Colloques en ligne

Anna Paola Bellini et Vincent Briand

De la survie par le rire ? Les mystérieuses caricatures de Denis Guillon

Quiconque a vu un dessin animé ou simplement des caricatures sait bien qu’il est souvent juste de dessiner les choses différentes de ce qu’elles paraissent, de les modifier, de les déformer d’une manière ou d’une autre1.

1Voici ce qu’écrit Ernst Hans Gombrich dans son Histoire de l’art. Cette analyse, visant à justifier la tendance des artistes à vouloir s’éloigner d’une représentation fidèle de la réalité est, peut-être, encore plus adaptée aux caricatures réalisées dans les camps de concentration.

2De 1933 à 1945, entre 15 et 20 millions de personnes ont été emprisonnées dans les camps de l’Allemagne nazie2. Parmi eux, des déportés ont eu la possibilité d’écrire en cachette, d’autres de dessiner clandestinement3, comme ce fut le cas de Denis Guillon. Né le 8 août 1926 à Alfortville (Seine), il n’a que 14 ans lorsque le monde qu’il avait connu jusque-là s’effondre, en juin 1940. Alors que l’un de ses oncles trouve la mort dans les combats des Ardennes, il prend la route de l’exode pour se réfugier à Bléré, en Indre-et-Loire, où il apprend la fin des combats par la voix chevrotante du maréchal Pétain. De retour en région parisienne, il se forme au dessin et à la caricature avant d’être engagé comme dessinateur publicitaire dans les établissements Vitry, à Paris. En secret, il organise à partir de mars 1942 un groupe franc au sein de l’Amicale des anciens élèves des cours complémentaires d'Alfortville, pour lequel il distribue des tracts et stocke des armes en vue d’actions contre l’ennemi.

3Le 3 avril 1944, il est arrêté pour résistance et emmené rue des Saussaies4où il est interrogé et torturé, avant d’être interné à la prison de Fresnes. C’est dans la cellule 141 qu’il commence à dessiner, à même le mur, avec le dos de sa cuillère5.

4Le 26 avril 1944, il est transféré au camp d'internement de Compiègne (Frontstalag 122), le 12 mai, il est déporté au camp de concentration de Buchenwald. Sur sa carte personnelle de Häftling (figure 1), il indique la profession de Karikaturzeichner (figure 2), caricaturiste. Très vite, il est envoyé vers le camp voisin de Dora (figure 3) où, dans des tunnels taillés au cœur du massif montagneux du Hartz, les déporté4s étaient chargés de produire les fusées V2. Il chapeaute 21 kommandos extérieurs, ainsi que 8 sous- kommandos, où la mortalité est très élevée.

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Figure 1. Carte personnelle de Denis Guillon, Weimar-Buchenwal 14/05/1944. © Arolsen Archives

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Figure 2. Document indiquant son métier. Karikaturzeichner, Ellrich 06/06/1944. © Arolsen Archives

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Figure 3. Carte tirée de André SELLIER, Histoire du camp de Dora, Paris, La Découverte, 2010, p. 502.

5Dans « l’enfer de Dora », tel que l’appelle François le Lionnais6, le sous-camp d’Ellrich tient une place toute particulière7. Situé à quelques kilomètres du camp principal, il fut – nous dit Nickolaus Wachsmann – l’un des plus meurtriers de ces « lieux de terreur sans loi où naquirent et furent raffinés certains des traits les plus extrêmes du régime nazi»8. Denis Guillon y est transféré le 5 juin 1944, avant d’être envoyé un mois plus tard à Günzerode (19 juillet) où il travaille à la construction d’une voie ferrée entre Kassel et Nordhausen.

6Le 10 avril 1945, alors que les Américains sont à quelques kilomètres, Denis Guillon et quelques-uns de ses camarades s’évadent, sont repris, avant d’être enfin libérés le 16 avril. Rapatrié à la fin du mois de mai 1945 à Paris, il publie rapidement son témoignage9, reprend son métier de dessinateur publicitaire, se marie et fonde une famille. Il décède le 9 octobre 1987 à Grasse (Alpes-Maritimes), sans avoir jamais publié ni fait mention de ses dessins en dehors du cercle de ses proches.

7Redécouverts grâce au travail d’un collectionneur passionné voici quelques années, ils étaient précieusement conservés dans une pochette en simili cuir élimée. À l’intérieur, un journal intime écrit en déportation, une carte géographique annotée, quelques portraits ainsi qu’un recueil à la couverture cartonnée protégeant d’incroyables caricatures traitant de la vie au camp, soigneusement légendées et datées10. Sous une forme humoristique, elles décrivent une réalité souvent considérée comme étant de l’ordre de l’indicible. Les interrogations soulevées par ce corpus sont nombreuses, aussi nous proposerons ici trois axes de réflexion principaux liés à la thématique de cette journée d’étude.

8Tout d’abord, nous montrerons comment les caricatures réalisées par Denis Guillon posent des questions communes à la pratique de la caricature et à l’art concentrationnaire dans son ensemble. Ensuite, nous en analyserons la dimension tant individuelle que collective. Enfin, nous nous interrogerons sur le rapport entre les images et les textes de Denis Guillon.

Déportation et art concentrationnaire

9Tant œuvres d’art que documents historiques, ces productions clandestines restent encore aujourd’hui, selon Paul Bernard-Nouraud, « dans un entredeux : non encore incluses dans le champ de l’histoire de l’art, aux marges du champ de la littérature testimoniale devenu paradigme du témoignage sur les camps »11. Le medium lui-même n’est pas sans poser problème. Les dessins sont souvent considérés comme étant une préparation de l’œuvre, dont ils sont les premières ébauches : œuvre d’art en puissance, pas encore en acte. Il faut, enfin, ajouter que, par rapport à l’image photographique, le dessin est le résultat d’un geste qui n’est pas forcément fidèle à la réalité, raison pour laquelle on pourrait sous-estimer la véracité de ce qui est représenté. Une réflexion du même type peut être faite sur « l’art concentrationnaire»12, dont les définitions restent floues. À l’instar des dessins des camps, cette catégorie est caractérisée par un statut hybride entre source d’information et expression d’une subjectivité. Les productions artistiques faites dans les camps sont à la fois l’expression de la vision d’un déporté et un témoignage précieux de l’expérience limite qu’est la déportation13. On peut remarquer que les caricatures posent un problème similaire à celui de l’art concentrationnaire. Ce type de représentations a également le statut ambigu évoqué plus haut, raison pour laquelle elles sont étudiées par différentes disciplines. Mais, selon Bertrand Tillier, les historiens ont le mérite d’avoir été les premiers à les considérer comme « un document à part entière, susceptible de renseigner sur l’état de l’opinion publique, la teneur des débats politiques, la diffusion des idéologies, etc. »14.L’histoire a été pionnière en utilisant ces créations comme sources, en occultant toutefois leur valeur esthétique. Les dimensions historiques et artistiques de la caricature se rejoignent lorsqu’on la caractérise comme une forme de résistance à une norme. L’image caricaturale s’éloigne ainsi du figuratif auquel nous sommes habitués pour en charger15, modifier et déformer les traits. Nous assistons alors à une prise de distance par rapport à une normativité imposée. Cette « résistance à la forme » se traduit dans les dessins de Denis Guillon en un type de représentation caricaturale dont il est nécessaire d’interroger le but. S’agit-il d’un dessin-témoignage, ou d’un projet artistique ?

10Comme Denis Guillon, en effet, d’autres déportés, femmes et hommes, sont parvenus à se procurer clandestinement le nécessaire pour dessiner leur quotidien dans les bagnes nazis, à Dora, Buchenwald, Neuengamme, Dachau, Auschwitz ou Ravensbrück. Au péril de leur vie, ils ont répondu à l’impérieux besoin de témoigner, comme Violette Lecoq expliquant que :

C’était un moyen de marquer et de se rappeler, parce que quand on dessine quelque chose pour après, pour l'après, les gens comprennent mieux quand ils voient un dessin que quand ils lisent quelque chose. Surtout les horreurs que nous avons vues, comme la maigreur par exemple, je crois qu'un dessin était plus parlant que quand l’on disait que l'on n’avait plus que la peau sur les os16.

11D’autres, comme Zoran Mušič, obéissent à une sorte de nécessité artistique comme lorsqu’il dessine ces empilements de corps à Dachau, où il semble voir des bûches. Alfred Kantor survivant de Terezin, Sachsenhausen et Auschwitz parle du besoin de dessiner en lien avec son instinct de conservation :

Mon engagement dans le dessin est né d’un profond instinct de conservation et sans aucun doute m’a aidé à nier les horreurs inimaginables de la vie à cette époque. En assumant le rôle d'observateur, j’ai pu au moins pendant quelques instants me détacher de ce qui se déroulait à Auschwitz et était donc mieux à même de tenir les fils de la raison.17

12Le dessin devient alors une nécessité pour mettre une distance avec la réalité invivable et ne pas sombrer dans la folie. Si ces productions peuvent nous dire beaucoup sur les conditions de vie dans les camps, l’intention de l’artiste est ici d’abord expressive : à travers le dessin, il cherche à reconquérir une liberté qu’on lui refuse, il revendique une humanité qu’on lui dénie.

13Ainsi les caricatures, qui représentent environ 20 % de la production artistique des camps, montrent la capacité des artistes à prendre de la distance avec leur environnement et à se moquer de leur situation tragique pour transformer de véritables terreurs quotidiennes en objet de dérision18.

Quotidien dérisoire, dérision du quotidien

14Umberto Eco insère la caricature dans un chapitre de son Histoire de la laideur intitulé « Le laid, le comique, l’obscène » et fait ainsi de ce type de créations une forme du comique typiquement moderne qui naît comme instrument polémique envers une personne réelle ou une catégorie sociale précise19. Dans les caricatures de Denis Guillon, c’est le quotidien concentrationnaire qui est la cible de cette forme polémique de représentation, qui tourne ainsi les souffrances endurées en ridicule. Le dessin “Pivôôôôô…!” (figure 4) nous montre, par exemple, l’intérieur d’un block. Nous remarquons une lampe en haut, un poteau en bois et six personnes - quatre prisonniers qui font la queue pour avoir à boire ou à manger - un autre déporté responsable du service et, au premier plan, un kapo à la figure déformée, arborant une grande tête et des traits durs, reconnaissable à son brassard et à son air austère. L’homme brandit avec le bras gauche une crécelle avec laquelle il appelle les déportés à la soupe.

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Figure 4. Denis Guillon, “Pivôôôôô…!”, Günzerode, 6 février 1945, n° inv. 2019,1546,01-11 (2), © Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

15Dans la caricature Travaux de novembre (figure 5), au contraire, nous pouvons observer une scène qui se déroule à l’extérieur. Comme le titre donné par son auteur l’indique, le dessin représente cinq personnes, quatre déportés et un kapo qui a des traits plus durement marqués et moins ronds que les autres autravail.

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Figure 5. Denis Guillon, Travaux de novembre, Hesserode, 10 novembre 1944, n° inv. 2019,1546,01-10 (1), © Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

16En regardant ces deux images nous pouvons faire l’hypothèse que Guillon essaye de représenter de manière ridicule le quotidien concentrationnaire et cherche par le dessin un sens là où il est impossible d’en trouver. En ridiculisant le quotidien du camp, l’artiste parvient à mettre une distance avec cette expérience. La reproduction de la réalité vécue dans une forme « incorrecte »20 fait naître le comique. Ces figures, qui sont volontairement « incorrectes », appartiennent donc à la catégorie du comique. À travers une représentation caricaturale, Denis Guillon veut montrer une réalité apparemment impossible, tout comme il semble impossible de pouvoir rire du quotidien concentrationnaire. Il se sert de la création pour essayer de représenter son vécu.

17En outre, il est intéressant de mettre en évidence la dimension intime qui se manifeste lorsque l’artiste essaye d’expliquer – et de s’expliquer – son quotidien traumatique à travers sa propre représentation, dans ce cas caricaturale, de la réalité. Nous pourrions interpréter cette dimension subjective à la lumière des idées psychanalytiques. Ernst Kris et Ernst Hans Gombrich, suivant les mots de Bertrand Tillier, proposent en effet une interprétation de la caricature comme étant une forme de schématisation. Dans son article « Du caricatural dans l’art du XXe siècle » Bertrand Tillier écrit : « Les deux historiens de l’art [M. Kris et M. Gombrich] envisageaient que la caricature en tant qu’image puisse être instituée en substitut de la réalité et permette de libérer une agressivité impossible à assumer par d’autres voies de la vie sociale »21. Même si cette dimension n'est pas forcément évidente à première lecture, on peut faire l’hypothèse qu’à travers ces productions, Denis Guillon a pu libérer son agressivité réprimée dans un lieu de détention où le quotidien étaitinvivable.

18Cet aspect intime s’accompagne sans doute d’une dimension collective, souvent inhérente à la production de ces dessins. L’artiste, seul, ne peut pas grand-chose. C’est vraisemblablement grâce à ses camarades qui l’aident, l’appuient ou lui fournissent des matériaux que les conditions nécessaires à la création sont réunies. L’aspectformel des dessins aux traits nets et aux compositions travaillées, tendrait à confirmer cette hypothèse : l’homme ne travaille pas de manière autonome, il bénéficie de l’aide de ses camarades, tant pour surveiller les environs que pour l’aider à cacher sa production. En ce sens, l’œuvre devient plurielle, d’autant plus qu’elle vise à incarner l’expression d’une souffrance elle-même partagée, et visuellement illustrée. Ainsi, les caricatures ne montrent jamais un individu isolé, elles mettent en scène un groupe qui incarne cette communauté dedestin.

Caricatures clandestines

19Avant de proposer quelques pistes d’interprétation de cette œuvre graphique si particulière, il est nécessaire d’en donner un aperçu quantitatif.

20À l’heure actuelle, sont conservées 23 feuilles qui présentent un total de 22 scènes, 8 portraits ainsi qu’un programme illustré de la veillée de Noël 1944 à Günzerode22. Il faut y ajouter un journal intime (figure 6), qui comporte une entrée quotidienne du 30 juillet 1944 au 16 avril 194523, ainsi qu’un fonds de dessins préparatoires aux illustrations de son témoignage publié en 1946 et mentionné plus haut. Pour Denis Guillon comme pour tout artiste ayant fait œuvre en déportation, il faut considérer ce que l’on a, mais également ce que l’on n’a pas, la particularité de ces corpus de dessins concentrationnaires étant qu’ils ne sont jamais complets. Certains ont été saisis, perdus, d’autres ont été donnés, parfois même une partie a été détruite sous le coup de la crainte d’être découvert. La numérotation interne qui figure à l’extrême droite de chaque page (figure 7), en chiffres romains, montre ainsi qu’il y a quatre scènes manquantes. Par ailleurs, la place de Denis Guillon au camp et les rapports qu’il entretient avec certains kapos permettent d’avancer qu’il a très probablement fait de nombreux portraits, sans commune mesure avec le nombre de ceux qui sont parvenus jusqu’à nousaujourd’hui.

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Figure 6. Denis Guillon, Journal de déportation, juillet 1944 – avril 1945, 21,5 x 16 cm, n° inv. 2019.1546.19, ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

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Figure 7. Denis Guillon, Désinfection, Günzerode, 11 février 1945, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-12 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

21Nous nous attacherons ici plus particulièrement aux caricatures, soit les 22 scènes réalisées en déportation, similaires dans leur style comme dans leur mise en page.

22Le trait, soigné, indique qu’elles ont été travaillées avec soin et non réalisées à la hâte. L’homme se savait doncensécurité,aprisletempsdedessiner précautionneusement, jouant de l’épaisseur de son crayon, ajoutant ombres, textures et détails. En ce sens, Denis Guillon développe bien une approche artistique, s’interroge sur le choix de son sujet, son cadrage et son rendu. Les figures cerclées de noir comme le style des personnages manifestent l’influence de la bande-dessinée de l’Entre-deux-guerres et des grands titres comme Tintin, Popeye ou Les Pieds Nickelés, comme il est possible de le voir dans Kommando 4A (figure 8). Les formats sontidentiques,chaquefeuilleprovenantd’un petit bloc de papier dont on conserve encore la souche. Chacune des scènes associe au dessin une ligne d’informations textuelles assez dense : le lieu, le titre, la signature de l’auteur, la date de réalisation du dessin, ainsi qu’un numéro.

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Figure 8. Denis Guillon, Kommando 4A, Nordhausen, 12 septembre 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-07 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

Rire du quotidien, une dimension collective ?

23À la vue de ces dessins, une question vient tout de suite à l’esprit, pourquoi Denis Guillon a-t-il réalisé ces scènes, sous cette forme très spécifique ? Dans ce cadre de la déportation marqué par les souffrances endurées, le travail harassant, les très difficiles conditions de vie et la déshumanisation des individus, le dessin est un espace d’évasion comme de résistance. Si les thèmes choisis sont « classiques », le travail, le camp au jour le jour, la vie au block, la manière de les représenter tranche toutefois avec la plus grande partie de ce qui nous est parvenu. Ainsi, l’undes déportés des Travaux du mois d’août ne croule-t-il pas sous le poids de la charge qu’il doit tirer, mais s’appuie sur sa pelle pour faire la sieste, comme le SS qui le surveille du reste.

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Figure 9. Denis Guillon, Travaux du mois d’août, Günzerode, 5 août 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-06 (1), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

24La scène de La douche à l’arrivée à Buchenwald (figure 10) est tout aussi invraisemblable. Si la thématique de la désinfection est bien connue, et attestée historiquement, l’auteur fait plutôt référence au plaisir du bain qu’à la violence de la réalité vécue. Quant au Retour à Ellrich (figure 11) il s’agit d’une scène digne d’un cartoon où les déportés déforment le toit du wagon sous l’effet d’un freinage qu’on imagine violent.

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Figure 10. Denis Guillon, La douche à l’arrivée, Buchenwald, 5 août 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-07 (1), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

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Figure 11. Denis Guillon, Retour à Ellrich, 20 septembre 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-03 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

25L’humour est omniprésent dans ces représentations. Les cadrages, les attitudes des personnages n’ont pas vocation à dire le vrai, ils tournent en dérision les hommes, leurs activités, et leurs malheurs, une manière de prendre du recul sur le quotidien des concentrationnaires que ses camarades et lui sont devenus. Rire de soi, rire de sa condition, c’est affirmer un espace de liberté, aussi infime soit-il, malgré l’état d’esclave auquel ces hommes sont réduits. Dès lors, si l’on définit le rire comme un outil de résistance intellectuelle, on peut s’interroger sur le sens du projet de Denis Guillon : est-il à considérer comme une pratique individuelle, ou, au contraire, peut-on imaginer qu’il puisse s’agir d’un projet partagé avec ses camarades ? L’artiste serait-il ainsi la main d’un dessein collectif ?

26L’étude de l’ensemble du corpus embrasse largement les thématiques récurrentes du camp, à l’exception d’un seul, étrangement absent, la mort. À la réflexion, est-ce si surprenant ? Denis Guillon, et ses camarades avec lui, ne cherchent-ils pas à échapper à leur quotidien, à prendre du recul sur la vie concentrationaire et les souffrances vécues ? Bien qu’il faille considérer Günzerode comme un kommando moins mortifre que d’autres – avec tous les guillemets nécessaires – la mort y reste omniprésente, et journalière.Son absence est donc significative, et peut-être liée à l’essence même du projet puisqu’elle est fondamentalement incompatible avec l’intention initiale de l’humour. Dès lors, le rire apparait comme un déni et ses éclats comme un défi au silence de la disparition dont le déporté ne connait que trop bien la présence. Un parallèle avec son journal intime permet de constater que, de manière générale, Denis Guillon n’en parle que très peu, si ce n’est à travers quelques mentions de ses camarades décédés. Une étude plus fine de sa production, en particulier de sa chronologie, n’est pas inutile pour creuser cettehypothèse.

27S’il travaille beaucoup à son arrivée (4 dessins en juillet et août, 3 en septembre et novembre), le rythme de sa production baisse progressivement (2 en janvier, 3 en février, 1 en mars et avril). Comment interpréter ces données ? D’une part, on remarque que la pratique du dessin ne s’inscrit pasdans l’immédiateté, le souvenir quotidien, mais qu’il s’agit d’une sorte de méditation, de choix délibéré qui prend du temps et nécessite une sélection des sujets à illustrer. Des sujets qui, d’une certaine manière, rendent compte des préoccupations du moment. Aussi les deux dessins de janvier ont-ils pour sujet le travail et le froid, deux préoccupations majeures des déportés au cœur de cet hiver glacial du début de l’année 1945.

28Certains mois, la production est à l’arrêt (octobre, décembre), si l’on se fie à la numérotation qui figure sur le bord inférieur gauche de chacun des dessins. Si l’on prend l’exemple du mois de décembre, on sait grace à son journal qu’il ne bouge pas du camp les dix premiers jours. Il a donc, matériellement, le temps de dessiner. En a-t-il la possibilité ?

29On sait par son journal encore qu’il travaille à ce moment-là pour un des kapos du camp, Oscar, qui semble l’avoir pris sous sa protection. Une manière, grâce à son talent, d’améliorer le quotidien ? Le dimanche10 décembre 1944, « je fais de l’aquarelle pour Oscar »24. Puis les deux jours suivants, on peut lire la mention « dessine pour Oscar ». Rien cependant au sujet des caricatures. Était-il pris par autre chose ? N’était-il tout simplement pas d’humeur à rire ? C’est une possibilité qu’il ne faut pas écarter. Si l’ensemble du projet repose sur l’humour, il est tout à fait probable que certains mois, en particulier les plus durs, la production ralentisse, voire s’arrête. Le cœur n’y est pas, le moral est bas, le dessinateur n’est plus en capacité de susciter le rire, lui-même se débattant dans la déprime générale.

Un projet documentaire ?

30Au-delà de cet aspect humoristique dont on vient de questionner le caractère collectif, l’étude de cesdessins révèle uneautre étrangeté, assez paradoxale au premier abord. Si les scènes s’attachent à susciter le rire, le texte est quant à lui très descriptif et inhabituellement documenté. Chaque dessin est construit sur le même modèle et précise le lieu de la scène, son titre, la signature de l’artiste, la date de réalisation, ainsi que la numérotation de la scène par rapport à l’ensemble (figures 12 et 13). Cette dernière a toute son importance, elle donne une cohérence à l’ensemble et affirme qu’il s’agit d’une construction réfléchie et cohérente. Si l’on s’attarde sur ces informations,etsionlescroiseaveclesdeuxfeuillets qui enserraient les dessins, on croit percevoir un autre aspect de ce projet, plus documentaire, plus personnel aussi, s’approchant du témoignage. En introduction, la page de titre reprend les principales étapes de la répression dont Denis Guillon a été victime (date d’arrestation, transferts, prison, camp d’internement, déportation, kommandos divers). En conclusion, son état civil et l’adresse de ses parents précèdent un Testament (figure 14), qui précise :

À la veille de partir en transport, je désirerai que les croquis parviennent à mes parents chéris à qui j’envoie encore et toujours mes plus tendres baisers, espérant les retrouver sains et saufs dans un avenir prochain. Je leur demande pardon de tous les soucis que j’ai pu leur causer, depuis ma prime jeunesse jusqu’au jour présent. Je veux être châtié de mes fautes dans cet uniforme crasseux de bagnard jusqu’au jour d’une résurrection de la Paix prochaine, en qui je crois et j’espère.
Fait en camp de concentration à Günzerode près de Nordhausen, le 14 mars 1945.

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Figure 12. Denis Guillon, Au rabiot de soupe, Ellrich, 19 juillet 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-04 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

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Figure 13. Denis Guillon, Au rabiot de soupe, Ellrich, 19 juillet 1944, détail, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-04 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

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Figure 14. Denis Duillon, Testament, nzerode, 14 mars 1945, 14,6 x 19,6 cm, inv. 2019.1546.01-01 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

31À travers ces quelques mots, on mesure l’attachement du jeune homme à ses dessins légués à ses parents, comme une part de lui-même qu’il souhaite transmettre s’il venait à disparaître. Une importance qui vient contrebalancer la forme plutôt légère qui ressort à la première lecture. Quelle est cette part ? Est-ce l’humour et la caricature dont il a choisi de faire son métier, celui-là même qu’il a mentionné à son arrivée au camp ? Ou est-ce le parcours, la vie quotidienne que relatent ses dessins derrière cette forme apparemment légère ?

32Si l’on reprend le corpus à partir de ce dernier prisme, c’est une histoire de la vie du camp qui se lit, dans toutes ses caractéristiques : le travail, les nombreux transferts, l’obsession de la nourriture, la vie quotidienne qui s’organise dans les blocks. Parmi cette strate d’informations textuelles, il est intéressant de comparer les sujets et leurs dates avec la réalité de son parcours. Si la chronologie ouvre parfois des parenthèses et revient sur des aspects passés (Buchenwald), elle est globalement respectée, et l’ensemble donne à voir une sorte de chronique visuelle du parcours d’un déporté. La signature, qu’il appose sur chacun de ses dessins, pourrait ainsi être une manière d’authentifier la représentation, d’en attester la réalité au-delà du rire.

Les formes du témoignage

33L’étude comparée de ces dessins et de son journal intime ne permet malheureusement pas de confirmer ou d’infirmer ces deux hypothèses, œuvre de résistance collective, ou œuvre documentaire individuelle. Si les données sont quotidiennes, les informations restent souvent lapidaires, évoquant les conditions climatiques, les rations quotidiennes, parfois le travail auquel il est employé. Certains jours, il apporte quelques précisions supplémentaires sur des événements marquants, des camarades décédés, ou encore lorsque sa petite amie Monique, surnommée Nicky, vient adoucir ses rêves, comme une réminiscence de la vie d’avant. Les mentions du dessin demeurent rarissimes, elles ne concernent vraisemblablement pas les caricatures, mais plutôt les productions qu’il est amené à faire et qu’il échange contre des avantages en nature dont les mentions sont nombreuses tout au long du journal. Une manière, peut-être, de protéger ce qui semblait le plus précieux à ses yeux si son journal venait à être découvert?

34En l’absence de discours de l’artiste sur son œuvre, il est difficile de faire la lumière sur les hypothèses émises ici. Tout au plus nous semblent-elles intéressantes pour analyser ces dessins si particuliers récemment exhumés. Ils sont également à considérer comme une source historique

35précieuse. Soixante-quinze ans après la Libération, il s’agit en effet des premiers documents iconographiques qui nous parviennent sur ce petit kommando de Günzerode, environ 1000 hommes, dont l’existence fut plutôt courte puisqu’il fut actif de l’été 1944 au début de l’année 1945.

36Ces dessins ne sont bien sûr pas des photographies, mais on peut, grâce à une lecture attentive, en retirer des informations qui nous permettront à coup sûr de mieux connaître son fonctionnement. En l’état actuel et sous leur forme légère et humoristique, ces caricatures sont donc importantes pour l’histoire. Les recherches futurespermettront peut-être, comme ce fut le cas il y a quelques mois avec l’exemple du camp de Sobibor25, de retrouver de nouveaux documents, y compris photographiques et d’approfondir ainsi nos connaissances.

37À son retour, Denis Guillon, comme de nombreux déportés, écrit son témoignage qu’il illustre lui-même et fait publier. La forme graphique, comme son contenu, ne correspondent en rien ou presque à ce qu’il a pu écrire et dessiner durant sa déportation, il ne fait d’ailleurs aucune allusion ni à son journal, ni à ses dessins. Lui qui ne parlait que peu des souffrances vécues, elles prennent ici toute la place. Mieux encore, lui qui fait partie des rares déportés à avoir dessiné, à être parvenu à conserver ses dessins, il les garde précieusement pour lui et décide pour l’occasion d’en produire d’autres, dont la forme est à l’opposé de ce qu’il avait fait.

38Alors qu’en déportation, le rire était une manière d’affirmer la vie (figure 15) ; au retour (figure 16) il s’agit d’incarner une réalité dont le lecteur n’a aucune conscience. La caricature n’a plus sa place ici, au contraire, elle serait même incompréhensible, déplacée, et prêterait aux interprétations et aux conclusions erronées. Ceci nous amène à nous interroger plus largement sur la place et la pratique de l’humour dans le monde concentrationnaire et un parallèle intéressant peut être établi avec le Verfügbar aux Enfers, cette opérette comique écrite par Germaine Tillion et ses camarades en octobre 1944, un autre trésor conservé au Musée de la Résistance et de la Déportation. Chacun d’entre-eux illustre la puissance du rire comme arme de résistance, son aspect collectif et partagé, comme l’impossibilité d’en témoigner après-guerre, la diffusion de l’opérette comme les dessins ne dépassant pas le cercle des proches.

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Figure 15. Denis Guillon, « La pose », Günzerode, 4 août 1944, crayon sur papier, 14,6 x 19,6 cm, n° inv. 2019.1546.01-05 (2), ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

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Figure 16. Denis Guillon, Latrines, 1945-1946, encre sur papier, 11 x 16,5 cm, n° inv. 2018.1546.11, ©Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon.

39L’humour en déportation ? Un sujet bien peu étudié qui apparaît au travers de ces quelques exemples, et pour lequel les travaux universitaires manquent encore pour tenter de savoir s’il y a là une pratique collective de résistance intellectuelle, et dans quelles proportions.