Colloques en ligne

Léo Vesco

Mauvaise Troupe : analyse des formes et des enjeux d’un livre-pavé

1« L’histoire n’est pas finie, il faudrait, pour cela, qu’elle ait notre accord1 ». Ce mot d’ordre qui surgit du premier numéro de la revue Tiqqun pourrait incarner le souffle que porte une génération contestataire née dans le creux du nouveau millénaire. Depuis les échecs des différents mouvements révolutionnaires occidentaux à la fin des années 1970, l’émergence d’un nouveau libéralisme dans les années 1980, et la chute de l’URSS en 1989, un discours se construit peu à peu sur l’idée d’une victoire du système capitaliste qui deviendrait le seul système possible pour l’humanité. Ce serait la fin de l’« Histoire ». Pourtant, l’apparition du mouvement zapatiste en 1995 et la naissance du mouvement altermondialiste à la fin des années 1990 marquent une volonté de résistance face au système capitaliste mondialisé et à son discours dominant. C’est ce projet qu’essaie de porter le collectif Mauvaise Troupe avec la parution en 2014 de l’ouvrage  Constellations. Partant du constat que « de ce début de siècle, nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera2 », il propose de créer un « livre d’histoires » qui « viennent mettre du trouble là où devraient régner le contrôle et la transparence3 ». Groupe d’écriture anonyme, Mauvaise Troupe s’est lancé dans une enquête auprès de personnes ayant participé aux luttes sociopolitiques françaises pour récolter leurs expériences et en créer un recueil. Le collectif décompose leur résultat en deux branches. L’une s’appelle « Trajectoires politiques », qui produit une chronologie lacunaire de ses luttes et révoltes entre la fin des années 1990 et 2013. L’autre est constituée de plusieurs parties distinctes, les « constellations », qui s’intéressent à des pratiques communes nées dans ces « trajectoires », comme le hacking, le logement alternatif, ou l’organisation militante autonome. L’ensemble du texte est parcouru par deux voix : celles des enquêtés, et celle du collectif qui s’exprime à travers un « chœur » collectif et une parole individuelle anonymisée sous pseudonymes. Il ne s’agit pas seulement pour eux de créer une histoire « alternative » à un discours dominant, mais, par l’écrit et sa transmission, de participer aux luttes qui parsèment le territoire révolutionnaire. Se pose ici une tension entre émancipation et écriture, qu’il s’agit de questionner à travers les mécanismes de Constellations.

2Il faut tout d’abord s’intéresser à l’ancrage politique de Mauvaise Troupe. Pour cela, nous pouvons partir du premier titre envisagé par le collectif pour cet ouvrage, « Vivre et lutter ». Cette lutte ne rentre pas dans une conception marxiste, opposant une classe ouvrière et une classe bourgeoise dans un conflit orienté autour du travail. Fortement influencé par le mouvement autonome italien des années 1970 et une pensée théorique regroupant à la fois les concepts de Deleuze et Guattari de Capitalisme et schizophrénie, le courant situationniste, et les idées anarchistes de Pierre Kropotkine ou d’Élisée Reclus, le collectif s’intéresse à une multitude d’individualités qui opère plus un rejet du quotidien qu’une volonté bolchévique de prise de pouvoir politique. C’est là que le verbe « vivre » prend son importance. Mêler la notion de vie avec l’engagement révolutionnaire n’est une idée ni nouvelle ni propre à une mouvance politique contemporaine ; il suffit, par exemple, de se souvenir de la phrase d’André Breton : « “Transformer le monde” a dit Marx, “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un », et de toute une partie de la pensée anarchiste du début du xxe, de l’anarcho-communisme catalan à l’expérience des kibboutz en Israël. Mais cette « vie » donne un éclairage sur les choix d’enquêtes qu’opèrent Mauvaise Troupe, comme le signale la première constellation « Désertion » :

« Désertion est donc un bien grand mot, mais il est ce point de départ qui nous a menés dans des vies un peu plus imprévues […] Désertion, car nous ne croyons pas qu’on change les choses de « l’intérieur », sans pour autant nous bercer d’illusions sur l’existence d’un extérieur4. »

3Les récits qui parcourent cette partie nous racontent la vie d’errance d’un étudiant qui n’a pas repris ses études après le mouvement contre le CPE, d’un jeune homme qui a rejoint les terres du Larzac, ou de lycéennes qui fuguent pour se réfugier dans la zad de Notre-Dame-Des-Landes. Un ensemble de récits qui ne dépeint pas une lutte précise à un moment donné, mais des histoires de fuites et de vies dans des interstices. Constellationsse fait donc le récit de multiples gestes qui se basent à la fois sur un imaginaire « classique » d’une lutte sociopolitique (mouvements étudiants, manifestations, grèves) mais aussi sur un imaginaire plus large comme la pratique de la fête, l’apprentissage de la cueillette de plantes sauvages ou de la construction d’habitats alternatifs. Le collectif a néanmoins fini par choisir le titre Constellations. Cette transformation marque peut-être l’influence de Walter Benjamin sur le collectif, comme une volonté de s’inscrire dans la descendance du philosophe, de son amour pour la forme du fragment et son rejet d’une rationalité englobante pour aller vers une vision fragmentée de l’expérience historique. C’est ainsi que dans l’introduction de l’ouvrage, il est fait référence au dernier texte de Benjamin, Sur le concept d’histoire:

« L’histoire des opprimés est une histoire discontinue », alors que « la continuité est celle des oppresseurs », disait Walter Benjamin. La continuité historique est l’illusion entretenue par la « mythologie des vainqueurs » afin d’effacer toute trace de « l’histoire des vaincus ». Cette terminologie est quelque peu vieillie, mais continue néanmoins à nous toucher, même si nous refusons de nous déclarer, d’avance, « vaincus », comme nous rechignons à désigner des « vainqueurs » de toujours. Pourtant, l’histoire telle que nous la percevons emprunte à la « tradition des opprimés » quelques-uns de ses ressorts. Elle naît des ruptures du tissu historique, des sursauts et des révoltes, sans être pour autant amnésique. L’écrire sans la trahir, c’est emprunter à cette tradition ses traits spécifiques : sa non-linéarité, ses ruptures, ses intermittences. Les constellations figurent ces césures, cet arrêt du temps (puisqu’elles figent des situations et des événements). « Arracher à la seconde qui passe la charge explosive qu’elle contient », voilà l’utopie contenue dans le ciel des constellations… »5

4Malgré un commentaire sur le vocabulaire vieilli utilisé par Benjamin, le texte des thèses sur l’histoire apparaît comme une lumière pour le collectif. Ce qui les intéresse ici se situe toujours dans une approche critique de l’Histoire, le mouvement qu’opérait Benjamin dans son essai, mais également l’élan qu’essayent de porter les différentes thèses, à savoir avancer vers un temps révolutionnaire à travers une nouvelle pratique de cette science. Pour lui, celle-ci doit faire trace d’une tradition de ceux qui ont été oubliés par une Histoire portée par l’idée du « Progrès », et cette tradition vient justement s’insérer dans notre présent par une forme de cassure. Par les voix de ceux qui ont lutté dans le passé, par leur insertion dans notre présent, l’émancipation serait possible. Le projet de Constellations semble pris par cette idée de Benjamin, de faire vivre cette idée critique dans leur pratique d’enquête : « Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger6. » Mauvaise Troupe travaille donc avec cette conception de l’histoire de Benjamin, se saisir de bribes d’événements qui bouleversent le quotidien pour combler les failles du présent et produire un matériel pour l’émancipation future. Ce sont les deux points qui motivent la présente analyse du geste d’écriture de Mauvaise Troupe et de Constellations : de faire trace d’une multitude de voix prises dans un rapport contestataire au monde dans la perspective de créer un tissu d’histoires qui agit sur notre présent.

5Les « trajectoires politiques » établies par Mauvaise Troupe sont elles-mêmes décomposées en quatre sous-parties. L’analyse se porte ici sur la deuxième partie qui couvre une période allant de 2003 à 2007. Il y est principalement question de l’engagement étudiant contre la loi CPE du gouvernement de Dominique de Villepin, au printemps 2006. Une approche particulière est directement donnée par le chœur du collectif : « Les révoltes juvéniles sont parfois un jeu des plus sérieux. » Cette partie se compose de deux parties majeures : un récit à deux voix d’étudiants toulousains puis un entretien croisé d’une dizaine de Rennais, entrecoupés de documents d’époques ou de mini-récits. Les deux parties toulousaines, venant de deux personnes différentes, respectent le même schéma narratif, à savoir un narrateur qui s’exprime à travers un « je », et qui entremêle son expérience personnelle dans un mouvement contestataire collectif qui devient alors un « nous ». Ce sont deux récits d’apprentissage où de jeunes étudiants, pris dans un contexte de luttes, se forment. Le titre du premier récit est assez éclairant « Trouver une occupation », qui fait jouer les deux sens du mot « occupation », un classique qui définirait ce à quoi on consacre son activité et son temps, et un politique, où l’occupation devient la prise d’un lieu public ou privé pour y faire naître un espace de lutte et de vie collective. Ce sont donc deux exemples de témoignages qui font trace de leur expérience, et qui font signe de la transformation d’un « je » marqueur d’une jeunesse sans repère qui se forge dans l’expérience politique de la lutte d’un « nous » collectif.

6La partie « Le CPE, le temps des bandes » est plus étoffée par le nombre de personnes participant à l’enquête. La forme est assez classique, reprenant celle d’un interview journalistique, montrant les questions du collectif et les réponses des enquêtés. Ce sont encore une fois des témoignages mais plus directs. On retrouve ici un procédé utilisé tout le long de Constellations : l’insertion d’autres textes, qui viennent renforcer la parole de l’enquêté. Dans cette partie, nous avons cinq insertions. D’abord, le plus classique, des documents d’époques : un premier « Festival de la grève humaine » qui fait acte d’actions étudiantes dans l’université de Rennes en 2003, une sorte d’intervention artistique, d’une tradition surréaliste et lettriste. Puis deux documents liés au mouvement contre le CPE, un appel à manifester et un bilan après le retrait de la loi, qui montrent les intentions portées par certains membres du mouvement, à dépasser le simple rejet de ce projet de loi, de mener un combat qui s’appelle « Ni CPE, ni CDI », contre toutes les formes du salariat. Ils sont insérés ici pour souligner l’engagement politique de ce groupe. Ces deux documents nous montrent comment Mauvaise Troupe envisage leur façon de faire trace de l’histoire, en saisissant des produits « bruts », venant du mouvement contestataire lui-même, écrits dans le vif de l’événement et de ne pas se servir d’une littérature d’analyse faite après coup et venant de l’extérieur des participants. Les deux autres insertions sont des récits. Un écrit en mars 2006, pour raconter les premières manifestations du mouvement : c’est un récit chronologique et précis qui suit les mouvements, les arrestations, les affrontements avec les forces de police. Publié sur un site indymedia, dans les jours qui ont suivi la première vague de manifestations, le but était de laisser une trace directe de l’engagement neuf du mouvement et de créer un contre-récit venant du mouvement lui-même. Reproduit dans Constellations, ce texte montre également l’intérêt pour Mauvaise Troupe de faire exister une certaine forme d’histoire, de ne pas oublier les formes de luttes et les engagements du passé proche, comme un récit historique. Le deuxième récit est plus atypique, « Chronique d’un jeudi soir, rue de la soif ». Le collectif ne présente aucune indication de la provenance de ce document ni sur son rédacteur, mais il est présenté comme étant un récit extérieur, collecté par Mauvaise Troupe. Ce récit commence par une citation d’un article du journal Le Monde, qui raconte l’ambiance décadente des soirées se déroulant dans les bars et autour de la rue St-Michel à Rennes. Placé en exergue, le but d’insérer ce récit est, encore une fois, de créer un contre-récit :

« Deux corps se jaugent : celui de l’ordre et celui de la fête éthylique.
On sent que c’est le moment, il ne faut jamais allumer un feu trop tôt, il faut mesurer la part de fous dans la foule par rapport à celle de frileux.
Une bouteille d’essence et c’est parti, on alimentera ce feu avec tout ce qui nous tombe sous la main, personne ne quittera la place tant que le feu brûlera.
S’il ne charge pas, on va plus loin, le distributeur de billets se fait une fois de plus saboter, la vitrine taguer.
Une patrouille traverse la foule, regards de défiance, d’hostilité, injures « Kill the pig, molotov ! », ils ne bronchent pas ces connards, c’est notre place ici, on aimerait qu’ils n’osent plus nous traverser, s’ils ont le malheur de faire chier un gars, de lui demander de vider une bouteille ou quoi, sûr on leur tombe dessus.
Ça y est, ils chargent, on reste ensemble, on recule mais pas trop, capuche, cagoule, c’est parti, les canettes volent, les hurlements « enfoiréééééééééées ! », on se marre. Le jeu dure des heures, nous, ce qu’on désire c’est garder la rue la nuit, on ne veut pas se quitter à une heure lorsque les bars ferment. On ne veut pas dormir, on veut ce risque et le plaisir de voir une canette exploser sur son casque.
C’était ça les jeudis soir rennais en 2003-20047. »

7Ici nous sommes face à un récit qui raconte un événement qui ne s’inscrit pas dans un cadre de lutte politique classique : c’est un agissement spontané, sans revendication explicite. Et ici le récit devient très littéraire, avec une volonté explicite de créer une action romantique,notamment dans ce flux de conscience qui suit l’action de ces jeunes personnes, qui tente de retranscrire la sensation physique d’une action émeutière. Il s’agit de donner une justification, par la fonction littéraire, d’un geste qui vient créer un décalage avec les normes sociales. C’est un deuxième type de récit que fait naître le collectif, qui serait un récit littéraire. Le collectif travaille donc à un montage précis des documents qui viennent compléter le discours des membres interviewés. Mais il n’y a ni hiérarchisation ni surplomb dans ces bribes : le collectif recherche avant tout des documents de la main propre des militants, pour reproduire une sorte d’historiographie à chaud. Nous voyons ici spécifiquement la recherche du collectif : Constellations est un livre sophistiqué, fait de montages de récits, de témoignages, et de documents. Il y a une volonté explicite de créer un objet littéraire, de créer une horizontalité dans la multitude des voix du récit. Ce sont des prises de l’écrit sur l’événement, qui sont aussi une pluralité d’acteurs. Il y a une impression de polyphonie, accentuée par le montage des documents et des textes, qui fait valoir différentes manières de faire entendre les voix. L’objet-livre Constellations fait naître un ensemble de fragments pour tenter de reconstruire ces mondes en lutte. La forme fragmentaire essaye de briser la potentielle finitude livresque : « Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque. Nous l’envisageons comme un fragment sur lequel viendront s’aimanter d’autres fragments8. » C’est ce que l’on pourrait nommer un « livre-pavé » : un objet lourd de ses presque mille pages qui se pense comme un matériel brut pour servir dans le feu de l’événement.

8Un autre texte de Walter Benjamin peut nous éclairer sur ces pratiques d’écriture. Également cité dans l’introduction de Constellations, via le sous-titre « Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d’un peuple de conteurs ». Le conteur est une analyse de l’œuvre de Nicolas Leskov, dans laquelle Benjamin s’arrête particulièrement sur le rôle du conte dans nos sociétés occidentales et sur sa puissance de transmission :

« La mémoire fonde la chaîne de la tradition, qui transmet de génération en génération les événements passés […] C’est la mémoire qui tisse le filet que forment en définitive toutes les histoires. […] Nous rencontrons là la forme épique du souvenir, qui est le principe initiateur du récit9. »

9Mauvaise Troupe dans son éclat des formes littéraires se pose cette question de la transmission. Nous retrouvons tout au long du récit un grand nombre de questions sur la forme à envisager, sur l’écriture. À la fin de la partie que nous avons déjà évoquée sur l’organisation des mouvements étudiants à Toulouse, la personne qui finit son deuxième récit ajoute un post-scriptum : « Je semble dire qu’on avait des positions collectives énoncées, c’est un effet de l’écriture, c’est moi qui ai construit des positions à partir de ce que je me raconte de cette histoire-là. On n’a pas beaucoup parlé ou reparlé de tout ça10. » Si le collectif évite à tout prix un discours historique de surplomb ou ne souhaite pas dresser une sociologie des militants du nouveau millénaire, il existe cependant cette question permanente de la forme écrite, comment l’adopter, comment la faire vivre.

10Une constellation entière de Constellations se consacre à cette question, « La folle du logis » : en plus d’entreprendre deux interviews avec l’écrivain de science-fiction Alain Damasio et deux membres du collectif d’écriture italien Wu-Ming, le collectif s’intéresse également longuement à la création et à la vie d’un groupe grenoblois, Intervento, qui durant toutes les années 2000, a traversé la France pour essayer de transmettre l’histoire encore très peu connue des expériences italiennes révolutionnaires des années 1960 et 1970. La retranscription dans Constellations n’est pas un texte des séances que le groupe donnait, mais le carnet de bord d’un membre du groupe, qui nous fait lire ses doutes, ses inquiétudes, ses joies et ses réussites tout au long de son intervention : « Se bidouille un objet sensible, iconoclaste, ni théâtre, ni film, ni exposé. Les témoignages directs sont privilégiés par rapport aux analyses pédagogiques. Notre tableau kaléidoscopique transitera par les tripes11. » Si Mauvaise Troupe a choisi une telle expérience, c’est parce qu’elle rentre en écho avec leur propre projet, puisqu’ils veulent eux aussi transmettre une certaine histoire et également par ce lien avec l’histoire italienne des années 1970 : dans une interview pour Libération12, le collectif déclarait que leur principal inspiration pour Constellations était le livre La horde d’or de Nanni Balestrini et Primo Moroni, qui relate l’Italie révolutionnaire des années 1960 et 1970 pour contrer l’appellation « les années de plomb ».

11Mais quels sont les dispositifs qu’utilise donc le collectif pour faire vivre cette transmission, pour devenir ce peuple de conteurs, et arriver à ce qu’énonçait Benjamin sur cette fonction : « Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur ; même celui qui la lit partage cette compagnie13 » ? Le collectif existe, principalement, à travers deux dispositifs d’écritures. D’abord le chœur. Mauvaise Troupe est un collectif anonyme : aucune précision sur le nombre de membres, aucun nom civil, et il s’exprime tout au long de l’ouvrage à travers un « nous » quand il s’exprime sous la forme du chœur. De plus, excepté pour Alain Damasio, aucune personne interviewée ne parle en son nom civil. Ce dispositif d’anonymisation peut servir à une meilleure identification pour le lecteur puisqu’il peut se concentrer seulement sur ses actions et non sur des identités. Si aucun nom n’est présent, c’est également pour ne pas créer des figures héroïques de la Révolution, comme celles de mai 1968 devenues figures médiatiques qui ne portent plus le message révolutionnaire de leur jeunesse. Le collectif évite à tout prix de figer un nom ou une personne identifiable, et ne fige pas une Histoire mais une mémoire des gestes dans une foule sans visages. Le chœur introduit les récits par un processus narratif et devient la représentation de la collectivité de toutes les histoires et expériences.

12Dans plusieurs « constellations », le collectif reproduit des échanges épistolaires entre ses membres. Ont-ils été réellement écrits et échangés ou les ont-ils simplement inventés pour la conception de l’ouvrage ? Nous ne pouvons le savoir mais ce sont les seuls moments où le collectif se divise et exprime individuellement des opinions et s’écarte des enquêtés. Les membres s’expriment sous divers pseudonymes, qui parcourent chaque constellation. Si l’on reprend la partie « La folle du logis », nous retrouvons l’échange entre Alice et Choucas, qui se racontent des récits qu’ils ont entendus, qui les ont touchés et se demandent comment les transmettre à leur tour : « L’art de narrer ne pourrait-il pas être perçu comme un savoir-faire, au même titre que les autres, et sa réappropriation, dans toute sa complexité, comme un enjeu14 ? ». Dans cet échange de cinq lettres, à travers leurs expériences narratives, apparaît un discours sur la narration, qui mêle à la fois Benjamin, Marx, Char, Eisenstein, Baudelaire ou encore Alphonse Daudet, et qui amène une réflexion autour des concepts de « grands récits », d’« horizon commun », ou de « multiplicité des récits », qui démontre une connaissance à la fois du politique et de la littérature. Mais ici, l’intérêt de cet échange réside dans sa mise en scène : en figeant une telle discussion dans une forme épistolaire, le collectif se permet de mettre en avant ses doutes et interrogations, en évitant de figer ses idées, via la forme éphémère de la lettre, qui renvoie en permanence à une réponse, et fait vivre un questionnement indéfiniment. Le collectif joue avec les formes rendues possibles par le format du livre, ce qui est également montré dans le dispositif même de cette constellation. En effet, toute cette partie est encadrée par deux narratrices. Jouant autour du roman de Lewis Carroll, l’une s’appelle Elica et l’autre Alice, la première, remplaçant le chœur, introduisant les différentes parties et interviews, l’autre, comme déjà vu, qui échange avec les autres membres du collectif, et récolte des histoires, réflexions autour du questionnement fictionnel. Tout en montrant des écrivains ou des groupes pris dans leurs réflexions narratives, le collectif lui-même se met donc en jeu à travers les possibilités données par l’écrit.

13Dans une autre constellation, « Intervenir », un membre du collectif, qui se fait appeler Johnny Pothèse, utilise également la forme de la lettre, à deux reprises. D’abord dans un dispositif différent : la lettre retranscrite est une tentative de créer un lien avec les « Conti », groupe d’ouvriers de l’usine Continental, qui avaient remporté leur lutte à travers une grève en 2009. Il y explique le projet de Constellations et veut faire trace de cette expérience dans ce projet. Pourtant, cette lettre reste sans réponse, et Johnny fait part de sa déception : « Manifestement, notre monde, on n’a pas su le rendre palpable, comme ça, dans une lettre15. » Pourtant, une autre lettre suit cet échec, qui est adressée cette fois-ci aux autres membres du collectif. Il y fait un autre récit, celle d’une rencontre lors d’une grève d’une usine à côté de chez lui, et du temps passé avec eux. Dans son ouverture et sa conclusion, le rédacteur de cette lettre fait référence aux autres membres, évoquant une discussion passée entre eux et une discussion à venir, pour leur raconter de vive voix cette expérience au côté d’ouvriers. Il y a donc ici un attachement accentué sur la question de la transmission : la forme de l’échange épistolaire fait vivre dans le texte l’existence et les doutes des membres du collectif. La forme narrative du chœur se transforme ici en voix réflexive, qui montre au lecteur la construction de leur livre. Malgré la différence entre ces deux dispositifs, chœur et échange épistolaire, la volonté reste la même : prendre une responsabilité et travailler à accentuer la transmission d’expérience.

14Revenons encore une fois vers la pensée de Benjamin et de son texte Expérience et pauvreté, où ce dernier analyse les conséquences de la Première Guerre mondiale comme choc qui freine brutalement l’expérience de l’être humain : « Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’“actuel”16. » C’est dans ce prisme que le conte et ses thèses sur l’histoire ont pour fonction de combler cette perte et ralentir les dynamiques de la société industrielle sur l’étiolement du tissu culturel occidental. Giorgio Agamben, dans son essai Enfance et histoire, pousse ce constat de Benjamin en l’appliquant à notre époque. Il n’y a plus besoin de catastrophe pour provoquer une perte de l’expérience, « la vie quotidienne, dans une grande ville, suffit parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat17 », saisissant ici la pensée de Guy Debord et la pensée situationniste. Pour combler ce manque, Mauvaise Troupe travaille à opérer une nouvelle façon de faire de l’histoire et une nouvelle transmission de nos récits. Il y a d’abord un partage d’expérience, entre les enquêtés et les enquêteurs, entre les enquêteurs, et qui se retrouve doublé par la forme écrite, la forme du livre : « Si nous souhaitons que ce livre trouve des prolongements, ce n’est pas seulement pour le geste qu’il effectue, celui de se saisir de l’histoire immédiate. C’est aussi pour la geste qu’il relate : de ce foisonnement des luttes d’une époque, dont il se veut l’écho18. » C’est par l’enquête que Mauvaise Troupe essaye de constituer ses fragments de mondes hétérogènes, de « communes ».

15Le concept de « commun » est vu actuellement comme une des possibilités de s’échapper de la « fin de l’Histoire ». Nous le retrouvons comme slogan dans de nombreux combats écologiques ou dans le mouvement d’occupation des places des années 2010, ou encore comme matrice de recherche dans la théorie politique de Dardot et Laval. Ici, c’est sous sa forme « commune » qu’il nous intéresse. Ce concept, renvoyant à l’expérience révolutionnaire parisienne du printemps 1871, s’inscrit dans une ligne de pensée qui se constitue, depuis la fin des années 1990, autour de la nébuleuse du Comité Invisible. Dans leur premier ouvrage, L’insurrection qui vient, ce Comité déclare : « Nous avons la totalité de l’espace social pour nous trouver. Nous avons les conduites quotidiennes d’insoumission pour nous compter et démasquer les jaunes19 », incitant à créer des zones de rencontres, d’organisations qui puissent aider à la construction d’une future émancipation. Les livres du Comité fonctionnent comme des appels, pamphlets invitant leur lecteur à fuir son quotidien pour agir en commun. À la fin de leur deuxième ouvrage, À nos amis, apparaît un poème en vers libre où l’on peut lire : « Nous avons pris le temps d’écrire en espérant que d’autres prendraient le temps de lire / Écrire est une vanité, si ce n’est pour l’ami. Pour l’ami que l’on ne connaît pas encore, aussi20. » Ici l’écriture est vue comme un dispositif permettant une possible rencontre, une potentialité de se mettre en commun. C’est ce qu’essaye de théoriser Josep Rafanell i Orra dans son essai Fragmenter le monde : « Ce qui fait événement dans le récit de l’enquête est sa capacité à prolonger une situation dans des orientations que le récit contribue à créer21 ». Pour lui, il est possible que chacun se fasse itinérant et parte à la recherche de « cas » qui viennent perturber le cours du quotidien. Et il ne s’agit pas pour lui de simplement comprendre le monde, mais de le partager, liant cette pratique à celle du récit. Et c’est à travers cette transmission des fragments du quotidien que l’enquête « ne nous parle plus du probable mais du possible dans les mondes entre lesquels nous déambulons22 ».

16Cette réappropriation du concept de « commune » trouve un reflet chez Mauvaise Troupe, dans ce qu’il nomme « l’effet forêt » :

« […] une façon de lier les êtres et les choses, de brouiller les espaces. C’est cette capacité de brouillage qui donne, en retour, une prise sur le réel, avec ses compositions particulières, ses corps opaques, ses zones d’ombre. Un contre-espace, c’est là où le désordre fait scintiller un grand nombre d’ordres possibles. Et s’il y a bien uneffet forêt qui agit pour nous aussi c’est celui-là, et il porte à conséquence : faire proliférer des points d’agencement, constituer des lieux ingouvernables, et dans le même mouvement prendre soin des territoires ainsi créés, dégager des pistes qui nous soient propres23. »

17Mauvaise Troupe fait le choix d’agir par l’écrit pour continuer à faire vivre les « constellations » qui anime le collectif, tout en se mettant dans une position de réaction à ce qu’il voit, observe, recueille. C’est le chemin même qu’ils ont poursuivi après la sortie de Constellations avec leurs écrits sur Notre-Dame-Des-Landes. Ce lieu apparaît déjà, à de nombreuses reprises, dans leur premier ouvrage, et le collectif a publié par la suite trois ouvrages sur ce lieu, dont Contrées, qui propose une histoire croisée de cette lutte, à travers la parole des militants participant aux luttes, avec celle du NoTav. Deux autres petits textes, appelés par le collectif « d’interventions », qui nous intéressent ici, Défendre la zad et Saisons, tous deux écrits dans l’urgence d’une potentielle expulsion du lieu par les forces de police :

« Face à cette menace renouvelée, ce texte est un appel à défendre la zad partout, et, à travers elle, tout l’espoir contagieux qu’elle contient dans une époque aride […]. Les lignes qui suivent évoquent quelques fragments décisifs de cette aventure, comme autant de repères éclatants pour l’avenir24. »

18On retrouve ici des bribes de Constellations, dans cette envie de créer des récits qui provoquent une envie chez leur lecteur de participer à son tour à s’engager dans la lutte. Mais ici, la particularité se joue dans l’immédiateté de la situation. Face à la fin possible de la lutte de Notre-Dame-Des-Landes, le collectif essaye de créer une brèche en appelant à la rébellion et à la défense d’une idée, d’un combat. Le collectif précise dans l’introduction de Défendre qu’il est actuellement en train de recueillir des témoignages pour Contrées, mais pris dans l’urgence, le collectif abandonne sa position d’enquêteur pour créer une perturbation par l’écrit dans la destruction des mondes.