Un cas d’école du collectif : Hétérotrophes
1Le collectif franco-suisse Hétérotrophes s’est réuni pour la première fois en 2015 dans la ville bilingue de Bienne. Ses membres se sont rencontrés sur leur lieu de formation, l’Institut littéraire suisse (ISL), une école d’écriture reliée à la Haute école des arts de Berne (HKB). Depuis 2015, Arthur Brügger, Romain Buffat, Thomas Flahaut, Gaia Grandin, Pablo Jakob et Leïla Pellet cosignent leurs textes, performances publiques et animations socioculturelles du nom d’Hétérotrophes. Cet adjectif désigne les organismes vivants qui, par opposition aux autotrophes, doivent se nourrir d’autres organismes pour survivre ; une grande majorité des animaux est hétérotrophe, tandis que les plantes qui pratiquent la photosynthèse sont autotrophes. Qu’il réponde à une logique de distinction ou relève de la blague d’initié·e·s1, le nom du collectif garantit tout au moins une identité à la fois énigmatique et riche de sens.
2La formation en école d’écriture invite à examiner l’influence du lieu sur les productions d’Hétérotrophes au moment de la formation, puis, dès la fin du cursus. Ce lieu doit être considéré pour sa double fonction : il constitue l’espace hébergeant les réunions du collectif durant trois ans, mais il symbolise aussi l’institution qui se porte garante de la qualité littéraire de ses créations. L’ISL agit pendant la formation des écrivain·e·s comme facilitateur de rencontres avec les différents agents du champ littéraire (éditeurs·trices, organisateurs·trices d’événements culturels, mentors et écrivain·e·s publié·e·s). C’est un lieu dans lequel on entre sur concours et qui doit être quitté à la fin des études, lieu de partage, mais également lieu partagé avec d’autres écrivain·e·s. Je propose ici de questionner l’influence exercée par cette école sur la forme, les valeurs et les modes de socialisation propres à ce collectif franco-suisse. Mon hypothèse est qu’il existe une homologie structurale entre l’espace d’hébergement du collectif et la forme conceptuelle du groupe (fréquence des réunions, unité sociale, morale, linguistique, esthétique et idéologique).
3Il s’agit d’étudier, à travers ce cas d’école, l’influence de l’école et de la formation en écriture créative sur ce collectif, en repartant d’une proposition théorique de Jacques Dubois. Ce dernier a montré, dans L’Institution de la littérature, que toute instance du champ peut être considérée comme un lieu de pouvoir et de lutte pour le pouvoir, au sens où elle fonctionne comme un rouage « remplissant une fonction spécifique dans l’élaboration, la définition ou la légitimation d’une œuvre2 ». Il importera en ce sens de s’interroger sur la prise d’indépendance que le collectif permet à l’égard des valeurs véhiculées au sein de l’école. Dans quelle mesure les six élèves de l’Institut littéraire suisse ont-ils synthétisé (au sens chimique et biologique) les méthodes d’écriture et le corpus transmis par leur lieu de formation ? Quelle conception de la littérature leur collectif a-t-il adoptée ou, au contraire, rejetée ? Dans quelle mesure leur définition de la littérature est-elle indexée sur celle qui est promue au sein de l’Institut ? Depuis les années 2010, de nombreux travaux portent sur l’influence des institutions dans le champ littéraire, que cela soit en matière de consécration des écrivain·e·s3, de canonisation des œuvres4, de fabrication de la valeur littéraire ou de partage genré des métiers du livre5, pour ne citer que quelques exemples. Dans la même perspective que ces travaux, il s’agit ici de se demander si l’appartenance à un collectif favorise l’élaboration d’une posture d’auteur·trice ou incite au contraire à s’y soustraire. Le collectif semble favoriser l’émulation et les productions originales signées à plusieurs mains, mais il peut aussi servir à dissimuler sous une signature commune des créations individuelles, ceci pour diluer le choc de la publication et partager certains gains (symboliques comme financiers). Cet article propose d’interroger la façon dont se constitue la valeur littéraire des productions d’un collectif dans un espace littéraire particulier. L’école confère à ses ancien·ne·s étudiant·e·s un crédit et contribue à valoriser leurs créations. De la même manière, les membres du collectif, par les fréquentes allusions qu’ils y font, participent au rayonnement de l’Institut. Celui-ci restera pour cette raison toujours en ligne de mire de mon analyse, même si mon propos concerne avant tout le rôle du collectif dans la trajectoire des auteurs et autrices membres d’Hétérotrophes6. Nous verrons ainsi que le parcours de ce collectif ne peut être dissocié de son lieu d’émergence.
Devenir écrivain·e, apprendre un métier
4Dans la lignée de plusieurs écoles en Europe francophone, l’Institut littéraire suisse ouvre ses portes en 2006. Cette école propose un cursus de Bachelor en écriture littéraire affilié à l’École des Beaux-Arts de Berne (HKB). Sur la page internet qui présente ce cursus, une liste d’enjeux est présentée. Sans qu’une distinction nette soit établie entre exigences vis-à-vis des étudiant·e·s et objets des enseignements, on peut comprendre que la formation en écriture créative vise notamment à susciter une production textuelle régulière, discutée dans le cadre d’ateliers, mais aussi à « l’élaboration de sa propre posture d’auteur-e et [au] positionnement de ses projets dans le champ littéraire contemporain7 ». Le site propose à côté de cette liste une vidéo promotionnelle à l’intention des futur·e·s étudiant·e·s. On y voit une jeune femme réciter un texte poétique de son cru en allemand, dans un parc. Le poème est construit sur l’anaphore « ich heisse » et travaille à décupler l’identité d’un « je ». Le montage alterne les prises de vues de la jeune femme installée à une table en train d’écrire, et des plans plus larges de la même femme, assise dans un parc, lisant ou déclamant son texte. La vidéo se clôt sur son visage en plan serré, face caméra, et ces mots : « ich heisse Noemi Somalvico. Ich schreibe. » De la pluralité ouverte par le poème, la vidéo promotionnelle revient à l’identité de l’autrice qui déclare modestement, certes, mais avec fermeté toutefois, qu’elle « écrit ». Telle est donc l’assurance que devraient pouvoir conquérir les futurs étudiant·e·s de l’école.
5Les formations en creative writing et en fiction writing, ont vu le jour dans les années quarante et soixante-dix aux États-Unis et en Grande-Bretagne8. En Allemagne, des formations de ce type existaient déjà en RDA, et si elles ont été fermées après la réunification – c’est le cas de la formation proposée à l’université de Leipzig au sein du Deutsche Literaturinstitut, par exemple –, celles-ci ont été rouvertes dans le courant des années 1990 à la demande d’écrivain·e·s pour qui ses institutions représentaient des lieux privilégiés d’échanges entre collègues9. En France hexagonale, il faut attendre 2013 pour que l’Université Paris VIII ouvre une filière en création littéraire, et 2015 pour celle de Cergy-Pontoise, alors qu’Aix-Marseille offre depuis 1968 des ateliers à ses étudiant·e·s de lettres et fait encore exception aujourd’hui en permettant à des doctorats de se réaliser sur le modèle de la recherche-création et en délivrant des diplômes de Formation à l’animation d’ateliers d’écriture10. Ces formations ont vu le jour de multiples manières. Souvent, toutefois, un groupe d’écrivain·e·s en donne la première impulsion, à l’image d’Olivia Rosenthal, Tiphaine Samoyault et Lionel Ruffel, qui sont à l’origine du Master de Paris VIII. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes personnes qui assurent par la suite les tâches d’enseignement et d’encadrement des ateliers d’écriture. Le développement de ces différentes formations universitaires reconfigure subtilement le paysage de la production littéraire en France, où, contrairement aux États-Unis et au Québec, les programmes d’écriture créative ne sont pas intégrés de manière systématique aux études littéraires.
6L’Institut littéraire suisse accorde aux ateliers d’écriture une place importante dans l’enseignement de l’écriture créative11. C’est toutefois la forme du mentorat qui est au centre de ce projet pédagogique. Chaque nouvel·le étudiant·e est accompagné·e dès son entrée dans l’école et suivi·e par un·e auteur·trice reconnu·e dans le champ littéraire romand, français, ou germanique selon la langue d’écriture. Les personnes inscrites dans ce cursus en écriture littéraire ne choisissent pas leur mentor. Dans un article paru en 2018, les deux codirectrices de l’Institut littéraire, Marie Caffari et Johanne Mohs, précisent que la forme du mentorat propose des échanges qui dépassent ceux qui ont lieu dans le cadre de l’atelier d’écriture, moment d’émulation collective fructueuse par ailleurs : le mentorat met en lien de jeunes étudiant·e·s avec des professionnel·le·s, et contribue à les familiariser avec des métiers proprement littéraires. L’importance donnée au mentorat découle d’une redéfinition du processus d’écriture comme nécessairement dialogique :
« Si les processus d’écriture ont longtemps été associés à l’emprise d’un flux inspiré – l’idée de « l’écriture automatique » des surréalistes se réfère par exemple à une telle « dictée magique » – ou à une écriture dans un état hypnotique où le texte se reproduit tout seul, le dialogue littéraire contemporain met en avant la notion de retravail du texte12. »
7La relation de mentorat est faite des échanges en tête-à-tête entre le mentee et son mentor, autour d’un texte en cours de rédaction13. Malgré son importance dans le processus d’écriture, le mentorat – à la fois comme mode de communication autour du texte et comme lieu où la valeur littéraire est sans cesse discutée et redéfinie – reste une scène privée. Caffari et Mohs ont toutefois mené des entretiens et une étude approfondie sur le déroulement de ces sessions de mentorat14, et elles affirment que les discussions tenues dans le cadre de ces rencontres portent en majorité sur « les personnages, la structure d’un récit, ses différentes scènes15 ». Les « leitmotivs16 » des réunions entre mentor et mentee indiquent quels genres littéraires sont privilégiés au sein de l’école. La discussion qui se déroule dans la relation de mentorat vise d’abord l’élaboration d’un texte éligible face au jury de fin d’année, mais étudiant·e·s soumettent souvent cette production retravaillée à des éditeurs, dès la fin de leur formation. On comprend ainsi que l’école, par le biais des mentors et des enseignant·e·s, invite à suivre la voie de la fiction et du roman17, plutôt que celle de la poésie18, bien plus rarement publiée. La littérature produite par les élèves de l’Institut littéraire suisse est contrainte, en partie au moins, d’entrer dans les critères de sélection éditoriaux, mais cela n’implique pas pour autant que les mentors imposent aux étudiant·e·s des formes ou des genres littéraires. Le travail de réécriture après dialogue reste le fait du mentee ; c’est ce qui en fait l’auteur d’une production autonome. La relation de mentorat n’est ainsi jamais définie comme un mode d’écriture collectif. La pratique de l’écriture sous mentorat nuance la conception de la création littéraire comme émanant d’une individualité pure. Elle atteste que celle-ci se déploie plutôt dans le dialogue avec différent·e·s intervenant·e·s. On notera par ailleurs que le mentorat ne bouscule pas les conventions éditoriales dominantes dans le champ : la signature unique des productions est majoritaire ; l’autorité de l’éditeur n’est pas discutée ; et la publication sous forme de livre reste la norme.
8Dans un article paru en 2018, Thomas Flahaut, membre du collectif Hétérotrophes, revient sur le processus d’écriture de son premier roman Ostwald publié aux éditions de l’Olivier19. Ce retour sur les échanges entre l’auteur, son mentor et son éditrice s’inscrit dans un volume dirigé par les deux codirectrices de l’Institut littéraire suisse, un numéro de revue consacré à l’écriture dialogique20. Flahaut explique l’importance de chacune des intervenantes (Noëlle Revaz était sa mentore et Laurence Renouf est aujourd’hui encore son éditrice) dans l’élaboration du roman : d’abord récit rétrospectif fragmentaire à la troisième personne, Ostwald est publié sous la forme d’un roman rédigé au présent de l’indicatif et à la première personne du singulier. Comme le spécifie Flahaut, la plus grande partie des modifications ont été opérées sous l’impulsion de l’éditrice :
« Le peu de temps qu’il me restait avant de rendre ma thèse de Bachelor – un mois tout au plus – demandait un retravail sur des points très précis. Mais c’est également sur ce dernier aspect que diffèrent le travail avec un mentor et le travail avec un éditeur. Ils ne s’engagent pas de la même façon dans le devenir du texte et ne se donnent pas, en conséquence, le même droit d’intervenir sur le texte. Si le mentor a pour mission d’aider un étudiant à donner toute son ampleur à un projet littéraire destiné à être soumis à un jury de diplôme, l’éditeur s’engage personnellement en publiant un texte qu’il se sent prêt à défendre. Là où le mentor se borne à donner un avis d’expert et des conseils, l’éditeur peut aller jusqu’à prescrire21. »
9Le rôle de l’éditeur·trice est celui de porter un texte, c’est-à-dire de travailler à en défendre la valeur littéraire. Son nom, apposé sur la couverture aux côtés de celui de l’auteur·trice justifie des prises de positions fermes, comme le suggère ici Flahaut. Le rôle du mentor est différent. Plus qu’il n’œuvre à la fabrique d’un texte, il semble qu’il contribue à la fabrique des écrivain·e·s de métier. La professionnalisation de l’activité d’écriture repose sur l’accompagnement des étudiant·e·s par des professionnel·le·s reconnu·e·s, comme le précise la brochure de présentation de la formation à l’écriture littéraire éditée par l’Institut biennois22. Elle passe également par la constitution consciencieuse « d’une posture d’auteur ». On peut s’étonner de l’usage d’une notion qui provient des études littéraires et d’une approche sociologique des productions dans le cadre d’une formation à l’écriture créative. Soulignons surtout qu’un tel usage de la notion, s’il a l’avantage de prendre acte du fait que l’écrivain·e est un personnage public et de montrer que sa formation est informée des recherches académiques contemporaines, la réduit toutefois à sa définition minimale. L’étudiant·e souhaite-t-il·elle apparaître sur la scène publique ? Juge-t-il·elle sa production suffisamment aboutie pour la publier et la signer de son nom ? Telles sont les questions qui définissent une posture pour l’Institut littéraire de Bienne23 ; elles reposent toutes sur l’idée qu’une image d’auteur·trice ainsi que sa façon singulière d’occuper une position dans le champ littéraire relèvent d’une disposition de sa personne. En études littéraires, la notion de posture suppose pourtant toujours, comme l’ont montré les travaux d’Alain Viala et de Jérôme Meizoz24, un regard qui observe l’auteur·trice, un destinataire de ses prises de paroles, de ses attitudes, de ses textes. Elle est toujours la résultante d’une interaction, entre un public et un ensemble de comportements qui peuvent être amenés à varier selon les situations. Dans le discours institutionnel de l’Institut littéraire de Bienne, cette notion est étendue à son sens le plus large : est auteur·trice celui ou celle qui s’avance sur le devant de la scène médiatique, qui en assume le titre en somme, qui est capable de dire ouvertement « j’écris25 ».
10Écrire en collectif au sein d’une institution qui préconise l’écriture comme forme d’expression individuelle revient donc à faire un pas de côté. Les six membres d’Hétérotrophes ont commencé à se réunir sous le toit de l’école et à pratiquer en vase clos des ateliers d’écriture à douze mains, sur le modèle de ceux proposés dans le cadre de leur cursus en écriture littéraire. L’article de Thomas Flahaut cité précédemment se termine sur l’évocation du collectif et les raisons du besoin de se regrouper :
« Le collectif s’est ainsi formé par amitié littéraire comme des factions se forment par amitié politique. Et cette amitié se fondait sur un désir commun de développer des méthodes qui rompent radicalement avec la solitude inhérente au geste d’écrire, de créer par le dialogue, par le travail du collectif du texte (qu’il s’agisse de nos propres textes ou de tentatives de textes collectifs), une certaine urgence, une certaine énergie qui n’était pas celle du mentorat et de nos pratiques individuelles, plus consensuelles, marquées par une certaine inertie26. »
11De telles affirmations semblent étayer l’écart qu’autorise l’écriture en collectif. Dès les premières rencontres d’Héterotrophes, les textes composés à plusieurs ou individuellement durant leurs ateliers sont déposés sur un blog. La forme du fragment est privilégiée et les six étudiant·e·s alimentent le site, le plus souvent en ayant recours à des images illustratives ou génératrices de récits brefs ou de compositions poétiques27. Notons que de nombreuses contributions sur le blog sont inspirées de déambulations sur le logiciel Google Street View, dont le collectif tire des captures d’écrans et élabore une série de microfictions. Cette pratique est inspirée de celle d’Olivier Hodasava qui, sur son blog Dreamlands, propose des récits de voyage infra-ordinaires28. Dans la même idée, le blog d’Hétérotrophes accueille des formes inachevées, fragmentaires et collectives qui ne se limitent pas à la fiction, au récit linéaire et aux formes encouragées au sein de l’école.
12Au moment de la formation en école, le blog et l’écriture en collectif constituent donc une double échappée pour les membres d’Hétérotrophes, qui trouvent sur cette plateforme et dans leurs échanges privés à la fois un lieu d’hébergement pour des productions hors cursus et « hors du livre », ou du moins hors des formes littéraires les plus « consensuelle[s] ». À la fin des cours, les choses se présentent différemment et c’est ce qu’il nous faut maintenant considérer.
Positionnement collectif, localisation de la littérature
13Il importe en effet de mesurer comment l’éloignement de l’école reconfigure le rapport au collectif, notamment en matière de posture. Il n’y a pas à proprement parler de posture univoque du collectif. La posture désigne une mise en œuvre individuelle d’un imaginaire partagé. Les membres d’Hétérotrophes font toutefois systématiquement référence au collectif, tant dans des entretiens avec la presse, que sur les quatrièmes de couverture de leurs livres ou sur leur page internet. Ce rattachement systématique des auteurs·trices au collectif – souci qu’indique le choix du nom « hétérotrophes » – témoigne peut-être d’un changement de paradigme dans l’imaginaire littéraire, disqualifiant celui de l’écrivain·e solitaire. L’écrivain·e ne peut plus aujourd’hui se comporter comme un organisme autotrophe, il ne peut plus écrire dans l’isolement de sa chambre. Se montrer en écrivain·e inséré·e dans un réseau (collectif ou école) recèle sans doute certains avantages, comme celui d’attester de sa connaissance des lois implicites du champ.
14La situation en Suisse aujourd’hui n’est pas différente de celle de la France, au regard de la difficulté des écrivain·e·s à vivre de leur plume. Beaucoup sont journalistes et enseigant·e·s. Dans les régions romandes et alémaniques, la littérature « hors du livre » fournit à ce titre des occasions professionnelles pour certains des auteurs·trices qui savent s’insérer dans un réseau29. Être passé·e par une école d’écriture dans laquelle enseignent et collaborent des acteurs·trices du champ littéraire permet évidemment aux étudiant·e·s d’étoffer leur carnet d’adresses. L’Institut littéraire suisse ambitionne de former des écrivain·e·s de métier, mais ne peut garantir aux diplômés de vivre de cette seule activité. Nombreux·ses sont ceux et celles qui doivent exercer un second métier30. Parmi les membres du collectif Hétérotrophes, deux d’entre eux ont pu obtenir une place au sein même de l’école. Pablo Jakob, depuis la fin de ses études, exerce la fonction de mentor et encadre des travaux d’étudiant·e·s. Romain Buffat travaille pour sa part comme assistant junior. Ainsi, l’Institut forme ses élèves au métier de l’écriture et offre à certain·s d’entre eux·elles un poste au sein de ses murs. Cependant, ces cas sont exceptionnels, tant les places sont limitées. C’est pourquoi le soutien de l’Institut aux étudiant·e·s se prolonge par le biais des événements qu’il finance et organise, et à l’occasion desquels il mandate certain·e·s jeunes auteurs·trices récemment diplômé·e·s.
15C’est précisément en répondant à une commande de l’Institut littéraire qu’Hétérotrophes fait son entrée sur la scène médiatique suisse romande. À l’occasion des dix ans de l’Institut en 2017, le collectif est invité à organiser un Ring littéraire où s’opposent les membres du collectif et leurs enseignant·e·s et mentors. Cet événement, basé sur le modèle du match d’improvisation, consiste à mettre en scène une série de joutes verbales : micro-nouvelles rédigées en une minute, rap, exercices de styles variés. Il rencontre un succès relayé dans la presse31 – succès que l’affrontement ludique entre ancien·ne·s élèves et enseignant·e·s explique aisément – et porte sur le devant de la scène la compétition symbolique entre groupes et générations qui se jouent souvent dans les replis secrets des institutions. Au centre du ring s’opposent des acteurs·trices d’un champ en lutte pour une définition légitime de la littérature et pour une reconnaissance. La spectacularisation de cette lutte, son exagération ludique, confère à une réalité sociale une dimension divertissante et prête à se gausser des rivalités qui existent effectivement dans la réalité sociale. Si l’on rit de chaque équipe, il est toutefois une des parties présentes dont on ne se moque jamais : le public. L’entreprise valorise en effet les spectateurs·trices qui votent et élisent les performances les plus convaincantes. Le dispositif, en faisant dépendre le succès d’une production du goût d’un public restreint, souligne la précarité partagée des deux parties en compétition. Les deux équipes – qui ne disposent pas forcément de la même culture littéraire, qui n’appartiennent pas à la même génération et ne bénéficient pas de la même assise dans le champ – pâtissent d’une même vulnérabilité à l’égard d’un public, susceptible de se détourner de la littérature, ou de certaines de ses formes en tout cas. Cette forme de représentation ludique de la littérature peut être socialement favorable, parce qu’elle donne à connaître des noms d’auteurs·trices en mettant plus immédiatement en contact les producteurs·trices des œuvres et leurs récepteurs·trices. Cependant, elle « expose » aussi plus violemment ces auteurs·trices aux penchants et aux critiques du public, comme en témoigne le choix du dispositif évaluatif du Ring littéraire.
16L’année suivant le Ring, Hétérotrophes est amené à formuler quelques propositions autour de la question de la littérature et de ses modes de publication hors du livre. Le collectif signe alors un texte publié dans une revue lausannoise, Le Persil, qui réunit une quinzaine de propositions d’auteurs·trices, de chercheurs·euses et de professionnel·le·s du champ littéraire romand. Ce texte bref est l’occasion pour Hétérotrophes de proposer sur le mode métaphorique et par le biais d’un dispositif composé d’une succession de fragments, sa définition de la littérature. Cette contribution intitulée « Déplacer l’océan d’un coup de nageoire32 » articule à plusieurs reprises la question « Où est la littérature ?33 », à laquelle différents personnages répondent de façon très littérale : « dans le tiroir aux épices » ; « dans son panier » ; « Rangée E, ligne 15 ». Ce texte, comme le suggèrent déjà ces quelques boutades, établit une distinction nette entre la littérature et le livre. La littérature est successivement associée à des savoir-faire artisanaux, tandis que le livre est assimilé à un produit, à une marchandise qui interrompt le processus de rédaction et de circulation collective des idées, dans lesquels réside la littérature :
« Nous achetons un jambon, nous n’achetons pas un morceau du corps d’un porc. Nous n’achetons pas une vie, les jours d’un porc, des jours passés à vivre une vie de porc. Nous n’achetons pas les cauchemars répétés, nuit après nuit, de l’employé d’un abattoir. Nous n’achetons pas la graisse invisible entre les doigts du boucher. Nous n’achetons pas des idées. Nous n’achetons pas un processus. Nous achetons un jambon. […] En grandissant, nous avons compris que, comme le jambon peut-être, les livres, les poèmes, les pièces radiophoniques sont des animaux qu’on chasse. Une fois chassés, on les transforme.
Puis vient l’étal. Puis vient la représentation. Puis la diffusion. Puis la lecture. Qu’elle soit en livres, en ondes ou en corps, la littérature, peu importe34. »
17Pour Hétérotrophes, la littérature n’est pas dans les livres. Le livre, comme toute autre forme de publication, est une interruption du processus littéraire. La littérature existe en amont de sa phase de publication. Au sein du texte, le processus par lequel la baleine déplace l’océan « d’un coup de nageoire », la quantité de poissons qu’elle avale, la puissance de son mouvement, symbolise le travail littéraire du collectif et ses échanges, tandis que le jet qui surgit de la surface plane de l’eau est assimilé au livre. Une parution littéraire – lecture publique, performance ou livre – n’est pas durable, bien qu’elle soit parfois spectaculaire. Le collectif donne ainsi à comprendre la nécessité de se plier à des contraintes de marché et le désir simultané de ne pas faire de la logique de production un objectif unique : il faut bien vendre (entendons : publier) pour manger, mais faire en sorte que ce moyen de subsistance ne devienne pas une fin en soi. Par cette prise de position, Hétérotrophes ne peut être rattaché et associé à une définition de la littérature étendue par ses modes pluriels de publication, telle que celle proposée par Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal35. La multiplication d’événements littéraires, l’accroissement du nombre de parutions au moment de la rentrée, et tout ce que l’on rassemble désormais sous l’expression de « tournant festivalier de la littérature36 », sont, selon Hétérotrophes, des formes de réponses à une crise matérielle qui touche les diverses instances du champ littéraire (auteurs·trices, éditeurs·trices, libraires, presse critique). Le collectif se présente bien comme un moyen efficace d’accéder aux requêtes et aux commandes, de participer à des événements culturels et de performer des textes. Le Ring littéraire de 2017 est un exemple de cette forme coopérative de partage d’offres professionnelles et de redistribution solidaire des gains. Le dispositif du ring a d’ailleurs été reproduit et adapté au milieu scolaire où les membres du collectif ont été invités comme animateurs socioculturels à plusieurs occasions entre 2017 et 2019. Toutefois, le bref article paru dans Le Persil en 2018 dit aussi que le collectif ne peut se limiter au modèle de la coopérative d’écrivain·e·s. Car l’écriture en collectif ouvre un espace de résistance en marge de l’impératif productif et financier. C’est ce que permet d’illustrer la dernière production en date d’Hétérotrophes que je souhaite aborder maintenant.
La littérature collective comme fabrique… de l’écrivain·e
18Sous l’impulsion d’une commande passée par Le Panier culturel, les membres du collectif ont été amenés à confectionner de manière artisanale quatre livres signés du nom d’Hétérotrophes. Le Panier culturel est une infrastructure locale d’offre culturelle et de soutien aux artistes de Suisse romande37, qui fonctionne par mandats et propose une somme aux artistes graphiques, écrivain·e·s, réalisateurs·trices et musicien·ne·s dont les œuvres originales ou activités proposées seront vendues au public. La commande laisse toutefois les artistes relativement libres, comme me l’ont confirmé les deux membres d’Hétérotrophes avec qui j’ai pu m’entretenir : un montant total leur a été proposé afin qu’ils et elles réalisent l’œuvre de leur choix à l’intention d’une centaine d’amateurs·trices et de lecteurs·trices. Quant à la forme de cette production, elle relevait de leur initiative.
19Ni performance, ni lecture publique, le collectif a choisi la microédition, forme de littérature « sauvage » en ce qu’elle réduit la distance entre production (écriture) et consommation (lecture)38. Prenant en charge la majorité des tâches de la chaîne de coopération39 – relectures, éditions, graphisme, reliure –, les six écrivain·e·s ont produit quatre récits publiés sous la forme de quatre livres manufacturés. Tous sont uniquement signés du nom du collectif. Le rabat précise les noms des six membres et les désigne comme d’ancien·ne·s étudiant·e·s de l’Institut littéraire suisse. À l’unité visuelle et une ligne commune (reliure colorée, graphisme minimaliste) répond la diversité générique des productions que les titres reflètent : Comment savoir qu’il ne reste à part soi plus personne est composé de fragments rédigés à la première personne du singulier dans lesquels la narratrice raconte son rapport à une langue rare, intime et menacée de disparition ; Décupler nos vies est un récit de science-fiction au sein duquel le narrateur autodiégétique expérimente la possibilité de l’ubiquité et ses dérives en matière de performativité professionnelle; Herbier d’usine est une composition poétique de fragments adressés (en « tu ») sur le travail en usine et son effet sur l’identité de l’ouvrier écrivain ; enfin, Sans moi, autobiographie est un contre-récit de soi, une autobiographie impossible, qui raconte à la première personne du singulier la rencontre ratée entre les parents du/de la narrateur·trice (dont l’identité de genre reste indéterminée).
20L’écriture en collectif, dans ce contexte, fournit la scène d’une expérimentation sur les genres narratifs et d’une émancipation de la forme achevée. De l’autobiographie au sujet aboli, de la composition poétique sur une langue évanescente jamais désignée au dédoublement identitaire ou au corps que le travail en usine transforme, la tétralogie évoquée ici perturbe une conception de l’identité subjective comme point fixe et indivisible. Le vacillement du sujet narratif va de pair avec une perturbation des lignes génériques conventionnelles et une expérimentation sur la forme des textes. Le récit science-fictionnel se divise au moment du dédoublement du personnage et les lecteurs·trices se trouvent face à deux colonnes de textes dans lesquelles sont comptées les orientations suivies simultanément par le protagoniste. L’écriture autobiographique prend des détours, privilégie l’hypothétique et la multiplicité des possibles à travers des formes conditionnelles et des listes, tente d’interpeller les personnages depuis la situation hétérodiégétique. Le récit de l’expérience minoritaire s’énonce dans une langue désignée comme dominante. L’écriture ouvrière qui dit l’aliénation s’énonce en « tu » comme par une tentative de ressaisie du sujet par lui-même, alors que son écriture bégaie et mime la répétition du travail à la chaine. À la rigidité des canons génériques sont opposées des expérimentations textuelles qui œuvrent in petto à en déplacer les lignes.
21On notera que cette tétralogie d’Hétérotrophes fait bien du multiple et du collectif une question de fond. Cependant, c’est toujours pour dire que l’individu cherche à s’y positionner, voire à en émerger. À ce titre, il est intéressant de considérer en particulier le texte intitulé Herbier d’usine, composé de fragments poétiques à la frontière du récit de soi. Cette forme bien différente des écritures prolétariennes ou des autobiographies ouvrières du xxe siècle condense toutefois un nombre important de traits communs avec celles-ci. Dans Herbier d’usine, la succession des fragments et la disposition du texte sur l’espace de la page permet de figurer l’absurdité des gestes répétitifs et la solitude, autant que la lassitude du travailleur :
« Tu travailles et tu t’épuises. Tu le crois, mieux vaut être épuisé par le travail que par soi-même. Alors tu t’épuises au travail. Dans la lumière blanche de l’atelier, tu fabriques des bobines, tu fabriques des stators, tu montes les bobines sur les stators. Tu ne sais pas à quoi servent ces bobines. Tu ne sais pas à quoi servent ces stators. Mais tu es ouvrier maintenant. Et ouvrier, tu n’es plus épuisé par toi-même.
Ton mythe ouvrier, tu le portes dans la nuit comme une auréole. Et sous le jour aux trois-huit de l’atelier, ton mythe ouvrier te sert d’ombrelle40. »
22Ce texte ne part pas de l’origine sociale du personnage qui travaille à la chaîne, il relate la transformation progressive de l’ouvrier en écrivain. L’écriture conçue comme travail de mise en forme aide ainsi à la recomposition de l’identité41. Ceci semble conforme à de nombreux écrits ouvriers dans lesquels le double statut d’ouvrier scripteur fait tenir dans un espace interstitiel, dans « une double exclusion42 », entre la vie ouvrière, l’expérience de cette condition et le parler bourgeois. C’est cette « double vie43 » de travailleur en usine, de jour, et d’écrivain, de nuit, qui constitue sans doute l’un des topos de ce genre littéraire. L’écriture et la lecture contribuent au projet d’émancipation de l’ouvrier, mais seulement en comptant que le temps de ces activités doit être pris sur son sommeil. L’écriture remplit par ailleurs des fonctions pratiques : elle permet de mettre de l’ordre, d’organiser le quotidien et la lutte. Elle a dans la plupart des cas une fin militante, car elle sert à la diffusion des idées révolutionnaires, par des tracts, des manifestes, des discours. Une caractéristique essentielle – bien qu’elle ne puisse évidemment s’appliquer à toutes les productions dont il ne faut négliger ni la diversité ni la richesse – qui relève, selon Jean Peneff, dans son travail sur les écrits de militants ouvriers, de « l’attitude consistant à verbaliser longuement sur soi et à prendre comme centre d’intérêt la continuité de sa propre existence, n’appartient pas également à toutes les classes sociales44 ». La classe ouvrière peine en effet à dire « je », et rechigne à dévoiler son intimité au privilège de l’authenticité de la confession45. À cet égard, Xavier Vigna, dans sa très riche histoire des luttes d’écritures et des luttes de classe au xxe siècle, met en évidence l’effacement du sujet propre à ces écritures. Il montre que le sujet disparaît souvent derrière le récit des engagements syndicaux, des actions collectives et des projets d’avenir esquissés pour une communauté46. En grande majorité, les écritures ouvrières autobiographiques ne visent pas à décrire ou produire des individualités, mais à « manifester des similitudes entre les êtres47 » et à conquérir l’émancipation d’une classe opprimée. En ce sens, la lecture de ces témoignages permet de saisir une situation collective et d’agir pour sa transformation.
23Herbier d’usine fait du travail ouvrier un motif littéraire. Il ne s’agit pas d’appeler à la lutte ou d’opérer pragmatiquement dans le réel par l’écriture. Même si ce texte valorise l’endurance de l’ouvrier et dénonce l’absurdité et la violence de son travail, même si le sujet de l’énonciation est tenu à distance par la forme de l’adresse (« tu »), ce texte vise davantage à montrer une singularité au moment de son émergence :
« Les poussières de laiton, sous les ongles et sur la peau de tes mains, tu les retrouves encore après quelques semaines, les douches n’y font rien.
Tu as quitté l’usine maintenant. Tu usines un métal imaginaire dans le jour permanent des livres et tu retrouves, parfois, une paillette dans les sillons de tes empreintes, collés au rose bleu de ta peau, dans la moiteur entre tes doigts48. »
24Chez Hétérotrophes, le travail en usine s’écrit donc sur un mode distinct de celui des productions d’ouvrier·ère·s du xxe siècle. S’il s’agit de dire l’exploitation des corps, la répétition gestuelle abrutissante, et de désigner la littérature comme un moyen d’émancipation, cette dernière ne débouche que sur une esthétisation du travail (et parfois de l’ouvrier·ère, au point d’en faire un saint auréolé). La reprise de soi est rendue possible à partir du moment où la littérature devient matériau que l’on peut mettre sur le métier, quand la littérature est à son tour travail. Cette reprise de soi dans la continuité du labeur est symbolisée par les paillettes et étincelles qui fournissent le point de jonction thématique dans la métamorphose de l’ouvrier scripteur. De la soudure du métal à la pépite littéraire, les mains de l’écrivain manipulent ces points lumineux et finissent par reconquérir le jour. L’écriture n’est plus une occupation de la nuit qui dévore le sommeil, mais une occupation du plein jour, un nouveau métier. L’émergence de la singularité scripturale va ainsi de pair avec la redéfinition de l’écriture comme métier.
25Cette analyse gagne à être mise en perspective avec le processus de production de la tétralogie dans laquelle s’intègre Herbier d’usine. La signature étant collective, ceci permet aux membres de brouiller la relation entre le texte et son auteur, de jouer de la fonction-auteur, et de déjouer le rapport d’identification entre l’écrivain·e et sa production. Chaque texte est en fait de l’initiative d’un des membres d’Hétérotrophes, comme me l’ont confié Romain Buffat et Thomas Flahaut lors d’un entretien réalisé avec eux à Bienne. La signature collectivise bien plus les textes qu’elle ne les anonymise, et les auteurs·trices se prêtent volontiers au jeu de l’attribution49. Signer en collectif permet d’identifier un style reconnaissable, un univers propre.
Conclusion : se tenir à la marge, écrire en collectif
26Le collectif Hétérotrophes fonctionne comme une coopérative permettant à ses membres de bénéficier du capital relationnel et symbolique des membres les plus visibilisés et valorisés. Depuis la fin de leur cursus à l’Institut littéraire suisse, le collectif est devenu pour les auteurs·trices un moyen de redistribuer solidairement des contrats, des mandats et différents capitaux (économiques, sociaux et symboliques). Il constitue aussi un lieu de discussions autour de textes produits individuellement. Le système de relecture en groupe se substitue ainsi à celui du mentorat, mais aussi au travail de l’éditeur. Le regroupement en petit comité d’auteurs·trices permet enfin, sous le couvert de la signature collective, d’expérimenter des formes, de proposer des premières versions de textes à un lectorat restreint. Le nom du collectif offre en ce sens une ressource pour absorber la violence du choc d’un éventuel échec. Cette pratique se situe ainsi diamétralement à l’opposé de la « littérature exposée50 » telle qu’elle a été définie par Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal. Le livre est identifié par Hétérotrophes comme forme privilégiée permettant à la fois de prévenir les prises de pouvoir de certains membres du collectif, mais aussi d’exposer moins frontalement d’éventuelles premières tentatives littéraires à la critique. La publication d’une microédition comme celle de 2017 s’apparente à un atelier d’écriture étendu, parce qu’elle intègre à l’expérience de l’écriture collective, celle de la fabrication, de la publication et de la distribution du livre. Le collectif occupe donc ce rôle d’intermédiaire dans la chaîne de production de l’œuvre et de sa valeur littéraire.
27Depuis 2019, Hétérotrophes semble pourtant s’essouffler : les publications collectives sont mises en suspens, les événements communs se réduisent. Les six membres se consacrent en priorité à l’écriture et à la promotion de leurs productions personnelles. Certains intègrent aussi d’autres collectifs plus institutionnalisés, comme l’AJAR qui, sous la forme de l’association à but non lucratif regroupe une vingtaine d’auteurs·trices proposant des animations socioculturelles, créant des performances et publiant des ouvrages signés à plusieurs mains51. Les choix esthétiques et éthiques d’Hétérotrophes, leur évolution et leurs difficultés à perdurer comme collectif en marge des contraintes éditoriales dominantes, disent beaucoup de l’espace littéraire particulier dans lequel elles émergent. Contrairement au collectif AJAR qui a épousé depuis quelques années le modèle de la littérature « exposée » et « hors du livre », Hétérotrophes élabore une vision artisanale de la littérature, où l’atelier, le travail, la coopération et le partage des tâches occupent une place centrale. Refusant progressivement le glissement vers les statuts d’animateurs·trices culturel·le·s et de performeurs·euses, les membres d’Hétérotrophes tentent de défendre la spécificité de l’activité littéraire comme (re)travail du texte. Cette conception, héritée d’expériences d’écriture en atelier et de dialogues dans la relation de mentorat au temps des études à l’Institut littéraire, s’est consolidée par la suite. Le collectif répond toutefois à des commandes, accepte de se produire et endosse délibérément la fonction d’écrivain·e de métier telle qu’elle s’est reconfigurée durant ces deux dernières décennies. L’étude des créations du collectif nous apprend ainsi que le regroupement d’écrivain·e·s ne relève pas nécessairement de stratégies promotionnelles ou distinctives. L’écriture à plusieurs se dessine comme système d’entre-aide et de développement d’un réseau. Mais elle apparaît surtout comme un espace informel qui accueille des tentatives balbutiantes, des procédés en somme fragiles et toujours menacés de ruptures face aux impératifs productivistes de l’économie de marché.