Colloques en ligne

Robert Lukenda

Problèmes de représentation et nouveaux « dispositifs de l’investigation sociale » : les œuvres collectives et contemporaines en France entre littérature, journalisme et sociologie

1Les sociétés contemporaines sont fortement préoccupées par le souci du collectif. Après des décennies de mondialisation et de profondes transformations politiques et socio-économiques, les sociétés démocratiques ont du mal à définir où à redéfinir les bases de la vie en commun, afin de remédier à un manque de cohésion, à une fragmentation du social constaté presque partout. En cette époque d’individualisme et de singularisme, différentes dynamiques peuvent être observées : d’une part, il a été souligné à maintes reprises que, depuis quelques décennies, les communautés traditionnelles d’appartenance sociale (telles que la nation ou la classe) perdent constamment en autorité. À cet égard, la crise actuelle de la représentation politique, sociale et culturelle s’avère être une crise de collectifs traditionnels, de corps intermédiaires tels que les partis politiques ou les syndicats, qui avaient pour objectif de former et d’exprimer des identités et des intérêts de groupes. D’autre part, de nouveaux processus de communautarisation sont en train d’émerger : on peut par exemple penser au concept de l’associativité comme forme de lien social et de collaboration plus ou moins spontanée, durable et contraignante, notamment liée à l’internet et aux réseaux sociaux1. Il s’agit de formes qui, face à la crise actuelle du coronavirus, dans laquelle une grande partie de la vie sociale se déplace vers l’internet, acquièrent une importance politique, sociale, économique et culturelle qui, jusqu’à récemment, n’était guère envisageable.

2Si la question de la communautarisation dans ses manifestations politiques, sociales, culturelles et symboliques est un défi crucial pour les sociétés modernes exigeant de nouvelles réponses du monde politique, de la société civile et du champ scientifique et culturel, le monde littéraire contemporain s’est également saisi de cette question. Et si la littérature est largement considérée comme un instrument exprimant d’abord la subjectivité de l’existence humaine, portant attention au particulier, il semble que, ces derniers temps, une vision de la littérature qui vise à une représentation de l’existence dans son contexte social, a repris de l’élan, témoignant surtout des conditions et des rapports sociaux. Parallèlement à (ou, si l’on veut, en anticipant) une sociologie qui s’occupe des processus du déclin et de la restructuration de collectifs sociaux en France2,ce sont, dans une large mesure, des écrivains comme Annie Ernaux, Didier Eribon, Édouard Louis ou Nicolas Mathieu, qui soulèvent une question sociale contemporaine souvent absente dans la politique et les médias.Ils le font en démontrant la persistance des anciens mécanismes d’exclusion sociale collective tout en témoignant des nouvelles réalités de classe, en l’occurrence des classes populaires.

3Après « l’ère du soupçon » durant laquelle la représentabilité de la réalité et de la société avec des moyens linguistiques a été fondamentalement remise en question, le « retour au réel » advenu durant les années 19803 a marqué le retour non seulement des questions poétologiques et esthétiques de la représentation du réel dans le champ littéraire, mais aussi d’une revendication d’autorité de la part des écrivains en matière d’herméneutique et d’engagement social. Il s’agit d’apporter une contribution à la connaissance de la société actuelle et d’intervenir, d’une manière critique et souvent engagée, dans les débats sur l’appartenance collective et sur le lien social. Pour la plupart, les écrivains contemporains sont conscients que la réalité – le passé tout comme le présent, marqués par la crise et les conflits sociaux – s’impose, mais que les anciens instruments pour exprimer l’existence humaine, pour rendre compte de la réalité individuelle et collective, sont épuisés. L’autofiction, les stratégies de l’hybridation des genres ou les écritures documentaires ne sont que quelques-uns des outils récemment mis en place pour dire le monde dans sa complexité, pour l’exprimer dans ses dimensions subjectives et objectives.

4Ce spectre fortement innovateur et dynamique comprend de plus en plus de formes et de projets d’écriture collective qui, conscients des inégalités et de la diversification sociales croissantes, se consacrent surtout à la capture des points aveugles de la société, afin de satisfaire à un desideratum que Florent Coste avait formulé pour la théorie littéraire, c’est-à-dire « de reconnaître ce que notre époque ne montre pas (dépendance, domination et aliénation) […] et de programmer ce dont elle n’est pas (encore ou toujours) capable – des formes de littérature [et j’ajouterais, d’écriture] plus émancipatrices4. » En ce sens, il s’agit de rompre avec la « quête de la singularité5» au profit d’une perspective et d’une sensibilité dans lesquelles les dimensions collectives de l’existence individuelle et du monde social sont à nouveau mises en évidence.

5Dans ce cadre, il sera ici question d’élargir la perspective au-delà de la littérature proprement dite. L’objectif est d’esquisser un terrain discursif politique, sociologique et littéraire qui gravite autour du terme et du problème du collectif. Il s’agit de pointer quelques dynamiques et phénomènes qui caractérisent l’époque actuelle, mais qui passent généralement en dessous du radar des études littéraires – d’autant plus que, très souvent, les projets collectifs que l’on abordera ici se situent dans le domaine intermédiaire de la littérature, des sciences sociales et du journalisme comme La France invisible (2006) et qu’ils convoquent parfois aussi des professionnels de l’écrit tout comme des amateurs, si l’on pense à une entreprise comme Raconter la vie (2013-2017). D’un caractère extrêmement hybride, ils multiplient des perspectives, des écritures et franchissent des frontières épistémologiques entre les champs mentionnés ci-dessus. Dans le contexte présent, ces projets sont intéressants notamment parce qu’ils relient des réflexions d’ordre esthétique et scientifique, parce qu’ils se servent d’instruments appropriés pour la représentation de la réalité sociale d’aujourd’hui, et parce qu’ils le font avec une attitude socialement engagée qui les amène à vouloir démocratiser la parole et le discours social. C’est notamment dans le sillage du projet dirigé par Pierre Bourdieu et intitulé La misère du monde (1993) que l’on a vu au cours des dernières décennies se développer tout un terrain de projets et de réflexions autour de ce problème : comment rendre la réalité sociale visible d’une manière différente par rapport aux discours souvent datés ou stéréotypés de la politique, des médias et des sciences sociales ? Ceci avec pour but de donner un nouvel élan à des débats sur des questions sociales urgentes en France.

6Le présent article s’appuiera sur une conception du collectif plus orientée vers les études culturelles, plus large et plus ouverte que celle de la sociologie6. Par conséquent, on entend d’abord ici par collectif tout ensemble de personnes qui ont un ou plusieurs points communs. Dans le cadre donné, il s’agit de personnes qui, pour la plupart, se réunissent pour réaliser un projet de recherche et de publication, qui collaborent d’une manière plus ou moins étroite et durable. En ce sens, le collectif est d’abord compris comme un dispositif d’investigation sociale d’un nouveau type (tout en se situant dans une tradition d’entreprises sociologiques et collectives), comme une modalité de production d’un savoir social, ensuite comme une réalité sociologique, un objet d’analyse. Toutefois, dans le contexte présent, le collectif est également une finalité de ce nouvel engagement à la fois sociologique, narratif et politique. Aussi différents que soient les projets mentionnés, ils constituent un champ en pleine expansion, qui, en dehors de l’élaboration de nouvelles formes de l’enquête sociale, a pour objet la revitalisation du lien social. Il s’agit non seulement d’un nouveau travail de représentation afin de mieux comprendre une réalité sociale de plus en plus complexe, mais aussi de faire face à un manque de cohésion sociale, d’affronter le sentiment diffus d’une mal-représentation politique et culturelle. La description des réalités sociales prétendument invisibles dans et à travers des projets comme Raconter la vie vise donc à donner des impulsions narratives pour (re)construire une communauté au sens sociologique, c’est-à-dire en créant des valeurs communes, des sentiments et des actions de solidarité7.

L’individu postmoderne et le collectif – une relation de crise

7Comme l’avait déjà montré Jean-François Lyotard8, la relation postmoderne entre l’individu et le collectif est une relation de crise, le résultat d’un processus de déconstruction qui avait aliéné l’individu des cadres et des formes traditionnels d’appartenance sociale, de la construction identitaire et des grands récits qui les accompagnaient et les structuraient. La victoire éclatante du libéralisme politique, advenue à la fin du xxe siècle, et largement décrite par Marcel Gauchet dans son essai Le nouveau monde9, a non seulement marqué une nouvelle étape de l’individualisme triomphant, mais a également scellé la crise de l’État-nation postmoderne, des idéologies, des systèmes et des valeurs communes. Dans cet état de la société actuelle, caractérisée par une crise du concept de communauté et devenue contingente ou « liquide » selon la formule de Zygmunt Bauman10, c’est-à-dire privée de points de repère collectifs et solides, les derniers vestiges d’une organicité collective comme la classe ouvrière sont en train de disparaître de la scène. Pour citer Éric Hobsbawm, « Never was the word “community” used more indiscriminately and emptily than in the decades when communities in sociological sense became hard to find in real life11. »

8Avant l’âge moderne, c’était le collectif (auquel on appartenait le plus souvent par naissance) qui, dans une large mesure, déterminait l’individu, son statut social et son identité. L’avènement de la société des individus ou de la plus récente société des « singularités12 » avait inversé ce rapport : avec la « radicalisation de la modernité » au cours des dernières décennies, et malgré la persistance de structures de classe et de mécanismes de l’exclusion de classe, soulignée par Didier Eribon13, c’est l’individu qui choisit son appartenance à un collectif, au gré des besoins et exigences en cours. Celui-ci a pris la place du collectif et constitue désormais l’épicentre de la représentation politique, juridique et médiale14. En ce sens, la construction de l’identité individuelle (comme celle des groupes) est aujourd’hui davantage déterminée par une logique d’extrême différenciation et moins par le rapprochement et la similarité par rapport aux autres. Comme l’avait montré Pierre Nora dans son analyse de la mémoire collective15, les efforts déployés par les individus et les groupes pour faire valoir leurs intérêts particuliers rendent presque impossible la construction d’une communauté, le consensus en matière de valeurs communes au-delà des schémas de pensée singularistes.

9Cet individualisme, devenu problématique de nos jours, soulève la question de sa mise en forme politique, de son intégration sociale et culturelle dans une communauté à (re)construire, au sein d’un Nous, pour reprendre le titre d’un livre publié par le philosophe Tristan Garcia16, qui intéresse aujourd’hui la politique, les sciences humaines aussi bien que la littérature. Comment penser, comment représenter et raconter donc le collectif à l’époque de la singularisation sociale ? Quand non seulement les anciens mécanismes de la représentation politique ont perdu de leur autorité, mais quand même un instrument comme la littérature semble suivre de plus en plus les tendances générales de singularisation dans la société en inventant des formes toujours plus sophistiquées d’écriture biographique17 ? Il est d’autant plus difficile de répondre à cette question que, comme l’avait montré Klaus Peter Hansen, l’idée de la « multi-collectivité18 », c’est-à-dire la diversification et la multiplication des appartenances et des identités, a remplacé – à bien des égards – la vision d’une identité de prévalence « mono-collective », déterminée par une ou juste quelques catégories fortes telles que la nationalité ou l’ethnie. Et pourtant, avec la montée du populisme politique d’aujourd’hui, on note le retour de ces « mono-collectifs » dans les débats politiques. Dans la plupart des sociétés démocratiques et contemporaines, depuis un certain temps déjà, une véritable bataille politique se déroule autour du collectif, de sa physionomie politique, culturelle et idéelle – présente, historique et future. La littérature intervient également dans ces débats, si l’on pense au récit 14 juillet d’Éric Vuillard19, qui s’engage à raconter d’une autre manière l’origine du concept moderne de peuple (français) – du point de vue des « gens ordinaires » et souvent invisibles dans les récits communs sur la prise de la Bastille et sur la Révolution française. C’est à travers des recherches de documents, témoignages et protocoles que l’auteur tente de donner un visage aux « sans-noms » de l’histoire, selon une expression de Walter Benjamin employée dans ses « Thèses sur le concept d’histoire » de 194020. L’objectif de Vuillard : refonder le peuple historique et actuel, les liens sociaux d’hier et d’aujourd’hui21.

Refonder le collectif social

10Comme le montre le récit d’Éric Vuillard, cette volonté de la littérature d’intervenir dans des débats publics sur le commun et la communauté, veut dire qu’elle s’efforce de repenser les « conditions de la collectivité22 » historiques et contemporaines, selon la définition d’un art politique donnée par Gilles Deleuze23. Le récit suit l’idée que la communauté est naturellement liée à une histoire commune qui, selon Vuillard, s’avère, à y regarder de plus près, généralement être l’histoire des puissants. Il s’agit donc d’apporter une contribution narrative et historiographique pour que les individus puissent donner sens au Nous, pour citer encore le titre du livre de Garcia. Il est donc question, pour le dire avec Deleuze, de s’adresser non à un collectif, à un peuple ontologiquement donné, mais de déconstruire et de reconstruire en quelque sorte le commun, les bases de l’existence collective en tant que peuple ou nation24. Nombreuses sont en effet les œuvres littéraires qui s’engagent dans ce sens.

11Même une partie croissante des écritures autobiographiques paraît suivre cette voie d’engagement, caractérisé par un vif intérêt pour les dimensions collectives de la vie en société. Dans ce contexte, on peut penser à Didier Eribon et à sa recherche autobiographique dans le milieu des classes populaires (Retour à Reims) ou aux textes d’Annie Ernaux, notamment à son autobiographie impersonnelle et collective publiée sous le titre Les années25 – un livre qui exclut presque complètement le je de l’expérience individuelle au profit d’un elle impersonnel et d’un on collectif car il s’agit de décrire le rapport entre l’existence individuelle et collective, pour enfin rendre visible l’histoire de toute une génération de l’après-guerre. Et dans un journal intitulé Regarde les lumières mon amour et paru en 201726, qui contient les expériences d’achat de l’écrivaine dans un hypermarché de la banlieue parisienne, Ernaux se fixe l’objectif de « “raconter la vie”, la nôtre27 » pour rendre visible une partie de la vie quotidienne des Français ordinaires, souvent absente en littérature, selon l’écrivaine28. Le retour au réel constaté depuis un certain temps s’avère donc être un retour de la question de l’appartenance collective et de sa représentation narrative. La communauté sociale se présente chez Ernaux, dans Regarde les lumières par exemple, comme une « communauté d’épreuves29», de sentiments et de désirs partagés. Comme l’a observé Alexandre Gefen dans son essai Réparer le monde30, la littérature contemporaine ne vise pas seulement à décrire la dissolution du commun, mais aussi à porter un remède narratif à ce processus, à créer, dans le cas d’Ernaux, une dimension de solidarité en rendant visibles un monde de situations et d’expériences partagées dans lesquelles la majorité des Français peuvent se reconnaître.

Le collectif comme moyen épistémologique

Une tradition de l’investigation sociale collective

12Si le collectif est, dans les cas mentionnés ci-dessus, une sorte de finalité, un objet à rendre visible, à examiner et à reconstruire avec des moyens plus ou moins littéraires pour faire face à l’affaiblissement de la cohésion sociale, il est depuis les origines de la société moderne aussi un instrument herméneutique afin de saisir une réalité sociale en mutation rapide. Le problème historique de la représentation des sociétés modernes ne peut être traité en détail ici31. Toutefois, c’est exactement pour affronter les transformations politiques et socioéconomiques de la société postrévolutionnaire qui avait perdu ses repères politiques, sociaux et culturels que le dix-neuvième siècle a vu l’émergence de tout un dispositif représentatif d’ordre politique, scientifique et culturel : la mise en place de systèmes de suffrage démocratiques, la naissance de la sociologie, de l’enquête sociale et du roman réaliste. Ces instruments accomplissaient, chacun avec ses propres moyens, des tâches d’expression et d’épistémologie d’un monde social devenu extrêmement complexe et donc « illisible ». Ils faisaient partie d’une « vaste entreprise de connaissance sociale32 » permettant « à la société de se représenter dans ses évolutions et ses problèmes, de se figurer ce qu’elle est33. » Jusqu’au tournant du xxe siècle, ce sont les projets de caractère collaboratif, tel que le fameux Federal Writers Project (1935-1943), qui deviendront un instrument efficace de la sociologie et de l’ethnographie modernes. Conçu par les autorités de l’État pour dresser un vaste portrait de la société américaine frappée par la crise économique de 1929 (et pour créer également des emplois), toute une armée d’écrivains, de journalistes, de chercheurs et de professeurs d’école avait été envoyée dans toutes les régions du pays. Leur tâche principale était de recueillir des témoignages de « gens ordinaires » et de leur vie quotidienne pour documenter l’histoire et la culture de la nation américaine.

13C’est donc la diversification des outils et des objets de recherche – oral history, enquête de terrain, données statistiques, témoignages et récits de vie, culture populaire – qui rendaient nécessaire la collectivisation et la répartition du travail de recherche. Si les intellectuels engagés dans cette immense entreprise ont le plus souvent agi seuls et de manière indépendante, le projet a été dirigé par une équipe administrative, au niveau fédéral et national. Il représente l’un des exemples les plus impressionnants de l’expansion de l’idéal encyclopédique à la culture populaire. Le caractère collaboratif de ces grands projets qui étaient consacrés à l’enregistrement et à l’étude de la réalité sociale peut être largement attribué aux activités des médias et de l’édition, en particulier à l’émergence des médias de masse tels que les journaux. Cependant, ce sont avant tout les revues scientifiques du début du XIXe siècle qui ont fait du geste de collaboration, né au sein de L’Encyclopédie française du XVIIIe siècle, un moyen destiné à accomplir des fonctions herméneutiques tout comme à jouer un rôle socialement engagé. Celles-ci servaient de médiateur entre les opinions et les idées d’un cercle étroit et instruit de l’élite intellectuelle et un public plus large. Les revues étaient non seulement des médias dans lesquels un grand nombre d’auteurs et d’experts fournissaient un aperçu complet et encyclopédique de tous les domaines socialement pertinents34 (politique, économie, science, arts), mais aussi des organes qui jouaient un rôle politique et socialement inclusif par leur large éventail de sujets, par la tentative d’introduire et de diffuser la connaissance dans la société (« vulgarisation ») afin de contribuer au progrès social. La grande diversité des auteurs et le caractère dialogique et hétérogène des revues qui en résulte (rassemblant faits, points de vue et opinions) ont permis un accès diversifié à la réalité sociale. Cette diversité et le geste collaboratif ont également eu une fonction publique, car ils ont introduit une nouvelle modalité du discours public, contribué à la formation de l’opinion publique (et des connaissances), dans le but de déclencher des débats sociaux et de changer les conditions sociales existantes.

14Parmi les entreprises collectives et encyclopédiques qui cependant – et notamment par rapport aux revues scientifiques – s’adressaient davantage à la masse des lecteurs et accomplissaient une fonction également divertissante figurent aussi les œuvres dites panoramiques, notamment Les Français peints par eux-mêmes (1840-1842)35. Créée en 1840 à l’initiative de l’éditeur Léon Curmer, cette « encyclopédie morale », comme le précise le sous-titre des Français, s’était fixé l’objectif de dresser un portrait complet de la société de son époque. Avec la collaboration de nombreux écrivains et journalistes parmi lesquels Honoré de Balzac, Théophile Gautier et Jules Janin, des textes sur environ trois cents « types de Français » ont été rédigés et illustrés par les caricaturistes les plus célèbres de l’époque comme Honoré Daumier, Henry Monnier et Paul Gavarni. Comme le suggère un titre tel que Les Français peints par eux-mêmes, « l’acte de description » au sein de l’entreprise est censé être attribué à un « sujet collectif 36 », qui, en ce qui concerne la multitude des perspectives et expériences décrites, représente le pays entier, mais qui est plus que la somme des points de vue individuels : c’est la société entière qui devient donc sujet du discours, dont elle est en même temps l’objet. Cette stratégie de multiplication des perspectives d’observation et d’analyse par des auteurs/spécialistes qui ont disséqué tous les domaines du social a pris en compte l’idée que la réalité complexe et fragmentée des sociétés modernes ne pouvait plus être saisie par un seul auteur. Cette tâche nécessitait une division du travail, une collaboration de divers « spécialistes en sciences sociales », de plusieurs médias (texte et image), genres et disciplines de savoir (essai, statistique, enquête, littérature, etc.), comme l’avait précisé l’éditeur dans son introduction aux Français :

Pendant longtemps, le peintre allait de son côté, pendant que l’écrivain marchait aussi de son côté ; ils n’avaient pas encore songé l’un l’autre à se réunir, afin de mettre en commun leur observation, leur ironie, leur sang-froid et leur malice. À la fin cependant, et quand chacun d’eux eut obéi à sa vocation d’observateur, ils consentirent d’un commun accord à cette grande tâche, l’étude des mœurs contemporaines […]37.

Les Français peints par eux-mêmes (2003-2004) : le goût du panoramique retrouvé

15De nos jours, l’idée à la fois feuilletonesque et sociologique de peindre – à la manière d’œuvres panoramiques – un portrait de la société a suscité un nouvel intérêt38. Ainsi, en 2003, les éditions La Découverte ont demandé à une quarantaine d’auteurs de « “tirer le portrait” des Français d’aujourd’hui ». « Sollicités pour s’engager dans cette aventure encyclopédique », comme il est dit dans le texte de présentation, « les plumes […] les plus diverses » comme Didier Daeninckx et François Bon « ont accepté, chacun à leur manière […] de décrire les figures et types sociaux qui leur tenaient à cœur. » Les quatre volumes de la collection « se présente[nt] sous la forme de petits ouvrages, chacun consacré à un milieu, un espace, un champ de la vie sociale […]39 ». À l’époque contemporaine, qui se caractérise par une tendance presque obsessionnelle à l’auto-analyse sociale et au diagnostic de crise, ce projet fait preuve d’un intérêt pour les techniques de la représentation sociale préfigurées par les entreprises panoramiques duXIXe siècle, considérées – à bien des égards – comme anachroniques et illusoires (si l’on pense, par exemple à la revendication d’exhaustivité et de scientificité), mais tout à fait adaptables pour servir en quelque sorte à éclairer certains traits de la réalité contemporaine. Comme l’écrit François Salvaing, l’éditeur du volume sur La politique :

[N]otre ambition n’est pas de donner une vue exhaustive, ni même équilibrée, de la société française dans ses rapports à elle-même, à son histoire et à la planète. Mais de pointer quelques-uns de ses aspects les plus problématiques à travers la subjectivité de dix-écrivains (sept femmes, trois hommes) appartenant à plusieurs générations et issus d’origines richement bigarrées. Et notre réussite serait d’y être parvenus tout en offrant dix fragments significatifs, par leur disparité même, de la littérature de langue française de ce temps40.

16Néanmoins, quarante textes, parfois ironiques, mais surtout sérieux, ont été rédigés suivant le modèle des types et des milieux sociaux esquissés dans les Français du XIXe siècle – sans pourtant reproduire l'affirmation pseudo-scientifique. Ces textes donnent un aperçu de modes de vie exemplaires et de domaines essentiels de la société moderne (la vie professionnelle notamment). À la pluralité des auteurs et des styles correspond une diversité de genres : les articles sont en grande majorité fictionnels, mais on y trouve également quelques documents (une enquête des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux, une courte biographie d’un syndicaliste), des comptes rendus de phénomènes âprement débattus comme la prostitution ou des articles qui, sous forme de reportage journalistique, explorent les hétérotopies de la société actuelle comme le milieu naturiste41.

La misère du monde (1993) : un nouveau rapprochement de la littérature et de la sociologie

    

17Si cette démarche – la collaboration temporaire d’auteurs de différentes provenances qui réalisent un projet éditorial commun, qui créent un ensemble de textes dans lesquels une image de l’état social émerge à travers la multitude de perspectives subjectives – n’est pas neuve ou même extrêmement originale, elle semble pourtant témoigner d’un nouveau rapprochement de la littérature et de la sociologie déjà largement enregistré42. Le procédé en question fait preuve d’une autorité réaffirmée et retrouvée de la littérature en tant qu’instrument qui sert à la production de savoir sur la société. Dans ce contexte, La misère du monde (1993) dirigé par Pierre Bourdieu est à la fois un travail singulier et un modèle de cette nouvelle alliance. La répartition du travail en équipe pour cette vaste enquête sur le malaise social du présent est due à l’immensité de la tâche, en particulier au fait de vouloir dessiner un tableau de la situation sociale en recueillant de nombreux témoignages. Toutefois, la démarche collective devient aussi un garant pour éviter des erreurs épistémologiques, c’est-à-dire une représentation unidimensionnelle et monologique du monde social que Bourdieu croit éviter en faisant recours aux procédés narratifs de la littérature moderne43. L’objectif de l’entreprise est de parvenir à une

représentation complexe et multiple, fondée sur l’expression des mêmes réalités dans des discours différents, parfois inconciliables ; et, à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Woolf, abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situe volontiers l’observateur, et aussi son lecteur […] au profit de la pluralité des perspectives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents44.

18Ce qui vaut pour le lecteur – la tentation de la position élevée par rapport au monde décrit – vaut ici également pour l’observateur.

La France invisible (2016) : un nouveau « dispositif d’investigation sociale »

19Après La misère du monde sont apparus en France des projets collectifs qui, parfois, ont poussé plus loin encore la diversification des perspectives et des écritures. Un aperçu détaillé de ces projets dépasserait largement la portée de cet article. Toutefois, on peut constater que la tendance à se rapprocher de la société – c’est-à-dire de suivre la voie inaugurée par Bourdieu et son équipe de s’adresser à un lectorat au-delà d’un public spécialisé en évitant un langage trop technique – semble se poursuivre45. Comme l’écrivent les éditeurs d’un autre projet de grande ampleur, intitulé La France invisible et publié en 2006 – le sociologue Stéphane Beaud (qui avait déjà participé à l’entreprise de La misère du monde) et les journalistes Joseph Confavreux et Jade Lindgaard –, il s’agit d’une part de poursuivre le travail de la Misère du monde, c’est-à-dire de donner la parole aux personnes qui en général ne sont pas entendues en public. D’autre part, comme il est expliqué dans une prise de position commune qui présente l’approche générale et les lignes directrices du projet, il est question d’élargir le spectre professionnel des auteurs au-delà de la sociologie aux domaines du journalisme et de la littérature :

Alors que La Misère du monde était le fruit d’une enquête scientifique de grande ampleur, La France invisible tente ici une autre voie, celle de construire un dispositif d’investigation sociale et d’écriture inédit : une succession d’enquêtes menées par des journalistes, des chercheurs et des écrivains pour produire des articles accessibles, inspirés et encadrés par les dernières recherches en sciences sociales46.

20L’objectif du projet est de rendre visible une réalité sociale occultée « par les chiffres, le droit, le discours politique, les représentations médiatiques, les politiques publiques, les études sociologiques ou les catégorisations dépassées qui occultent leurs conditions d’existence47 ». La coopération entre chercheurs, journalistes et écrivains s’explique notamment par les raisons suivantes : d’une part, il s’agit de compenser les faiblesses et les limites épistémologiques de chaque champ ; d’autre part, le projet a voulu porter un regard sur le monde social qui rompe avec les discours trop prévisibles, les « catégories ou des concepts trop lourds ou trop datés48 » qui, selon les éditeurs, prévalent dans les champs de la science, du journalisme et de la littérature49 :

Cette forme de collaboration, peu courante dans l’édition, trouve son origine dans une double déception. Celle des chercheurs qui explorent depuis longtemps les nouvelles questions sociales sans réussir à modifier sensiblement les termes du débat public […]. Celle des journalistes […] qui se lamentent sur la réduction des pages « société », trop souvent assignées à un folklore minoritaire ou à des petites narrations de faits divers. Les chercheurs ont accepté de sortir de leur tour d’ivoire et de leur jargon méthodologique pour prendre en compte l’apport des enquêtes de journalistes ou d’écrivains ; et ces derniers ont accepté le recours aux sciences sociales, en demandant en amont aux spécialistes de pointer les angles morts de leurs terrains d’étude […]. Écrivains, journalistes, chercheurs : au-delà de leurs divergences de méthodes et d’approches, ils croient finalement en la force de la description et dans sa capacité à soulever les couvercles idéologiques50.

21L’intention de former des alliances épistémologiques et de diriger une vision de la société dans laquelle les perspectives analytiques et narratives se complètent se reflète dans l’architecture de l’œuvre. Celle-ci est constituée de deux parties dont la première, plus narrative, est dédiée aux récits de trajectoires singulières présentant une série de portraits singuliers et typiques (« Expulsés », « Jeunes au travail », « Sans domicile » par exemple), tandis que la seconde, plus analytique, est consacrée à l’approfondissement sociologique des réalités observées51.

22C’est le collectif – entendu ici comme un groupe, dont les membres coopèrent dans le cadre d’un projet temporaire, ou chacun signe les articles avec son propre nom et qui est constitué par des experts dans divers domaines du social – qui devient garant d’une vaste expertise du social et permet de construire une vue d’ensemble des problèmes principaux de la société actuelle. L’approche collective devient la condition préalable pour une appréhension à la fois détaillée et englobante, qui a pour objectif d’intervenir dans les différents domaines du discours social (politique, science, médias) et de corriger en quelque sorte les instruments de la représentation sociale. Sans entrer dans les détails à ce stade, cette approche sociologique et collective semble de plus en plus irradier dans le domaine de la littérature. Dans ce contexte, on peut penser au livre Une année en France52, dans lequel le trio François Bégaudeau, Arno Bertina et Oliver Rohe, membres du collectif littéraire Inculte, réalise un inventaire à la fois littéraire et sociologique de l’année mouvementée de 2005, en rassemblant observations, fictions, extraits de presse et analyses à propos du non au référendum sur la Constitution européenne, des émeutes dans les banlieues et du mouvement contre la loi sur le contrat première embauche.

« [F]rères d’armes et frères d’esprit » : Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis (petite parenthèse)

   

23C’est dans le contexte d’un retour de la question sociale dans le débat public et littéraire en France qu’il faut placer un autre collectif, d’ailleurs très médiatisé : le groupe constitué par le sociologue Didier Eribon, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie et l’écrivain Édouard Louis, souvent labélisé comme « the new French intellectuals ». Ce trio est uni par un grand projet classique de gauche : c’est-à-dire la critique et le changement des rapports de force sociaux53. Les trois écrivains ont en commun une orientation homosexuelle traitée dans leurs textes et, dans le cas d’Eribon et de Louis, une provenance sociale, une biographie de transfuge de classe qui constitue la base de leur engagement littéraire et politique. Le trio entretient une sorte de relation existentielle et émotionnelle entre maître (Eribon) et élèves – une sorte de symbiose intellectuelle qui, comme cela a été affirmé, renvoie à la tradition des célèbres couples intellectuels de gauche tels que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ou Michel Foucault et Daniel Defert54 – « frères d’armes et frères d’esprit », comme le soulignait un article du Monde55.

24Ce groupe apparait et se met en scène de différentes manières, tout d’abord en rédigeant et en signant ensemble des tribunes dans la presse56. On constate aussi une inspiration littéraire réciproque. Leurs textes résultent d’un échange mutuel intensif57.  Le bestseller de Louis En finir avec Eddy Bellegueule58 est très visiblement influencé par Retour à Reims d’Eribon et son style d’écriture autosociobiographique. Ils se rédigent mutuellement des avant-propos et s’offrent des dédicaces dans leurs livres59. Ils ont d’ailleurs l’habitude d’apparaître en public ensemble à l’occasion de lectures ou discussions, de pratiquer une sorte de self-fashioning commun dont on peut avoir une impression sur leurs blogs et à l’occasion de leurs nombreuses apparitions dans la presse60.

Un « roman vrai de la société d’aujourd’hui » : le projet Raconter la vie comme expérimentation éditoriale et narrative collective

   

25Parmi les entreprises collectives et contemporaines les plus remarquables figure certes le projet Raconter la vie. Lancé en 2013 par Pierre Rosanvallon et terminé en 2017, il avait pour objectif d’offrir aux Français la possibilité de raconter leur vie quotidienne et de prendre connaissance de celle de leurs concitoyens61. En recueillant des témoignages du monde social, publiés sur internet et dans une collection de livres62, l’entreprise a voulu mener un nouveau travail de déchiffrement et d’engagement afin de « rendre plus lisible la société d’aujourd’hui et [d’] aider les individus qui la composent à s’insérer dans une histoire collective » selon la déclaration présente sur le site internet63. Pour fournir une image de la société aussi étendue que diversifiée, Raconter la vie s’était fixé comme objectif d’accueillir une vaste gamme de genres et de styles. Sur le site internet du projet, on pouvait lire : « Pour “raconter la vie” dans toute la diversité des expériences, la collection accueille des écritures et des approches multiples – celles du témoignage, de l’analyse sociologique, de l’enquête journalistique et ethnographique, de la littérature64. » C’est donc à partir de nombreux récits produits par des écrivains professionnels comme Annie Ernaux ou Maylis de Kerangal, par des chercheurs comme Sébastien Balibar, des philosophes comme Guillaume Le Blanc, tout comme d’innombrables amateurs s’appelant Bruno, Véronique ou Slimane Touhami, que devait prendre forme une fresque sociale polyphonique. Cette fresque entendait représenter la réalité sociale, être le « roman vrai de la société d’aujourd’hui », comme l’avait souligné l’en-tête du site web du projet (voir image 1).

img-1-small450.jpg

Image 1: www.raconterlavie.fr (capture d’écran datant du 8 avril 2016)

26Il y avait dans Raconter la vie une dimension nettement politique car le projet avait l’intention de contrecarrer les sentiments de frustration et d’aliénation par rapport à la société et à la démocratie et de renforcer la cohésion sociale à travers le recours à la narration65. Dans la foule des mouvements de caractère politique, social ou même littéraire qui sont un élément central de notre époque, Raconter la vie se considère comme un nouveau type de mouvement à la fois narratif, social et citoyen. Par sa structure ouverte, par son geste prétendument démocratique de publier la parole de tout le monde sur internet, de rassembler des observations de personnes issues de toutes les couches de la société, écrivains professionnels et amateurs, ce projet a constitué un vaste terrain d’expérimentation du collectif. En facilitant la participation collective dans le processus de la représentation du monde social, Raconter la vie a tenté d’assumer une fonction de contrepoids aux discours politiques, scientifiques et médiatiques, qui, comme le souligne Rosanvallon, présentent une image de la société souvent biaisée et déformée66. Le projet évite de concevoir les acteurs sociaux exclusivement comme des objets d’analyse qui sont examinés par des experts. Les « Français ordinaires » sont au contraire porteurs d’un savoir social qui, comme il est constaté dans le projet, n’est pas pris en considération dans les discours élitistes sur la société. À cet égard, la structure participative de Raconter la vie fait preuve des efforts croissants de la société civile visant – comme le montre le projet The people’s science « science for everyone » – à mettre en réseau experts et amateurs avec l’objectif de combler un écart entre science et société67.

27Le collectif proposé par Raconter la vie est d’abord une communauté du vécu – communauté entendue comme le partage, moins d’une condition sociale commune que d’un statut d’invisibilité et de relégation dans les discours et l’action politiques. De caractère imaginaire, ce collectif devient pourtant réel dans la mesure où le projet veut non seulement rassembler les gens dans une communauté virtuelle d’écrivains et de lecteurs, mais aussi franchir un pas vers la convivialité, vers une revitalisation durable de liens sociaux en organisant lectures de textes et tribunes de discussion, en créant des réseaux de solidarité et d’aide mutuelle68. Le collectif construit par Raconter la vie est donc censé devenir publiquement et physiquement visible – à une époque socialement et politiquement agitée où, d’une part, la vie collective se déplace de plus en plus vers internet tandis que, d’autre part, de nouveaux collectifs tels que les gilets jaunes se manifestent dans la sphère publique, sur les places et dans les rues. Toutefois, ces deux évolutions se caractérisent par un problème fondamental et commun : la difficulté de trouver et d’articuler des intérêts communs. Il surgit là le problème évoqué au départ et qui occupe également Raconter la vie : comment faire société à une époque de la singularisation du monde social et de l’affaiblissement des organes de la représentation politique et sociale ?

28À cette vision d’un collectif à la foi virtuel et réel s’ajoute une prise d’utopisme républicain, car le projet a l’ambition de rassembler les Français dans une sorte de parlement des invisibles, pour reprendre le titre du manifeste de Rosanvallon – un espace égalitaire où chacun peut prendre la parole, où chacun est entendu69.

Les entreprises collectives : un champ d’investigation sociale de grande dynamique (conclusion)

29S’il est vrai que la littérature contemporaine est préoccupée par les phénomènes de dissolution de la société70, les projets mentionnés ci-haut, situés souvent à mi-chemin entre littérature, sociologie et journalisme, travaillent aussi dans le sens inverse : partant du constat de l’affaiblissement du lien social, ces entreprises constituent un vaste terrain d’expérimentation et de représentation du social et du collectif d’aujourd’hui – un champ extrêmement dynamique dans lequel les frontières traditionnelles de l’analyse sociale entre les médias, écritures et savoirs sont de plus en plus franchies. Un exemple récent de ces dispositifs, qui mérite un examen plus approfondi, est certainement la revue XXI qui propose un nouveau type d’enquêtes sociales en « réunissant des écrivains, des reporters, des photographes et [et notamment aussi] des auteurs de bande dessinée […] pour comprendre le monde d’aujourd’hui71. » Décrire et analyser les points aveugles de la réalité sociale, repenser et élargir le spectre méthodologique de la représentation du monde social, intervenir dans les discours publics en inventant des moyens pour démocratiser la parole pour sortir d’une impasse épistémologique – ce ne sont que quelques-uns des éléments clés de cet engagement à la fois analytique, social et politique qui, malgré toutes les différences existantes, caractérise des projets comme la France invisible ou Raconter la vie. Il est pourtant intéressant de noter que les projets de lutte contre l’invisibilité sociale suivent au moins partiellement une logique de visibilité qui obéit aux règles du marché éditorial : dans la plupart des cas, ce sont des personnalités connues et reconnues comme Pierre Bourdieu (La misère du monde) ou Pierre Rosanvallon (Raconter la vie) qui, outre leur expertise scientifique, garantissent également l’attention des médias, et par là d’un certain public. Ils assurent le soutien financier et le capital symbolique à ces projets et occupent donc une place particulière au sein du collectif72.

30Toutefois, dans le contexte dessiné, le collectif apparaît comme un moyen d’affronter une nouvelle question sociale qui, comme on le prétend souvent, passe encore largement inaperçue – notamment à travers une multiplication d’écritures, d’expertises et de voix, pour faire face à une complexité du monde toujours croissante. Ce faisant, les projets mentionnés poursuivent en partie une tradition de travaux collectifs. Un projet comme Raconter la vie s’appuie sur des éléments classiques tel qu’un manifeste73. En même temps, il tente d’emprunter de nouvelles voies éditoriales et narratives en recourant à internet et en s’engageant donc à repenser le rapport entre l’individuetle collectif à l’époque numérique. Ainsi, le collectif s’avère être un instrument créateur de savoir social et de sens commun – une charnière qui véhicule en soi l’idée d’une communauté – dans l’état où elle est et où elle pourrait être74.

Petite note finale et complémentaire

   

31Bien que l’on ait tendance à considérer le collectif principalement au niveau de la production littéraire, il ne faut pas oublier qu’il joue un rôle important dans les mécanismes du transfert littéraire, à travers la traduction notamment. Ainsi, la traduction de la littérature, surtout quand il s’agissait d’œuvres de grande envergure, a souvent été une affaire de collaboration, si l’on pense à la traduction des classiques comme Shakespeare, qui, à l’époque romantique, est devenue célèbre, dans le monde germanophone par exemple, en grande partie grâce aux efforts de traducteurs conjoints75. À cet égard, on peut observer qu’à l’époque actuelle, où de nouvelles formes d’écriture littéraire collective émergent grâce aux possibilités numériques, de nouvelles formes collectives de traduction voient également le jour. On peut prendre pour exemples des phénomènes émergents comme le « Translation Crowdsourcing » ou le « Fan/Amateur Translation » qui n’ont que récemment attiré l’attention des chercheurs. Dans la plupart des cas, il s’agit, cela a été souligné, de traductions « made by fans for fans76 » qui, en général, assurent une disponibilité et une circulation rapide de textes littéraires tout comme de bandes dessinées et de séries télévisées majoritairement populaires. Très souvent, ces traductions de masse contournent le marché éditorial classique tout comme les règles de protection des œuvres littéraires et artistiques. L’exemple suivant montre l’énorme dynamique et les conséquences que cela peut avoir : la traduction d’un livre entier de la série Harry Potter en chinois en moins de 48 heures77 !