Colloques en ligne

Ji Eun Hong

Types nationaux et caricature dans la représentation de l'Étranger chez Théophile Gautier

1Amateur de « trait extravagant1 »Théophile Gautier n’a jamais oublié sa vocation de peintre, et son écriture, empruntant à ce registre, va du caprice à la pochade, des Fusains et eaux-fortes aux Tableaux à la plume. A priori, son style extravagant et anticonformiste est aux antipodes des clichés et stéréotypes associés à une écriture rapide et industrielle. Comme l’ont rappelé de nombreux critiques, la stéréotypie est en effet avant tout un procédé typographique né au XIXe siècle, destiné à réduire le coût et le temps de fabrication des livres.  Le passage du mot de son sens littéral à son sens figuré signifie, comme l’observent Dominique Kalifa et Alain Vaillant, que « l’écrivain, au lieu d’écrire tout son texte, recourt lui aussi à des morceaux préfabriqués. Le stéréotype et le cliché sont, en somme, les ancêtres du copié collé2 ». De ce fait, le recours au « stéréotype » représente une forme de paresse de l’esprit et de la créativité, le contraire du style. Pour Isabelle Rieusset-Lemarié, « [l]a stéréotypie, c’est le langage réduit au degré zéro de l’imaginaire, et c’est à ce titre qu’elle nie la dimension du sujet. Privé d’imaginaire, le locuteur d’énoncés stéréotypés n’est plus un sujet mais un simple média qui reproduit, telle une machine, des fragments de langage3 ».

2Gautier utilise tantôt le terme dans son acception littérale, écrivant par exemple : « Les annonces de spectacles qui terminent les journaux semblent stéréotypées pour longtemps4 », tantôt dans son acception actuelle de « lieu commun, expression figée ». Lorsqu’il évoque, en juillet 1844, une représentation d’adieu de la Taglioni, il recourt à un cliché tout en s’en défendant par une palinodie : « Malgré l'ennui de nous servir d’une phrase stéréotypée, il nous faut dire d’abord que la salle était comble5 ». Parfois, l’emploi semble hésiter entre les deux sens. Ainsi :

On n'a pas encore fait une critique sérieuse des décorations de théâtre. Cette phrase sacramentelle “Les décors sont magnifiques” qui se trouve stéréotypée à la fin de tout compte rendu d'opéra nouveau, compose à elle seule tout le formulaire d’éloges à l'usage des feuilletonistes, gens d’ordinaire assez peu pittoresques6.

3Ce dernier cas est révélateur de l’ironie du contexte dans lequel Gautier utilise la notion de « stéréotype ». Rappelons que « stéréotypes » et « types » ne sont pas synonymes au XIXe siècle. Nous utiliserons cependant, quant à nous, le terme de « type » dans une acception moderne, qui en a fait l’équivalent du « stéréotype », en étant bien consciente que Gautier ne peut avoir fait cette assimilation entre les deux termes. Les types dont il sera question dans cet article correspondent en effet aux types figés, « stéréotypés », que l’on trouve dans la littérature « panoramique » de l’époque, ainsi que dans les physiologies et les keepsakes. On ne s’attendait certes pas à trouver ces types sous la plume de Gautier, mais nous verrons que Gautier, et tout particulièrement Gautier voyageur, se trouve sans cesse confronté à la nécessité de décrire le connu et l’inconnu en recourant à des typologies qui, sous sa plume, ne sont jamais neutres. Nous nous proposons donc d’étudier ici l’usage des types nationaux dans la représentation que Gautier cherche à donner de « l’étranger », et la relation complexe que cette représentation entretient avec l’outrance et la caricature.

Croire, ou faire semblant de croire, aux stéréotypes

4Gautier a beau tourner en dérision la couleur locale, son goût du pittoresque le pousse à partir en quête de ce qui diffère du connu. Son attrait pour tout ce qui est marginal l’incite non seulement à faire des voyages « hors barrières », mais aussi à entreprendre des voyages lointains. L’exotisme, chez lui, ne joue pas un rôle mineur. L’exotisme permet de sortir de soi, de découvrir en profondeur d’autres cultures, et de se nourrir de cette altérité. Il faut donc que l’autre soit différent, qu’il soit étrange et profondément « étranger », pour qu’il séduise l’écrivain. Rien de pire que l’uniformisation, qui menace de rendre impossible la distinction entre les types. Car il s’agit bien de types, y compris pour désigner des nationalités. Gautier s’inquiète ainsi de cette possible atténuation des différences, dans ce qu’on n’appelait pas encore « mondialisation » : « Il deviendra impossible de distinguer un Russe d’un Espagnol, un Anglais d’un Chinois, un Français d’un Américain7 », déplore-t-il. Pour éviter ce cauchemar, l’une des solutions est donc de renforcer le trait séparateur et différentiel, quitte à franchir allégrement le seuil qui sépare le portrait de la caricature. Et pour commencer, il faut croire aux stéréotypes, recopier à son tour, comme la machine le fait dans la presse, des descriptions toutes préparées, qui vont marquer le fossé entre « moi » et « l’autre » et créer une communauté entre les « moi » qui deviennent « nous » (les Français) et le reste du monde, qui commence en Belgique.

5Gautier, qui n’a que mépris pour les lieux communs bourgeois, ne recule pas devant les stéréotypes, au contraire. On peut penser à la critique de Flaubert par Proust, telle que Genette l’a étudiée dans Palimpsestes : Flaubert tourne en dérision les stéréotypes langagiers employés par ses personnages, mais lui-même recourt à ce type d’images sans force, images que Proust qualifie d’« évitables ». Genette donne un exemple : « “Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent.” La “métaphore” est ici de Frédéric, mais Proust ajoute que Flaubert parlant en son propre nom ne trouve jamais beaucoup mieux8 ». Chez Gautier, il est difficile de déterminer les critères de définition du stéréotype, et difficile aussi de savoir si, lorsque lui-même y recourt, il le fait au premier ou au second degré. Les Anglaises ont-elles toutes le teint pâle ? Sont-elles toutes blondes ou rousses ? Dans certains passages, le lecteur ne peut savoir si la description se donne à lire comme une vérité incontestable, ou si précisément Gautier se moque du caractère discutable de ces affirmations.

6Gautier n’hésite pas à reprendre les stéréotypes de nationalité répandus de son temps. C’est le cas dans Albertus, par exemple, où le mot « type » apparaît d’ailleurs explicitement à plusieurs reprises, pour désigner les Flamands, fumeurs de pipe, buveurs de genièvre, cultivant des tulipes (traits psychologiques et culturels) et possédant un physique plutôt grossier9. Dans Loin de Paris, il accumule aussi les clichés sur les Hollandais, qui, dans toute l’œuvre de Gautier, se caractérisent par leur goût légendaire pour la propreté. Les images sont doublées par des procédés rhétoriques, telle la pétition de principe, et des procédés stylistiques, comme le tour généralisant au présent gnomique « tous les … sont ». Ainsi, « Tous les Hollandais portent une cravache10 » ou encore « on comprend pourquoi les Hollandais sont si bons coloristes, tandis que les Suisses n'ont jamais su peindre ». Cette absence de nuance et ces assertions subjectives n’ont évidemment aucun fondement, pas même celui de l’observation. Impossibles à démontrer, ce sont des variantes de la « pétition de principe », cette faute de raisonnement définie par Aristote. Avec ce sophisme, on retourne au principe d'où l'on est parti, en prenant pour base de la démonstration justement ce qui est à prouver. Le principe non prouvé est donné comme preuve de lui-même. Dès les « Premières poésies » de Gautier, dans la première élégie, l’amour pour la Créole (avant Baudelaire !) est justifié par des stéréotypes : « une brune créole / Aux grands sourcils arqués, aux longs yeux de velours » et renforcé par l’opposition avec un autre type, celui de l’Anglaise, marqué par des stéréotypes antagonistes : Gautier ne veut pas d’« Une femme au teint pâle et mesurant ses pas, / Au regard nuagé de langueur, une Anglaise / Morne comme le ciel de Londres11 ».

7Comme pour renforcer ces types et caractériser encore plus nettement les étrangers en fonction de leur appartenance, Gautier aime établir des binarismes12. Ainsi, il oppose fréquemment le type de l’Anglaise à celui de l’Italienne. Même son théâtre reflète de tels dualismes. Par exemple, dans une pièce incomplète, L’amour souffle où il veut, Lord Durley se décrit lui-même en conformité avec une idée reçue sur les Anglais : ils sont tous spleenétiques. Mais pour contrebalancer ce spleen, il est tombé amoureux d’un « vrai type italien13 », Lavinia. L’opposition topique est une constante des portraits typifiants, chez Gautier, qu’ils soient physiques ou psychologiques. Les Anglais, décidément, sont les plus concernés par ces oppositions marquées. Ainsi, dans Zigzags : « Les Anglais, peuple hippique, toujours occupés de courses, de races, voient des chevaux partout […]  pour le Français, pastoral et troubadour, la mer représente un tapis de gazon vert où paissent de blancs moutons14». La caricature repose ici moins sur la description que sur des figures de généralisation temporelle et spatiale (adverbes « toujours » et « partout »), des hyperboles et le recours, encore, au présent de vérité générale. La représentation de l’Anglais comme d’un passionné de courses de chevaux est bien un stéréotype tel que le définit Vincent Stohler en se référant aux recherches menées en narratologie par Anne Herschberg-Pierrot et Laurent Ader. Le stéréotype, récapitule-t-il en effet, réunit un certain nombre de traits définitoires : il doit être fréquemment répété par le groupe social dans lequel il se définit ; il s’est figé au fil du temps ; son origine n’est pas clairement identifiable ; il répond à une logique de réduction simplificatrice ; il s’inscrit durablement dans la mémoire collective15.

8Philippe Beck a analysé le processus de stéréotypisation en rappelant différents procédés qui le rendent efficace, parmi lesquels la « surgénéralisation » qui conduit à étendre le comportement d’un individu ou d’un sous-ensemble d’individus à une catégorie d’appartenance, ou encore le traitement biaisé de l’information dû autant à « la distinctivité de la cible (un groupe minoritaire attire toujours plus l’attention) » qu’aux « attentes de la source (qui tend à confirmer ses préjugés)16 ». Beck rappelle l’existence d’un horizon d’attente du lecteur, sur lequel vient se surimposer la représentation subjective de l’auteur. Le lecteur peut très bien ne pas être apparemment touché par le stéréotype, mais l’emmagasiner, en quelque sorte, jusqu’à sa réactivation lors d’une expérience particulière :

L’aspect le plus important est finalement le caractère fictionnel des textes littéraires, qui prétendent refléter la réalité. Le lecteur, lui, joue le jeu en suspendant momentanément son incrédulité ; c’est la fameuse Willing Suspension of disbelief de Samuel Taylor Coleridge. Celle-ci, ajoutée aux tactiques que l’homme utilise pour confirmer ses hypothèses, laisse au stéréotype toutes les chances de survie17.

9La survie du stéréotype, tel est l’enjeu de la narration chez Gautier, mais il ne s’agit pas pour lui d’authentifier toujours le stéréotype, plutôt de jouer avec lui et avec la crédulité du lecteur. Ce qui est le plus intéressant, dans son utilisation d’un type, c’est précisément la manière dont il l’étend peu à peu jusqu’à la caricature, donc jusqu’à une limite qui n’est plus recevable comme fait authentique par le lecteur. C’est dans cette tension croissante que se déploie le récit descriptif.

10Ridiculiser l’autre pour mettre en valeur son propre domaine d’appartenance est un procédé classique auquel a recours Gautier. Mais parfois, le stéréotype semble en léger décalage par rapport aux attentes d’un groupe socio-culturel et à la mémoire collective. Par exemple, Gautier décrète que les Anglais marchent très vite. Est-ce une idée générale ou singulière ? Le constat est moins « topique », si l’on considère la typologie, que celui qui consiste à dire que les Anglais sont plus pâles que les Créoles. Quoi qu’il en soit, après un constat asséné comme une vérité universellement acceptée : « Les Anglais […] filent toujours droit comme un boulet de canon », l’écrivain cherche encore à gagner la sympathie du lecteur, au sein de ce « nous » de connivence, en opposant deux types : l’Anglaise et la Parisienne (cette dernière ayant des connotations de séduction sans doute plus grandes que « la Française », substantif de nationalité que l’on attendrait plutôt ici) : « les femmes elles-mêmes marchent d'un pas accéléré qui ferait honneur à des grenadiers allant à l'assaut, de ce pas géométrique et viril auquel on reconnaît une Anglaise sur le continent et qui excite le rire de la Parisienne trotte-menu18 ». On observe la proximité entre « type » et « stéréotype ». Il est de fait possible d’élargir à l’étude des nationalités et de la représentation de l’étranger ce que Ruth Amossy constate à propos des typologies sociales ; elle souligne en effet la distinction fragile entre type et stéréotype puisque « le type ramasse lui aussi en une image unifiée et nécessairement simplifiée les attributs caractéristiques d’un groupe social. Voué à la généralisation, il ne s’attache pas aux nuances du cas individuel19 ».

11Toutefois, Dominique Kalifa et Alain Vaillant ont souligné avec raison que le stéréotype est du fait même de son origine, ironique en soi : « L’écrivain qui recourt au stéréotype introduit dans son discours quelque chose qui relève de la reproduction mécanique : il ne peut le faire qu’au second degré, en exhibant l’inadéquation comique du ready made discursif à son objet20 ». Le stéréotype est d’emblée ironique, il ne fait pas semblant de croire à l’authenticité de la copie. Certes, sous la plume de Gautier, tous les stéréotypes de nationalités se retrouvent. Mais on ne sait jamais s’il recourt à ces clichés en les détournant par une ironie sous-jacente, ou s’il les reprend sérieusement à son compte. Par exemple, la lecture de ses œuvres nous convainc de ce qui est conforme aux clichés en vigueur à l’époque : que tous les Anglais sont passionnés d’équitation, sont flegmatiques et s’appellent John (ou Jack, s’il faut en croire le début de Partie Carrée21). Mais lorsqu’il écrit, dans Mademoiselle de Maupin, cette comparaison : « Le ciel est bleu comme la prunelle d’une Anglaise 22 », on voit que le stéréotype de l’Anglaise aux yeux bleus est détourné car il devient amusant dans le cadre de cette comparaison inattendue. « Le ciel est bleu » est une évidence, au présent de vérité générale ; comparer la couleur du ciel avec les yeux d’une Anglaise semble apporter la même généralisation dans la seconde partie de la phrase. L’effet comique vient de cet illogisme23, qui, du même coup, rend le stéréotype ridicule. Le « copié-collé » échoue car le collage est volontairement maladroit.

Inscription de l’étranger gautiérien dans les typologies de l’époque

12Ce passage du type au stéréotype et ce débordement du stéréotype vers la caricature nous rappelle que Gautier s’inscrit dans un contexte qui est celui des caractérisations propres aux « Physiologies » et autres textes illustrés24. Vincent Stohler analyse la manière dont Flaubert récupère les types des Physiologies pour élaborer les stéréotypes de Bouvard et Pécuchet25. Mêmes constats pour Balzac : évoquant « La Comédie humaine », Ségolène Le Men a montré ce qu’elle devait aux « types » introduits par les caricaturistes de la Monarchie de Juillet, comme dans la série Types français (1835-1836) et Les Français peints par eux-mêmes, (1839 ; publication en volumes de 1840 à 1842 chez Curmer.) Elle souligne le rapprochement entre les types socio-professionnels représentés par ces personnages typifiant les contemporains, « et La Comédie humaine, qui prétendait d'après son Avant-propos mettre en scène les différentes “espèces” humaines contemporaines26 ».

13D’une certaine façon, Gautier utilise dans sa désignation caricaturale de l’Étranger des traits typifiants tout à fait caractéristiques de la littérature des Physiologies des années 1840. Ségolène Le Men donne quelques exemples de ces types communs à Balzac et aux caricaturistes, comme ceux de la marchande des quatre-saisons ou de la grisette. Nathalie Preiss et Valérie Stiénon ont aussi évoqué des catégories socioprofessionnelles et culturelles de la Monarchie de Juillet, des « minores ayant investi occasionnellement ce petit genre éditorial, l’étudiant, la Parisienne, le musicien, le gamin de Paris, le bourgeois, le flâneur » et autres27.

14Le stéréotype repose sur la physiologie, sur la physionomie. Les séries des Anglais, Français et Belges « peints par eux-mêmes », qui eurent un tel succès dans les années 1840, eurent sans aucun doute une influence sur Gautier28. Le Figaro du dimanche 6 octobre 1839 rapproche de manière intéressante l’invention du daguerréotype de ce type de littérature physiologique. Sur le mode ironique, le journal annonce en effet la concomitance de la publication des Belges peints par eux-mêmes et des productions du daguerréotype qui, après tout, est en effet une façon de se peindre soi-même. Il commence par évoquer avec ironie l’ancêtre de la photographie, montrant qu’il s’agit littéralement là d’une façon de se « peindre soi-même » : « Chacun sait que Bruxelles a inventé le Daguerréotype […] après une courte séance, le Belge se trouve, pour ainsi dire, peint par lui-même ». La transition est ainsi trouvée vers l’annonce de la publication d’un autre genre de cliché : « En ce moment toute la littérature belge se fait inscrire pour des types […] nous attendons le type des Français, peint par le Belge ». Or Gautier inaugure ses voyages par un tour en Belgique, et les Anglais sont la nation la plus stéréotypée dans ses écrits.

15Autre confirmation que les types étrangers chez Gautier peuvent être rapprochés des publications de typologies de ces années 1840 : la caractérisation de l’ « espèce », en son sens naturaliste, se fait par le langage. Comme le patois ou le jargon sont des idiolectes permettant de typifier des catégories sociales, l’utilisation d’anglicismes joue le rôle de la stéréotypie : elle permet d’insérer dans le texte des copies d’un langage étranger. On le voit avec l’adjectif « confortable », anglicisme de la fin du XVIIIe siècle, dans l’expression : « sous la forme de quatre Anglais, entourés, bastionnés de toutes sortes d’ustensiles confortables29 », qui constitue en même temps un cliché : l’Anglais est forcément soucieux de son « confort », il s’agit d’un lieu commun au milieu du XIXe siècle. Or Gautier donne une place importante aux sonorités de la langue étrangère, dans ce processus de portrait typifiant. On le voit aussi dans les antonomases qu’il utilise dans Militona. Feliciana rêve à un « type » anglais et cette rêverie passe par la reprise stéréotypée d’éléments de langage qui sont associés à l’Angleterre : « La rencontre de son idéal personnifié dans sir Edwards […] Sir Edwards était si bien l’Anglais de ses rêves ! l’Anglais rasé de près, vermeil, luisant, brossé, peigné, poncé, en cravate blanche dès l'aurore, l’Anglais waterproof en Mackintosh30 ! » Le syntagme « l’Anglais waterproof en Mackintosh » joue à la fois sur les sonorités et sur la réification – l’Anglais se résumant, par métonymie, à une invention vestimentaire récente, d’autant plus typifiante qu’elle est associée au cliché du fog et de la pluie anglaise. En utilisant le terme « mackintosh » pour désigner un imperméable, non seulement Gautier fixe l’image de l’Anglais à imperméable, mais il recourt à une antonomase strictement contemporaine31 désignant un produit très en vogue – dont la « réclame » irritait Gautier. Le même constat de recours à un néologisme et à un anglicisme récents peut être fait pour le « waterproof » dans son sens vestimentaire32.

16Si le stéréotype permet d’assurer la cohérence d’un groupe (social ou national) en pointant du doigt et de la plume les particularités de ceux qui s’en différencient, Gautier est assez subtil et assez anticonformiste pour savoir en détourner la leçon. C’est ainsi que ses descriptions s’attachent volontiers à un individu isolé. Par confrontation de stéréotypes, une figure d’exilé devient intéressante, parce qu’elle produit un effet de contraste frappant du point de vue du peintre comme de l’écrivain. Ainsi, dans Fortunio, un élément présente des « signes » (le terme est utilisé) permettant de le désigner comme étranger asiatique, mais il s’agit a contrario plutôt d’un sème valorisant : « A la porte d'un bazar, un jeune homme avec une figure jaune d’or, des yeux épanouis au milieu de sa pâleur comme de mystérieuses fleurs noires, le nez courbé, les cheveux plats et bleuâtres, tous les signes de race asiatique, était assis mélancoliquement […]33 ». Le « type » de l’asiatique est encore plus stéréotypé par le recours à une comparaison topique avec des fleurs noires (forcément « mystérieuses ») et par la pétition de principe reposant sur une généralisation : « tous les signes de race asiatique ». Néanmoins, on voit que la mélancolie et l’isolement du jeune homme le rendent sympathique à son descripteur. Les frontières rassurantes entre « nous autres » et « eux » ne tiennent finalement pas lorsque l’observateur se range du côté de l’individu singulier plutôt que de celui de la masse grégaire. Ce qui se passe à Paris avec l’Indien mélancolique dans Fortunio a son équivalent à Londres. Ici, l’Indien fait encore l’objet d’un portrait bref et typifiant, qui contraste avec la foule londonienne : « c'était un pauvre Indien de Calcutta ou de Bénarès […] il était couleur de bronze neuf, et ce ton solide et chaud contrastait énergiquement avec les figures pralinées des Anglais. Le soleil de l'Inde reluisait dans ses yeux mobiles, qui produisaient des effets de noir et de blanc des plus singuliers. Les yeux des Orientaux ont un éclat étrange. Les nôtres sont éteints auprès des leurs […]34 ». Il est intéressant de voir que les Anglais, qui représentent d’habitude l’étranger stéréotypé et différent du Français, sont ici fondus dans un « nous » qui est celui du groupe occidental. Si « les figures pralinées » des Anglais ne sont pas plus françaises que le visage « couleur de bronze » de l’Indien, en revanche l’observateur élabore ensuite, lorsqu’il évoque les yeux, un groupe plus large dans lequel il s’inclut avec les Anglais comme les Français et dont il exclut l’Indien. Cela ne veut pas dire pour autant que l’Indien ainsi isolé soit victime d’un stéréotype dépréciatif de la part de Gautier, au contraire. Comme l’Indien perdu à Paris, l’Indien perdu à Londres est une figure de l’exil qui touche le cœur de l’écrivain.

Échec voulu et confusion recherchée

17Le prétexte d’un voyage en Belgique pour y trouver les incarnations d’un idéal de femme blonde conduit à une réécriture burlesque de la conquête de la Toison d’or. Cette quête parodique fondée sur le modèle blond des peintres flamands échoue systématiquement. Le voyage aboutit à la démonstration d’un paradoxe : « dût-on m’accuser de paradoxe35 », écrit-il, aucune blonde à la Rubens n’a pu être découverte en Belgique. La quête de l’archétype conduit à une destruction du stéréotype. Et c’est là où le talent et l’originalité de Gautier se révèlent, dans l’étape ultime qui est la réécriture d’une vérité générale totalement absurde, qui recourt aux mêmes règles que celles qui régissent le lieu commun – argument d’autorité, induction et présent gnomique : « Les blondes, j’en suis sûr, doivent immanquablement être fort nombreuses en Abyssinie et en Éthiopie, car les mulâtresses et les négresses abondent en Belgique36 ».

18Comme souvent chez Gautier, c’est le paradoxe qui est recherché. De même que le motif du voyage en Belgique avait été rattaché à la quête d’une blonde Flamande introuvable, de même Gautier ne trouvera pas de types espagnols en Espagne. Pourtant, c’est là aussi la prétendue quête d’un « type » qui motive le départ et relance constamment la narration. « Nous espérions trouver là le type espagnol féminin, dont nous n’avions encore eu que peu d’exemples ; mais les femmes qui garnissent les loges et les galeries n’avaient d’espagnol que la mantille et l’éventail : c’était déjà beaucoup, mais ce n’était pas assez cependant37 ».On voit à quoi se résume le type : à des attributs, des objets symboliques, qui servent de repères identitaires. Mais une mantille et un éventail ne suffisent pas à faire une Espagnole, sauf dans les caricatures. Toujours déçu dans son attente, notre héros ridicule repart en quête de son Espagnole comme il l’avait été de sa Flamande. Mais l’effet déceptif est toujours là, il est d’ailleurs nécessaire pour faire d’une autobiographie (un journal de voyage) une fiction composée : « Un instant, nous crûmes avoir trouvé le vrai type espagnol féminin dans une des trois sultanes : grands sourcils noirs arqués, nez mince, ovale allongé, lèvres rouges ; mais un voisin officieux nous apprit que c’était une jeune Française38 ».Dans cette phrase bien construite en trois propositions fortement ponctuées, exprimant tour à tour l’attente, la découverte, puis la déception, ce sont des détails physiques outranciers qui servent d’indices d’hispanité. Mais les grands sourcils noirs et les lèvres rouges ne font pas plus l’Espagnole que ne le faisait la mantille. Et le « retour à la case départ » de cette quête avortée provoque évidemment le rire. Il n’était pas nécessaire d’aller en Espagne pour y trouver une Française. Plus que le comique de situation, on peut saluer ici un intéressant renversement de perspective qui remet complètement en question, sans en avoir l’air, la validité même des stéréotypes. Les généralisations et les sophismes prouvent leur inefficacité. « Ce que nous entendons en France par type espagnol n’existe pas en Espagne, ou du moins je ne l’ai pas encore rencontré39», observe-t-il d’un ton mi-amusé, mi-sérieux, tirant la leçon de l’inexistence d’un type comme il l’avait fait pour la Belgique. Et comme pour confirmer cette idée, il décrira ainsi doña Feliciana dans son roman Militona, publié peu après le récit de voyage :

C’était, du reste, le seul indice de sa race qu’eût conservé doña Feliciana ; on l’eût prise d’ailleurs pour une Allemande ou une Française des provinces du Nord ; ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son teint uniformément rosé, répondaient aussi peu que possible à l’idée que l’on se fait généralement d’une Espagnole, d’après les romances et les keepsakes40.

19Ici, c’est le fonctionnement même du stéréotype qui est déjoué en même temps qu’il est défini comme « l’idée que l’on se fait généralement d’après » une littérature romanesque, faite de texte sentimental et d’illustrations (le keepsake représente doublement l’image, l’image de la gravure et le cliché d’un texte attendu41). Malgré les stéréotypes nés de la littérature, et leur horizon d’attente, une Espagnole n’a pas de mantille, pas de bouche rouge, mais des yeux bleus et des cheveux blonds. Gautier a l’art de retourner en tous sens les idées reçues.

20En outre, Gautier aime rapprocher les antipodes ou provoquer des rencontres de types en principe antagonistes, afin de voir ce que produit leur juxtaposition ou leur mélange. Dans Militona par exemple, des affinités naissent entre un Anglais et une Espagnole tandis que Gautier croise les stéréotypes pour mieux les mettre en présence et voir comment ils interagissent. Le comique naît de la surenchère de stéréotypes et de lieux communs linguistiques. L’avis sans nuances de sir Edwards, l’Anglais qui cherche l’Espagnole idéale, en témoigne : « Je suis de l'avis de lord Byron : arrière les pâles beautés du Nord ; j'ai juré à moi-même de ne me marier qu’avec une Indienne, une Italienne ou une Espagnole. […] j’en ai vu beaucoup qui étaient passionnées, mais elles ne faisaient pas le thé selon mes principes42 ». Au-delà du comique, l’extrait fait réfléchir : mine de rien, Gautier dénonce, en même temps que le stéréotype culturel (l’Anglais attaché à sa cérémonie du thé), le cliché de style (« cœur de flamme », « pâle beauté du Nord »). Gautier est sensible aux attendus et aux facilités du langage autant qu’à ceux des images.

21Mais c’est sans doute dans Quand on voyage que Gautier donne le plus bel exemple du brouillage des frontières et de la confusion des stéréotypes que le cosmopolitisme peut produire. À Florence, la promenade aux Cascines permet à Gautier de proposer des portraits typifiants qui se mettent à vivre en se croisant. Examinons ce brassage des étrangers à Florence. Gautier commence par présenter le lieu focal comme un endroit où « se rendaient de tous les points de l’horizon les Anglais fuyant le brouillard natal, les Russes secouant la neige d’un hiver de six mois, les Français accomplissant le voyage à la mode, l’Allemand cherchant le naïf dans l’art43 ». D’emblée, les nations convergeant en ce point central où va avoir lieu la rencontre des types sont ainsi réduites à des stéréotypes culturels. Mais ces étrangers ont un point commun social. Ils se croisent l’après-midi, à la promenade, en un endroit symbolique : le rond-point des Cascines qui offre le « spectacle » d’une sorte de salon en plein air. Gautier, comme un dessinateur tapi dans un angle de la scène, entreprend alors de fixer les types : « Nous dessinerons, tout en gardant le secret des noms, quelques-unes des individualités féminines les plus remarquables. Une Princesse russe (toutes les Russes sont princesses) trônait dans une superbe calèche44 ». Ici, la parenthèse humoristique démolit un cliché en soulignant l’absurdité de ce type de généralisation. Mais simultanément, Gautier récupère le stéréotype et l’insère dans son propre récit (ou « dessin », on aura noté l’importance du verbe employé) ! Si toutes les princesses ne sont pas russes, il connaît néanmoins l’horizon d’attente de son lecteur confronté au groupe nominal « une Princesse russe » et n’hésitera pas à en jouer, tout en prenant les devants à l’aide de cette parenthèse qui montre qu’il n’est pas dupe de la typologie qu’il utilise. Ce maniement du second degré par l’ironie et la réflexivité (je me regarde en train d’écrire ou de dessiner des caricatures) est tout à fait maîtrisé, et s’accompagne encore d’un jeu avec les conventions des typologies. En effet, Gautier décrit la princesse russe de sorte que l’on ignore s’il se situe au premier degré ou au second : « Blanche comme la neige de son pays, les paupières brunies de khôl, la lèvre rouge, le front encadré de cheveux ondés d'un blond marron devenu presque châtain sous le lustre des essences45 ». Il s’agit d’une description qui se veut objective. Pourquoi décidons-nous qu’elle tend vers la stéréotypie ? Parce que généralement les descriptions dépeignent les Russes comme plutôt blondes et de carnation pâle ? C’est une observation objective et statistique ! Un seul indice nous oriente en revanche plutôt vers une interprétation en faveur de l’ironie : la comparaison avec la neige. En effet, Gautier est capable de comparaisons bien plus subtiles. Il recourt ici à cliché de style, tel que défini et étudié par Anne-Marie Perrin-Naffakh, sans doute afin de charger légèrement le portrait pour en dénoncer le caractère artificiel. Ce jeu avec le cliché est en même temps jeu avec un interdit, celui du cliché lui-même46.

22Mais soudain après la Russe, survient l’Anglaise : Changement de décor et de registre, puisque sensiblement Gautier est repris par le besoin de pousser le portrait typifiant jusqu’à la caricature par un effet de surenchère qui en détruit automatiquement la véracité : « Dans une voiture anglaise, attelée de chevaux anglais harnachés de harnais anglais, se tenait une Anglaise entourée d'une atmosphère anglaise apportée de Hyde-Park par un procédé que nous ignorons47 ». Ce procédé de saturation du texte par l’adjectif de nationalité n’est pas un fait isolé. C’est une figure de l’insistance à laquelle Gautier a souvent recours48. Rappelons-nous aussi le voyage en Belgique : « Nous prîmes aussi du café belge, du genièvre belge, du tabac belge, et nous nous assimilâmes la Belgique par tous les moyens possibles49 ». Cette surabondance d’adjectifs remplace la description par la répétition vide de sens. L’effet comique est produit par la démesure et par l’obsession que cette saturation du texte laisse entendre. Mais on observe aussi que le procédé est proche de la technique typographique du clichage et de la stéréotypie, puisqu’on a l’impression que l’adjectif de nationalité, reproduit mécaniquement, remplace toute créativité – ici jusqu’à la caricature, qui est en même temps une dénonciation du procédé par son excès même.  

23On connaît les premiers mots de l’essai de Walter Benjamin : « Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire50». Gautier ne veut pas refaire ce que les autres ont fait. S’il utilise le stéréotype, il s’arrange toujours pour que celui-ci soit dépassé, pour que le bloc stéréotypé n’apporte jamais une information identique. Dans ses récits de voyage, l’analyse anthropologique est servie par les outils conjoints du peintre et de l’écrivain. De cette rivalité entre les deux arts, pratiqués ici par la même personne, la peinture ressort le plus souvent gagnante, notamment parce qu’elle autorise une vue synoptique. L’écrivain a besoin de déployer ses mots, ce qui a un avantage : l’effet cinétique. Et le mouvement est important dans la description de l’étranger, que ce soit pour dépeindre un paysage d’Algérie vu du train, ou pour dépeindre le mouvement de la navigation de Cléopâtre sur le Nil. Mais le privilège du peintre est autre : donner à voir d’un seul coup d’œil l’objet décrit.

24Sommé de dépeindre les Hollandais, Gautier hésite entre les outils du peintre et ceux de l’écrivain : « Attendez, le malheureux écrivain n'a pas les ressources du peintre, dont la toile s'embrasse d'un seul coup d'œil ; il ne peut présenter les objets que successivement, et phrase à phrase. Les Hollandais sont d’assez grande taille ; ils ont des physionomies avenantes, et leur costume ne diffère en rien du nôtre. Les femmes, au teint blanc et reposé, rappellent les types chers à Gérard Dow, et font penser à ces jolies têtes de ménagères que l'on voit dans les musées […]51 ». Faute de vue globalisante, l’écrivain recourt donc… aux généralisations ! On voit comment Gautier justifie l’utilisation du lieu commun. Pour donner à voir « d’un seul coup d’œil » les habitants de Hollande, pas d’autre possibilité que de recourir à une typologie élémentaire, afin d’éliminer d’emblée toutes les originalités échappant au type. Mais bien sûr Gautier s’amuse lui-même de ce principe de généralisation, et l’outre jusqu’à l’absurde : « Les Hollandais sont d'assez grande taille ; ils ont des physionomies avenantes » ne veut rien dire en voulant tout dire. Il existe alors une autre possibilité, tout à fait paradoxale, qui est de renvoyer à la peinture. Puisque le malheureux écrivain ne peut dépeindre comme le peintre, il suffit d’aller voir du côté des portraits de Gérard Dou. Aveu d’impuissance de l’écrivain, ou plutôt refus de céder à l’exigence de la typologie, précisément parce qu’elle est caricaturale ? On notera au passage que renvoyer à un peintre pour décrire en une ellipse les Hollandaises, c’est ici encore une fois faire violence à la logique ; si les femmes « rappellent les types chers à Gérard Dow », c’est que le peintre a su fixer un type à partir d’exemples multiples de femmes individuelles. La peinture fait ainsi office de miroir : la femme hollandaise peut y voir le type qui la résume, lui-même inspiré par d’autres femmes comme elles. L’induction du singulier au général et la déduction d’un type à partir d’une multiplicité sont donc l’œuvre du peintre. Quant à l’écrivain, il ne peut que déclarer forfait et se contenter de renvoyer à son maître le portraitiste.

25C’est un procédé que Gautier utilise fréquemment, notamment lorsqu’il surcharge son trait et bascule dans la caricature. On le voit ainsi appuyer sa propre description par la référence au satiriste Amédée de Noé, dit Cham, dans Constantinople : « le marchand était un vieillard à barbe grise et rare, à l'œil entouré de peaux blanchâtres, au nez courbé, à la physionomie d'ara déplumé, et qui dessinait innocemment avec sa figure une excellente caricature de Turc que Cham eût enviée52 ». Comme souvent, Gautier éprouve le besoin, comme pour s’assurer que le lecteur a bien en tête son propre modèle, de le renvoyer à la version picturale du type qu’il décrit par les mots. On relève en outre ici un certain nombre de procédés bien connus, telles la référence naturaliste et zoologique et la mention du terme « physionomie », qui rappelle le contexte des Physiologies et des caricatures à la Grandville.

26Gautier aime les caricaturistes (français, anglais ou allemands), il a été caricaturé, notamment par Cham, il aime à caricaturer (il a même travaillé à La Caricature), et le crayon anime pour lui autant la toile que la page. L’écrivain des Grotesques a le trait fin et fort à la fois, n’épargnant personne, et ne s’épargnant pas lui-même, avec l’auto-dérision qu’on lui connaît. Sa posture dans ses récits à la première personne est souvent celle de l’observateur posant sa loupe devant un motif à étudier. Une fois placé devant l’objet à dépeindre, il peut déployer ses instruments et produire des caricatures dans lesquelles le trait de l’illustrateur est remplacé par un certain nombre de procédés, dont la surenchère, la saturation et le pérégrinisme (ou xénisme : l’insertion de mots étrangers). L’exemple suivant en est très représentatif : « j'étais accoudé au balcon, examinant toutes ces figures anglaises aux fronts carrés, aux mentons carrés, aux nez carrés, aux yeux carrés, enveloppées de tweeds, de mackintosh, et autres préparations imperméables53 ».

27 « On a souvent fait notre caricature : habillé à la turque, accroupi sur des coussins, entouré de chats dont la familiarité ne craint pas de nous monter sur les épaules et même sur la tête. La caricature n'est que l'exagération de la vérité » : c’est sur ces mots que s’ouvre Ménagerie intime (1869). La lettre à Nerval a d’ailleurs confirmé la vérité du portrait, au sein même de la caricature. En revanche, la lettre à Delphine de Girardin affirme une peur de la caricature, et une recherche de la vérité. Résumons le dilemme : « la caricature n’est que l’exagération de la vérité » affirme ici Gautier, tout en écrivant ailleurs : « j’ai peur de faire une caricature : la réalité doit être plus drôle. » Faut-il relever une contradiction dans ces deux constats ? Un exemple du goût de Gautier pour les paradoxes ? Peut-être convient-il plutôt d’y voir une sorte de manifeste personnel : pour Gautier, la vérité d’un portrait entretient un rapport avec la caricature. Le stéréotype peut dès lors participer à la création littéraire, mais à condition d’être déformé ; l’image (le cliché) doit être distendue, le bloc de caractères typographiques doit être inséré dans un contexte qui lui donne un autre sens, souvent aux antipodes du sens qu’il avait isolément, quand il était figé. Et de fait, Gautier si caricaturé54 n’entre dans aucune typologie. Romantique, il s’est moqué des Romantiques, politiquement il a été taxé d’opportunisme et il dit une chose et son contraire en pratiquant l’esthétique du zigzag, le contraire de la ligne droite. On aboutit finalement à un paradoxe de plus : stéréotype, oui, mais à usage unique et personnel, dans une logique « hors normes et hors barrière » bien propre à l’esprit de rébellion de cet original qui tient à son unicité et veut bien être caricaturé (car cela met en valeur ce qu’il a d’excessif et original) mais nullement comparé à un autre écrivain, à tous ces « poëtes » qui ont besoin de comparaisons toutes faites pour enrichir leurs descriptions.