chant polyphonique des sections chorales embrouille la compréhension claire et nette des paroles chantées. Car en effet, dans le cadre d’une langue à tons distinctifs comme le itcha et le ifè, chaque syllabe a une hauteur bien précise, ce qui signifie que chaque phrase ou suite de mots est intimement liée à une seule courbe mélodique et non pas à trois ou même parfois quatre courbes mélodiques différentes, émises simultanément. Compte tenu de cet aspect si particulier du système musical, je n’ai pas eu d’autres choix que de transcrire les paroles des chants, ne serait-ce que pour obtenir la courbe mélodique des paroles.

37Un autre aspect est le contenu des paroles chantées. Les textes présentés ici sont une version synthétique de ce que l’on pourrait entendre dans le cadre d’un rituel. Les énoncés sont plus ou moins elliptiques, et leur enchaînement ne suit pas le fil d’un discours narratif. Il semble que seules quelques initiées aient accès aux différents niveaux de sens de ces textes.

Chant no. 15 —Vous regardez la mort
Vous regardez la mort, vous la connaissez, vous la connaissez et pourtant vous vous mettez sur la pointe des pieds pour la regarder
Vous me connaissez, vous la connaissez, et pourtant vous vous mettez sur la pointe des pieds pour la regarder
Si vous faites ainsi pour la regarder, je ferai de même pour vous regarder, et vous pourrez manger la viande qu’on a mis à fumer.
  
Chant no. 38 – La mort est sur la butte
La mort est sur la butte, notre divinité demeure aux confins de l’univers
Le Roi-de-la-mort-qui-est-insurmontable réside maintenant au-delà du cimetière des sorcières
La mort est sur la butte, notre divinité demeure aux confins de l’univers
   
Les habitants de la maison n’ont qu’à parler
On a déposé un collier pour celui qui n’en possédait pas, notre divinité demeure aux confins de l’univers
Même lorsqu’on est courageux, il n’est pas facile de regarder la mort en face
   
La mort est sur la butte, notre divinité demeure aux confins de l’univers
La mort est sur la butte, notre divinité habite dans un trou sous la montagne
La mort est sur la butte, notre divinité est dans un trou sous la montagne

4. Archives sonores

38Vous êtes aujourd’hui responsable des Archives internationales de musique populaire (AIMP), fondées en 1944 par l’ethnomusicologue roumain Constantin Brailoiu, et qui demeurent régulièrement enrichies. Sur quelle idée et quels principes ce fonds s’est-il constitué ? En quoi les préoccupations et les objectifs de Brăiloiu recoupent-ils les vôtres ? Et dans quelle mesure les documents conservés dans ce fonds peuvent-ils aujourd’hui être le point de départ de travaux de recherche et de traduction ?

39M. L. : Constantin Brăiloiu (1893-1958) considérait que le mode de transmission des musiques populaires, qu’une génération hérite de la précédente, permet de conserver toutes sortes d’enseignements précieux et notamment des traces de la profondeur spirituelle des sociétés traditionnelles. À partir de 1914, C. Brăiloiu a donc organisé en Roumanie plusieurs séjours de collecte de musiques traditionnelles « antérieures » en Bucovine, puis dans plusieurs villages de Transylvanie et d’Olténie, dans l’esprit d’une ethnographie d’urgence visant à sauvegarder un patrimoine oral menacé de disparition. Il a recueilli des centaines de chants traditionnels dont il notait la musique et les paroles ou qu’il enregistrait sur des disques à gravure directe.

40C. Brăiloiu quitta la Roumanie en 1943. Il se rendit à Berne où un poste de conseiller culturel auprès de la légation roumaine en Suisse l’attendait. À Genève, C. Brăiloiu rencontra le professeur Eugène Pittard (1867-1962), fondateur du Musée d’ethnographie, qui lui proposa d’y mettre en place un institut dédié à la collecte, à la conservation et à l’étude comparative des musiques traditionnelles. Les Archives internationales de musique populaire furent donc créées en 1944, avec comme fonds initial une importante quantité d’enregistrements sonores et de documents manuscrits que C. Brăiloiu avait eu la sagesse de prendre avec lui avant de quitter la Roumanie.

41Les plus importantes réalisations de C. Brăiloiu sont ses écrits scientifiques et l’édition discographique. Il entreprit en 1951 ce qui s’avérera être une œuvre discographique majeure : la Collection universelle de musique populaire enregistrée, première anthologie de ce genre jamais réalisée. Celle-ci comprend quarante disques 78 tours, chacun étant consacré à un corpus de morceaux provenant des cinq continents.

42Le choix extrêmement sélectif des cent trente-six pièces présentées dans la Collection et les textes des longues notices témoignent des préoccupations théoriques et méthodologiques de C. Brăiloiu. La grande majorité des enregistrements de cette anthologie sont des musiques vocales, ce qui laisse penser que le savant roumain avait pour projet de procéder à l’analyse comparative de chants populaires pour rendre compte de l’évolution historique des styles des mélodies chantées.

43Pour en revenir aux AIMP, des écrits conservés en archives montrent que les objectifs de C. Brăiloiu étaient de rassembler un fonds d’enregistrements sonores exhaustif en vue d’entreprendre des recherches scientifiques à visée comparatiste et de diffuser le plus largement possible la connaissance de ces musiques par la publication de disques. Après une période de vingt-cinq ans de déshérence (1958 à 1983), Laurent Aubert fut nommé responsable des AIMP en 1984. Il inaugura son arrivée en republiant l’intégralité de la Collection (coffret de 6 microsillons 33 tours). Une troisième réédition augmentée, sous la forme de quatre CDs, fut publiée par L. Aubert en 2009. Pendant les 27 années passées à la tête des AIMP, L. Aubert eut à cœur de continuer le travail entrepris par C. Brăiloiu. Depuis mon arrivée au MEG en 2012, j’essaie de poursuivre les objectifs de mes illustres prédécesseurs. J’ai pu faire l’acquisition d’importants fonds d’enregistrements de terrain, réalisés en Afrique (fonds Bernard Mondet), dans les Pays du Golfe (fonds Paul Mattar) et en Grèce (fonds Samuel Baud-Bovy). Ces deux derniers fonds sont accompagnés d’une abondante documentation, et les nombreuses transcriptions de textes chantés pourraient faire l’objet d’intéressants travaux de traduction.

44L’édition discographique se poursuit elle aussi. En marge des disques consacrés à la diffusion d’enregistrements inédits recueillis in situ et accompagnés d’un livret richement documenté, j’ai lancé en 2015 une série de disques présentant des compositions contemporaines créées sur la base des AIMP. Une troisième série consacrée à des sélections d’enregistrements illustrant des thématiques transversales a aussi été inaugurée en 2018 avec un disque sur les berceuses du monde.

5. Perspectives muséographiques

45Plus généralement, quelle place la constitution de corpus de textes et leur traduction ont-elles dans les pratiques actuelles des ethnomusicologues ? Comment de tels travaux peuvent-ils exister au-delà du cercle des spécialistes ?

46Les musées d’ethnographie peuvent exposer des instruments de musique, mais il leur est sans doute plus difficile de valoriser les patrimoines chantés : comment les rendre audibles ? La médiation muséographique est-elle à vos yeux comparable à une démarche de traduction ? Concevez-vous votre métier comme un travail de « passeuse » ?

47M. L. : Le travail de traduction que j’ai entrepris avec les chants des initiées à un orisha a abouti à la constitution d’un chansonnier, réunissant dans un même volume soixante-dix-sept morceaux distincts. La lecture intégrale de ce chansonnier est en soi une expérience sensiblement différente de celle de la performance de quelques chants au cours d’un rituel. Ce chansonnier représente pour moi un espace où coexistent un foisonnement d’idées et de formes, qui révèle de manière sensible une part du vécu des initiées.

48En 2012, j’ai eu la chance de participer à l’exposition Les Maîtres du désordre présentée par Jean De Loisy au Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Cette exposition s’intéressait aux chamanes, prêtres et prêtresses, et autres intercesseur-es spécialistes de la négociation avec les forces et les puissances surnaturelles qui gouvernent les sociétés humaines. J’y ai présenté quelques morceaux (traduits) extraits du chansonnier des adeptes de Naa Buku. J’ai pu vérifier que la profondeur poétique et la valeur artistique de ces textes vont au-delà du sens littéral et peuvent toucher beaucoup de personnes. Il n’y a pas que les initiées qui peuvent y percevoir différents niveaux de lecture !

49Présenter publiquement des textes formalisés selon une logique qui fait sens pour les initiées me semble être une manière pertinente de leur donner la parole. Il m’apparaît aussi que le caractère hermétique voire décalé des paroles des chants a su résister à la traduction littérale qui en a été faite, et peut-être même l’incarner !

50Le pouvoir des mots est une ressource majeure dans un projet muséographique lorsque celui-ci vise à dépasser le niveau de la découverte de cultures lointaines pour les faire connaître et comprendre. En présentant aux publics des textes traduits comme ceux du chansonnier des initiées, mon intention était de tenter une mise en relation par le partage de connaissances et d’expériences, notamment celle d’éprouver la sécrétion de secrets ou l’opacité, pour reprendre un mot utilisé par Édouard Glissant (1928-2011). Au chapitre « Pour l’opacité » de son ouvrage Poétique de la Relation, É. Glissant évoque la question des différences et de la lutte contre les réductions visant à un processus de « compréhension » de l’Autre par le principe de la transparence :

Pour pouvoir te « comprendre » et donc t’accepter, il me faut ramener ton épaisseur à [mon] barème idéel qui me fournit motif à comparaison et peut-être à jugement. Il me faut réduire. […] Mais peut-être faut-il en finir avec l’idée même du barème. Commuer toute réduction. Non pas seulement consentir au droit à la différence mais, plus avant, au droit à l’opacité, qui n’est pas un enfermement dans une autarcie impénétrable, mais la subsistance dans une singularité non réductible. Des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes6.

51Plus concrètement, sur le plan muséographique, la présentation de ce type de corpus a déjà été expérimentée dans une installation sonore spatialisée, qui fut diffusée sur vingt-quatre haut-parleurs dans l’exposition Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (présentée au MEG en 2016, puis au musée Pointe-à-Callière à Montréal en 2018 et au Château des Ducs de Bretagne à Nantes en 2019). L’installation, intitulée Contes sonores, visait à faire comprendre à des auditeurs qui (le plus souvent) ont été socialisés dans une culture occidentale pour laquelle le sens de la vue est le plus sollicité, la signification d’événements sonores englobant des performances chantées, des séances de chamanisme et les sons de l’environnement naturel de la forêt amazonienne, telle que la conçoivent les populations amérindiennes.

52Ces Contes sonores sont une suite de seize compositions originales, chacune étant le résultat d’un montage associant différentes sources enregistrées in situ en différents endroits d’Amazonie : sons de l’environnement, différents bruits émis par les animaux et les hommes, chants et autres manifestations sonores de rituels. Les seize pièces ont été construites sur la base d’autant de trames narratives, écrites par deux ethnomusicologues spécialistes de l’anthropologie des milieux sonores amazoniens : Bernd Brabec de Mori et Matthias Lewy. Ces narrations, fondées sur les conceptions mythologiques et les pratiques sonores de certaines communautés amérindiennes, ont été mises en son de telle sorte qu’un auditeur occidental puisse découvrir de manière sensible et contextualisée certaines réalités vécues par les chercheur-euse-s et les populations autochtones, en Amazonie.

53Les textes narratifs de treize contes ont été présentés dans le livret d’un CD qui fut publié à l’occasion de l’exposition.

54À l’avenir, je souhaite poursuivre l’investigation du traitement muséographique des patrimoines oraux et sonores, et notamment de la voix chantée, en considérant que le recours à des formes sensibles de transmission des connaissances a une valeur heuristique complémentaire à d’autres formes plus conventionnelles de médiation.