Colloques en ligne

Philippe Kaenel

Friedrich Dürrenmatt et la caricature

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Figure 1 : Monique Jacot, Friedrich Dürrenmatt dessinant, 1963, photographie.

1Friedrich Dürrenmatt1 (1921-1990) (figure 1) est un écrivain suisse, dont le nom est associé au théâtre, et dont la notoriété mondiale est acquise dans les années 1960, grâce à l’adaptation cinématographique de La Visite de la Vieille dame. Une tragicomédie (1955). Interprété par Ingrid Bergman et Anthony Quinn, The Visit (1964) a été suivi d’autres comme La Più bella serata della mia vita (1972), film de Ettore Scola avec Alberto Sordi, Pierre Brasseur et Michel Simon d’après Die Panne  (1956) ; End of the Game (1975) de Maximilian Schell avec notamment Jon Voight, Jacqueline Bisset, une adaptation de Der Richter und sein Henker (1952), et plus récemment The Pledge (2001) de Sean Penn avec Jack Nicholson et Aaron Eckhart, d’après Das Versprechen (1958). Il est ainsi l’un des écrivains contemporains les plus lus, traduits et adaptés au cinéma (figure 2), dans le monde germanophone, anglophone et au-delà2.

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Figure 2 : Friedrich Dürrenmatt se transforme en Midas, 1984, feutre, 29,7 x 21 cm. CDN, SLA-FD-A-Bi-1-536

2Mais on sait moins qu’il fut un peintre, un dessinateur passionné et un caricaturiste abondant. C’est la mission du Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, qui dépend de la Bibliothèque nationale suisse (www.nb.admin.ch), que de faire reconnaître son œuvre de peintre. Le Centre se trouve dans un bâtiment conçu par le célèbre architecte suisse Mario Botta, autour de la villa acquise par l’auteur en 1952, tandis que le fonds de ses manuscrits est conservé à Berne au sein des Archives littéraires suisses (www.nb.admin.ch/sla).

3La caricature forme l’essentiel de son œuvre graphique. Des années trente aux dernières années de la vie de Dürrenmatt, les styles, les techniques, les formats et les destinataires de ces dessins ont évolué et se sont déplacés, de la sphère la plus intime ou amicale au domaine public ou à la parole politique. Bien que l’écrivain dessinateur se présente comme non engagé (au sens que l’on prête à ce terme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale), sa position, ou plutôt sa posture est celle d’un engagement ludique ou distant. Cet apparent oxymore n’en est pas un, comme nous le verrons.

4Dans la vie et l’œuvre de Dürrenmatt, la caricature n’est pas un mode d’expression annexe ou secondaire, dans les deux sens du terme. La pratique du dessin satirique se place au début de sa pensée. Elle fait figure de pivot dans sa formation intellectuelle et visuelle, ceci dès l’époque où le Bernois hésite encore entre une carrière artistique ou littéraire. Nous sommes dans les années 1930. La caricature, traditionnellement, est une image parlante, codée, allusive, symbolique, destinée à être déchiffrée. De ce fait, elle caractérise à la fois la pensée et la posture de Dürrenmatt. Elle agit comme la matrice de ses pratiques: « Dans l’écriture également, je ne pars pas d’un problème, mais d’images, car ce qui est le plus à l’origine est toujours l’image, la situation – le Monde3 ». Cette matrice produit à son tour des énigmes ou des œuvres ouvertes, au sens d’Umberto Eco : « J’ai toujours refusé de me réduire à un sens commun. Je suis donc nécessairement peu compréhensible4 ». Souvent, l’auteur s’est exprimé sur le caractère simultané, alternatif ou polyvalent de son écriture, à la fois littéraire et graphique, ainsi que sur la part essentielle de l’imagination visuelle et scénique dans le processus de création. « Mes dessins ne sont pas des travaux annexes à mes œuvres littéraires, mais ce sont les champs de bataille dessinés et peints sur lesquels se jouent mes combats d’écriture, mes aventures, mes expérimentations et mes défaites5 ».

5L’engagement ludique de Dürrenmatt est étroitement lié à une géographie politique et culturelle particulière. Ancré dans la Suisse d’avant et surtout d’après la Seconde Guerre mondiale, il a étendu ses interrogations littéraires et graphiques, axées sur la condition de l’homme, sur le plan international, en pleine Guerre froide : lorsqu’il s’engage en faveur d’Israël, contre l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie ; quand il adresse un discours à Mikhaïl Gorbatchev ou à Václav Havel ; ou encore lorsqu’il se permet le luxe de tenir des propos caustiques aux autorités suisses ou étrangères. Ainsi, le télégramme qu’il envoie en 1985 à Jack Lang, alors ministre français de la culture, où il explique pourquoi il ne participera pas à une conférence sur la liberté et les droits de l’homme. Après avoir relevé que la France vend massivement des armes au Nicaragua et qu’aucun pays au monde ne pourrait être le lieu pour discuter des droits de l’homme, il conclut : « Comme les réflexions stratégiques du président américain englobent aussi notre système solaire, je propose, comme lieu de rencontre pour votre conférence, un autre système planétaire, et c’est avec joie que je répondrais alors à votre honorable invitation6. » Notons que la dimension cosmique de cette proposition trouve de multiples formulations graphiques dans les années qui précèdent ce télégramme, par exemple autour du thème de la tour de Babel, cette allégorie aussi parlante que tragique de la cacophonie humaine.

6Lorsque l’on regarde des dessins satiriques de Dürrenmatt et qu’on lit les propos qu’il tient sur son œuvre et sur la politique internationale, on ne peut manquer d’être frappé par diverses analogies avec un essai qui a joué un rôle important dans l’historiographie de la caricature. Il s’agit de l’ouvrage de Werner Hofmann, La Caricature de Vinci à Picasso, paru en 1956 et traduit en français en 1958, en pleine Guerre froide. Werner Hofmann étudie en particulier les relations entre les beaux-arts et la caricature. À ses yeux, celle-ci est née d’un « caprice d’artistes » au XVIIe siècle et se plaît à détourner les « règles du beau » et les normes établies par la génération des Léonard et Dürer. En conclusion à son ouvrage, Hofmann déclare qu’au vingtième siècle « La caricature politique a été dépassée grâce à une évolution dont elle était elle-même responsable. Son procédé d’expression, à l’origine agressif, insurgé contre la bonne règle, est devenu un langage courant à notre époque où les canons du beau sont dévalorisés ». Il poursuit sur un ton pessimiste, marqué par le souvenir de la guerre, perçue comme un moment de basculement historique et esthétique :

Dans notre monde de moins en moins plastique, ce monde qui ne produit plus guère, pour la consommation des masses, que des clichés optiques, au cinéma et à la télévision, le signe pictural a perdu beaucoup du crédit dont il jouissait encore au XIXe siècle. […] Les horreurs de la guerre totale et de la dictature totalitaire ont également imposé des limites à toute satire. Un monde aussi profondément difforme que le nôtre ne se prête plus à la déformation […] Les temps modernes, avec leur science, et leur technique, ont donné à l’homme la folie des grandeurs. L’effroyable confusion qui règne à notre époque est une conséquence de cette surestimation […] un élément d’incertitude, de pénombre, emplit le monde conceptionnel de l’art placé dans une multiplicité de couches cosmiques dont il n’a aucune expérience, et qui relient l’homme à toutes les créatures. En même temps, l’image de l’homme est devenue le théâtre d’une profonde division existentielle. La démesure, la grimace se sont emparés de l’être, quelque chose de menaçant émane de lui7.

7À peu près au même moment, Dürrenmatt exprime un point de vue analogue sur la tragédie dans son essai « Problèmes du théâtre » : « Notre monde a aussi bien mené aux grotesques (figure 3) qu’à la bombe atomique, comme sont grotesques les tableaux apocalyptiques de Jérôme Bosch8. » Ici, l’écrivain dessinateur reconduit avec humour l’idée baroque du theatrum mundi, qu’il fait revivre comme une arène artistique où s’entrechoquent visions eschatologiques et angoisses existentielles9.

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Figure 3 : Friedrich Dürrenmatt, Le Pandémonium Achterloo, 1986, feutre, 29 cm x 41,5 cm, CDN, SLA-FD-A-Bi-1-587

8Cette arène est découpée par la page sur laquelle Dürrenmatt consigne ses visions. Ce dernier terme – visions – n’est pas vraiment adéquat car il ne rend pas compte de la matérialité concrète et surtout du processus à travers lequel nombre de ses œuvres graphiques ont vu le jour : tâtonnements, griffonnages, enchaînements formels et visuels, échafaudages de lignes aboutissant à la saturation de la page. Deux démarches coexistent en effet dans l’œuvre satirique de Dürrenmatt : d’une part ce que les Anglais appellent le doodle (décrit précédemment et parfaitement étudié par Ernst H. Gombrich dans son livre The Use of Images10) ; d’autre part ce que les théoriciens de l’art maniériste ont valorisé à travers la notion de concetto (l’œuvre est l’expression d’un concept prédéfini). Les caricatures participent plutôt de cette seconde attitude. A l’opposé, on trouve des dessins au stylobille, comme dans l’Ange avec chapeau de berger (Engel mit Pastorenhut ), avec ses excroissances plumées (figure 4), Mammouths s’embrochant l’un l’autre (Sich gegenseitig aufspiessende Mammuts), pris dans les entrelacs de leurs défenses (figure 5), le Suisse furieux lançant une bombe atomique VII (Zorniger Schweizer Atombombe werfend VII) (figure 10) ou l’Avant-dernier Pape et dernier Pape (Vorletzter Papst und letzter Papst) (figure 6) ainsi que les Quatre dessins de papes (Vier Papstzeichnungen), résultant de jeux graphiques aux frontières de la calligraphie.

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Figure 4 : Friedrich Dürrenmatt, Ange avec chapeau de berger, stylobille, 29,7 x 21 cm, CDN, SLA-FD-A-Bi-1-490.

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Figure 5 : Friedrich Dürrenmatt, Mammouths s’embrochant l’un l’autre (1968), feutre brun sur papier, 29,5 x 41,5 cm, collection CDN.

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Figure 6 : Friedrich Dürrenmatt, L’avant-dernier pape et dernier pape, Vers 1970, stylo noir sur papier,42,3 x 29,5 cm, CDN, Inv.-Nr. SLA-FD-A-Bi-1-170

9Cette démarche correspond précisément à ce que Dürrenmatt décrit à propos de ce qu’il appelle ses « matières » : « La tentative d’écrire l’histoire de mes « matières » exige que je les reconsidère à neuf. […] Une idée en appelle une autre, un souvenir en suscite un autre, une association en appelle une autre […] En reprenant mes anciennes fables, c’est moi-même que je reprenais ; je suis bien trop tissé et embrouillé dans mes propres trames11 ».

10Und er schuf den Mensch nach seinem Bild (Et il créa l’Homme à son image ) (figure 7) présente un cas de figure intéressant, loin d’être unique. Un personnage hirsute, barbu et chevelu à outrance comme un monstre de foire du XIXe siècle, tient dans sa main une poupée humaine. Au second plan se trouve punaisée une esquisse d’homme tandis qu’à droite les planètes tournent autour du soleil : une vision tout à la fois cosmique, biblique et artistique de la création de l’Homme ; une vision légendée par un célèbre verset de la Genèse mais rendue dérisoire par une telle mise en scène (les hommes ne sont en principe pas à l’image de ce dieu poilu).

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Figure 7 : Friedrich Dürrenmatt, Et il créa l’Homme à son image, stylo noir sur papier, 15 x 21cm, collection Liechti.

11À ce sujet, on pourrait se demander par où Dürrenmatt a commencé à imaginer ce dessin. Tout porte à croire qu’il a tracé le foisonnement tentaculaire de la figure hirsute, avant de compléter son corps en action. De là serait née l’idée d’afficher le croquis figurant un homme au second plan : sorte de mise en abyme du dessin et du dessinateur. Enfin, ce dernier aurait ajouté la vision cosmique dans la partie de droite laissée libre. La citation servant de légende serait issue à son tour de cette configuration, d’un processus qui fait advenir le sens et le verbe à la suite de l’image – ultime jeu sur la citation biblique dont (se) joue ce véritable deus ex machina qui, implicitement, personnifie Dürrenmatt lui-même.

12La pratique du doodle est indissociable de la culture visuelle, artistique et satirique de l’auteur. Ainsi, au regard des bonhommes dessinés à la plume dans les années de jeunesse, on ne peut s’empêcher de penser au journal zurichois Der Nebelspalter12, fondé en 1875, qui, dans les années 1930 puis durant la guerre fit preuve d’une rare audace sur le Continent, allant jusqu’à caricaturer Hitler, Staline ou Mussolini13. Largement diffusé en Suisse, Der Nebelspalter a compté dans ses rangs des dessinateurs notables comme Fritz Gilsi, Lindi (alias Albert Lindegger) ou encore l’ami proche de Dürrenmatt, Varlin (Willy Guggenheim). Ces caricaturistes et illustrateurs ont entre autres travaillé pour Carl Böckli, rédacteur responsable de l’image, et poète lorsqu’il rédige les légendes rimées de ses dessins. Il est le représentant caractéristique de la caricature de style linéaire – et de tradition germanique à la manière de Wilhelm Busch –  qui prédomine dans le journal. Les dessins de Dürrenmatt Est-ce ton garçon, Tell ?  ou Animus Terrore Liber (figure 8), ou encore Conception communiste du monde participent de cette esthétique graphique14.

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Figure 8 : Friedrich Dürrenmatt, Animus Terrore Liber, Feuille extraite d’un cahier de cours de philosophie du prof. Richard Herbertz à Berne, 1943-1946, plume et lavis, fol. 58 recto, CDN, SLA-FD-A-Bi-1-391-108.

13Au fil des ans, Dürrenmatt a sans nul doute vu dans la presse ou dans des publications diverses les œuvres d’autres caricaturistes et dessinateurs majeurs qui d’ailleurs se trouvent dans sa bibliothèque, révélant l’ampleur de sa culture graphique et, en particulier, caricaturale15. C’est ainsi que The Labyrinth deSaul Steinberg (1961), sur l’un des thèmes privilégiés de l’auteur suisse, se trouvait sur ses rayons. Nombre de dessinateurs du XXe siècle, illustrés dans l’ouvrage de Werner Hofmann, présentent des traits analogues : Olaf Gulbransson, Theodor Heine ; sans compter des dessins à la plume et à l’encre de Chine d’écrivains comme Rodolphe Töpffer, Victor Hugo, Gottfried Keller, Marcel Proust, Alfred Kubin, Jean Cocteau ; ou les croquis satiriques d’artistes comme Félicien Rops, James Ensor, Ernst Barlach, Georg Grosz, Paul Klee ou Picasso. Dürrenmatt pratique occasionnellement la citation d’œuvres connues. Derrière la Bataille de Sempach entre des artistes et critiques de 1963 (figure 9) se profilent certainement les dessins caustiques d’Urs Graf (Horreurs de la guerre, 1521), tandis que le dessin Dieu en colère de 1976, peut être vu comme un hommage à une œuvre longtemps attribuée à Goya (Le Colosse, 1808-1812), l’artiste qui – avec Bosch, Dürer ou Brueghel – l’a sans doute le plus inspiré. On songe évidemment aux Désastres de la guerre (1810-1815) que Dürrenmatt dit admirer plus que le Guernica de Picasso, dans l’essai qu’il rédige en guise de préface à Babylon de Tomi Ungerer en 197916.

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Figure 9 : Friedrich Dürrenmatt, Bataille de Sempach entre artistes et critiques (1963), encre de chine sur papier, 35,4 x 26,8 cm, Collection CDN.

14D’autres œuvres graphiques révèlent un écrivain sensible à la codification des expressions et des sentiments humains (la pathognomonie), ceci en lien avec des expressions théâtrales. Ainsi, les Neuf esquisses de portrait de 1977 pour son récit Die Panne (collection privée) fixent les traits de l’inquiétude, de la colère et de la rage en suivant l’exemple des planches de Charles Le Brun et des pages de Johann Kaspar Lavater, des illustrations qui ont servi de références aux caricaturistes depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. De manière générale, Dürrenmatt exploite l’« arsenal » des caricaturistes, pour citer le titre du célèbre essai d’Ernst H. Gombrich de 196317 : l’animalisation, la métaphore, les figures de discours ou encore la condensation, à l’exemple de Pape (s.d., collection privée), un probable portrait déguisé de Staline avec son oreille dégagée, son nez et surtout son menton arrondi pointant en avant.

15Quelques dessins paraissent liés plus directement à l’actualité politique. Le Suisse en colère lançant une bombe atomique VII (figure 10) fait allusion à un épisode rétrospectivement ubuesque de l’histoire suisse.

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Figure 10 : Friedrich Dürrenmatt, Suisse furieux lançant une bombe atomique VII, début des années 1960, stylo sur papier, 21 x 14,8 cm, collection CDN.

16En effet, la Confédération suisse conclut au milieu des années 1950 deux accords avec les Etats-Unis, en faveur de l’acquisition de la technologie atomique. En 1958, le gouvernement, poussé par les chefs de l’armée, envisage même de fabriquer des armes nucléaires tactiques, provoquant aussitôt la fondation du Mouvement suisse contre l'Armement atomique (MSCAA) qui organise sa première « marche de Pâques » en 196318. Le thème est repris dans le récit de Dürrenmatt intitulé La Guerre dans l’hiver thibétain (1981) qui fait le récit d’une Suisse détruite par une Troisième Guerre mondiale nucléaire. Les Physiciens (1962), sa très célèbre pièce de théâtre, aborde au même moment les mésusages de la science, tandis qu’un collage – on songe ici aux travaux du Polonais Henryk Tomaszewski ou du Suisse Hans Falk, tous deux présents dans sa bibliothèque – représente Guillaume Tell portant une bombe atomique (figure 11).

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Figure 11 : Friedrich Dürrenmatt, Critique de l’affaire Mirage (1973), collage, encre de Chine et gouache sur une carte de la Suisse, dimensions inconnues, collection privée.

17Cette caricature intègre des morceaux d’un billet de dix francs et fait allusion au scandale concernant l’acquisition d’avions militaires français, des Mirages, qui débute en 1961 et éclate en 1964. Le portrait de Gottfried Keller ornant le billet est intégré dans le collage. On dirait que Tell, figure iconique de la « défense nationale », transporte l’écrivain suisse comme un sac à dos. Il s’agit à la fois d’une forme d’inversion (car Keller s’engagea en politique en faveur de la démocratie contre le nationalisme incarné ici par Tell) et d’une sorte d’hommage à une figure homologue de la littérature helvétique, Keller, athée, comme Dürrenmatt, qui comme ce dernier hésita entre une vocation artistique et littéraire.

18Une partie restreinte des caricatures politiques de Dürrenmatt a été publiée de son vivant dans la presse. En 1970 par exemple, l’écrivain dessinateur fait paraître dans le Sonntags Journal une illustration qui s’en prend au nouveau scandale financier de Panama touchant des milliers d’épargnants arnaqués par l’entreprise Investors Overseas Services (IOS)19 (figure 12). Une autre caricature s’attaque frontalement à James Schwarzenbach, promoteur, en 1970, d’une initiative contre l’immigration étrangère, alors vivement débattue. Le dessin montre un ruisseau noir (« Schwarzen Bach ») qui emporte un Suisse et le noie.

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Figure 12 : Sonntags Journal, 30/31 mai 1970, n° 22, 49 x 33 cm (page).

19L’essentiel de l’iconographie de Dürrenmatt est toutefois issue de ses préoccupations littéraires et existentielles. Tel est en particulier le cas des charges qui s’en prennent à la clique des critiques littéraires. De même, les figures de diables et d’anges abondent, qui renvoient à des thèmes fondateurs de la critique sociale et religieuse, comme celui de la danse macabre, genre certes européen, mais fortement implanté en Suisse20. À ce propos, Dürrenmatt fait le récit de ses rencontres avec une chauve-souris qui lui rend visite dans son bureau à Neuchâtel, alors qu’il travaille la nuit. Un soir, l’auteur décide d’enfermer Mathilde (c’est le nom qu’il lui donne). Il la montre à ses enfants en leur disant qu’il s’agit d’un « ange de souris » (Mäuseengel21). Comme il le raconte, le thème de l’ange ne l’a pas quitté depuis, et les hommes ailés et autres chérubins se sont mis à envahir ses caricatures. C’est également à la suite de cet épisode qu’il s’intéresse à la figure ambiguë de l’ange sur le plan dramaturgique. L’invention satirique résulte ainsi du croisement entre l’expérience personnelle et anecdotique du monde, réinscrite dans une tradition culturelle et visuelle plus générale.

20À partir du XIXe siècle, les doubles vocations ont multiplié les figures d’écrivains dessinateurs22. Mais il en est un, fondateur, qui présente plusieurs analogies essentielles avec Dürrenmatt et son œuvre. Il s’agit du Genevois Rodolphe Töpffer (1799–1846), souvent considéré comme l’« inventeur de la bande dessinée ». Contraint de renoncer à sa vocation artistique suite à une maladie des yeux, Töpffer devient critique et théoricien d’art, romancier et journaliste, directeur de pensionnat et professeur de rhétorique et belles-lettres, auteur de récits de voyages et de pièces de théâtre restées inédites de son vivant. Surtout, sans cesse et en tous lieux, il dessine des figures qu’il qualifie de « folies » ou de « gribouillis23 ». Parmi celles-ci, on trouve une foule de dessins à l’encre de Chine qui mettent en scène des monstres, proposent des accumulations de créatures ou installent des personnages grotesques souvent dans des postures théâtrales24. Les illustrations de Dürrenmatt pour Hercule et les Écuries d’Augias ainsi que tant d’autres croquis issus de sa plume ou de son stylobille participent de ce même esprit.

21Tous deux sont des pessimistes, des aphoristes, des critiques des ridicules de la société et des aléas du progrès, qui, toutefois n’a pas investi la dimension existentielle ou cosmique du dessin tel que le comprend Dürrenmatt, mais avec lequel il partage une « naïveté » graphique très cultivée. Preuve de son grand intérêt pour l’œuvre du Töpffer, Dürrenmatt conservait dans sa bibliothèque25 plusieurs de ses ouvrages en réédition26. Le parallèle le plus signifiant entre leurs deux pratiques réside dans leur fascination pour le modèle théâtral, à l’intersection du littéraire et de l’artistique. Töpffer a conçu ses « histoires en estampes » alors même qu’il composait et jouait des pièces de théâtre animées par les mêmes personnages ridicules27. Ses albums mettent en image des figures qui se déplacent dans des cadres graphiques fonctionnant comme autant de scènes et de saynètes. Le modèle artistique revendiqué par Töpffer est celui de William Hogarth (également dans la bibliothèque de Dürrenmatt) qui voyait ses suites moralisantes peintes et gravées, ses progresses, comme une sorte de théâtre joué par des figures graphiques (« Mon image est ma scène » affirme-t-il28). Dürrenmatt lui aussi souligne à quel point son œuvre résulte d’une pensée dramaturgique29. De nombreux dessins représentant des acteurs ou les mises en scènes de ses pièces de théâtre témoignent d’ailleurs de ce goût pour les représentations, dans les deux sens du terme.

22Réimaginer le monde comme une scène, comme un jeu dramatique qui permet à la fois de saisir la réalité, de la donner à voir, d’en témoigner tout en gardant une distance ironique, n’est pas sans rappeler ce que Baudelaire, dans son essai intitulé « De l’essence du rire » (1855), nommait le « comique absolu ». Il l’associait au grotesque et à l’art de la caricature qui exprime selon lui une méditation métaphysique :

J’appellerai désormais le grotesque comique absolu, comme antithèse au comique ordinaire, que j’appellerai comique significatif. Le comique significatif est un langage plus clair, plus facile à comprendre pour le vulgaire, et surtout plus facile à analyser, son élément étant visiblement double : l’art et l’idée morale ; mais le comique absolu, se rapprochant beaucoup plus de la nature, se présente sous une espèce une, et qui veut être saisie par intuition.

23Baudelaire ajoutait : « L’essence très-relevée du comique absolu en fait l’apanage des artistes supérieurs qui ont en eux la réceptibilité suffisante de toute idée absolue ». Dürrenmatt fut indiscutablement de ceux-ci.