Colloques en ligne

Irene Cacopardi

Entre narrations, mouvements politiques et engagement collectif : Wu Ming, une forme de militantisme littéraire dans la modernité liquide

1L’univers littéraire est marqué depuis toujours par des relations plus ou moins étroites entre la pratique littéraire « pure » et l’engagement politique, entre la prise de position vis-à-vis du contexte socio-politique et certaines formes de militantisme. Il suffit de penser à des auteurs tels que Victor Hugo, Jean-Paul Sartre, Leonardo Sciascia, Pier Paolo Pasolini, dont la parole littéraire était très étroitement liée à un engagement politique. Toutefois, le contexte dans lequel ces auteurs opéraient était déjà fortement politisé. Les intellectuels et les écrivains avaient un certain poids dans l’analyse de la société contemporaine.

2Mais qu’en est-il aujourd’hui ? De cet âge où, selon certains, le postmoderne a effacé toute forme d’engagement sérieux, où l’on assiste à la peopolisation de l’auteur et au développement d’une culture médiatique gagnée par la spectacularisation du littéraire1 ? Le critique italien Remo Ceserani affirme à ce sujet que la société civile ne donne plus à l’intellectuel le rôle de dénonciation, de passeur d’idées et de valeurs éthico-politique. Il parle du « déclin de l’intellectuel2 » et de sa « liquéfaction3 » pour souligner le changement de son rôle, toujours plus proche des spécialistes et des initiés et toujours plus loin de « l’intellectuel total », selon les mots que Pierre Bourdieu utilisait en référence à Jean-Paul Sartre4.

3Dans un contexte culturel contemporain où la transformation la plus significative semble être l’imposition d’une « esthétique du profit5 » où la littérature devient un simple objet de loisir vendu à prix cassé6, qu’en est-il de la relation entre la politique, l’action politique et la parole littéraire ?

4Pour contribuer à répondre à ces interrogations, cet article se propose d’analyser les relations que le collectif italien Wu Ming entretient avec les milieux contestataires italiens pour comprendre les enjeux de la parole littéraire dans la société contemporaine. Après une courte présentation du collectif avec des références à son ancêtre, le Luther Blissett Project, on se penchera sur la notion de pratique mythopoïétique pour ensuite analyser le rapport que Luther Blissett/Wu Ming a entretenu avec le milieu des centri sociali et avec le mouvement altermondialiste. Ensuite, on montrera l’évolution de l’engagement du collectif en renvoyant à la naissance de nouveaux projets et à la participation du groupe à d’autres luttes et mouvements. Notre but est de montrer ainsi que l’idée de l’auteur et la conception de la littérature portées par Wu Ming se traduisent dans un engagement pratique, dans une activité politique réelle et dans un lien étroit avec les milieux contestataires.

De Luther Blissett à Wu Ming : la valeur politique de la mythopoïèse

5Wu Ming est un collectif littéraire, aujourd’hui formé par trois auteurs : Wu Ming 1 (Roberto Bui), Wu Ming 2 (Giovanni Cattabriga) et Wu Ming 4 (Federico Guglielmi)7.

6Le choix du nom Wu Ming est central dans la démarche politico-littéraire du groupe car il s’inscrit dans la critique à l’encontre de la société contemporaine, considérée par le collectif comme la « société du paraître8 » où la vanité flaubertienne qui « est à la base de tout9 » fonde et justifie la croyance en l’artiste-génie et engendre un culte de la personnalité exacerbé. Caractérisée par l’emphase du paraître, par le sentiment de nécessité de passer par la machine médiatique et par un libéralisme incontrôlé pour exister, la société contemporaine est fortement critiquée par le groupe qui, tout en promouvant la fiction, refuse la notoriété figée de la vedette littéraire. En chinois mandarin, en effet, Wu Ming a deux significations selon la prononciation, soit « cinq noms », en référence au nombre originaire des membres du collectif, soit « sans nom », en hommage à la dissidence chinoise qui utilise cette signature pour défendre la démocratie et la liberté d’expression10. En opposition à la figure de la « star », de la « célébrité », de la « vedette », Wu Ming amène sur le devant de la scène le Gemeinwesen, l’être commun de Karl Marx et G.W. F. Hegel : l’ensemble des individualités, l’être général, l’individu vivant en communauté, l’être social. Pour cela, le collectif prône et pratique l’anonymat de l’auteur, l’utilisation de la licence Creative Commons et des nouvelles technologies pour la diffusion de ses œuvres ainsi quela présence de l’écrivain dans le tissu social et dans la vie de la communauté. Dans la conception de Wu Ming, la figure de l’intellectuel est par essence une figure de l’engagement, complètement immergé dans son temps et dans son environnement social et bien que l’écriture soit un des points névralgiques de l’activité de Wu Ming, ses origines ne sont pas strictement littéraires. Dans une interview, le collectif explique : « Nous sommes nés dès nos débuts comme un collectif politique et au début nous n’écrivions pas de romans. Écrire était pour nous une des multiples formes d’intervention politique11 ».

7En effet, Wu Ming naît en janvier 2000 suite à la « mort » de la cellule bolonaise du Luther Blissett Project, un mouvement contestataire bigarré qui s’étend dans toute l’Europe et en Amérique du Nord. Le but du projet Luther Blissett est de mettre en place une guérilla médiatique contre les institutions, l’industrie culturelle, le système d’information et plus généralement contre l’idéologie libérale qui voit dans l’économie le seul moteur de la réalité et des relations humaines. Bien que ce projet ne soit pas un projet littéraire, il est néanmoins un projet mythopoïètique : son objectif ultime est d’arriver à créer un folk hero, une pop star collective, un mythe de lutte, Luther Blissett, et de l’introduire dans le monde culturel officiel. Pour ce faire, il met en circulation des légendes, des histoires fausses ou partiellement vraies, des canulars qui ouvrent le chemin à une participation émotionnelle et à une passion pour les grands récits et qui pourraient secouer et réinvestir l’imaginaire socio-politique.

8Pour attaquer les logiques socio-politico-économiques contemporaines, Luther Blissett met également en place des actions de contestation performative et d’appropriation de l’espace urbain comme la pratique de la psychogéographie, méthodologie d’enquête de l’espace urbain héritée des situationnistes, et le théâtre situationniste de rue. Les métropoles contemporaines représentent pour le collectif l’accomplissement du pouvoir économique et politique dans l’espace et contribuent au développement d’une mentalité passive et qui délègue. Selon cette vision, les territoires sont surdéterminés dans le temps et dans l’espace selon les exigences de la consommation. L’architecture est l’expression de la classe dominante et les trajectoires, c’est-à-dire nos trajets, nos déplacements quotidiens, sont bien souvent prédéfinis par le travail et la consommation. Luther Blissett propose donc d’investir les quartiers des villes, de les redécouvrir et les réinventer pour qu’ils ne soient pas seulement des prisons et des « dispositifs de codification du pouvoir12 ». La psychogéographie, tout comme le théâtre de rue, sont des manières de retrouver le contrôle du territoire, en imaginant une autre façon de vivre la ville et en développant des compétences pour une critique rationnelle de l’urbanisme contemporain. Ce faisant, Luther Blissett s’essaye dans une nouvelle narration de la réalité qui témoigne de son engagement politico-mythopoïétique qui, bien avant de s’accomplir dans le langage littéraire, est une action concrète. C’est pour cela que le collectif parle de « pratique mythopoïétique », c’est-à-dire d’un exercice pratique, d’une action, d’une « praxis » qui amène/ramène le conflit à l’idée de franchissement de l’espace. Ce dernier est libéré et il devient dans les performances blissettiennes une sorte de Temporary Autonomous Zone, c’est-à-dire : « une insurrection qui ne se livre pas directement avec l’État, une opération de guérilla qui libère une zone […] et puis se dissout pour se reformer dans un autre lieu, dans un autre temps, avant que l’État puisse l’écraser13 ».

9Cette idée du conflit qui franchit l’espace et cette volonté de création de zones, de lieux de contestation ludique, nous ramène à la relation étroite que le collectif entretient avec les milieux des centri sociali, des centres sociaux, des squats culturels depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, prélude de l’activité artistique mise en place par Wu Ming.  

Luther Blissett/Wu Ming et les Centri sociali

10Les centri sociali naissent en Italie vers la fin des années 1970 avec l’occupation illégale de lieux désaffectés. Il s’agit de « sphères publiques en formation14 », d’ « espaces publiques de discussion15», de « lieux d’expérimentation de formes de coopération sociale16 », qui offrent la possibilité d’héberger une nouvelle vie socio-culturelle et dont le but est de mener des expériences communautaires grâce à l’agrégation spontanée et à l’autogestion des individus. Ces endroits tentent de répondre à la crise de la grande entreprise en Italie : la disparition de l’entreprise et de l’usine, lieux de la volonté et du conflit politique, provoque l’érosion progressive des instruments formatifs de la volonté politique. Les centri sociali sont également la manifestation concrète de la critique de la conception libérale de la sphère publique. Exemples uniques d’agrégation sociale autonome, dans les centri sociali on essaye d’analyser et de comprendre le travail, la politique, les dynamiques socio-économiques et l’expérimentation culturelle. L’organisation d’événements, de concerts, d’expositions, de conférences, de cours d’informatique, de vente de revues et de disques autoproduits permet, en outre, l’autosuffisance de ces espaces occupés qui restent en dehors de la logique du marché17 et veulent être le reflet de la philosophie du do it yourself. Dans les squats, le travail collectif remplace les individualités et les hiérarchies sont abolies au profit d’une revendication communautaire de la création et de la gestion. Quel lien alors existe-t-il avec le Luther Blissett Project et Wu Ming ?

11Luther Blissett refuse toute tentative de rapprochement avec des mouvements précis et identifiables et il critique violemment ceux qui voudraient le rattacher de manière simpliste au milieu du squat et à cette orientation politique. Dans Mind invaders Blissett affirme :

« Ni un homme de plus, ni de l’argent pour le centresocialisme réel. Je veux démasquer les contradictions de nos villes, non pas les cacher entre quatre murs de merde, en reproduisant les habitudes et l’indolence18. »

12En Italie les expériences des centri sociali sont variées, c’est pour cela qu’il faut spécifier et resserrer le lien qui unit Luther Blissett/Wu Ming à ces espaces collectifs. Selon une interview de Wu Ming 1 au journal Jungle World de Berlin, la sensibilité de Luther Blissett et de Wu Ming est celle des centri sociali d’orientation communiste19, signataires en 1998 de la carta di Milano, une charte qui ouvre ces réalités au dialogue avec les institutions. Pour ces sensibilités politiques il s’agit de sortir de la dynamique « conflit – répression – lutte » contre la répression, pour passer à un schéma dans lequel le conflit social est porteur de projets. Le but est donc d’aller au-delà des logiques autoréférentielles et des discours anti-institutionnels pour privilégier une pratique d’infiltration des institutions. Cette stratégie permet un dialogue constructif qui, pour reprendre les mots de Wu Ming 1, favorise la « constitution de libres fédérations de communautés, un processus qui commence par le bas et qui parle d’autonomie plutôt que de prise du pouvoir d’État20 ».

13Luther Blissett/Wu Ming ne se positionne donc pas comme une force visant la destruction et l’anéantissement des institutions mais comme un élément déstabilisant qui opère afin de dévoiler le conflit au grand jour et de l’amener dans la société. Le lien avec les centri sociali est donc pertinent, et ce à plusieurs égards.  Tout d’abord, les deux projets collectifs sont présents dans certains lieux pour participer à des événements militants ou culturels, hier comme aujourd’hui. En voulant sortir du seul prisme bolonais, on trouve Luther Blissett aussi dans les centres sociaux de Rome21 comme Forte prenestino, dans le quartier Centocelle ou chez Auro e Marco dans le quartier Spinaceto avec la pratique psychogéographique et avec les émissions radiophoniques de Radio Blissett. Quant à Wu Ming, très récemment il a été aux avant-postes dans la défense de deux lieux emblématiques de la ville de Bologne : l’ancien bâtiment Telecom Italia (2015) et le squat Xm24 (2017-2018).

14Lieu désaffecté et abandonné par les pouvoirs publics, le bâtiment Telecom était occupé par 280 individus sans logements22 ; le squat Xm24 était un lieu majeur de la contreculture de la ville, qui hébergeait spectacles, débats, cours d’italien pour immigrés, groupes de lecture et maintes autres activités culturelles. Les deux bâtiments, symbole de « l’autre Bologne23 », la Bologne de la résistance, ont été évacués manu militari par les forces de police, témoignant ainsi d’une certaine gestion du pouvoir, fortement influencée, selon Wu Ming, par la politique nationale du pays. Dans ces deux cas, le collectif participe aux manifestations, prend part aux actions contre la mairie de Bologne, donne des interviews24 et écrit. 

15Au premier abord, la présence de Wu Ming au sein de ces mouvements pourrait paraître une participation à titre personnel, en tant que simples citoyens/militants interpellés par la politique locale (Wu Ming 2 en tant que Giovanni Cattabriga ou Wu Ming 1 en tant que Roberto Bui, par exemple). Toutefois, le fait que tous les événements soient relayés de manière systématique sur le site du groupe avec des rendez-vous politiques mais aussi des articles de fond, montre que l’engagement est bien celui du collectif Wu Ming en tant qu’intellectuel, héraut des valeurs et des revendications qui prennent forme dans la lutte sur le terrain. Le collectif écrit sur son blog Giap où il critique acerbement la classe politique italienne locale et nationale25 et où il donne également la parole à d’autres militants qui condamnent à leur tour les représentants des institutions comme le maire de Bologne (Virginio Merola) mais aussi le premier ministre de l’époque, Matteo Renzi, et le ministre de la Justice Angelino Alfano26. Wu Ming s’exprime via Twitter, sur les journaux comme La Repubblica mais aussi sur Rifondazione comunista, par exemple, où il affirme avec force être de « gauche, une gauche sociale et diffuse, celle des mouvements à tendance extra-institutionnelle27 ». En plus, il prend position et défend ouvertement les centri sociali comme étant les lieux qui ont donné naissance aux foyers de contestation des années 1990, qui ont offert les « infrastructure fondamentales28 » pour qu’un débat sur la contemporanéité se développe et qui ont permis l’ancrage au territoire d’une résistance et d’une prise de conscience politique. Pour cela, Wu Ming affirme dans un  tweet :

« Défendre les centri sociali et les occupations d’habitation. Une lutte qui peut en connecter beaucoup d’autres et qui touche presque chaque ville en Italie. C’est là qu’on verra la différence entre opposition vraie et fausse, c’est là qu’on joue la résistance et le nouveau départ29. »

16La présence de Wu Ming dans les squats culturels pour les concerts du groupe Wu Ming Contingent, pour les lectures musicales et pour les ateliers d’écriture collective, atteste également la relation étroite entre le collectif et ces lieux. En outre, ce lien se manifeste clairement dans leurs pratiques culturelles fort similaires : l’autogestion, le travail artistique ouvert, la création d’une communauté qui s’oppose aux dynamiques sociales institutionnelles.

17Enfin, la participation de Luther Blissett d’abord, et de Wu Ming ensuite, au mouvement contestataire altermondialiste italien des Tute Bianche, né dans les centri sociali, témoigne et confirme le lien entre Luther Blissett et ces lieux politico-culturels. Protagoniste pacifique des manifestations de la fin des années 1990, le mouvement des Tute Bianche brandit comme emblème le roman blissettien L’œil de Carafa (1999) et identifie le collectif comme le guide du mouvement. En outre, la participation au mouvement altermondialiste est une période charnière pour l’évolution du Luther Blissett Project. En effet, c’est dans ce contexte que Luther Blissett « se suicide » et donne vie à Wu Ming.

Tute Bianche : un autre accomplissement de la pratique mythopoïétique

18Partisanes de la désobéissance civique, les Tute bianche étaient le symbole du nouveau travail postfordiste, flexible, précaire et temporaire qui, rappelle Wu Ming 1, « empêche les individus de jouir des droits sociaux et syndicaux30 ». Dans l’article Tute bianche. La prassi della mitopoiesi in tempi di catastrofe, Wu Ming affirme :

« Ce qui est le plus important : les Tute Bianche mettaient en scène une narration zapatiste sur la désobéissance civile et les multitudes qui « soufflaient contre l’empire ». Il ne s’agissait en aucun cas de règlements de comptes entre les camarades et la police, mais de messages à la société civile31. »

19Les mots de Wu Ming nous suggèrent ainsi que les actions des Tute bianche étaient une autre version de la pratique mythopoïétique. Définis au préalable, les affrontements avec les forces de l’ordre pendant les manifestations étaient une sorte de chorégraphie dont l’aspect le plus important était l’intention communicationnelle : créer un spectacle de contestation par le biais duquel la multitude pourrait se mettre en scène et donner vie à une narration guerrière capable de mouvoir et d’émouvoir les individus et de récréer un lien social. Il s’agissait et s’agit donc toujours de créer un mythe, dans l’acception utilisée par Roland Barthes : un métalangage, un système de communication, un message32. Un message de lutte, de défi et d’espoir qui s’est poursuivi dans les nombreux communiqués qui accompagnaient le mouvement ainsi que dans les narrations chorales et individuelles de Wu Ming.

20De ces éléments apparaît clairement l’entrelacement entre narration, action et engagement politique dans le projet Luther Blissett et puis de Wu Ming. Il en ressort même une instrumentalisation de la narration par l’activité politique. Prenons en exemple la fortune du roman L’Œil de Carafa, « western théologique » qui raconte les projets subversifs et hérétiques de paysans dans l’Europe de la Réforme protestante entre 1517 et 1555. L'Œil de Carafa est devenu très rapidement le symbole du mouvement. En 2001, Wu Ming 4 offre le roman au sous-commandant Marcos pendant la marche des zapatistes au Mexique, comme emblème des mouvements européens. Les mots du protagoniste Thomas Müntzer, « omnia sunt communia », sont écrits sur les banderoles, les murs et les tracts. Wu Ming raconte que dans le forum du mouvement les militants adoptent les pseudonymes des personnages du livre comme « Magister Thomas » ou le capitaine « Gert du Puits33 ».

21Avec L’œil de Carafa, d’autres textes participent à faire de Wu Ming le théoricien et le leader intellectuel de ces mouvements de contestation : Dalle moltitudini d’Europa in marcia contro l’Impero e verso Genova (Des multitudes d’Europe en marche contre l’Empire et contre Gêne)de mai 2001, un appel qui exhorte les multitudes à aller à Gêne pour manifester contre l’Empire ; Il viaggio di Dydo, (Le voyage de Dido) de Wu Ming 2, une allégorie science-fictionnelle de la marche vers Gêne pour protester contre le G8 (2001), la Lettera agli indecisi della Selva Europa (Lettre aux indécis de la jungle Europe)signée capitaine Gert du Puits ou encore l’article All’illustrissimo Signore della Terra in Genova, oggi cuore dell’Impero (Au très illustre Seigneur de la Terre, à Gênes, aujourd’hui cœur de l’empire), signé Q.

22Luther Blissett/Wu Ming participe donc d’une double manière à ce mouvement contestataire : personnellement – les membres du collectif prennent part à l’organisation du mouvement et sont présents physiquement aux manifestations – et avec leur plume qui relate, dénonce, analyse, exhorte à prendre position contre cette « vie liquide […] qui traite le monde et tous ses fragments animés et inanimés comme autant d’objets de consommation34 ». Né dans un contexte très politisé, Wu Ming est donc un sujet politique qui unit aux actions concrètes la narrativité typique du conteur, du troubadour, voire de l’aède.

23Toutefois, si dans un premier temps Wu Ming endosse le rôle de l’intellectuel qui à côté de l’activité littéraire assume son engagement politique, en exploitant ce statut pour prendre la parole publiquement, par la suite le collectif décide de prendre ses distances avec ce rôle. En effet, après le G8 de Gêne, Wu Ming pense être allé au-delà de son rôle d’auteur et avoir contribué à scléroser le mythe :  

« Il revient à tout un mouvement, communauté ou classe sociale de manipuler les mythes et de les garder en vie. Aucun groupe particulier ne peut s’en autocharger. Nous, en revanche, nous finîmes par devenir des « fonctionnaires » de la manipulation des métaphores et de l’évocation des mythes35. »

24Le risque dans ce cas, selon Wu Ming, est donc de tomber dans la création de mythes technicisés, c’est-à-dire dans « l’élaboration utilitaire d’images mythiques qui poursuit des objectifs déterminés en utilisant leur potentiel émotionnel et communicatif36 ». Ce type de mythe est créé par le haut, il devient sclérosé et figé et il peut se transformer en propagande, comme le mythe de la romanité dans l’Italie fasciste par exemple. En outre, ce rôle soutient la figure de l’intellectuel séparé de la multitude, condition en nette opposition avec les principes qui guident le collectif dès le Luther Blissett Project. Wu Ming décide alors de s’éloigner de « la route » et de filtrer son engagement politique à travers l’activité littéraire dans laquelle, malgré cette prise de conscience, l’engagement politique persiste. Certains sujets perdurent dans ses œuvres : l’engagement en faveur de l’écologie est présent dans Previsioni del tempo (Prévisions météorologiques)de Wu Ming 3etWu Ming 5 et dans le roman de Wu Ming 2, Guerra agli umani (Guerre aux humains) et la critique contre le système capitaliste et la société contemporaine continue dans American parmigiano37et Anatra all’arancia meccanica (Canard à l’orange mécanique).

25On pourrait alors penser que, par rapport au Luther Blissett Projet et aux premières années d’activité de Wu Ming, l’engagement du collectif se déplace progressivement vers la seule activité littéraire. Se présentant comme un « laboratoire de design littéraire38 » dont la mission n’est plus la création de mythes mais leur décomposition-recomposition et l’étude des « zones d’ombre » de l’Histoire pour pouvoir créer d’autres narrations, il pourrait paraître que Wu Ming renonce à la « pratique mythopoïétique » et aux actions militantes. Ce n’est pas le cas. Wu Ming est présent aux côtés de multiples mouvements. Grâce à sa présence dans l’internet, et notamment grâce à son blog/site Giap, Wu Ming a créé un réseau de lutte très vaste39 : naissent ainsi différents collectifs qui intègrent l’activité d’écriture et qui forment la Wu Ming Foundation, un « collectif de collectifs », une « libre fédération de collectifs ».

26Deux projets venant élargir le noyau Wu Ming seront ici examinés : Alpinismo Molotov et Resitenze in Cirenaica.

27Sur son site, le collectif Alpinismo Molotov se définit comme une association subversive informelle. Cette association est formée par Wu Ming 1, un des piliers du projet, par Wu Ming 2 et par des membres du blog Giap, les giapsters. Le nom Alpinismo Molotov veut indiquer aussi bien un ensemble de pratiques dans une évolution perpétuelle que la communauté qui les réalise. Cette dernière n’a pas de localisation précise ni d’adhérents fixes. Dans le manifeste du projet, nous pouvons lire : « on a Alpinismo Molotov quand au moins deux giapsters vont à la montagne. C’est une activité seulement collective et jamais en solo40». En effet, le but de ce groupe est de promouvoir l’intérêt pour la montagne, considérée comme un lieu qui renferme plusieurs histoires et qui offre la possibilité de redécouvrir, dans des temps plus humains, le lien entre les hommes et leur environnement41. Ce collectif propose des randonnées autour de lieux naturels et de leurs histoires, et met en place des ateliers d’écriture collective sur le thème de l’impact de l’activité humaine sur la nature, comme le laboratoire d’écriture collective GODIImenti42. Il s’agit d’un laboratoire d’écriture collective promu par l’association Re : Common43, dans lequel six comités militent contre les grands travaux (Presidio Europa et Spinta Dal Bass de la Val de Suse, Monte Libero de la province d’Amiata, No Rigassificatore Offshore de Livourne, Opzione Zero de la Rivière du Brenta, No Tap du Salente). Ils ont travaillé ensemble dans le but d’écrire des histoires dénonçant l’inutilité et l’impact tragique d’une grande partie des œuvres publiques sur le territoire italien. Ce projet donne vie à une anthologie papier, à des lectures publiques, à plusieurs soirées de rencontres et à d’autres ateliers d’écriture collective.

28Le projet Resitenze in Cirenaica, quant à lui, naît en 2015 dans un quartier de la ville de Bologne, le quartier Cirenaica. Il s’agit d’un « chantier culturel permanent44 » qui regroupe plusieurs associations, des collectifs, des individus particuliers, des écrivains comme Wu Ming et « son cousin », le collectif littéraire Kai Zen45. Ce projet mêle critique de l’espace urbain, tradition antifasciste et anticoloniale, solidarité aux peuples migrants et travail sur la mémoire historique des lieux.

29Ces deux projets sont présents sur plusieurs fronts et mènent différentes luttes : on retrouve Wu Ming et Alpinismo Molotov à côté du mouvement NO TAV du Val de Suse dans les manifestations et dans les actions contre la ligne à haute vitesse, comme en juin 2017 ou en décembre 2018. Dans ce cas, l’activité militante se mêle à l’activité littéraire avec la publication en 2016 de l’œuvre de Wu Ming 1 Un viaggio che non promettiamo breve. Venticinque anni di lotte No Tav (Un très long voyage. Vingt ans de luttes No Tav). Wu Ming a participé aux assemblés et aux manifestations du mouvement ; entre 2013 et 2016 il a interviewé et a dialogué avec un grand nombre de militants et a produit, au-delà des nombreux articles sur Giap, cette biographie narrative, cette enquête, ce récit passionné et passionnant sur les raisons, les actions, les craintes des habitants du Val de Suse et leur amour pour la vallée. Avec cette publication, Wu Ming a réalisé une sorte de médiation politico-militante grâce à l’écriture, car il a créé un pont entre les « acteurs de terrain » et le grand public et, en même temps, il a ouvert l’espace littéraire et ramené la littérature au caractère concret et au réalisme de l’actualité la plus brûlante.

30Alpinismo Molotov participe également aux campagnes de sensibilisation pour la protection de l’environnement et prend position en se joignant au réseau Terre in moto Marche46(Terres en mouvement Marches), un réseau qui tente de connecter, de lier et d’aider, avec des manifestations, des mobilisations et différentes initiatives participatives, les populations touchées par les tremblements de terre de 2016. Resitenze in Cirenaica, quant à lui, est présent dans les luttes contre le bétonnage sauvage et dans les combats pour le respect du territoire et de son histoire. Il organise plusieurs mobilisations et des initiatives citoyennes comme les occupations de la voie publique pour défendre un quartier central de Bologne d’un projet de supermarché en juin-juillet 2017 ou les promenades dans les quartiers de la ville, qui rappellent les excursions psychogéographiques de Luther Blissett dans les années 1990. Il s’agit de « résistance » explique le collectif sur son site mais aussi de « réappropriation physique des espaces de la ville, de l’environnement où l’on vit, du territoire47 ». Ces promenades sont donc des moments de partage, de redécouverte mais aussi de lutte. Prenons comme exemple le projet de la guérilla onomastique avec Wu Ming 2, qui s’insère ouvertement dans la lutte antifasciste menée par le collectif. Dans ce cas, il s’agit de proposer des parcours historico-narratifs pour analyser les noms des rues, des places, des squares pour comprendre de quelle mémoire historique ils sont porteurs et essayer de la décrypter et, pourquoi pas, la modifier en proposant d’autres noms.  En effet, le choix de noms de tous lieux publics répond à des exigences et à des volontés politiques : qui ou quoi rappeler implique aussi l’oubli d’une partie de l’histoire. La guérilla odonymique est donc un acte politique et aussi un acte d’une valeur sociale car « savoir connaître et comprendre selon le prisme d’aujourd’hui ce qui a été dans le passé nous offre la possibilité de revendication et le devoir moral d’agir et de participer au débat sur les figures qui ont marqué en négatif notre histoire italienne48 ».

31Pour conclure, la guérilla mythopoïétique, la présence du collectif dans les rues, dans les montagnes, ses écrits, mais aussi ses œuvres littéraires, ses spectacles et sa présence constante sur les réseaux socionumériques, qui permet à Wu Ming de tisser un vrai réseau culturel de soutien et d’opposition et de culture antagoniste, sont le témoignage d’un projet politico-littéraire global qui caractérise le travail du collectif depuis ses origines. Avec sa pratique littéraire Wu Ming fait appel à l’opinion et la participation publique. Il interpelle les individus et lance le défi d’interroger et de mettre en crise les idées dominantes. À la différence d’autres auteurs italiens, tels que Roberto Saviano par exemple, Wu Ming ne se positionne pas en tant que personnage, qu’expert, qu’institution. Il ne se positionne pas non plus en tant qu’intellectuel total à la Sartre49 : c’est-à-dire ce penseur absolu, qui s’exprime sur tout et qui a des réponses à tout, celui que nous appelons en italien tuttologo, (« toutologue »). Il est en revanche celui que Pierre Bourdieu appelle « l’intellectuel collectif50 », c’est-à-dire un intellectuel qui se constitue en un contre-pouvoir collectif (nous le voyons notamment avec la constitution de plusieurs collectifs) et qui tente d’agir en formulant des propositions. Sa pratique mythicopolitique essaye de rendre/redonner un statut aussi bien à l’intellectuel qu’à la littérature dans l’économie symbolique et discursive de la société italienne (et pourquoi pas, internationale) du XXIe siècle, en recousant le lien entre destin individuel et collectif, en reconnaissant le conflit de cette « vie liquide » et en s’opposant au « relâchement de l’attachement et à la révocabilité de l’engagement51 ».