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Bertrand Marquer

La « dernière souveraine de l’âge moderne » (G. Le Bon) : raisons d’agir en régime démocratique

Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements. L’opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd’hui ce sont les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue prépondérante1.

1Formulé en 1895, au terme d’un siècle secoué de soubresauts révolutionnaires où les masses se sont affirmées comme un acteur essentiel, quoique versatile, le constat de Gustave Le Bon consacre la suprématie d’un nouveau personnage sur l’échiquier politique et social : la foule. Pour ce savant plus que circonspect à l’égard d’une république parlementaire, la foule est devenue la « dernière souveraine de l’âge moderne » et requiert à ce titre un nouveau traité du prince, puisque « [l]a plupart des règles relatives à l’art de conduire les hommes, enseignées par Machiavel, sont depuis longtemps inutilisables »2. Pour Le Bon, cet « art de gouverner » est essentiellement un « art d’impressionner l’imagination des foules »3, qui sont soumises à « la loi de l’unité mentale », et ne forment en réalité qu’« un seul être »4. Cet « être », selon lui, se distingue en outre de la masse, dans la mesure où « une demi-douzaine d’hommes peuvent constituer une foule psychologique »5 et que « [l]’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un même sens, premiers traits de la foule en voie de s’organiser, n’impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point »6. Ni arithmétique, ni géographique, la foule relève d’un état d’esprit, d’une psychologie que les lois de l’imitation de Gabriel Tarde avaient déjà permis de cerner, mais à laquelle Gustave Le Bon donne l’ampleur d’une vaste allégorie sur la condition de l’homme démocratique. Sa réflexion, qui prolonge celle de Tocqueville sur les dangers de « l’uniformité universelle »7, semble en effet enregistrer la défaite de l’individu en tant que monade politique8, alors même que la République repose, depuis la Révolution française, sur l’idée d’un « sacre de l’individu autonome »9.

2Un tel constat invite à s’interroger sur la manière dont le roman, qui, théoriquement, accompagne ce sacre de l’individu et restitue ses « caprices »10, rend compte de cette tension entre aspirations singulières et « loi de l’unité mentale » – une tension qui ne prend pas directement la forme d’un affrontement entre l’individu et la société, mais qui pose la question du libre arbitre des personnages. Cette question, qui excède très largement le cadre d’un article, sera abordée sous l’angle de ses enjeux politiques, au sens large et non partisan, en interrogeant la place qui est en réalité réservée aux motivations individuelles, dans un roman qui, tendanciellement, enregistre à partir des années 1850 la montée des passions démocratiques.

3Une telle démarche invite par conséquent à s’intéresser, dans un premier temps, à l’émergence d’un « roman des foules » qui mettrait en jeu les craintes formulées par Le Bon, afin de pouvoir ensuite s’interroger sur sa possible genèse. Car si, comme le laisse entendre Le Bon, la foule n’est pas réductible à une masse concrète, physique (à une multitude en présence), la « psychologie » dont elle est l’incarnation peut faire système avec d’autres notions qui parcourent le siècle, au premier rang desquelles celle de « conscience publique ».

Du « peuple » à la « foule » : le paradigme de la contagion

4L’émergence de la foule comme personnage romanesque est indissociable de l’affirmation du peuple comme acteur politique. En contexte romantique, ce personnage collectif pouvait être assimilé à une forme de progrès, voire considéré comme le ferment d’une identité nationale, conformément aux représentations véhiculées par l’historiographie d’un Michelet. Les romans d’après 1848 tendent néanmoins à substituer à ce personnage celui d’une foule dont la psychologie annonce la « loi de l’unité mentale » formulée par Gustave Le Bon.

5« Peuple » et « foule » peuvent ainsi devenir synonymes, comme lors du fameux récit du saccage des Tuileries raconté dans L’Éducation sentimentale, épisode qui démarque très nettement, pour les inverser, les stéréotypes romantiques11. Le « peuple », que Hussonnet ramène à un « mythe »12, y prend en effet la forme d’une « masse grouillante » induisant toujours le risque d’un engloutissement13. D’abord « au spectacle »14, Frédéric finit ainsi par être « pris » par ce « magnétisme des foules enthousiastes » qui emporte tout sur son passage15 : lui qui se sentait auparavant, lors de ses promenades le long des boulevards, « tout écœuré » par l’« immense flot ondulant sur l’asphalte »16, est submergé par ce que Flaubert appelle, dans sa correspondance, « l’élément nombreux »17, « le nombre, la masse, l’illimité »18, qui prend dans le roman la forme d’un « fleuve refoulé par une marée d’équinoxe »19 (« Les héros ne sentent pas bon », précise Hussonnet20, qui relaie dans ce passage le renversement ironique de la « mer de peuple » en reflux d’égout21).

6Au-delà de la charge satirique, le roman de Flaubert témoigne d’une « mutation conceptuelle, philosophique et politique » dont Sylvie Triaire a montré qu’elle était également liée à un changement de dénomination22. Devenu foule, le peuple sort, comme le fleuve, de son lit, et menace d’emporter avec lui toutes les classes sociales, mettant en péril la notion même d’individu. Flaubert montre certes que la « sombre masse du peuple » cache en réalité un agrégat d’intérêts particuliers (« Chacun satisfaisait son caprice »), mais la foule est à ce moment du texte redevenue « canaille »23, « populace »24, conformément à une représentation plus traditionnelle du danger politique incarné par les manifestations populaires. Aussi le roman de Flaubert laisse-t-il apparaître, à travers ce jeu de dénomination, deux hantises distinctes que les événements de 1848 permettent de faire converger : la menace d’un débordement de « l’élément nombreux » y prend alternativement la forme de la jacquerie et d’une subjugation délétère calquée sur le magnétisme. Le déferlement de cette masse indifférenciée est ainsi significativement encadré par deux visions singulières – et proprement allégoriques – d’un individu dans un état second : un « grand jeune homme pâle », « cour[ant] sur la pointe de ses pantoufles, avec l’air d’un somnambule »25, puis « une fille publique en statue de la Liberté, – immobile, les yeux grands ouverts, effrayante »26. Somnambulisme et catalepsie semblent ici se répondre pour incarner cette dissolution de l’individu sous l’effet d’une foule dévastatrice, et volontiers assimilée à un phénomène épidémique.

7Le paradigme de la contagion est en effet utilisé depuis les années 1850 dans les milieux aliénistes, qui envisagent « l’espace hospitalier » comme « un laboratoire pour penser les foules citadines »27, ainsi que l’a montré Nicole Edelman. « L’ère des foules » que Gustave Le Bon s’attache à définir fut donc, en premier lieu, celle des foules pathologiques, étudiées sur le modèle de la « possession » hystérique, avant que la métaphore du somnambulisme ne s’impose28. La dangerosité de la foule prend dès lors un nouveau visage, même si les crises politiques comme celle de la Commune permettent de faire converger, comme chez Flaubert, peur de l’anarchie et hantise d’une suggestion pathologique. La Débâcle raconte ainsi, après « la déroute de Châtillon », le passage d’« une épidémique fièvre » encore positive (car mue par une commune « volonté de vaincre » poussant « [l]e peuple au danger des folies généreuses »), à « l’exaspération d’un coup de démence qui emport[e] Paris »29 au moment de la Commune30.

Sociopoétique du meneur : le roman de « l’Homme des foules »

8L’émergence d’un véritable « roman des foules » n’est cependant pas à chercher dans des œuvres restituant les convulsions de l’Histoire, même si l’on peut y remarquer un infléchissement significatif de l’imagerie insurrectionnelle. L’enjeu politique de la foule, après 1850, est en effet davantage social qu’historique : le paradigme de la contagion vise moins à expliquer l’histoire des soulèvements de masse qu’à imposer une nouvelle vision de la gestion de ce personnage collectif, sur le modèle de la suggestion hypnotique. Corps sans conscience menacé d’entropie, la foule nécessite, pour perdurer et se maintenir en tant que personnage collectif, d’être soumise à une volonté devenue commune. Pour le dire avec les mots de Gustave Le Bon, « [l]a foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître »31. L’existence romanesque de la foule appelle donc celle du meneur, qui dialectise en quelque sorte le passage de l’individuel au collectif, mais permet également de le dramatiser, en rendant leurs existences et leurs raisons d’agir tributaires l’une de l’autre.

9Étienne Lantier assume bien ce double rôle, dans Germinal. Lors de la grève des mineurs, c’est l’efficacité de son action et de son discours qui garantit l’existence de la foule, alors comparée à un « troupeau fidèle », jusqu’à ce que son autorité soit remplacée, après la fusillade, par celle de Rasseneur32. « [L]’ingratitude » de ce qu’il assimile à « une force aveugle qui se dévor[e] constamment elle-même »33, dit alors la versatilité de la foule, mais elle ne caractérise en réalité que très imparfaitement son fonctionnement. D’abord présentée comme une « horde », une « bande »34, cette foule est convertie par Étienne, lui-même sous l’emprise de l’alcool, en instrument de vengeance contre Chaval, finalité qui l’amène très rapidement à renoncer à son statut de meneur (« En voilà assez ! », s’exclame-t-il, « Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble »35). Dès lors, la « bande » échappe à son emprise, mue par une « fureur meurtrière »36 désormais incontrôlable, car coupée de son objet premier, comme de la volonté du meneur déchu (« Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne », dont un « geste d’impuissance » finit par confirmer la défaite37). La fusillade ne fait donc que concrétiser l’inévitable dispersion de toute foule livrée à elle-même : elle sanctionne les piètres qualités d’un meneur subjugué par ses propres démons (l’alcool, la jalousie), qui n’a sans doute jamais réussi, en bon rejeton de la « meute » originelle des Rougon-Macquart, à quitter son statut de chef de bande38. La « force aveugle » autodestructrice qu’il prête à la foule devient ironiquement sa seule réussite, puisqu’elle est une projection efficiente de ce qui agit, en profondeur, le personnage, mais échappe également à sa volonté consciente.

10Pour dire l’emprise sur les mineurs, Zola n’a d’ailleurs jamais recours à la métaphore de la suggestion hypnotique et Étienne ne possède pas les caractéristiques du bon meneur, qu’expose de manière exemplaire Georges Eekhoud dans un roman publié trois ans après Germinal : La Nouvelle Carthage. Door Bergmans, le partisan du peuple, a ainsi « la voix vibrante et chaude, au timbre insinuant, aux flexions magnétiques qui remuent l’âme des masses et établissent dès les premières paroles le courant sympathique dans les foules, une de ces voix fatales qui subjuguent et suggestionnent39 » – toutes qualités qui, dans Le Mystère des foules de Paul Adam, manquent au socialiste Dessling, finalement happé par les « Forces inconnues » qu’il comptait diriger40.

11La « loi de l’unité mentale » et son fonctionnement deviennent donc ostensiblement un objet romanesque à partir des années 1880. À l’instar d’un personnage envisagé par Zola dans les dossiers préparatoires de Paris, l’écrivain se fait lui aussi « Homme des foules41 » moins parce qu’il s’adresse à elles que parce qu’il en étudie les mécanismes et la psychologie. L’objectif est alors, dans l’ensemble, une mise en garde contre les conséquences de la subjugation collective incarnée par le meneur, qu’il s’agisse de stigmatiser une idéologie politique ou les excès pathogènes du phénomène religieux42.

Psychologie politique du miracle : le cas de Lourdes

12Lourdes, qui retranscrit fidèlement le voyage de Zola et le trouble qu’il provoque en lui, occupe de ce point de vue une place singulière. L’objectif du roman est en effet de restituer la force d’« entraînement » (le terme revient à plusieurs reprises) de la foule, mais sans totalement la discréditer, puisqu’elle permet à Zola d’analyser un besoin de croyance qu’il considère désormais comme inhérent à l’humanité. Dans Lourdes, la « contagion de folie »43 est également « contagion du mystère »44. Si le romancier met en garde contre le danger que représente le « conducteur d’hommes », le « remueur de foules »45 qu’incarne l’abbé Peyramale (et, à travers lui, des directeurs de conscience collective beaucoup plus habiles comme les pères de la Grotte), le roman vise avant tout à affronter le paradoxe des effets potentiellement bénéfiques d’une foule remplaçant le meneur par « la puissance de l’autosuggestion » décuplée46 – ce meneur ne pouvant être, pour le romancier naturaliste, Dieu, le pasteur suprême.

13Ce que Gustave Le Bon nommait de manière sarcastique « le droit divin des foules »47 est donc pour Zola la matière première d’un roman rompant radicalement avec l’imaginaire encore dominant de la « foule criminelle »48. C’est désormais à un être « exaspéré d’amour »49 que donne naissance le « délire » s’emparant d’une foule traversée par une « épidémie heureuse, à l’espoir contagieux »50. L’énergie dont elle est porteuse n’est plus menacée d’entropie, mais « for[ce] la matière à obéir », sous l’effet d’une « souveraine volonté » que matérialise le miracle51.

14Dans le roman, le personnage de Pierre Froment a essentiellement pour fonction de relayer le point de vue de cet « Homme des foules » auquel s’identifie Zola52. Le drame suscité par la dialectique de l’individuel et du collectif est incarné par Bernadette (dont la sanctification revêt une dimension sacrificielle), par le personnage de Marie (dont la guérison symbolise l’espoir collectif d’une « épidémie heureuse »), mais aussi par le personnage de la foule lui-même, présenté comme la somme des volontés individuelles (une autosuggestion décuplée) et non plus comme le résultat de la dilution de toute personnalité. Le « frisson troublant »53 que Pierre éprouve à son contact dit bien, dans le roman, la nouvelle nature du malaise qu’elle engendre : les foules de Lourdes menacent la raison individuelle non parce qu’elles l’emportent et la noient dans leur mouvement de masse, mais parce qu’elles la confrontent à l’efficience d’une raison d’être collective qui est en même temps une illusion.

15Si donc la méditation philosophique sur le « besoin du miracle pour l’homme » semble s’imposer54, la problématique politique propre au « roman des foules » ne disparaît pas totalement. Elle s’affirme dans la nécessité d’une « religion nouvelle »55 que les foules de Lourdes, « principauté qui réalise », selon la formule de Huysmans, « la fusion temporaire des castes »56, permettent d’entr’apercevoir57. Elle apparaît également, de manière beaucoup moins positive, dans l’ambiguïté du statut de l’« absolue conviction »58 qui soude la foule des croyants, comme elle anime les hystériques Marie et Bernadette. Le modèle en demeure la suggestion, individuelle puis collective (conformément à la théorie de la « foi qui guérit »), et pour Zola, la foule reste agie par une croyance qui confond désir et volonté. Le roman conserve donc une fonction de mise en garde, et continue d’assimiler, par le biais du miracle (qui est bien, dans le roman, présenté comme la volonté d’un autre – l’abbé Ader pour Bernadette, le docteur Beauclair pour Marie), phénomène de foule et disparition du libre arbitre.

16On verrait volontiers dans le récit du trouble qui saisit Zola face aux foules de Lourdes une parabole de la condition de l’homme démocratique, mû par un idéal déjà assimilé (négativement) par Flaubert au christianisme, mais soucieux de maintenir la distinction qui est la prérogative de la raison individuelle. Lourdes ne fait en effet plus reposer le conflit entre l’individu et le groupe sur une opposition de valeurs (Pierre est prêtre, et aimerait croire au miracle dont il ne nie pas la réalité effective), mais l’intériorise, en quelque sorte, en lui donnant la forme d’une lutte entre raison et passion, exigence critique et désir de communauté. Essentiellement spectateur, Pierre est, comme « l’Homme des foules », « seul au milieu de tous »59, à la fois solitaire et solidaire60 d’un phénomène qui le dépasse, mais qui devient pour lui l’objet d’un dilemme personnel.

L’homme-foule et le règne de l’opinion

17Cette intériorisation du conflit entre l’individu et la foule dit sans doute quelque chose de l’ethos démocratique qui traverse le siècle, et le « roman des foules » peut être considéré comme la dernière forme prise par le genre pour restituer les contradictions qui le traversent. Gustave Le Bon établissait ainsi un lien explicite entre la foule et la condition de l’homme démocratique (« toujours ém[u], incertai[n], haletan[t], prê[t] à changer de volonté et de place » selon Tocqueville61) :

Les jugements que [les foules] acceptent ne sont que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. Nombreux à ce point de vue les individus qui ne s’élèvent pas au-dessus de la foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent générales tient surtout à l’impossibilité où sont la plupart des hommes de se former une opinion particulière basée sur leurs propres raisonnements62.

18Le meneur ne fait donc pour lui que prendre le relais, avec plus de puissance, des « pu­blications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs et leur procurent ces phrases toutes faites les dispensant de réfléchir »63. Si la société est, en vertu des Lois de l’imitation, « une espèce de somnambulisme », elle est de fait une gigantesque foule dans laquelle le « puissant mécanisme de la contagion » prend la forme du « courant d’opinion »64. « Le public », synthétise Gabriel Tarde en 1901, n’est finalement qu’« une foule dispersée, où l’influence des esprits les uns sur les autres est devenue une action à distance », et « l’Opinion » la « résultante de toutes ces actions à distance ou au contact »65. Dans l’article qu’il consacrait, en 1882, aux foules, Maupassant ne disait pas autre chose, en identifiant « l’entraînement, la mystérieuse influence du Nombre » propre à la foule, à « la combinaison inconnue qui forme “l’Opinion publique” »66.

19L’une comme l’autre traduisent l’aliénation de l’individu au profit d’un corps commun, aliénation que le roman a pour enjeu de maintenir à distance, en vertu du rapport singulier qu’il établit par la lecture, gage d’esprit critique : « quand une personne lit un livre en sa chambre », notait Maupassant dans ce même article,

elle réfléchit sans cesse, s’arrête, reprend un chapitre, se fait une opinion lentement, pose l’ouvrage pour méditer, et souvent dépouille d’anciennes convictions que détruisent des raisonnements, se laisse séduire enfin par les hardiesses des novateurs originaux, ou dompter par la vigueur des écrivains audacieux et justes67.

20Contrairement au théâtre, dont Maupassant faisait le lieu privilégié des foules, le roman permet de maintenir le point de vue de l’individu face au danger de la foule, par la mise en place d’un dispositif prophylactique.

21En contexte démocratique, ce dispositif semble cependant de moins en moins reposer sur la valorisation d’un personnage promu pour ses qualités de résistance individuelle. Il n’est qu’à songer à Frédéric Moreau, ce « personnage-carrefour »68 qui est aussi un « homme-foule », à la croisée de tous les personnages et de tous les discours69 : sa portée critique réside précisément dans sa capacité à incarner en un seul personnage cette « combinaison inconnue qui forme “l’Opinion publique” » dont parle Maupassant, combinaison devenue, avec Frédéric, protagoniste, et rendue indépendante du parti-pris idéologique que pouvait relayer un Homais.

22La « dernière souveraine de l’âge moderne » est donc annoncée par « le règne des Valenod et des Maslon »70 et par la « tyrannie de l’opinion » qui est, comme on sait, « aussi bête dans les petites villes de France, qu’aux États-Unis d’Amérique »71. Le héros « singulier » de Stendhal, chez qui « c’était presque tous les jours tempête »72, doit d’ailleurs moins sa singularité à l’originalité de ses qualités qu’à la manière particulière qu’il a de vivre son conflit avec l’opinion. « La conscience publique est désormais représentée en lui, malgré lui », notait Hippolyte Babou, constatant que « [l’]individu, quel qu’il soit » devait désormais subir « l’empire moral de la majorité, si tyrannique pour l’instinct personnel »73. Aussi les monologues intérieurs du personnage ne nous donnent-ils que très imparfaitement accès à son for intérieur, car ils exhibent, ainsi que l’a montré Jean-Louis Chrétien, « des extériorités emboîtées les unes dans les autres, les poupées russes de nos intentions et de nos sentiments »74.

23Ces poupées russes figurent à leur manière le « désir triangulaire » qui permettait à René Girard de dénoncer une illusion romantique opposant « intériorité pure » et « extériorité absolue »75. L’opinion, dans le roman de Stendhal, constitue ce troisième terme qui s’interpose entre l’individu et son désir, et lui donne l’illusion d’un choix. De fait, Julien Sorel semble lui aussi constamment confondre, dans sa quête de reconnaissance, désir et volonté, endossant une succession de rôles dont le dernier – le plus tragique, mais aussi le plus réussi – lui est soufflé par la voix par excellence de l’Opinion, cet extrait de journal mentionnant les « [d]étails de l’exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le... »76.

24Le personnage de la foule, dans cette perspective, ne serait que la dernière poupée russe, la plus grande et la plus visible, allégorie d’un emboîtement dont le roman du xixe siècle n’aurait cessé de traquer les combinaisons, en s’interrogeant sur les raisons d’agir de l’homme démocratique, et sur leur problématique point d’origine. Le « roman des foules » ne ferait qu’exposer, à grande échelle, le problème politique d’une apparente volonté collective qui n’est pas la somme des raisons d’agir individuelles, mais la manifestation d’un désir décuplé, dont le motif, cependant, s’absente au fur et à mesure qu’il prend corps. Rendus étrangers à eux-mêmes par la foule, et pourtant identiques les uns aux autres, les sujets singuliers de cette « dernière souveraine » semblent quoi qu’il en soit avoir trouvé dans le roman, genre de la suprématie de l’individu, la voie d’une dialectisation, mais sans doute également, par la pratique solitaire de la lecture, une manière de refuge.