Colloques en ligne

Michela Lo Feudo

Champfleury écrivain et la caricature. Éléments pour une poétique du trait

1À l’intérieur de la production copieuse et hétéroclite de Jules Husson dit Champfleury (1821-1889), la caricature occupe une place de choix et se transforme, au fur et à mesure, en véritable objet d’étude. L’écrivain fait ses débuts littéraires dans la moitié des années 1840, époque où commence sa carrière d’écrivain-journaliste au sein de la petite presse. S’il publie des feuilletons qui, d’après la mode de l’époque, racontent une bohème autour de laquelle il gravitait, il se consacre en même temps à la critique d’art : dès 1844, il collabore à L’Artiste alors dirigée par Arsène Houssaye où il présente des études historiques ou commente les collections des musées parisiens et il publie une série sur le Salon de 1846 dans Le Corsaire-Satan.

2Il s’agit toutefois de textes qui ne proposent pas de réflexions théoriques d’envergure : les attaques que l’auteur lance contre les peintres contemporains renvoient surtout à leur statut social d’artistes sous la Monarchie de Juillet. Les premières traces d’une esthétique émergente sont en revanche repérables à l’intérieur de sa production fictionnelle. Si dans le Salon de 1846 il participe au débat en faveur de Delacroix, ses positions se font plus explicites à l’intérieur de la saynète dialoguée « Monsieur Prudhomme au Salon », inspirée par le style de Henry Monnier. Les paroles du type bavard et déplacé conçu par Monnier et représenté lors d’une visite à l’exposition annuelle de peinture, reprennent en effet les positions de Henri-Bonaventure Courtois critique d’art, collaborateur au Corsaire-Satan et grand détracteur de Delacroix1.  

3Dans le récit Le Don César du Musée de la Haye2, publié l’année suivante, il se sert d’un registre satirique outré pour cibler un cas précis d’artiste raté : un « peintre à systèmes ». Son héros est le belge Van Schandel père, perfectionniste et hostile à l’usage de l’imagination en peinture. Au fil d’une intrigue où s’enchaînent déclarations douteuses et gestes catastrophiques, l’artiste est ridiculisé pour son application rigoureuse de protocoles visant à atteindre un idéal de précision irréalisable3.

4Si pratiquer les formes de la satire verbale était un phénomène largement répanduau sein de ce qu’on peut définir comme une véritable « civilisation du rire4», les textes en question montrent que celui-là fait fonction de véhicule privilégié pour démontrer des idées sur l’art qui autrement feraient défaut. Autrement dit, Champfleury aurait tout l’air de chercher des outils capables de montrer ses idées aux lecteurs, et il le fait par des mises en situation. Toutefois, si le lien entre critique d’art et production fictionnelle est étroit, ces textes ne se limitent pas à la pure illustration d’écrits théoriques : soustraits à leur contexte médiatique, ils ont fait l’objet de plusieurs rééditions à l’intérieur de recueils littéraires conçus par l’écrivain au fil des années. Champfleury reconnaît donc à ses récits une autonomie narrative qu’il faut prendre en compte. Chez lui, le comique est à la fois un cadre favorisant la réflexion et un moteur de création.

5Les personnages de Prudhomme-Courtois et de Van Schaendel montrent que le registre satirique adopté par Champfleury se rapproche de la caricature. À travers les péripéties désastreuses de Van Schaendel, voire dans les répliques de Prudhomme où le « style daguerréotype » à la Monnier se transforme en un flux décousu d’idées reçues, Champfleury construit ses personnages par soustraction, par accumulation, par grossissement. Si l’auteur se meut, nous le rappelons, dans le cadre d’un code stylistique tributaire de son contexte médiatique, il est intéressant de constater qu’à partir de la fin des années 1840 il manifeste un intérêt croissant pour la caricature visuelle, intérêt qui est ancré dans son activité de critique d’art. Les études sur la caricature accompagnent l’engagement de l’écrivain dans ce qu’Émile Bouvier a défini la bataille réaliste5. Il s’agit d’une production parallèle qui n’est pas exempte, à notre sens, d’interactions avec la littérature. Notre but est de creuser le dialogue qui se produit entre littérature et image satirique au moment où Champfleury essaie de théoriser son idée de réalisme, surtout entre les années qui précèdent la révolution de Février et la publication du recueil Le Réalisme, publié en 1857, qui réunit les études précédentes6. L’hypothèse de travail qui fonde notre réflexion est que la caricature, en tant qu’expression visuelle d’un comique complexe, participe à l’élaboration d’une poétique en voie de définition, tout en contribuant à faire émerger certaines limites de la représentation littéraire soulignées par l’écrivain au fil de sa production théorique.

Les caricaturistes, des modèles littéraires ?

6Henry Monnier est l’un des auteurs ayant inspiré les débuts littéraires de Champfleury. En témoignent ses scènes publiées dans Le Corsaire-Satan avant « Monsieur Prudhomme au Salon7 ». Champfleury reconstruit les origines de son intérêt envers cet auteur dans la monographie qu’il lui a consacrée :

[Or, voici-la perturbation qu’avait jetée dans l’esprit d’un jeune garçon l’annonce de l’arrivée du célèbre comédien dans la petite ville de Laon. J’avais quinze ans, beaucoup de lecture et un aperçu d’enseignement musical. Les Scènes populaires, qui avaient aussi contribué à la réputation de l’homme, je les possédais, et tout enfant, avec le théâtre de Molière, elles avaient constitué une source d’impressions comiques inconscientes, mais vives. J’avais lu en outre, dans le Nouveau Tableau de Paris, la notice de M. Jal sur les comiques et caricaturistes français, au milieu desquels Henry Monnier tenait sa bonne place8.

7Monnier est présenté comme une référence artistique grâce à son talent polymorphe de comédien, d’écrivain et de caricaturiste. À cette époque-là, la connaissance que le jeune Champfleury fait de cet auteur passe essentiellement par le biais du médium textuel, comme le soulignent les nombreuses références de Champfleury à ses lectures. C’est ainsi que l’accès à la production caricaturale de Monnier découle de sa lecture de l’article d’Auguste Jal publié dans la série Nouveau Tableaude Paris9.

8Les articles de Champfleury publiés dans Le Corsaire-Satan en 1845 se situent dans le sillage des écrits de Monnier. En effet, ils se présentent comme des conversations ordinaires, riches en marques d’oralité ou de régionalismes associables à son style. Ils constituent un petit corpus qui marque l’orientation vers une certaine poétique dont Champfleury décidera, par la suite, de s’écarter. À ce sujet, on retrouve des références intéressantes dans une page des Souvenirs et portraits de jeunesse de l’auteur, où celui-ci jette un regard rétrospectif sur ses expérimentations littéraires de l’époque :

Deux chemins différents se présentèrent au début de ma vie littéraire : l’un facile, sec, mais aride, l’autre d’apparences plus poétiques et parfumé de l’odeur des plantes d’Outre-Rhin : je me sentais entraîné à la fois par la contre-danse qu’a fait danser Henri [sic] Monnier à la bourgeoisie et dans les rondes de Willis, chantant des lieds allemands. La reproduction presque littérale des conversations de petits bourgeois de province me plaisait autant que les vagues mélancolies des poètes du nord. Je passais des journées à composer de courtes ballades en prose qui me donnaient, à mes propres yeux, une sorte d’inspiration poétique ; puis je dialoguais des scènes où les détails les plus vulgaires des diseurs de rien n’étaient pas épargnés10.

9La référence à Henry Monnier révèle l’évocation d’une recherche esthétique en cours oscillant entre deux pôles présentés comme opposés et inconciliables : d’un côté, on peut reconnaître l’idée d’une littérature considérée comme restitution, re-production de la réalité opérées sans médiation ou filtrage de la part de l’auteur ; de l’autre, on y lit en même temps la quête d’une voie personnelle n’excluant pas l’introspection et que l’auteur retrouve dans la poésie allemande.

10La trilogie des Fantaisies, publiée en 1847, témoigne en effet de fluctuations entre ces deux extrêmes. On y retrouve des textes caractérisés par une esthétique de l’hybride, très variés par les genres, les thèmes et les registres adoptés, parmi lesquels figurent des ballades en prose jamais reproduites par la suite11. Des saynètes à la Monnier sont également présentes : l’auteur reprend « Monsieur le Maire de Classy-les-Bois » (qui figure dans le volume Chien-Caillou) et « Monsieur Prudhomme au Salon » (contenu dans le deuxième, Pauvre Trompette, Fantaisies de printemps). Elles témoignent de l’adhésion à un paradigme esthétique – celui de la littérature en tant que re-présentation de la réalité - qui est toutefois remis en discussion au sein du même cycle : le récit déjà évoqué portant sur les gestes de Van Schaendel père, publié en 1847 et réédité dans le dernier tome Feu Miette, Fantaisies d’été la même année, par exemple, montre l’échec d’un artiste voué à ce même principe de fidélité.  

11Au même moment, Champfleury commence à manifester un intérêt de plus en plus marqué pour Honoré Daumier. Dans une lettre adressée à sa mère en 1847, il raconte avoir parlé de politique avec le dessinateur à une époque qui annonce les journées de Février12. À la suite du concours d’esquisses lancé par le gouvernement provisoire pour une représentation symbolique de la République13, Champfleury, sous le pseudonyme balzacien de Bixiou14, publie dans Le Pamphlet en septembre 1848 un article élogieux15 sur l’envoi de Daumier dont l’esquisse a été classée onzième par le jury16. L’écrivain y souligne le fait que cette œuvre ne ferait que confirmer un talent déjà exprimé par l’artiste dans ses dessins de presse, talent digne d’attention mais incompris de la majorité du public. Champfleury apprécie en particulier « l’accent (cette rare qualité), qui fait qu’un petit dessin sur bois de Daumier ne peut être attribué à aucun autre maître […]17 ». L’expression est reprise dans son « Salon de 184918 » paru dans La Silhouette, toujours à propos de la peinture de Daumier, dans le feuilleton du 22 juillet, où il commente l'envoi de Daumier, Le Meunier, son fils et l’âne (collection particulière), toile inspirée par la fable de La Fontaine. D’emblée, le tableau fascine l’auteur par sa composition inattendue, car, au lieu de placer au centre de la représentation les protagonistes du récit, Daumier choisit de mettre au premier plan des personnages secondaires : trois filles que le meunier et son fils rencontrent, parmi d’autres, sur le chemin d’une foire où ils souhaitent vendre leur vieil âne19. Étonné par ces « trois grasses créatures qui s’égosillent de rire à regarder l’âne se prélassant comme un archevêque20 », Champfleury établit ainsi un parallèle entre la réorganisation des hiérarchies des personnages opérée par Daumier par rapport à son modèle littéraire et une remise en discussion des hiérarchies esthétiques. Les « trois villageoises, d’une énorme santé » se caractérisent en effet, à ses yeux, par un grotesque étalé et d’autant plus surprenant si l’on le considère dans le cadre d’une exposition officielle de peinture.La notion d’accent appliquée à l’art de Daumier relèverait, ici, de la capacité de mettre en relief un sujet « mineur » par une forme qui témoigne d’une grande énergie et liberté d’expression, capacité que Champfleury associe aux dessins populaires et qu’on retrouve notamment dans la production caricaturale de l’artiste21.

12Les éloges adressés au peintre visent, en effet, à légitimer les spécificités de ses dessins satiriques : « Daumier n’a jamais cherché à plaire ; il est brutal, emporté, plein d’un comique puissant, et il peint le bourgeois dans sa cruauté stupide avec le mouvement et le dessin du mouvement22 ». L’écrivain-journaliste admire en particulier l’habilité à créer des images vigoureuses pourvues d’autonomie narrative, ce qui distinguerait Daumier d’autres caricaturistes tels Gavarni. Ce dernier est considéré comme « un mélange assez singulier de dessinateur élégant et de littérateur [qui] cherche tout à la fois l’effet du mot de la légende et l’effet du crayon23 ». Son comique, inachevé aux yeux de Champfleury, est présenté comme le résultat des tentatives infructueuses de réaliser une synergie entre littérature et caricature. L’attention à créer à la fois des légendes stylistiquement soignées et des images en harmonie avec leur support textuel aurait donné lieu à une production faible et élitiste, « la plus haute expression de l’art pour les amateurs du Jockey-Club24. »

13Si relation entre littérature et caricature il y a chez Champfleury, elle n’est pas envisagée par le biais de la complémentarité du visuel et du textuel. À une époque où l’auteur commence à intensifier sa production journalistique, il publie en 1851, dans Le Pays, une lettre à Daumier qui servira de préface au recueil Les Excentriques suivi des Grand hommes du ruisseau paru l’année suivante25. Le volume réunit des articles publiés dès 1845 dans la petite presse. Il s’agit notamment d’une galerie de récits biographiques portant sur la vie de gens singuliers, dans le sillage de la tradition fantaisiste analysée par Daniel Sangsue qui au milieu du XIXe siècle subit une véritable relance, et qui va de la publication de Grotesques de Gautier de 1844, à Gens singuliers de Lorédan Larchey, en 186726.

14Dans sa lettre, l’auteur prend tout d’abord Daumier pour modèle interprétatif. Champfleury le sollicite au sujet des problèmes liés à la réalisation des portraits de ses personnages car à ses yeux, la caricature se prête à la représentation d’individus atypiques qui échappent à toute taxinomie. En effet, il voudrait emprunter au dessinateur sa capacité à adopter les armes de l’observation dans le but de saisir de manière efficace la dimension physique et psychologique des sujets en question : « Quelquefois ces personnages », souligne l’écrivain, « n’ont rien de surprenant ni d’étrange dans leur costume ; tout est dans leur physionomie, que leurs utopies, les rêves, les idées ont rendue bizarre27. » Véritables énigmes vivantes, ces individus inclassables et situés aux marges de la société, « souvent mystérieux comme des sphinx, et toujours indéchiffrables comme l’obélisque28 », mettent en crise la représentation littéraire tout en requérant l’emploi de nouvelles stratégies expressives. Champfleury donne un exemple de ses tentatives tout en retraçant les étapes de réalisation d’un portrait :

Je retrouve dans mes notes, si vous êtes curieux de connaître mes procédés, le premier état d’un portrait d’excentrique qui n’a pu être terminé par la malveillance de celui qui posait, par ses soupçons et par sa disparition.
C’était un homme qui tous les jours se promenait sur le Pont-Neuf, gros et gras, avec une belle figure pleine, des yeux illuminés, un peu de ventre, de longs cheveux ramenés derrière les oreilles, et dont les boucles avaient fini par graisser outrageusement le col de la redingote.
Cette belle tête bien construite, et dont les yeux fiers et noirs refoulaient les regards indiscrets des passants du Pont-Neuf, était couverte d’un chapeau que rien, excepté le crayon, ne saurait rendre. […]
Je me laboure la tête, je grimace, je me donne beaucoup de mal pour rendre ce chapeau ; je rature, je sens que je n’arriverai jamais ; en ce moment je m’aperçois de l’impossibilité de la description dont nos maîtres ont cependant donné depuis vingt ans des modèles de génie29.

15Imitant un dessinateur en séance de pose improvisée, Champfleury présente son excentrique sous la forme d’un portrait esquissé. D’un point de vue formel, la représentation se caractérise par une sélection de traits – les yeux, la tête, l’aspect gros et gras – donnant au lecteur une vision d’ensemble. L’auteur s’essaie donc dans un travail de stylisation qui contraste avec la prolifération des descriptions qui s’était imposée dans le roman à partir des années 1830, et ce dans le but de produire, dans son texte, une densité et une concision homologues aux images caricaturales: « Vous avez dû sourire souvent de la peine que se donne le romancier à vouloir dessiner la physionomie avec la prose, vous qui, en quelque libres crayons, donnez la vie pour toujours à des êtres libres que les historiens futurs consulteront avec joie, pour se rendre compte de l’extérieur bourgeois de notre siècle30. » Toutefois, la présence d’un détail à la fois pertinent et déroutant pose problème : le chapeau impossible à restituer par le biais de l’écriture ne fait qu’amplifier les difficultés liées à l’effort de rester ancré dans la « chose vue » tout en essayant de la réélaborer de manière saillante. L’image inachevée dans la lettre-préface souligne ainsi, une fois de plus, l’émergence d’une écriture oscillant entre adhésion phénoménologique au référent ciblé et tentatives de réinterprétation demandant l’adoption d’un code expressif innovant. Elle montre la tension vers un style visant à la caricature mais qui ne pourra pas coïncider avec celle-ci – Daumier, souligne en effet Champfleury dans le texte, aurait réussi à compléter l’image. Si un changement de paradigme s’avère donc nécessaire et si l’image satirique peut faire fonction de référence, l’équivalence entre littérature et caricature pose également problème.

16 Rares sont les auteurs ayant réussi dans ce domaine, selon Champfleury. Parmi ceux-ci émerge la figure d’E. T. A. Hoffmann. L’auteur des Fantaisies à la manière de Callot se distingue, en effet, par son activité parallèle d’écrivain et de caricaturiste, à laquelle notre écrivain est très sensible – dès 1853, il commence à publier des études qui aboutiront à son édition des Contes posthumes d’Hoffmann (1856). Considéré par l’auteur comme une « nature à part » qui, à la différence de Grandville, ne se serait pas abandonné à la « maladie du fantastique31 », Hoffmann est pour lui un écrivain de référence :

La caricature, l’art du dessin, qu’Hoffmann, du reste, pratiqua avec beaucoup plus de modération que l’art musical, servit cependant davantage au conteur. Par la vivacité du croquis, Hoffmann apprit à décrire un personnage en une phrase, quelquefois en un mot comme avec un coup de crayon. Au lieu de ces interminables descriptions de physionomies, d’habits, etc., qui mettaient si justement Stendhal en fureur, on voit circuler dans les Contes fantastiques des quantités de personnages grotesques qui ne s’oublient jamais32.

17La « vivacité » (qui fait écho à la « puissance » attribuée aux dessins de Daumier) des contes d’Hoffmann est associée à la capacité de l’écrivain de réaliser, par sa plume, de véritables « coups de crayons ». Le correspondant textuel est associé par Champfleury à une brevitas dont il donne un exemple plus loin, lorsqu’il évoque le portrait du mari de Julie, protagoniste des Aventures de la nuit de Saint Sylvestre, d’abord présenté comme un mystérieux inconnu apparaissant dans le premier chapitre du récit : « En ce moment une sotte figure aux jambes d’araignée, avec des yeux de crapaud à fleur de tête, passa en chancelant, et, riant bêtement, s’écria d’une voix aigre et glapissante : « Où diantre s’est donc fourrée ma femme !33 ». Les commentaires de Champfleury sur cet extrait sont éclairants pour notre propos car ils relancent, une fois de plus, les problèmes liés au rapport entre mimésis et expression autour du portrait littéraire :

Ces trois lignes détachées brusquement conservent-elles leur vivacité ? Au milieu du conte, à travers cette scène d’amour dans un boudoir, ce terrible mari aux yeux de crapaud, aux jambes d’araignée, fait presque frissonner. Jamais on ne rencontra de mari plus affreusement étrange. On le voit par la citation, il n’y a rien là de fantastique, tout est dans la manière de décrire les physionomies, les objets34.

18Le portrait est tout d’abord apprécié pour son irruption à l’intérieur de la narration : un brusque changement de registre se manifeste en effet, comme le rappelle Champfleury, lorsque la rencontre entre les deux amants est interrompue par cette présence esquissée seulement en quelques détails : les yeux, les jambes, la bouche, la voix. L’auteur s’arrête en particulier sur la construction de ces éléments en objets grotesques grâce au procédé de l’animalisation qu’il souligne, en italique, dans le texte. La « vivacité » de cette représentation aux yeux de l’auteur consiste ainsi à « montrer comme vivant », à donner une apparence de réalité à son sujet par le biais d’un processus de sélection et surtout de transformation. Son rejet de l’étiquette de « fantastique » à propos de l’œuvre d’Hoffmann montre, en filigrane, l’émergence d’une notion de mimèsis à rénover, et qui cherche en même temps ses outils. Dans cette perspective, la caricature se présente comme une sollicitation à observer et à chercher une « manière » alternative et convaincante d’écrire, mais dont l’influence demeure néanmoins floue.   

Le Réalisme

19Le volume-manifeste Le Réalisme (1857), réunit des articles parus dans la petite presse à partir de 1853. Les études qu'il contient portent sur des sujets variés : la littérature du XVIIe siècle envisagée à travers le recueil de contes Les Illustres Françaises de Robert Challe35 et le théâtre de Diderot36, la littérature populaire vue par le biais des chansons de France37 et de la littérature suisse diffusée en langue française grâce aux traductions de Max Buchon38, le roman de Barbey d’Aurevilly Une Vieille maîtresse39, la peinture de Courbet40. À l’intérieur de cette œuvre composite, la caricature ne fait donc pas l’objet d’une réflexion systématique.

20Ce livre développe sous des perspectives multiples la question de la mimèsis, tout en assimilant certains éléments de la réflexion qu’on a essayé de reconstruire jusqu’ici. L’auteur déclare, en effet, « chercher les causes et les moyens qui donnent l’apparence de la réalité aux œuvres d’art41 », tout en essayant d’établir les critères à la base d’un tel projet.  Pour ce faire, il entend se concentrer sur ce qu’il appelle d’une manière très générale « l’étude de la nature », ce qui comporte l’inclusion des classes les plus basses auparavant exclues des hiérarchies esthétiques officielles.  La place majeure est attribuée à la recherche des moyens pour adopter un style cohérent avec les sujets traités, un style capable de s’affranchir de ce que l’auteur définit comme le « beau langage42 ». Cet aspect est abordé surtout dans l’étude sur Robert Challe, qui occupe matériellement la moitié du volume43.

21Après avoir préconisé « l’infériorité de la forme et la puissance de l’idée 44», Champfleury souligne que la production de Challe se distinguerait par sa capacité à agencer les détails, à construire les portraits. Si parfois elle est synonyme d’un soin stylistique dont Champfleury souligne l’inutilité, il s’arrête sur des passages des textes de Challe qui retiennent son attention. Dans le deuxième récit contenu dans Les Illustres Françaises et intitulé Histoire de M. de Contamine et d’Angélique, il évoque à titre d’exemple le moment où « Contamine fait présent d’une maison à sa maîtresse » pour ajouter que « la description de cette maison ne tient qu’une page, et la maison se voit comme si elle était en épure45. » Encore une fois, la description se caractérise par sa relative brièveté et surtout par une stylisation qui passe par la réduction de l’objet à quelques traits essentiels, d’où la référence au dessin en épure. Plus loin, il relève le même procédé pour les portraits : dans l’Histoire de M. des Près et de Mlle de l’Épine (un autre récit du recueil), il définit le profil de celle-ci « charmant, jeté en quelques coups de plume46 », tandis que dans l’Histoire de M. des Frans et de Sylvie, il évoque le portrait de l’héroïne en affirmant :

Il faut que la réalité ait un charme toujours nouveau pour qu’avec quelques mots trouvés sans peine, qui semblent couler de la plume tout naturellement, un type de femme se dessine si vivement en quelques lignes ; je ne crains pas plus de rendre monotone mon analyse en découpant cette fine silhouette, que Challes n’a craint de faire deux portraits pareils47.

22Représenter la réalité passe, ici, par une opération de simplification linguistique et formelle, qui agit par réduction. Les quelques lignes utilisées par Challe pour réaliser un portrait de personnage dont les contours évoquent ceux d’une silhouette confirment l’émergence, chez l’auteur, d’une poétique qui cherche dans le trait verbal les bases d’une nouvelle esthétique, trait dont l’auteur essaie de définir – parfois de manière maladroite  –  les caractéristiques et qui a tout l’air de s’inspirer du trait graphique.

23Comme il l’avait remarqué dès ses premiers articles de critique d’art, Champfleury signale que le trait visuel a l’avantage de créer des images capables de capturer l’intérêt de ceux qui les regardent de manière rapide et énergique. Il pose comme problème majeur en amont de la réalisation d’un portrait le fait de « savoir fixer, comme à coup de marteau, une figure dans le cerveau d[es] lecteurs48 ». Dans l’étude consacrée à Barbey d’Aurevilly, Champfleury compare celui-ci à Joseph de Maistre pour affirmer que chez ce dernier « l’image […] est simple, concise, et va droit au but49 ». Et s’il mentionne Balzac, Hugo et Sue en tant que modèles d’efficacité dans ce domaine, il remet encore une fois en question le rôle de la description comme il l’avait fait dans la lettre à Daumier. Surtout chez Balzac, il critique le fait que beaucoup de ses physionomies « ne sont visibles qu’à la lecture, pendant les cinq minutes ; la page tournée, elles sont oubliées50. » Selon l’écrivain, une image verbale est saillante si elle présente une iconicité capable d’émerger du texte, si sa force et sa puissance la font ressortir de l’histoire dont elle fait partie pour se fixer dans l’esprit du lecteur.

24Si une véritable poétique du trait surgit ainsi, petit à petit, comme support au projet réaliste de l’auteur, la recherche d’un langage rénové, fort et immédiat inspiré par l’image satirique croise au même moment les études que Champfleury mène sur la culture populaire et dont on trouve un échantillon dans Le Réalisme. À partir de 1850, en effet, il commence à publier des études portant la légende du Bonhomme Misère51. L’année suivante, paraît un article sur Les Gras et les maigres de Brueghel l’Ancien52. Ces textes inaugurent des recherches qui s’intensifient dans les années 1860 et qui développent les enquêtes menées à partir de la caricature vers un champ plus vaste et complexe, tout en ajoutant un éventail de formes artistiques non légitimées liées entre elles, telles que l’imagerie, la littérature et la chanson populaires ainsi que la faïence53.

25La notion de réalisme « expressif » qui émerge des réflexions de Champfleury sur l’image satirique montre toutefois que le rapport entre littérature et caricature, envisagé à travers le portrait, s’avère problématique. À cette époque-là, l’auteur semble donc vouloir intégrer à sa recherche d’autres formes artistiques qu’il considère comme proches de la caricature et capables de transmettre cet « accent » et cette « puissance » qu’il souhaiterait réaliser en littérature. En témoigne la lettre publique que Champfleury adresse à Jean-Jacques Ampère, directeur des instructions de collecte dans le cadre de l’enquête officielle organisée par Fortoul en 1852 sur les chansons populaires de France54. Porteuse d’un « sentiment […] cruel, net, impitoyable, réel, positif55 », la chanson Le Femme du roulier qui fait l’objet de l’article déroute en effet pour ses contenus crus « en dehors de toutes règles de la prosodie56 » et pour sa mélodie « en dehors des lois musicales communes57 ». Ce sera à partir de la combinaison de ces formes non conventionnelles que Champfleury tentera d’explorer de nouveaux chemins entre art en littérature.