Colloques en ligne

Pierluigi Pellini

Raisons flaubertiennes de (ne pas) agir

1L’Éducation sentimentale (1869) représente un tournant (moderne, voire moderniste) dans l’articulation des éléments évoqués par le titre de notre colloque : passion, intérêt et action romanesque. Roman des intermittences du désir, des faiblesses de la volonté, des détours existentiels, le livre de Flaubert met en crise – c’est bien connu – la dialectique romanesque classique (balzacienne, si l’on veut) du désir et de l’action1 : Frédéric Moreau est bien le précurseur des ratés, des antihéros2, des hommes sans qualité dont foisonne la littérature du xxe siècle. « Ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression. Les choses ont autant de vie que les hommes » : c’est Proust qui l’a écrit, une fois pour toutes3 ; et Alain d’ajouter, toujours en 1921 : « tout sentiment [...] tend à se liquéfier en sensation, et toute sensation à son tour s’immobilise en stupeur »4. Quelques années plus tard, Jean-Pierre Richard précisait, d’un point de vue différent : « s’il est [...] un choix originel de Flaubert, c’est le choix de ne pas choisir, ou, plus négativement encore, le refus de la vie dans la mesure où elle oblige à se choisir »5 ; et Jean-Paul Sartre, quant à lui, définissait Flaubert comme un « agent passif »6. Plus récemment, dans sa synthèse toujours éclairante sur L’Éducation sentimentale, Yvan Leclerc a résumé ainsi le statut de l’agir dans le texte : « Quand il est question d’actes dans le roman, c’est une fois sur deux avec l’acceptation d’actes notariés, et les actions sont presque toujours des actions en Bourse : signe des temps capitalistes, c’est l’argent qui agit »7.

2On a l’impression que tout a été dit à ce sujet – sauf l’essentiel, peut-être : comme cela arrive souvent avec les vrais chefs-d’œuvre (et l’essentiel, bien entendu, nous échappe). Je me limiterai donc à rappeler quelques éléments qui me semblent importants dans le cadre de notre réflexion collective, en insistant notamment sur le rapport entre passion et action – pour ce qui est de l’intérêt économique, on peut s’en tenir, je pense, aux remarquables mises au point récentes de Luca Pietromarchi et de Christophe Reffait8. D’ailleurs, comme son titre l’indique, L’Éducation sentimentale est (aussi ? d’abord ?) un roman d’amour – en dépit du mot célèbre de Louis Aragon, qui rebaptisa le roman L’Éduc’centime. Flaubert le confirme, sur le mode ironique et négatif qui est souvent le sien, quand il se plaint des difficultés de son livre : « les récits du cœur n’étant pas mon fait, je crois? »9.

3En 1864, dans une lettre célèbre à Mlle Leroyer de Chantepie, Flaubert annonce en ces termes le roman qu’il vient de commencer : « Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; “sentimentale” serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive10. » Le lien entre la passion amoureuse et l’action romanesque est à la fois thématisé et renversé par l’écrivain, qui semble attirer l’attention de sa correspondante sur ce que la critique littéraire anglo-saxonne appelle de nos jours agency, à savoir la capacité à agir des personnages, déterminée par l’ensemble des conditions préalables qui rendent possible leurs choix pragmatiques. La liberté d’agir des personnages étant subordonnée au discours social dominant de chaque époque, l’agency romanesque est toujours limitée ; mais chez Flaubert elle est spécialement réduite11. Même quand les événements ne semblent plus tolérer aucune hésitation, et que la nécessité d’agir est impérative (par exemple : « Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage », ES, p. 337), Frédéric réussit étonnamment à ne pas choisir.

4Si le romancier lui-même déclare l’action impossible « maintenant » au cours des années 1860, un siècle plus tard, la fameuse flaubertolâtrie des nouveaux romanciers voit dans ce « livre sur rien » que serait L’Éducation sentimentale la bible antiromanesque d’une modernité faisant son deuil de toute illusion amoureuse et mondaine ; et le modèle même d’une littérature autoréférentielle12. Quelques années plus tard, les lectures inspirées par la déconstruction – notamment la lecture proposée par Jonathan Culler, à maints égards exemplaire et trop souvent négligée en France13 – n’hésitent pas à faire de l’ironie nihiliste et de la démystification généralisée les clefs du chef-d’œuvre de 1869. Les élans de la passion et de l’intérêt, au cœur du monde romanesque de La Comédie humaine, trouveraient leur démenti définitif dans l’aboulie morose de l’antihéros flaubertien.

5C’est ainsi qu’une lecture quelque peu hâtive de L’Éducation sentimentale a pu être – me semble-t-il – à l’origine d’un grand mythe de la littérature et de la critique du xxe siècle : celui du « roman balzacien » comme univers de l’action clairement motivée et de la causalité mécanique, comme type même d’un récit dépassé et d’un réalisme naïf. En fait, un Robbe-Grillet lisait Balzac à peu près comme Deslauriers : celui-ci, on s’en souvient, invite Frédéric à imiter la stratégie mondaine de Rastignac (plaire au banquier Dambreuse, « et à sa femme aussi »), La Comédie humaine faisant autorité : « je te dis là des choses classiques » (ES, p. 68). Plus loin, dans un des nombreux passages qui font entorse à son impersonnalité14, le narrateur flaubertien dénonce sans détours l’étonnant bovarysme de l’ami de Frédéric15 :

N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts (ES, p. 143).

6Ayant trop, et trop mal, lu Balzac au fond de sa province, Deslauriers confond la réalité parisienne de la monarchie de Juillet avec une parodie déterministe de La Comédie humaine : des topoi romanesques désormais éculés (des courtisanes machiavéliques, des salons omnipotents, des galériens à l’esprit supérieur, etc.) s’en trouvent promus au rang de « lois mathématiques16 ». C’est sans doute aussi de ce résumé parodique que découle le poncif vingtiémiste opposant trop nettement L’Éducation sentimentale à La Comédie humaine, le « livre sur rien » au mythe du « roman balzacien », réaliste et transparent17.

7Quoi qu’il en soit, il me semble qu’on ne peut souscrire que partiellement à l’un des lieux communs critiques les plus répandus sur L’Éducation sentimentale : Frédéric aurait l’argent, Deslauriers la volonté, la force, la capacité à agir. Comme chez la Turque, dans l’analepse finale, censée résumer le sens du roman : puisque le petit Moreau se soustrait à l’action, son grand ami, faute de moyens, est forcé de renoncer à son tour au dépucelage. Tout au long du roman, Deslauriers n’a de cesse de reprocher à Frédéric les 15 000 francs que celui-ci a prêtés (en fait donnés) à Arnoux, au lieu de les investir dans un journal, qui aurait servi la carrière politique des deux amis. Rien ne prouve, cependant, que cela aurait été un bon investissement, Deslauriers ayant piteusement échoué, par la suite, dans toutes les entreprises dans lesquelles il s’est engagé : piètre répétiteur, ses étudiants ratent leurs examens, à cause des théories peu orthodoxes qu’il leur enseigne ; commissaire républicain, il se fait détester aussi bien par les conservateurs que par les socialistes ; nommé préfet par Louis-Napoléon Bonaparte, il fait un riche mariage avec Louise Roque, mais il n’arrive à garder ni sa femme (qui s’enfuit « avec un chanteur », ES, p. 548), ni sa fonction (le pouvoir impérial le destitue à cause de ses excès de zèle). Plutôt qu’un représentant de l’intelligence bourgeoise, Deslauriers est une « véritable allégorie de l’envie démocratique »18.

8En fait, grâce à la Révolution de 1848 et au coup d’État de 1851, sa carrière, même sans l’argent de Frédéric, aurait pu être brillante : si, en 1868, au dernier chapitre, il est retombé dans la toute petite bourgeoisie, dont il est issu, ce n’est pas (ou pas seulement) à cause de l’avarice de son ami, rejeton aboulique d’une petite noblesse provinciale, incapable de jouer au jeu de la modernité capitaliste. Les trajectoires romanesques des personnages ne se conforment pas à l’évolution des classes sociales auxquelles ils appartiennent. Par conséquent, toute lecture sociologique du roman risque d’être prise au piège de ses propres présupposés : si l’échec de Frédéric est l’image de celui de sa classe d’origine (qui est aussi, à peu près, celle de son auteur), si le « double refus » du héros, lors des affrontements de juin 1848 (ni socialiste, ni réactionnaire), ainsi que son « indétermination », psychologique et sociale, est à l’origine de l’autonomie du champ littéraire, selon la thèse désormais classique de Pierre Bourdieu, la force volontaire de Deslauriers ne peut que représenter les ambitions injustement frustrées d’une petite bourgeoisie dont la montée sociale est entravée, autour de 1850, par des conditions économiques moins favorables à l’essor du self-made-man.

9Tout cela est vrai, sans doute (et à quelques nuances près), en général – mais ne l’est pas dans le roman de Flaubert. Or, il est frappant de constater que Bourdieu n’hésite pas à attribuer à Deslauriers des qualités que, de toute évidence, il n’a pas : « Deslauriers est intelligent et animé d’une volonté farouche de réussir, mais il est pauvre, dépourvu de relations et sans beauté »19. Certes, il n’est pas beau. Mais il a, grâce à Frédéric, des relations dans le monde politique et économique, sans lesquelles il n’aurait pas eu accès à une préfecture, ni à la main de Louise Roque. S’il échoue, c’est que son bovarysme rancunier lui interdit toute compréhension de la réalité politique20. On peut le dire sans crainte d’être démenti : il n’y a pas de personnage moins intelligent que Deslauriers. Pour ce détail (qui n’en est pas un), Bourdieu lit Flaubert un peu comme Deslauriers lit Balzac.

10Il n’y a d’ailleurs pas d’ironie plus cinglante que celle qui frappe, au dernier chapitre, le jugement récapitulatif de l’ami de Frédéric. Au célèbre « défaut de la ligne droite » accusé par le protagoniste, il oppose, pour sa part21, un « excès de rectitude » (ES, p. 550), au sens étymologique d’« excès de la ligne droite », avec une nuance d’ironie bohémienne, peut-être, dans l’emploi d’un mot qui peut faire figure de latinisme. Or, le terme rectitude, au sens figuré, moral, qui est de loin le plus courant, ne saurait décrire que par antiphrase les tripotages économiques, les retournements politiques, les trahisons sentimentales, dont Deslauriers, personnage sans droiture s’il en est, se rend inutilement protagoniste tout au long du roman.

11Il n’est pas d’article de foi, dans le credo (pseudo-)balzacien de Deslauriers, que le narrateur ne s’empresse de tourner bientôt en ridicule. Si pour le clerc il suffit, « pour obtenir les choses, de les désirer fortement » (ES, p. 140), le narrateur semble affirmer exactement le contraire, à propos de Frédéric, dans un autre passage qui fait bon marché du dogme de l’impersonnalité :

L’action, pour certains hommes, est d’autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d’eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; d’ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés (ES, p. 254).

12Or, le narrateur lui-même tient des propos dont la cohérence est assez douteuse. Ici, une analyse psychologique redevable des modèles romantiques justifie l’inaction de Frédéric par l’inadéquation du monde à son idéal. Un amour aussi intense que celui que le héros éprouve pour Mme Arnoux ne saurait se traduire en actes concrets, dans la prose bourgeoise de la vie réelle, son modèle étant la sentimentalité des romantiques allemands, qui est, par sa nature même, « détournée de l’acte » (désir de l’idéal, de l’infini, et non d’un objet réel)22. Dans d’autres passages, cependant, le narrateur semble porter un jugement beaucoup moins complaisant sur son personnage, qui apparaît tout simplement « incapable d’action », s’accusant lui-même « d’être lâche » (ES, p. 133). Toute référence romantique (ou baudelairienne ?) perd son sérieux, alors que le texte nous renvoie l’image dégradée d’un personnage paralysé : Frédéric « tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot » (ibid.).

13D’ailleurs, Frédéric apparaît comme un « homme de toutes les faiblesses » (ES, p. 404) ; et ce n’est qu’un détail matériel insignifiant (un parapet trop large) qui l’empêche, au chapitre V de la première partie, d’accomplir l’action négative (et romantique) par excellence de se suicider dans la Seine : « Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir » (ES, p. 141). Les « désirs d’action furieuse » (ES, p. 159), qui s’emparent de lui par intermittences, portent toujours sur des objets éloignés de la réalité présente : « il voulait se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot » (ibid.). Et encore, aux courses, tiraillé entre Rosanette et Mme Arnoux, « plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu’il voulait », Frédéric « éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir » (ES, p. 296).

14L’auteur lui-même, dans sa correspondance, ne semble d’ailleurs pas convaincu de l’intensité du désir de Frédéric : dans une lettre célèbre à Jules Duplan (on y lit : « J’ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans. C’est là le défaut du genre historique »), il craint que les personnages historiques ne soient « plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là [sic ; lire : ceux-ci] ont des passions modérées », comme Frédéric23. Le lecteur, quant à lui, est également amené à douter de la force des sentiments d’un héros caractérisé par ses élans intermittents et contradictoires, son grand amour pour Mme Arnoux s’estompant à plusieurs reprises et tolérant la concurrence d’autres sentiments moins éthérés : « Sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s’éteindre » (ES, p.  80) ; « Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée » (ES, p. 164) ; « mais les passions s’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose » (ES, p. 180)24.Un lecteur intelligent comme Hippolyte Taine le remarquait dès novembre 1869 : « vos personnages sont des spécimens exacts de la moyenne humaine bourgeoise, moderne en France. Tous êtres mixtes, parfois grossiers, parfois délicats, à la fois bons et mauvais, avec des vouloirs intermittents, rien de grand, de fort, ni d’arrêté25. »

15Et donc, pour en revenir à la lettre à Mlle Leroyer de Chantepie citée au début : la passion de Frédéric est-elle « inactive » à cause des conditions objectivement inhospitalières d’un monde bourgeois désormais réfractaire à l’idéal, ou bien à cause de la médiocrité d’un personnage quelque peu grotesque et aboulique ? On sait que Flaubert, comme les philosophes positivistes avant lui (et comme Zola après lui), oppose le « comment » au « pourquoi », en déclarant que la « recherche de la cause est antiphilosophique, antiscientifique »26. Ce ne sont pourtant que les explications métaphysiques, les causes finales, qui sont visées par cette polémique, les romans flaubertiens n’en posant pas moins, presque à chaque page, la question des mobiles des actions des personnages. Et donc, si Frédéric n’agit pas, est-ce par excès ou par manque de passion ? son désir est-il trop « fort »27 ou trop faible et volage ? Ce qui revient à évoquer – sans aucune prétention à la résoudre, évidemment – l’éternelle question qui hante depuis toujours la critique étudiant L’Éducation sentimentale : roman d’amour ou parodie28 ?

16Les deux, sans doute, si seulement le lecteur s’efforce de ne pas juger les raisons d’agir du héros à l’aune de ces mêmes préjugés romantiques et romanesques que le texte de Flaubert s’engage à dissoudre : un amour authentique serait, par sa nature, éternel et exclusif ; un jeune homme intelligent devrait s’engager dans la voie du succès mondain, etc. On peut s’en étonner : cent-cinquante ans après la publication du roman, de nombreux lecteurs semblent encore partager, en quelque sorte, le point de vue d’un Deslauriers sur la société, ou celui d’un jeune homme romantique, tel que Frédéric en 1840, sur l’amour. Il est en effet assez amusant de constater que l’axiologie implicite de certains jugements critiques (notamment de gauche !) est plus moraliste que celle qui est sous-jacente au texte de Flaubert : un arriviste pauvre serait naturellement doué d’une grande intelligence, une idylle avec une femme légère ne saurait être que dérisoire, il n’y aurait d’authentique sur terre que les passions exclusives et absolues, tout le reste étant aliénation (Walter Benjamin docet). Au contraire, comme l’a écrit très justement Juliette Azoulai, dans la nature intermittente et même volage des passions, chez Flaubert, il y a « moins aliénation que désir d’altérité » : « cette dynamique expansive et centrifuge du désir est le propre de l’âme chez Flaubert et non uniquement sa pathologie »29. Cette remarque, que Juliette Azoulai fait à propos de La Tentation de saint Antoine, peut s’adapter également aux vicissitudes sentimentales de Frédéric, dont la multiplicité contradictoire n’exclut aucunement une authenticité ponctuelle.

17Même l’idylle de Fontainebleau, qui a été souvent la cible de la critique la moins complaisante à l’égard du héros30, n’acquiert toute sa signification – à la fois, en tant qu’histoire d’amour et en tant qu’allégorie politique – que si on lui restitue toute son ambiguïté. Quand il écrit que Frédéric « ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin de ses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme [Rosanette] » (ES, p. 438), le narrateur se moque certainement de l’emphase romantique du personnage (« jusqu’à la fin de ses jours » !) ; mais il nous permet également de penser – ce qui n’était pas du tout évident ni pour Flaubert, ni pour ses premiers lecteurs, ni apparemment pour nombre de lecteurs universitaires du xxe et du xxie siècles – qu’un bonheur contingent peut sérieusement être « inhérent » à la personne d’une demi-mondaine31.

18C’est le paradoxe de la réception récente de L’Éducation sentimentale (pour le dire très rapidement) : il n’est pas rare que les partisans du tout-ironique nihiliste32 aboutissent non seulement à un gommage des ambiguïtés du roman, qui en représentent le côté le plus moderne ; mais aussi à une réaffirmation implicite des valeurs, des préjugés, voire des cuistreries bourgeoises33. Comme l’a très bien montré Jacques-David Ebguy, dans un article éclairant, ces lectures risquent d’arrêter « le sens d’un roman dont une des caractéristiques est précisément de poser la question du Sens et d’interroger les rapports entre significations et existence34 ». Si « la variabilité des affects » des personnages fait éprouver au lecteur « la fondamentale impermanence du sens »35, cela n’exclut pas l’intensité ni l’authenticité ponctuelle des passions des personnages36. Ce qu’Ebguy appelle « l’écriture du retrait » donne « aux affects ressentis, aux actions initiées, tout à la fois leur force (un désir, une volonté s’affirme) et leur fragilité (cette volonté apparaît suspendue au-dessus du vide, absolument contingente)37 ». Force et fragilité, l’immuable et le contingent : on est bien au cœur de la modernité, telle qu’elle a été définie par Baudelaire.

19Or, dans L’Éducation sentimentale, la multiplication des causes explicites de l’action (ou de l’inaction) peut être considérée comme l’un des indices majeurs de cette modernité. Elle est évidente dans le passage du chapitre III de la deuxième partie, cité plus haut : le désir trop fort des jeunes hommes romantiques comme Frédéric n’aboutit pas à l’action par « méfiance d’eux-mêmes », par « crainte de déplaire », par la pudeur intrinsèque aux « affections profondes ». L’énumération de ces trois raisons de ne pas agir ne vise à instaurer aucune hiérarchie des causes ; il est vrai, cependant, que celles-ci ne s’excluent pas du point de vue de la logique.

20Il n’en va pas de même dans un des passages les plus célèbres du roman, au chapitre VI de la troisième partie, lors de la dernière entrevue des amants :

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! – et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette (ES, p. 546).

21Ici, ce n’est pas le narrateur qui explique le comportement du personnage, dont la « convoitise », synonyme du désir, mais sur un plan plus explicitement physique, est « plus forte que jamais ». C’est Frédéric lui-même qui énumère, au style indirect libre, les raisons de son inaction dernière, de son renoncement définitif au grand amour de sa vie. L’étonnante, voire l’inélégante multiplication des adverbes (« cependant », « d’ailleurs », « tout à la fois ») rythme les phases d’un dialogue intérieur qui multiplie encore une fois les explications, sans les hiérarchiser. D’abord, une raison psychologique : le corps de la femme idéale, Marie Arnoux, à la fois Madone et mère, ne saurait être possédé sans évoquer le tabou de l’inceste ; ensuite, une raison physique : la beauté de la femme étant désormais fanée, l’homme pourrait en éprouver un dégoût qui abîmerait tout souvenir amoureux ; enfin, l’égoïsme du vieux garçon, du petit rentier, qui craint le bouleversement de ses habitudes confortables38.

22Une « prudence » on ne peut plus mesquine, que deux détails textuels (Frédéric, craignant l’« embarras » d’une maîtresse fixe, roule une cigarette pour se distraire) semblent mettre en relation avec le personnage égoïste par excellence, Mme Dambreuse (dont le texte souligne l’« égoïsme ingénu » : ES, p. 509). Juste après avoir joué la comédie du « désespoir contenu » auprès du corps de son mari défunt, celle-ci, on s’en souvient, manifestait sans gêne son soulagement, en s’exclamant devant Frédéric : « Ah ! sainte Vierge ! quel débarras ! » (ES, p. 493) ; et en permettant à son amant de fumer : « Fume si tu veux ! Tu es chez moi » (ibid.). Quoiqu’il en soit de ce renvoi infra-textuel, la « prudence » de Frédéric, dans le texte de l’avant dernier chapitre, fait étonnamment bon ménage avec une crainte presque religieuse de « dégrader son idéal » : deux raisons de (ne pas) agir tout à fait incompatibles du point de vue d’une psychologie romanesque traditionnelle (disons : moniste), mais presque confondues dans le roman flaubertien, qui semble remplacer la cause unique avec un enchevêtrement des causes concomitantes, en réalisant, avec presque un siècle d’avance, cette réforme pluraliste du concept de cause, prônée par l’inspecteur Ciccio Ingravallo dans le chef-d’œuvre de Carlo Emilio Gadda, L’Affreux Pastis de la rue des Merles (1957).

23Ce que j’appellerai énumération non hiérarchisée des mobiles39 a pour effet non seulement de multiplier les raisons d’agir (ou de ne pas agir) des personnages40, mais aussi de niveler toute hiérarchie entre les motivations de l’action humaine : la terreur de l’inceste ne jouissant plus, dans le passage que l’on vient d’analyser, d’aucun privilège, par rapport aux menus dérangements qu’une maîtresse peut provoquer dans les habitudes d’un quadragénaire paresseux41. Par ailleurs, il est inutile de le préciser : toute lecture prétendument profonde, freudienne ou autre, qui viserait à établir la vraie cause des actions des personnages, par-delà la surface égalisatrice du texte, trahirait la logique même du récit (et de sa modernité).

24Il serait plutôt intéressant de constater que, du point de vue des modèles psychologiques implicites, la multiplication des causes des actions romanesques correspond à l’abandon, dans le discours médical dominant, du paradigme esquirolien de la monomanie, qui n’était pas étranger aux passions exclusives des personnages de Balzac ; et à l’adoption du paradigme moderne qui serait celui – pour faire vite et simple (voire simpliste) – de la névrose, comportant une multiplication de mobiles partiels et contradictoires. Du point de vue de la construction du système actantiel du roman, il s’agit d’un passage du modèle de l’action volontaire au principe de la réaction : tout au long du roman, les personnages (notamment Frédéric) répondent aux actions d’autrui, au lieu d’agir selon leurs désirs (supposés) originaires. C’est pourquoi – je le dis en passant – le modèle girardien semble s’adapter si bien aux romans flaubertiens : dans L’Éducation sentimentale, Arnoux étant de toute évidence le médiateur du désir de Frédéric, celui-ci étant le médiateur des convoitises de Deslauriers, la révolution de 1848 étant médiatisée par la « vraie » Révolution de 178942.Le désir triangulaire compte sans aucun doute parmi les raisons d’agir de tous les personnages flaubertiens.

25Mais pour s’en tenir à la donne textuelle, il n’est pas excessif de dire que l’énumération non hiérarchisée des causes est une constante du roman, presque un topos stylistique et idéologique de L’Éducation sentimentale, souvent signalé par des adverbes ou des conjonctions adversatives (cependant, mais) ; ou par des locutions adverbiales telles que d’ailleurs (près de quatre-vingt-dix occurrences : il serait sans doute intéressant de les étudier dans le détail). Je me limiterai à quelques exemples, repérés dans des passages qui comptent parmi les plus célèbres du roman.

26Au dernier chapitre, la fuite de Frédéric hors du bordel de la Turque est motivée par un écheveau de mobiles (comme le dirait, encore, Gadda : gomitolo, gnommero), ou par « une suite ouverte de causes » (selon la formule de Jacques-David Ebguy43), qui mélange le physique et le moral, l’âme et le corps, dont l’interdépendance est également une constante flaubertienne (Juliette Azoulai l’a très bien montré44) :

Mais la chaleur qu’il y faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire (ES, p. 551)

27Le rire des filles, « joyeuses de son embarras », est mal interprété par l’adolescent : « croyant qu’on s’en moquait, il s’enfuit » (ibid.). Encore une fois, la liste des causes mélange sans ordre apparent les contingences du milieu ambiant (« la chaleur »), des mouvements psychologiques quelque peu flous (« l’appréhension de l’inconnu, une espèce de remords »), des réactions à fleur de peau (« le plaisir... »). Les raisons d’agir semblent toujours multiples, hétérogènes et non hiérarchisables.

28Certes, quand l’énumération des causes concurrentes se fait dans un morceau de style indirect libre, l’ironie implicite du narrateur peut mettre en garde le lecteur : il ne s’agit, dans certaines occurrences, que d’une multiplication d’excuses, toutes passibles d’être résumées par la lâcheté du héros. Dans ces cas, la pluralité des mobiles n’est qu’apparente (il n’est pas indispensable de faire appel à Freud pour s’en convaincre), comme dans l’exemple suivant, où l’on remarquera, encore, l’enchaînement pseudo-logique assuré par un d’ailleurs :

Frédéric songea à lui [Arnoux] rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pas convenable. Il remit cela à un autre jour (ES, p. 323)45.

29Parfois, les différentes raisons d’agir convergent. Par exemple, la décision de Frédéric de retourner à Paris, au chapitre V de la deuxième partie, est précipitée par des lettres ambiguës qu’il reçoit de la part de Deslauriers, mais elle a des mobiles multiples et, somme toute, cohérents (un d’ailleurs assure, encore une fois, un lien de juxtaposition logique) :

D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait si fort, qu’il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dans l’éloignement (ES, p. 349).

30D’autres cas sont plus complexes, comme le suivant, comportant sans doute une incertitude réelle de la part du personnage (le père Roque invite le héros à la Fortelle, chez Dambreuse) :

Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il n’avait pas un costume d’été convenable ; enfin, que dirait sa mère ? Il refusa (ES, p. 163).

31Dans la plupart des cas, cependant, c’est bien une véritable hésitation herméneutique que le roman met en scène. Les différents mobiles, souvent hétérogènes et contradictoires, coexistent, sans que le lecteur puisse en établir la hiérarchie. Le texte ne vise donc pas (ou pas seulement) un effet d’ironie, il ne peut être réduit à une critique sarcastique des atermoiements parfois hypocrites de Frédéric. Au contraire, c’est une représentation complexe de l’agir, une compréhension pluraliste des mobiles, que Flaubert propose (plus intéressante et plus moderne – soit dit en passant – qu’une satire nihiliste). Le texte invite souvent le lecteur à partager les oscillations du héros, et non pas à s’en moquer. Je ne proposerai que quelques exemples :

Il avait envie de se jeter à ses genoux [de Mme Arnoux]. Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa.

Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement (ES, p. 286).

32Encore une fois, les articulations un peu lourdes de la syntaxe – il s’agit bien entendu d’une lourdeur voulue, recherchée, et qui fait sens – sont soulignées par les embrayeurs logiques (d’ailleurs, et précisément, mais), qui lient, et en même temps opposent, les différentes explications : possibilité d’être surpris ; « crainte religieuse » devant la robe « insoulevable » de la femme transfigurée en Madone, ou en mère ; « peur » paralysante.

33Ces hésitations, accompagnées de leurs marques stylistiques (d’ailleurs, cependant, mais) ne caractérisent pas uniquement le rapport du héros à son grand amour :

Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être [Louise Roque] s’épanouir aux splendeurs de l’Art et de la Nature ! Sortie de son milieu, en peu de temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme une faiblesse, un avilissement. Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changer d’existence [...] (ES, p. 350).

34N’arrivant pas à réaliser son rêve romantique avec Mme Arnoux, Frédéric souhaite « changer d’existence » : c’est un mobile psychologique, ou existentiel ; la dot de Louise l’attire (d’ailleurs : l’intérêt économique est présenté comme une cause accessoire) ; certes, les manières de la jeune fille sentent la province, mais à Paris elle ne tarderait pas à devenir « charmante » ; cependant, le choix d’un mariage bourgeois est perçu comme « un avilissement » par rapport à la passion romantique.

35Bien souvent, comme ici, le dialogue intérieur de Frédéric aboutit à un blocage de la volonté : tiraillé par des impulsions contradictoires, le personnage finit par ne rien faire. Mais l’énumération non hiérarchisée des causes est également associée à d’autres personnages, et même à celui qui occupe à maints égards, dans le système actantiel du roman, la polarité opposée à celle du protagoniste. Fils d’un paysan riche, Martinon fera un beau mariage, en épousant la fille illégitime de Dambreuse, et deviendra sénateur. C’est lui qui accomplit le parcours classique du héros d’un roman d’éducation, dont il n’hérite cependant que la trajectoire syntagmatique, tandis que du point de vue paradigmatique il ne suscite aucunement l’identification du lecteur : d’une intelligence bornée, excessivement prudent et égoïste, il incarne le type – on ne peut plus éloigné de l’éthique du Bildungsroman – de l’opportuniste médiocre. Son succès est même le symptôme d’un désordre de l’agency, d’un brouillage des trajectoires de la réussite sociale. Quand il réussit ses examens, tandis que Frédéric est recalé, le narrateur commente : « Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l’on échoue » (ES, p. 124). Or, voici le récit du moment décisif de l’existence de Martinon :

M. Dambreuse déclara donc au jeune homme que Cécile, étant l’orpheline de parents pauvres, n’avait aucune « espérance » ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou trop avancé pour se dédire, ou par un de ces entêtements d’idiot qui sont des actes de génie, répondit que son patrimoine, quinze mille livres de rentes, leur suffirait (ES, p. 481).

36Dans ce passage, c’est la disjonction paratactique (« ou... ou... ») qui structure la syntaxe de l’étiologie romanesque. Et donc : intuition rusée ou incapacité à se dédire ? « Entêtement d’idiot » ou coup de « génie » (involontaire) ? L’action décisive, qui assure la fortune du jeune homme, dépend de causes incertaines, peut-être multiples, sans doute confuses.

37Un dernier exemple, relatif à Rosanette :

– « Décidément, tu n’as pas de chance ! », dit Rosanette.
– « Oh ! oh ! peut-être ! » [répondit Frédéric] voulant faire entendre par là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même que Rosanette n’avouait pas tous ses amants pour qu’il l’estimât davantage ; – car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre ; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait pas compris ; il est difficile d’exprimer exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares (ES, p. 441-442).

38Encore une fois, le texte expose des maximes censées avoir une valeur générale, s’émancipant des contraintes de sa poétique, « comme si le narrateur, en dépit d’une esthétique de l’impersonnalité, ne pouvait comprimer une théorie, éprouvait le besoin de s’épancher46 » ; il émet, pourrait-on dire, un diagnostic précoce sur ce que le xxe siècle appellera « incommunicabilité » : les raisons en sont, encore une fois, multiples. Si la sincérité de Frédéric et de Rosanette est voilée par de nombreuses réserves, même au moment le plus heureux de leur idylle (nous sommes à Fontainebleau), c’est que la langue est un instrument imparfait, incapable « d’exprimer exactement » l’intériorité (c’est le thème d’une page célèbre et magnifique de Madame Bovary : « la parole humaine est comme un chaudron fêlé [...]47 » ; ici, il est introduit par un énième d’ailleurs) ; mais c’est aussi que les « fanges », cachées dans les profondeurs de chaque être humain, suscitent une « honte », vraie ou fausse, ou une pudeur, rendant impossible toute confession complète.

39Certes, ce passage met un bémol au « bonheur [...] inhérent à sa vie et à la personne de cette femme », que le texte évoque précédemment ; mais il reconnaît en même temps un statut sérieux, voire tragique, au vécu de la jeune femme, qui vient de raconter à Frédéric les déboires de son enfance lyonnaise – à l’âge de 15 ans, elle a été vendue par sa mère à un homme riche, gras, avec « des façons de dévot » (ES, p. 439).

40En faisant de Rosanette la fille d’un ménage de « canuts de la Croix-Rousse » (ibid.), à savoir d’une famille appartenant à l’une des catégories d’ouvriers qui les premiers, dès le début des années 1830, se sont rebellés contre la politique économique et sociale de Louis-Philippe, Flaubert vise certainement un effet d’ironie – la courtisane étant fidèle à la monarchie de Juillet, qui a assuré la prospérité de son commerce : en reniant en quelque sorte ses origines, elle déclare son hostilité à tout mouvement révolutionnaire. Mais le texte, en donnant la parole à Rosanette, en racontant la misère de son enfance et son entrée sordide dans la prostitution, n’en exhibe pas moins les raisons objectives et indiscutables de la révolution de 184848.

41De plus, le narrateur reconnaît le traumatisme qui a affecté une femme dont le cœur peut cacher, sans doute, un trop-plein de « fanges », mais ne saurait certainement se réduire au « vide », dont il est question dans un passage souvent cité par la critique (entre autres, à cause de ses allures franchement misogynes) :

Cependant, il avait découvert dans son [de Mme Dambreuse] cabinet de toilette la miniature d’un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoir davantage ! À quoi bon, du reste ? Les cœurs des femmes sont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière – ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d’en trop apprendre (ES, p. 508).

42La comparaison avec un de « ces petits meubles à secret » ne touche pas seulement le cœur aride de Mme Dambreuse ; en fait, elle risque d’effleurer également celui de Mme Arnoux, puisque le lecteur est amené à songer au « coffret à fermoirs d’argent » (ES, p. 104, p. 107, p. 356, p. 536), qui voyage à deux reprises du domicile des Arnoux à l’appartement de Rosanette, pour tomber finalement dans le mains de la veuve du banquier, qui l’achète aux enchères à la vente du mobilier de Marie. Si les fleurs desséchées sont l’image dégradée, presque kitsch, des amours romantiques, désormais hors saison sous la monarchie de Juillet et sous le Second Empire ; si la poussière envahit un organe qui n’est plus en mesure d’éprouver un sentiment quelconque ; c’est bien une psychologie nihiliste du « vide » que le narrateur semblerait avaliser. On remarquera cependant que Frédéric renonce à interroger le cœur de sa maîtresse non seulement parce qu’il n’en a pas les moyens, et qu’il pense n’y rien trouver, mais aussi (encore une multiplication des causes : « Et puis... peut-être ») parce qu’il a peur « d’en trop apprendre ».

43L’anthropologie romanesque flaubertienne semble toujours suspendue entre le trop-plein des « fanges » inavouables et le « vide » déserté par tous les sentiments (et par le sens), entre les débordements de l’âme et une indifférence cynique49. Du point de vue thématique et idéologique, le jugement du narrateur n’est jamais arrêté une fois pour toutes : il oscille à plusieurs reprises, en s’adaptant aux différentes situations narratives et aux différents personnages. Du point de vue des structures narratives, on constate une même oscillation entre la multiplication des raisons de (ne pas) agir, dont on vient de donner quelques exemples, et l’ellipse, ou le déplacement, des causes, au moins aussi fréquents tout au long du roman. Autrefois, on aurait parlé d’« homologie », la forme reproduisant en quelque sorte les mêmes polarités que les thèmes du roman.

44C’est bien connu : la composition de L’Éducation est placée sous le signe de ce que Jean Borie a appelé le « gommage de l’explicite50 » ; Peter Wetherill en a montré les effets dans la genèse du texte : ce sont notamment les rapports de cause à effet entre les événements historiques et l’action romanesque qui sont très souvent cantonnés à l’implicite ; en passant des scénarios au texte définitif, « le renseignement cohésif51 » est réduit ; en général, François Vanoosthuyse l’a récemment rappelé, la « figure cardinale du récit flaubertien » est bien l’ellipse52.

45Le texte sollicite le lecteur par son apparente opacité53 : il est construit comme un véritable défi herméneutique. Les indices sont souvent cachés au détour des phrases, l’enchaînement causal du récit est à première vue problématique54. Ce n’est qu’après plusieurs lectures que l’on comprend, par exemple, pourquoi Mme Arnoux, en rentrant avec Frédéric de Saint-Cloud à Paris, jette hors de la voiture les fleurs que son mari vient de lui donner (pour bâcler son bouquet, Arnoux a tiré un papier de sa poche, au hasard ; malencontreusement, il doit avoir pris la lettre de la Vatnaz, lui assurant les services érotiques de Rosanette ; c’est évidemment la lecture de cette lettre qui plonge Marie dans une tristesse jalouse et rancunière)55.

46Ailleurs, le mobile d’une action se laisse deviner grâce à une contiguïté syntagmatique qui suggère un lien causal (post hoc, ergo propter hoc) : c’est le cas, par exemple, du départ pour Fontainebleau, qui n’est pas vraiment motivé (comme on l’a un peu trop souvent répété) par l’envie de fuir l’émeute de juin 1848. Voici la séquence : en parlant avec Frédéric, Dambreuse fait l’éloge d’Arnoux (qui est son débiteur et dont auparavant il disait souvent du mal), car le garde national lui a (presque) sauvé la vie ; rentré à la maison, Frédéric a un accès soudain de jalousie : il demande impérativement à Rosanette d’« opter entre lui et Arnoux » (ES, p. 429), dont il avait pourtant toléré la concurrence pendant longtemps. Pour éloigner la lorette de son ancien protecteur, il lui propose de quitter Paris. Elle accepte. Tout cela, en dix lignes.

47Le lecteur entrevoit une relation (assez obscure) entre l’éloge fait par Dambreuse et cet accès de jalousie assez étonnant. Moins difficiles à saisir, quoique plus méprisables, les mobiles qui poussent le père Roque à tuer un prisonnier, qui ne fait que demander du pain, sont précisés après coup : « Son action de tout à l’heure l’apaisait, comme une indemnité » (ES, p. 450). La vie d’un jeune homme apparaît, à la conscience homicide du bon bourgeois, comme le dédommagement (avec intérêts) pour les dégâts provoqués par les insurgés à la façade de son immeuble parisien. L’emploi d’un lexique économique (« indemnité ») ne trompe pas : c’est la motivation logique du capitaliste...

48On pourrait multiplier les exemples, Flaubert s’engageant assez souvent dans « un travail de démotivation de son récit56 » ; on pourrait également citer de nombreux passages où les causes sont bel et bien présentes dans le texte, mais où elles semblent disproportionnées par rapport à leurs effets, ou bien produisent des effets futiles. Un seul exemple, bien connu : à Fontainebleau, après avoir lu le nom de Dussardier parmi les blessés des journées de juin, Frédéric veut rentrer à Paris ; Rosanette s’y oppose, en affichant toute son « indifférence au malheur de la patrie », qui suscite l’indignation (assez hypocrite) du jeune homme, qui regarde désormais son idylle champêtre « comme un crime ». Les conséquences de cette brouille s’annoncent très graves ; en fait, elles s’avèrent dérisoires : « ils se boudèrent pendant une heure » (ES, p. 442-443).

49Dans une autre configuration narrative assez fréquente, la motivation (toujours au sens narratologique)57 est plutôt déplacée, la cause étant éloignée de ses effets, le mobile apparaissant dans le texte, mais à distance, et d’une façon implicite, ou obscure. C’est Flaubert lui-même qui semble décrire ce cas de figure, à propos de la première Éducation sentimentale, dans une lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852 : « Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l’enchaînement de la cause à l’effet ne l’est point. Voilà le vice du livre et comment il ment à son titre58. » Cela n’est pas moins vrai pour L’Éducation sentimentale de 1869.

50L’ultime refus de Frédéric, qui renonce au mariage avec Mme Dambreuse – « une sorte d’Himalaya du refus, abrupt, colossal, définitif », selon le mot de Jean Borie59 – n’affiche aucune explication explicite. Il y a, certes, une séquence narrative qui semble faire sens, nous induisant sans doute à adopter encore une fois la logique du post hoc, propter hoc : le héros refuse de monter dans la voiture de la veuve du banquier après que celle-ci a acheté le fameux « coffret à fermoirs d’argent » de Marie Arnoux, qui représente (peut-être) une métonymie de l’intériorité de la femme aimée60. Voici comment Gisèle Séginger résume cet épisode : « Frédéric sacrifie toujours tout à Mme Arnoux qu’il n’aime pourtant qu’à temps partiel, et même plus du tout au moment du dernier dîner chez le banquier, ce qui ne l’empêche pas de rompre à cause d’elle avec Mme Dambreuse lorsque celle-ci s’obstine à acheter un coffret ayant appartenu à l’autre61 ». Ce n’est pas faux, à quelques détails près – le coffret a appartenu également à Rosanette, ce qui complique et enrichit son statut symbolique ; « plus du tout » est une formulation trop définitive quand on parle de la psychologie d’un personnage romanesque, notamment si ce personnage s’appelle Frédéric Moreau62 ; et surtout : « à cause d’elle » suggère une explication trop univoque de cet événement-clé, qui met un terme aux ambitions mondaines du héros.

51D’autres mobiles convergents sont en effet envisageables. D’abord, une lecture économique du texte ne saurait ignorer que, Cécile ayant hérité une grande partie de la fortune de son père, les richesses de Mme Dambreuse, bien qu’elles soient toujours considérables (48 000 francs de rente), ont été largement entamées. Son capital est désormais comparable à celui de Louise Roque (qui peut se targuer, quant à elle, de « quarante-cinq mille livres de rente63 ») ; de ce point de vue, ce n’est donc pas un hasard si, après avoir quitté la veuve du banquier, Frédéric se rend tout de suite à Nogent : la naïveté provinciale de Louise s’oppose, dans le système axiologique du roman, au cynisme mondain de Mme Dambreuse ; mais les deux femmes ont à peu près la même cote à la bourse des valeurs marchandes... Est-ce pour cela qu’en cette fin d’automne 1851, elles semblent presque interchangeables aux yeux de Frédéric ?

52Si l’atteinte portée à l’idéal n’est pas compensée, sur le plan économique, par une dot vraiment hors du commun, elle l’est encore moins, sur le plan érotique, par les appâts d’une femme désormais un peu mûre (pour les standards de l’époque), qui est décrite, à sa première apparition dans le roman, comme « ni grande ni petite, ni laide, ni jolie » (ES, p. 154). En sa compagnie, Frédéric éprouve une « atrophie sentimentale » (ES, p. 490), dont la cause ne réside pas seulement dans la sécheresse et la froideur du caractère de cette « femme de tête », s’il est vrai que ce syntagme inusuel (affichant d’une façon très significative le même adjectif que le titre du roman) fait songer à une « détumescence » sexuelle64. Donc, Frédéric abandonne-t-il Mme Dambreuse parce qu’elle viole l’intimité sacrée de Mme Arnoux ? ou bien parce qu’elle n’est plus richissime ? ou, encore, parce qu’elle l’a déçu du point de vue érotique ?

53Le texte suggère encore une autre raison, indirecte, de l’abandon de Frédéric. En fait, Mme Dambreuse s’avère bien différente de l’image que le jeune homme s’était fait d’elle :

Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait mis d’abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu’elle était noble, parce qu’elle était dévote – se figurant qu’elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation (ES, p. 480-481).

54Or, dans un dialogue déjà évoqué, peu après la mort de son mari, Mme Dambreuse ouvre son cœur, en dénigrant violemment le défunt. Ses propos montrent à l’évidence qu’aucune des « délicatesses de sentiment » rêvées par Frédéric ne saurait appartenir à cette femme égoïste et rancunière. Le narrateur saisit l’occasion pour émailler le texte d’une maxime – le Flaubert « moraliste » prenant encore une fois le dessus sur le Flaubert « impersonnel » :

Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venait d’en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face d’elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé (ES, p. 494).

55La tournure de la phrase – sa valeur générale, son ton définitif – a sans doute quelque chose de balzacien. Sauf que, de prime abord, le lecteur ne comprend que vaguement la portée réelle de la « faute » de Mme Dambreuse, d’autant plus que le texte semble prendre un virage positif pour les deux amants :

Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.
– Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime !
En le regardant, son cœur s’amollit, une réaction nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
– Veux-tu m’épouser ?
Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richesse l’étourdissait. Elle répéta plus haut :
– Veux-tu m’épouser ?
Enfin, il dit, en souriant :
– Tu en doutes ? (ibid.)

56Frédéric pense encore que Mme Dambreuse va bientôt hériter les fabuleux trois millions du banquier (« Cette richesse... ») : le vertige que lui cause l’offre de mariage est donc positif. Même si sa réponse retardée et interrogative ne va pas sans une nuance d’ambiguïté, le bonheur d’être riche semble finalement avoir raison de toute perplexité. Pourquoi donc Mme Dambreuse aurait-elle commis « une faute » ?

57On peut remarquer que dans tout le roman le héros n’apparaît comme scandalisé que deux fois. La première, quand il remarque, chez Rosanette, le coffret qu’il a associé, jusqu’à ce moment, à l’intimité de Mme Arnoux :

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d’une profanation (ES, p. 356).

58Ici, c’est le comportement d’Arnoux, recyclant pour sa maîtresse les cadeaux faits à sa femme, qui donne matière à scandale. Par la suite, Frédéric sera amené à assouplir son respect de l’éthique amoureuse : il se conduira à peu près comme Arnoux, en s’amusant même de sa double vie entre Rosanette et Mme Dambreuse (« “Quelle canaille je fais !” en s’applaudissant de sa perversité » : ES, p. 487 ; voir aussi p. 507), en débitant sans gêne des mensonges saugrenus aux deux femmes. Le second scandale, au contraire, ne saurait être accepté par Frédéric. Ses réflexions étonnées, devant le « débordement de haine » de Mme Dambreuse, tracent les frontières indépassables, pour ainsi dire, de la (mauvaise) éducation du héros, de son processus d’adaptation au cynisme ambiant, de son abandon de l’idéal romantique. En somme, elles redéfinissent une fois pour toutes le périmètre de son agency.

59On peut donc se demander si l’accès de jalousie, amenant Mme Dambreuse à acheter le coffret de Mme Arnoux, n’est pas qu’un prétexte aux yeux de Frédéric. La cause de la rupture ne serait-elle pas plutôt (ou aussi) la « faute » de Mme Dambreuse, révélant la brutalité de son cynisme, ne s’inclinant même pas devant la mort ? Le nihilisme de Frédéric – ainsi que celui de son auteur ? – semble avoir des limites. Devant la mort, il n’y aurait plus d’ambivalence : Mme Dambreuse serait inexcusable, ainsi que le père Roque et Sénécal, les deux assassins du roman, les seuls personnages de L’Éducation sentimentale à n’avoir aucune chance de susciter l’empathie du lecteur (comme la veuve du banquier ?). Le déferlement de la violence réactionnaire des bourgeois, en juin 1849, est défini, et condamné sans appel par le narrateur65, par un syntagme que le « débordement de haine » de Mme Dambreuse semble rappeler de près (est-ce un hasard ?) : « Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus, voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs... » (ES, p. 449)66.

60Si l’union avec la veuve du banquier apparaît finalement à Frédéric « comme une spéculation un peu ignoble » (ES, p. 538), c’est qu’un écheveau de causes concurrentes produit une dégradation du beau mariage longtemps convoité. C’est d’ailleurs le texte qui nous invite à creuser l’étiologie de la décision de Frédéric, s’il est vrai que le héros lui-même semble s’interroger sur les mobiles et les conséquences de son choix, en oscillant entre la « joie » et l’accablement : « Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l’accabla » (ibid.). Est-ce vraiment une vengeance ? Le capital de Mme Dambreuse est-il vraiment « une fortune » ? Quelles sont les raisons de cette « courbature » ? C’est la seule occurrence, dans le roman, de ce mot, qui renvoie au vocabulaire de la médecine, en désignant une fatigue, à la fois physique (musculaire) et psychique, causée par un effort excessif et irréfléchi67. C’est l’effort demandé par une action décisive qui a plongé Frédéric dans un état mélancolique, en remettant en cause la motivation de son choix.

61Mais pour agir, Frédéric semble avoir besoin d’être provoqué : en fait, il n’agit presque jamais, puisque d’habitude il ne fait que réagir. Toutes les causes de rupture qu’on a pu suggérer (les réflexions scandalisées après la mort de Dambreuse ; l’évanouissement des « trois millions » ; l’« atrophie sentimentale ») demeurent inertes jusqu’à ce qu’une action de Mme Dambreuse ne provoque une réaction, dont Frédéric ne croit connaître la raison (à savoir, l’intention de venger Mme Arnoux) que pendant un instant, pour s’en étonner bientôt.

62On peut donc le constater encore une fois, pour (ne pas) conclure : dans le texte de L’Éducation sentimentale, la motivation du récit est très souvent problématique. Les mobiles des actions des personnages sont parfois passés sous silence (ellipse des causes, qu’il est néanmoins possible de repérer grâce à une lecture attentive) ; parfois ils font l’objet de déplacements dans l’ordre syntagmatique (prolepses ou analepses des motivations) ; souvent ils sont hypothétiques : leur multiplication non hiérarchisée en rend incertaine l’identification.

63Ils ne sont pourtant presque jamais complètement absents : on ne peut trouver des exceptions (actions peu vraisemblables et point motivées), sans doute, que dans quelques épisodes secondaires. On peut se demander, par exemple, quelles sont les causes (psychologiques, physiques, etc.) du désir que Frédéric éprouve une seule fois (au chapitre VI de la deuxième partie), sans aucune préparation narrative, pour la Vatnaz, à savoir pour un personnage en général peu désirable, peu sympathique, à maints égards très éloigné du héros : « et tout à coup, devant cette femme laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de volupté bestiale » (ES, p. 351-352). C’est un passage qui peut échapper à la première lecture ; et qui résiste, me semble-t-il, à toute tentative de rationalisation contextuelle. Il met en scène un désir aussi violent que fugace ; et, bien entendu, sans suite concrète : Frédéric ne fait rien pour posséder cette maquerelle, et voleuse, féministe (difficile d’imaginer un personnage plus contradictoire...), d’autant plus que ce bas-bleu lui confesse la récidive de son béguin pour un cabotin sans intelligence comme Delmas (encore une contradiction...).

64Si dans un roman à maints égards « flaubertien » comme La Joie de vivre de Zola, le suicide de la servante, Véronique, à la dernière page du texte, demeure énigmatique, c’est que l’auteur en a décidé ainsi dès son dossier préparatoire : « Puis, pour finir cette bonne, la faire se pendre, sans qu’on sache pourquoi68 » ; « Il faut que son suicide n’ait aucune raison69 ». Zola défie les attentes de son public, avec un geste d’une étonnante modernité, qui brise la logique prétendument déterministe du récit réaliste. De nombreux lecteurs, encore de nos jours, se laissent prendre au piège, en dénonçant l’incohérence, l’inutilité, l’absence de logique de cette conclusion. Au contraire, dès les premiers scénarios de L’Éducation sentimentale, Flaubert – moins moderne en ceci – n’a de cesse de se demander « pourquoi ? », ou de s’adresser l’injonction d’« expliquer pourquoi70 ».

65Le paradoxe n’est qu’apparent : précisément parce qu’elle est affaiblie et problématisée, la motivation narrative est au cœur du roman flaubertien ; elle fait assez souvent l’objet d’interventions directes du narrateur – sous la forme de maximes à portée générale71, ou bien d’explications contingentes de la psychologie d’un personnage. Flaubert évite, certes, le poncif balzacien (du genre : « Comme toutes les vieilles filles… », etc.) ; néanmoins, L’Éducation sentimentale est très éloignée de ce récit à motivation zéro qui offrirait, selon Gérard Genette, une garantie de modernité (voire de réussite artistique). Au contraire, dans le roman de Frédéric Moreau les motivations foisonnent : c’est bien souvent leur multiplication et leur brouillage qui fondent la spécificité innovatrice des raisons d’agir des personnages flaubertiens. Que l’on songe à Deslauriers s’entêtant à vouloir séduire Mme Arnoux. L’absurdité d’une telle démarche demande une explication psychologique : le clerc est amené à se substituer à Frédéric « par une singulière évolution intellectuelle où il y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de l’imitation et de l’audace » (ES, p. 340). Le narrateur impersonnel s’avère par moments un moraliste de la complexité moderne.

66D’une façon analogue, un des tout premiers romans (sinon le premier) ayant comme protagoniste un antihéros, et qui refuserait, selon les lectures « nihilistes », toute identification du lecteur, est aussi un texte où l’empathie s’avère particulièrement forte, quoique indirecte, intermittente, souterraine, paradoxale. Le 7 janvier 1870, une lettre magnifique de George Sand – qui n’était pas aussi bête que Baudelaire faisait semblant de le croire72 – renverse un des lieux communs critiques les plus répandus (de 1869 à nos jours) sur L’Éducation sentimentale : il serait impossible, on l’a répété à l’envi, de s’identifier aux personnages de ce roman qui met en scène une humanité repoussante dans sa médiocrité. Au contraire, selon Sand, le livre de Flaubert « a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits. Il a froissé la plaie vive. On s’y est trop reconnu73 ».

67Ellipse des causes et surenchère explicative ; déni de l’empathie et identification profonde ; passion romantique et atrophie sentimentale ; violence des intérêts et aboulie indifférente ; le texte de L’Éducation sentimentale, entre le trop plein et le « vide », entre le débordement des passions (positives et, surtout, négatives) et le néant, ne cesse d’afficher ses ambivalences irréductibles.