Colloques en ligne

Laurent Baridon

Grandville relu / revu par Topor : deux illustrateurs en quête d’auctorialité

1En 1979, Roland Topor préface une modeste édition d’illustrations de Grandville au moyen d’un récit dans lequel il se met en scène au côté de l’apparition spectrale du dessinateur mort en 18471. Après que son éditeur, nommé « K », lui a fait remarquer les similitudes entre son œuvre et celle de Grandville, Topor se voit proposer une rencontre avec l’artiste décédé par l’intermédiaire d’une « médium polonaise ». Malgré l’étrangeté de cette proposition, il l’accepte immédiatement en raison de l’admiration qu’il porte à celui dont il a « plusieurs livres dans sa bibliothèque ». Il est précisé que Grandville a été auparavant pressenti par K pour illustrer le dernier roman de Topor, encore à l’état de manuscrit, et l’entrevue doit entériner cette étrange et anachronique collaboration. La spirite fait apparaître Grandville qui se déclare enchanté de rencontrer Topor dont il dit connaître et apprécier le travail – « J’aime beaucoup ce que vous faites ». K demande alors à Grandville s’il a préparé quelques esquisses. L’artiste se retourne et, écrit Topor, « en en tour de main magistral, offre à mon regard incrédule le spectacle de son postérieur déculotté ». L’éditeur éclate de rire, félicite Grandville en lui disant, à propos de Topor : « Bravo ! Vous l’avez bien compris ! ». Topor en tire la conclusion suivante : « Inutile de préciser qu’entre K et moi toutes les relations sont rompues. C’est égal, je trouve qu’il aurait pu s’y prendre avec plus de tact pour m’indiquer qu’il refusait de publier mon dernier livre ! ». Le titre de la présentation de Topor prend alors tout son sens : « Un autre monde postérieur à Grandville », jouant tant sur la chronologie que l’anatomie, et suggérant par sa formulation un hommage « postérieur » et donc posthume « à Grandville ».

2Quant à l’intitulé de cette communication, il se réfère au titre de la pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur (1921), dans laquelle des personnes veulent devenir des personnages mettant en question le rapport entre la réalité et la fiction théâtrale. Cette référence veut suggérer que le récit de Topor déploie une fiction qui questionne les rôles des protagonistes. La pièce de Pirandello comme le récit de Topor, au moyen d’une mise en abyme, ambitionnent de provoquer une réflexion sur leur propre statut, dans un cadre à la fois formel et esthétique. Si Pirandello travaille sur ce qu’est la représentation au théâtre, Topor dialogue avec Grandville pour réfléchir à l’illustration, donc au rapport des textes et des images. Or la question est cruciale, chez Grandville comme chez Topor, les deux étant de parfaits exemples d’illustrateurs-auteurs. Il est donc question ici, à travers le texte de Topor sur Grandville, du statut de l’illustrateur et de celui de ses productions hybrides.

Citations et détournements

3Le texte de Topor est illustré de montages de vignettes de Grandville, vraisemblablement conçus par l’auteur lui-même, dans l’intention de réaliser ce que le conte réduit pourtant à l’impossibilité : Grandville illustrateur de Topor. Ces vignettes sont tirées de différents ouvrages. La page de faux-titre (figure 1) reproduit la signature de Grandville sous laquelle se trouve un détail d’une illustration pour les Cent proverbes (Fournier 1845), en l’occurrence Tel maître tel valet (figure 2).

4[Image non convertie]

Figure 1 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, faux-titre.

5[Image non convertie]

Figure 2 : Grandville, Cent proverbes : texte par trois têtes dans un bonnet, nouvelle édition revue et augmentée pour le texte par M. Quitard, Paris, Garnier frères, [s.d. ; première édition : Paris, H. Fournier, 1845], p. 191.

6Le solliciteur en lézard rampe devant le maître de maison en paon, tandis que le domestique en livrée est un dindon. La queue du paon évoque curieusement le plumeau de ménage, entretenant ainsi la confusion entre les fonctions sociales et domestiques des deux gallinacées. La page de titre de la présentation montre le dessinateur, tenant d’une main la marotte de fou qui représente la satire, et de l’autre main signant magistralement le mur de graffiti (figure 3). L’image est également extraite des Cent proverbes, pour le chapitre « Muraille blanche papier de fou ».

7[Image non convertie]

Figure 3 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, frontispice.

8La première page reprend un cul-de-lampe des Petites misères de la vie humaine (Fournier, 1845), un chemin bordé de plumes qui figurent des arbres tandis que s’éloigne une voiture en forme d’encrier (figure 4).

9[Image non convertie]

Figure 4 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, n.p.

10La deuxième montre un personnage qui ne semble pas figurer dans l’œuvre de Grandville regardant une image qui est extraite d’une vignette des Petites misères de la vie humaine, un « être2 », pervers inquiétant qui poursuit des jeunes trottins dans la nuit d’une rue sombre (figure 5).

11[Image non convertie]

Figure 5 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, n.p.

12La troisième page du texte est illustrée d’un montage de deux livres différents (figure 6). La figure de l’écrivain est tirée des Petites misères de la vie humaine. Dans un cul-de-lampe, Grandville se montre en compagnie d’un critique ou de l’auteur, Emile-Daurand Forgues sous le pseudonyme de « Old Nick », qui lui tient la main avec une expression obséquieuse et hypocrite. L’image est transformée de façon à ce que l’écrivain dialogue avec une représentation allégorique de la mort qui se substitue à la figure de Grandville dans la vignette originelle des Petites misères de la vie humaine. L’allégorie de la mort et le vieillard sont tirés de l’illustration d’une des Fables de La Fontaine, La mort et le bûcheron (figure 7).

13[Image non convertie]

Figure 6 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, n.p.

14[Image non convertie]

Figure 7 : Grandville, illustration pour Fables de La Fontaine, édition illustrée par J. J. Grandville, Paris, H. Fournier, 1838 (t. I), planche hors texte, p. 34-35.

15Avec ce montage, Grandville est devenu la mort elle-même, une façon sans doute d’illustrer le récit imaginé par Topor. Enfin, la dernière page juxtapose deux vignettes des Petites misères de la vie humaine (figure 8).

16[Image non convertie]

Figure 8 : Grandville, présentation de Roland Topor, Paris, Garnier, 1979, n.p.

17L’une illustre un texte sur la myopie et le handicap des lunettes, tant amoureux que social (figure 9), l’autre une parodie du prophète Jérémie sous la forme d’une lamentation de célibataire (figure 10).

18[Image non convertie]

Figure 9 : Grandville, illustration pour, Petites misères de la vie humaine par Old Nick et Grandville, Paris, H. Fournier, 1843, p. 313.

19[Image non convertie]

Figure 10 : Grandville, illustration pour Petites misères de la vie humaine, par Old Nick et Grandville, Paris, H. Fournier, 1843, p. 366.

20Ce montage accompagne le déculottage de Grandville, et le chagrin de Topor de ne pas voir aboutir l’entreprise promise par K.

21Cet hommage irrespectueux ne doit rien au hasard. Topor semble avoir été familiarisé dès son jeune âge avec les publications illustrées de la fin du XIXe siècle et probablement quelques livres de Grandville3. Mais surtout il a pu le connaître par ses relations au sein du mouvement surréaliste autour de 1960. Grandville a fait l’objet d’un revival qui aboutit à l’édition du fac-simile d’Un autre monde avec un dessin de Max Ernst et une présentation de Pierre Restany4. Cette redécouverte a commencé dès le début des années 1920, ainsi que l’a montré Georges Sebbag5. En octobre 1923, le nom de Grandville apparaît dans la revue Littérature parmi ceux des ancêtres de la galaxie surréaliste6. Enfin, Grandville est évoqué par André Breton dès les années 1920. Georges Sebbag a remonté la source du récit, dans Nadja, de la rencontre avec Lise Meyer (Lise Deharme). Dans une lettre qu’il lui adresse en 1925, Breton rend hommage à celle qu’il qualifie « d’apparition », toujours merveilleuse, ajoutant : « [l]es livres, mêmes ceux qui ne se refusent pas tout à fait au merveilleux, n’en fournissent pour ainsi dire pas d’exemple ». Célébrant les robes « toujours différentes que je vous vois », il en vient à évoquer la découverte chez elle des Fleurs animées de Grandville :

J’augure malgré tout, de la découverte chez vous de ces planches de Grandville : elles eussent pu ne pas y être. Pour moi une coïncidence de cet ordre n’est rien moins que négligeable : que voulez-vous, elle me donne l’illusion d’une chance extraordinaire, je pouvais si bien tomber plus mal. Mais je me défends encore d’avoir pu vous comparer à telle ou telle de ces images. Même le Lys ne vous annonce pas7.

22En 1929, Georges Bataille a également introduit une référence à Grandville dans l’article « Œil » du « Dictionnaire » de la revue Documents – nous y reviendrons.

23Il n’est pas certain que Topor ait connu ces textes des débuts du surréalisme. Mais il a été au contact des milieux surréalistes de l’après Seconde Guerre mondiale, par l’entremise d’écrivains et d’éditeurs. Qu’un éditeur soit au cœur de la fable de Topor semble indiquer qu’il connaissait les démêlés de Grandville avec ses éditeurs et en particulier avec Hetzel, dont Annie Renonciat et Philippe Kaenel ont montré l’importance8. Ainsi, le fait que l’éditeur K refuse de publier le livre de Topor renvoie à Un autre monde, livre de Grandville publié en 1843 en livraisons. Il avait en quelque sorte été refusé par l’éditeur auquel il était destiné, Pierre-Jules Hetzel. Grandville avait en effet évoqué avec lui ce projet et l’illustrateur a toujours soupçonné Hetzel d’avoir commandé à Tony Johannot Voyage où il vous plaira en plagiant son idée. Une querelle s’en suivit au terme de laquelle Grandville trouva un autre éditeur pour publier sous son nom seul Un autre monde.

24Le conflit qui oppose le dessinateur et l’éditeur se trouve ainsi reporté dans le conte imaginé par Topor en 1979, et dans sa propre biographie fictive – fictive, même si Topor a eu des démêlés avec Choron et Hara-Kiri dans les années 1960. Il y est question d’un livre dont il est l’auteur et non l’illustrateur, ce qui là encore évoque l’œuvre de Grandville qui, avec Un autre monde, a voulu signer comme seul auteur, sans que le nom d’un écrivain apparaisse. Topor met donc en scène un Grandville qui refuse d’être cantonné au rôle d’illustrateur, fût-ce du livre de Topor, auteur qu’il dit admirer. En somme, Topor donne ici le pouvoir à l’illustrateur qui empêche la publication du texte qu’il a rédigé, le tout en présence d’un éditeur qui se réjouit de cet échec. Ce faisant, Topor prend le parti de Grandville tout en s’identifiant à lui.

Humour noir, bizarre, panique ou bête et méchant ?

25Le nom de l’éditeur K, renvoie peut-être à la maison K Éditeur, fondée et dirigée par l’écrivain, éditeur et explorateur Alain Gheerbrant. Elle a publié dans l’immédiat après-guerre un petit nombre de livres illustrés qui comptent parmi les chefs-d’œuvre du genre, à commencer par L’Histoire de l’œil de Georges Bataille, illustré par Hans Bellmer et mis en page par Pierre Faucheux9. Gheerbrant fait partie d’une constellation d’éditeurs parisiens qui défendaient la liberté d’expression par leurs publications au risque de procès et de faillites. L’aventure de K éditeur fut éphémère et Topor était trop jeune pour figurer au catalogue, mais les maisons fondées par Éric Losfeld et Jean-Jacques Pauvert s’inspirèrent directement du travail d’Alain Gheerbrant. Or la redécouverte de Grandville leur doit beaucoup. En 1953, le (premier) numéro 2 de la revue Bizarre, fondée par Michel Laclos et éditée par Éric Losfeld10, est en partie consacré à Grandville dans le droit fil des redécouvertes surréalistes de l’entre-deux-guerres11. Topor ne l’ignorait probablement pas, lui qui publie son tout premier dessin en couverture de la même revue Bizarre en 195812. À cette époque Losfeld ne l’éditait plus. Reprise par Pauvert, elle accueillait les dessins de Maurice Henry, Siné, Folon, René Magritte et Copi. Losfeld cependant a joué un important rôle de relais au début de la carrière de Topor.

26Losfeld, avec l’approbation d’André Breton, s’attachait à publier Marcel Duchamp, Francis Picabia, Arthur Cravan, Boris Vian, Alfred Jarry, Georges Bataille et Jacques Sternberg, très lié à Topor. Sternberg s’était fait un nom dans une science-fiction fantastique et noire qui dut avoir une certaine importance dans la carrière de Topor. C’est sans aucun doute grâce à lui que Topor illustre la couverture de la revue Bizarre en 1958. L’écrivain faisait partie du premier comité de rédaction sous l’égide de Losfeld et y resta quand le titre fut repris par Pauvert en 195513.

27L’un des premiers travaux d’illustrateur de Topor est consacré à L’Architecte de Sternberg, publié par Losfeld en 1960, le deuxième livre de la collection « Le second degré », aux éditions Le terrain vague. Il s’agit d’une forme de délire mécanomorphe sur la contrainte technique, assez proche d’André Blavier, pataphysicien et oulipien, que Topor illustre aussi plusieurs fois – la couverture de Bizarre de 1958 précède un numéro largement consacré à ces machines absurdes de Blavier. Sternberg et Topor étaient très liés, d’abord par une communauté de destin ; le premier fils d’un diamantaire anversois juif mort en déportation, le second échappant de peu à la rafle du Vel d’Hiv. Est-ce pour cela qu’ils partagent une même esthétique grinçante, ironique et macabre dès 1958 ? Sternberg fut en 1962, avec Topor, Alejandro Jodorowsky et Fernando Arrabal, l’un des fondateurs de Panique (voir infra). Ensuite, directeur de la collection L’humour secret chez Julliard, il publia François Cavanna et Copi. Enfin, il a consacré un livre à Topor, un an avant la parution du Grandville par le même Topor14.

28Comme Grandville, Topor dessine pour la presse. En janvier 1961, il rejoint l’équipe des dessinateurs de Hara-Kiri, avec des dessins d’hybrides fantastiques et de gueules cassées par des coups de poing, l’image restée la plus célèbre. Le journal est sous-titré « Journal bête et méchant » à partir du numéro 7 (avril 1961), ce qui correspond parfaitement à certains dessins de Topor15. La collaboration dure jusqu’en 1966 et Choron, l’un des fondateurs du journal, édite les Dessins paniques de Topor – sans lui verser de droits d’auteur, une brouille s’en suivit. Hara-kiri est interdit dès septembre 1961, et l’avis de la Commission de contrôle et de surveillance des publications destinées à la jeunesse incrimine notamment les dessins « malsains » de Topor16. Si Choron a prétendu « avoir fait Topor », et si, en effet, celui-ci a considérablement diversifié ses sujets dans la première moitié des années 1960, il n’en reste pas moins que l’esthétique Panique de Topor doit au moins autant à l’édition sous influence surréaliste de la fin des années 50 qu’au « bête et méchant » du Hara-Kiri des années 1960.

29Cela tient sans doute au fait que Topor reste à la marge, en observateur distancié et critique. Cela est également vrai vis-à-vis du surréalisme et notamment de l’autoritarisme d’André Breton. La création du mouvement Panique apparaît comme une réaction contre le surréalisme. Fondé sur un manifeste qui revendique un programme « suffisamment flou pour ne pas être acculé à le suivre17 », cet « anti-mouvement » est fondé sur la « confusion, l’humour, la terreur, le hasard et l’euphorie », toutes sortes de valeur que Topor n’a pas rencontrées lors de son adoubement manqué par Breton en 1961 – après 50 minutes assis en face de lui, il s’éclipse pour se réfugier aux toilettes18. Cette même année, Topor reçoit le grand prix de l’humour noir, une catégorie inventée par André Breton, mais au jury duquel Breton ne figure pas. Cela témoigne du passage qui s’est opéré entre la génération de Breton et celle de Topor, entre l’humour noir et l’humour bête et méchant.

30Quand Tristan Maya fonde ce prix en 1954, il s’agit de redéfinir le sens de cette catégorie bretonnienne dans les productions littéraires auxquelles le cortège de massacres de la guerre avait donné quelque raison d’exister. Le prix de l’humour noir est baptisé du nom de Xavier Forneret, dont l’édition des œuvres est le premier travail important de Losfeld, qui en avait demandé la présentation à Breton. En 1961, Jacques Sternberg, l’ami le plus proche de Topor, reçoit ce prix pour L’Employé aux éditions de Minuit. La même année, Topor reçoit également ce prix, dans la catégorie des dessinateurs fondée en 1957, opportunément baptisée Prix Grandville de l’humour noir.

31Pourtant comme l’écrit Myriam Boucharenc, « c’est sur le terrain où ils étaient le mieux prédisposés à se retrouver, celui de l’humour, que Breton et Topor se sont paradoxalement manqués19 ». Tristan Maya demande en 1964 à Topor d’illustrer la couverture du numéro de la revue Manifeste de jeune littérature consacré à une anthologie de l’humour noir, alors que Breton s’apprête à faire republier son Anthologie par Pauvert en 1966. Dans sa préface à cette seconde édition, Breton ne mentionne pas l’entreprise de Tristan Maya, tout en signalant la postérité de son œuvre dans les dessins de « certains hebdomadaires20 ».

32Cette querelle de l’humour noir du milieu des années 1960 atteste l’importance de la notion et ses parentés avec l’humour bête et méchant comme avec l’esthétique de l’absurde ou avec Panique. Grandville, à l’évidence, fait partie des figures tutélaires de cette notion, au prix évidemment de quelques détournements tout à fait semblables à ceux qu’opère Topor pour sa présentation de 1979. Par son récit comme par les recompositions des vignettes de Grandville, Topor accentue le caractère macabre – la mort – et grotesque – le « postérieur » – de l’œuvre de Grandville. Certes, celui-ci, dès le début de sa carrière a maintes fois joué avec la mort, dans des allégories ou dans sa satire politique en réponse aux violences de la répression des divers épisodes révolutionnaires du début de la monarchie de Juillet. Mais Topor hybride celui qui « a donné de la gaieté à la mort » – l’expression est de Balzac21 –, au compliqué railleur et absurde d’Un autre monde, que l’on peut lire comme une satire de toutes les croyances et idées reçues – avant Flaubert.

L’auctorialité des « dessinauteurs »

33Sans doute faut-il chercher ailleurs que dans la seule généalogie de la notion d’humour noir la lecture de Grandville par Topor. Celle-ci tiendrait peut-être à une communauté de caractère, celui de Grandville étant amplement décrit dans l’historiographie – phobies, folie – et Topor revendiquant une esthétique de la peur22. Elle procède également d’une communauté de statut – dessinateur et auteur – et relève d’une conception de l’illustration qui repose sur le rapport spécifique du texte et de l’image. Le récit de Topor insiste sur les renversements qui se produisent entre illustrateur et écrivain, Topor étant lui-même un écrivain. Son principal roman, Le Locataire chimérique a certes rencontré un certain succès – au point d’être adapté pour le film Le Locataire de Roman Polanski –, mais son auteur fut toujours considéré d’abord comme un illustrateur. Topor partage donc avec Grandville ce syndrome de l’illustrateur qui œuvre toujours en marge, en second, comme un accompagnateur, alors que l’un et l’autre revendiquent une position d’auteur à part entière.

34Dans cette quête d’auctorialité, Grandville et Topor s’inscrivent dans une autre généalogie, non pas celle très représentée des écrivains dessinateurs23, mais celle des dessinateurs qui écrivent, les « dessinauteurs » – que l’on nous autorise ce néologisme. Pour ne parler que de ce qui précède l’essor de la bande dessinée et du roman graphique, cette généalogie peut être sommairement divisée en deux familles dont Rodolphe Töpffer pourrait être un des pères : celles de Leonard Leslie Brooke, Beatrix Potter et Benjamin Rabier qui déploient un art aimable pour l’enfance ; et celle des dessinauteurs qui œuvrent dans le genre noir, érotique, fantastique, nonsense ou absurde et dont les exemples sont moins nombreux : Grandville, Edward Lear, Alfred Kubin24, Roland Topor.

35Cette seconde famille se démarque de la première par une dimension métaphysique. Ses images ont un poids qui les émancipe du texte. Chez Grandville et chez Topor, même quand il s’agit d’illustrations, les images peuvent être regardées pour elles-mêmes. Elles s’autonomisent, prolongeant le sens loin de la source textuelle, en en prenant le contre-pied ironique ou satirique, ou en introduisant une forme de narration par la composition en métamorphoses successives. Restany l’a bien perçu quand il écrit : « dans l’imagination de Grandville le “sujet” est bien plus un prétexte qu’un stimulant, la marque aussi d’une parenté d’âme, d’une lucide correspondance25 ». Cette autonomie émancipatrice procède d’une humeur noire qui place Grandville et Topor au rang des mélancoliques.

36Chez les dessinauteurs, le fantastique – au sens où Tzvetan Todorov l’a défini en 197126 – est à l’œuvre, pour hybrider ou métamorphoser les humains en animaux chez Grandville, L.L. Brooke, B. Potter, Benjamin Rabier ou encore Topor. En suivant l’auteur de l’Introduction à la littérature fantastique, ce genre procède d’un dédoublement. Dans le passage qui s’opère entre réel et irréel se joue celui du verbal au transverbal. Philippe Hamon, relevant les similitudes entre genres ironique et fantastique, dans lesquels s’illustrent Grandville et Topor, indique qu’un « “invisible” ou un “secret” travaille toujours plus ou moins le réel27 ». Il est probable que Grandville et Topor ont conçu ce mécanisme d’un surréel graphique aux prismes de la littérature fantastique ; genre qui condamne celui qui veut l’illustrer à ne pas le faire littéralement pour préserver ses liens si particuliers au réel. Nous avons relevé quelques proximités littéraires pour Topor. Chez Grandville, les Contes bruns de Balzac, La Fée aux miettes de Nodier, La Morte amoureuse de Gautier, ne sont que quelques-uns des textes qui reflètent ce romantisme fantastique bientôt tourné vers celui des hallucinations ; mais il suffirait de citer les Voyages de Gulliver de Swift, parmi les ouvrages qu’il a illustrés, pour le confirmer. Il ne suffit probablement pas d’avancer l’hypothèse que Grandville et Topor ont voulu faire comme les écrivains en adoptant le même répertoire de sujets à l’inquiétante étrangeté. Quand il s’agit d’illustrations, leurs images dédoublent le texte, suggèrent un irréel au-delà la signification. Au cours de ce processus, l’illustration prend ses distances avec le texte d’autant plus facilement qu’il repose lui-même sur un « invisible qui travaille le réel », pour reprendre les mots de Philippe Hamon, et qui ne peut aboutir qu’à un suspens du sens, une « hésitation » (Todorov) de la part du lecteur.

37Grandville et Topor créent ainsi des images de l’imagination au travail, se transformant en auteurs à part entière, rendant compte de leurs visions. La plupart des écrivains n’ont pas apprécié cette revendication à l’auctorialité de Grandville : Baudelaire le qualifie « d’esprit maladivement littéraire28 » et Gautier déplore qu’il ait « voulu faire parler au crayon le langage de la plume », créant ainsi « des rébus difficiles à deviner29 ». Il est vrai qu’avec Un Autre monde, Grandville avait effacé le nom de l’écrivain, confiant au texte le rôle d’illustrer ses images. André Breton, tout en évoquant Grandville, semble indiquer que ces images ne suffisent pas : « même le lys ne vous annonce pas », écrit-il à Lise Meyer en faisant allusion aux Fleurs animées de Grandville, une formule qui renforce le thème de « l’apparition », mot qui lui permet de qualifier le merveilleux amoureux. Georges Bataille, dans l’article « Œil » du dictionnaire de Documents, évoque l’influence probable des Rêves de Grandville sur La Conscience de Victor Hugo, lecteur du Magasin pittoresque, journal qui publia les dessins de Rêves de Grandville en mars 1847. Ce poème qui décrit l’œil de la conscience poursuivant toujours le meurtrier, se termine, comme on le sait par : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Bataille cependant ajoute en note : « Mais il est à peine utile d’observer que seule une obscure et sinistre hantise peut expliquer ce rapport, et non un souvenir froid30 ». Hugo, selon Bataille, conserverait son statut d’auteur à part entière, le dessin de Grandville jouant un rôle de source secondaire.

38Même si dans les années 1960 Topor acquiert un statut d’auteur par le dessin, signant seul des livres sans texte, il n’est pas fréquemment considéré comme écrivain à part entière. Le cinéma et la télévision lui offrent d’autres opportunités. Mais on ne peut qu’être frappé par la parenté esthétique qui l’unit à Grandville, parenté portée par une communauté d’idées sur les fonctions des images par rapport aux textes dont elles proposent des doubles, cherchant à suggérer des logiques invisibles et secrètes, se refusant à une simple explicitation visuelle.