Colloques en ligne

Olivier Bissonnette-Lavoie

Révolution et désidentification : exploration critique de la communauté sans identité à partir des écrits de Maurice Blanchot et du Comité d’action étudiants-écrivains

1Ce texte1 se veut une contribution exploratoire et critique d’une conception de la communauté ayant une forte prégnance autant au sein des gauches radicales académiques que militantes (aussi bancales que soient ces catégories). Pour ce faire, je brosserai le portrait de cette compréhension de la communauté, puis j’en tracerai l’une de ses principales généalogies, qui nous ramènera au Comité d’action étudiants-écrivains et à Maurice Blanchot. Par une critique immanente de l’éthique de la désidentification élaborée par cette constellation révolutionnaire, j’entends souligner quelques nœuds et raccourcis qui percolent encore aujourd’hui les récurrentes exigences désidentificatoires. Il apparaîtra clairement que cette exploration critique ne vise pas à échafauder une déconstruction en règle ou une attaque frontale à l’égard de cette posture, mais émerge plutôt d’affinités politiques et éthiques partagées, d’un même désir révolutionnaire et de conspiration collective.  

La communauté sans identité comme acmé révolutionnaire

2Les milieux critiques ont énormément réfléchi à la thématique de la subjectivité collective ces dernières décennies – peut-être en a-t-il toujours été ainsi, depuis les débuts de l’époque libérale à tout le moins, histoire de contrer les leurres de l’individualisme bourgeois ; peut-être cela résulte-t-il de la dissolution de la figure prolétarienne ou des fragmentations contestataires ayant marqué la fin des années 60 ; peut-être est-ce la faute des étudiantes militantes des campus états-uniens et de leurs identity politics2… Chose certaine : les notions visant à appréhender de manière renouvelée les formes collectives de la résistance politique essaiment : commun, communauté, singularité quelconque ou multitude sont autant de concepts, parmi d’autres, dont la pertinence ontologique et politique a été vigoureusement débattue ces dernières années. Un peu partout, chez celles et ceux qui luttent pour que le désordre en place soit activement et radicalement combattu, refusé, dépassé ou renversé, la question d’un nous s’avère pressante, insistante, et pourtant irrésoluble. C’est que persisterait, dans les sociétés nord-occidentales à tout le moins, ce que Razmig Keucheyan a appelé une « crise du sujet de l’émancipation3 » : malgré toutes ces discussions théoriques, et malgré toutes les tentatives de divers groupes contestataires pour créer des formes de solidarité et des pistes d’action transversales, aucune notion permettant un agencement des luttes résistantes collectives ne semble prendre un réel élan (dans la durée comme dans l’échelle). Les contours d’un quelconque « nous » à venir, d’un « nous » persistant non pas caractérisé par une contingence fugace, semblent en constante évanescence, impossibles à tracer. Ainsi, ce serait donc une résistance politique idoine qui ferait défaut : une résistance partagée, étant ancrée dans les diverses formes de subjectivités contemporaines, résistant au bouclage des formations identitaires et permettant une contestation et une organisation politiques s’inscrivant dans la durée et se déployant à une échelle supralocale. Il est toutefois incontestable qu’une grande part de ces expérimentations et constructions, si l’on se situe sur le versant théorique-académique critique, partagent comme postulat la condamnation – implicite ou explicite – du recours à l’identité : le refus, en somme, qu’une conception identitaire puisse constituer « le socle programmatique et stratégique du groupe militant4 ».

3Pour être plus exact, on pourrait dire que ce qui est appelé « politique identitaire » est conspué par l’entièreté du spectre politique, et non seulement par les mouvances critiques. Comme l’expliquait déjà James Clifford en 2000, dans un trop rare texte théorique prenant – et appelant à prendre – le concept au sérieux, les politiques identitaires sont « under attack from all sides5 ». Pendant que certains considèrent ces formes organisationnelles comme un affront aux traditions universalistes et humanistes – lire : à la civilisation occidentale –, d’autres déplorent le fait qu’elles fragmentent tout idéal d’un commun, d’une concaténation des luttes particulières ; d’autres encore, celles-là plus fortement présentes dans le complexe industriel académique, s’empressent d’y opposer un discours anti-essentialiste. À ces critiques générales s’en ajoute à mon sens une quatrième, d’ordre stratégique et politique. C’est que cette conception de la collectivité serait problématique lorsque confrontée au processus de « gouvernement par l’individualisation6 » propre au régime néolibéral, puisqu’une logique identitaire attesterait d’une inquiétante convergence entre les processus de résistance et ceux du pouvoir7. Dans un article de blogue largement partagé et commenté, intitulé « Exiting the Vampire Castle8 », Mark Fisher reprenait d’ailleurs la plupart des critiques ci-dessus énoncées, déplorant de plus que les politiques identitaires soient principalement mues par le ressentiment et la culpabilité, et qu’elles fassent usage de compréhensions libérales de la race et du genre évacuant totalement la catégorie de classe. Comme corollaire de ce dernier élément, on comprend qu’est déplorée par Fisher une tendance apparemment marquée voulant que des groupes luttant sur des bases identitaires soient portés à chercher la reconnaissance de l’État plutôt qu’à s’engager dans un processus instituant d’autres rapports sociaux, politiques et économiques grâce à un élargissement de leurs modalités de solidarité et de camaraderie.

4Bien que ne partageant pas l’urgence et l’unilatéralisme de ces critiques, je dois spécifier qu’elles ne m’apparaissent pas totalement infondées. Pourtant, comme Michael Hardt et Antonio Negri, je continue de croire que la gauche radicale doit moins critiquer les politiques identitaires – toutes les critiques générales et théoriques possibles ayant probablement déjà été énoncées, il en va donc par ailleurs d’un certain principe de parcimonie du radotage – qu’en tirer des leçons.

« Voici l’énigme que nous rencontrons : la politique révolutionnaire doit partir de l’identité mais ne peut s’arrêter là. Il ne s’agit pas d’opposer la politique identitaire et la politique révolutionnaire mais, au contraire, de suivre les courants révolutionnaires parallèles de pensée et de pratique au sein des politiques identitaires qui visent toutes, peut-être de manière paradoxale, à abolir l’identité. En d’autres termes, la pensée révolutionnaire ne doit pas fuir la politique identitaire mais l’assumer et apprendre d’elle9. »

5Qu’est-ce que cela peut vouloir dire que d’assumer et d’apprendre d’elle ? D’abord, certes, d’initier une démarche empreinte de modestie, qui nous obligerait à spécifier ce dont on parle (quels mouvements ; quels corps ; quels enjeux et luttes ; quelles conjonctures économiques, socio-culturelles ou politiques ; quelles histoires ?), et qui nous empêcherait d’oser croire qu’une réfutation générale et théorique puisse permettre de s’inscrire en faux contre une diversité innommable de pratiques singulières, de motivations organisationnelles, de désirs de justice ou de volontés politiques. Une démarche d’humilité qui considérerait le raz des pratiques et expériences vécues comme point de départ obligé plutôt que s’en écartant d’une position trop souvent surplombante et maniant à distance une « herméneutique de la suspicion ». Car comme l’écrit Glen Coulthard : « no discourse on identity should be prematurely cast as either inherently productive or repressive prior to an engaged consideration of the historical, political, and socioeconomic contexts and actors involved10 ».

Digression – apprendre des politiques identitaires

6Les politiques identitaires ont d’abord été théorisées par le Combahee River Collective, à partir de leurs pratiques, en tant que féministes noires, dans des groupes luttant pour les justices sociale et raciale. Dans un manifeste publié en 1977, elles écrivent : « A combined antiracist and antisexist position drew us together initially, and as we developed politically we addressed ourselves to heterosexism and economic oppression under capitalism11. » Plutôt que de dissocier ces régimes de pouvoir, elles développeront des analyses et pratiques fondées sur le principe d’enchevêtrement (interlocking) de ceux-ci, que Kimberley Creenshaw théorisera davantage quelques années plus tard grâce au concept d’intersectionnalité. Initialement, c’est le sentiment, en tant que femmes noires – et lesbiennes pour une bonne part d’entre elles –, d’être constamment reléguées aux marges de la marge, de n’avoir donc une voix nulle part pour exprimer leurs expériences d’oppression, de marginalisation ou de violence, qui les poussera à développer des formes et lieux où partager et valider celles-ci. Leur démarche ne se limitera toutefois pas à l’élaboration d’espaces d’échanges, cette étape initiale devant selon elles mener à un processus collectif de politisation débouchant sur une confrontation des structures et dynamiques d’oppression12 : « We might use our position at the bottom, however, to make a clear leap into revolutionary action. If Black women were free, it would mean that everyone else would have to be free since our freedom would necessitate the destruction of all the systems of oppression13. » Ainsi, contrairement à ce qui est souvent avancé, les politiques identitaires seront dès le départ mues par une exigence double : créer des brèches permettant aux femmes noires de politiser leur existence, et porter cette politisation à une incandescence révolutionnaire afin de questionner et lutter contre l’entièreté des dispositifs, forces et structures du pouvoir. D’initier un processus politisant non pas depuis le champ conceptuel ou à partir d’une autorité quelconque, mais « from the passion of experience, the passion of remembrance14 », écrit bell hooks. Depuis des pratiques et expériences concrètes, vécues, comme l’aura d’ailleurs rappelé Barbara Smith, membre du collectif à l’époque : 

« What we were saying is that we have a right as people who are not just female, who are not solely Black, who are not just lesbians, who are not just working class, or workers—that we are people who embody all of these identities, and we have a right to build and define political theory and practice based upon that reality. That was all we were trying to say15. »

7Pour le Combahee River Collective, cette intensification de la lutte impliquera une mobilisation par-delà les identités, par-delà les groupes particuliers et leurs différences : un travail constant de construction de coalition, non pas en vue de prendre le pouvoir, mais dans le but d’obtenir justice : « if it’s a forward movement toward justice, you will see that people of different backgrounds and different places in a social structure actually at times come together16 ». Commentant cette nécessité, Barbara Smith rappelle d’ailleurs que le travail en coalition est la seule manière de « gagner » et de survivre :

« The only way that we can win—and before winning, the only way we can survive is by working with each other, and not seeing each other as enemies. There’s far too much of the perspective of: “You’re not like me. I’m not like you. I’m not a transgender person. I don’t give a damn whether you can go to a bathroom or not. And the fact that you’re being murdered summarily, and that your income levels keep you in poverty far more likely than somebody who is cisgender—that’s not my problem!” Those are bad politics. Really, really bad politics. And the reason it’s important, as I said, is because that’s how we win, and that’s how we survive in the meantime17. »  

8Cette double exigence dont traite Smith, qui invite à ne jamais sacrifier la survie au profit de la victoire, et qui imbrique de fait les moyens et finalités dans un seul processus, m’apparaît comme une dynamique clef pour comprendre le concept de politiques identitaires. Car si l’on prend au sérieux une telle démarche, ce qu’on y entend, c’est que la survie et la quête de justice, pour celles de la marge, ont trop longtemps été sacrifiées par les mouvements révolutionnaires au profit de la victoire à venir, du tant attendu Grand Soir qui eut renversé les structures du pouvoir et permis le démantèlement des structures d’oppression. Si une telle perspective n’est que rarement défendue aujourd’hui par la gauche radicale, je crois qu’elle hante tout de même bien des mouvements et orientations politiques révolutionnaires nord-occidentales : car, si rares sont celles qui escomptent toujours ce Grand Soir, le spectre de celui-ci joue encore un rôle de leurre performatif, notamment dans les exigences désidentificatoires. C’est ce que je tenterai d’explorer subséquemment, en me penchant sur un exemple qui, à mon sens, permet d’approcher plus concrètement et finement certaines des tensions relevées jusqu’ici18.

Désidentification et anonymat : n’avoir que le refus en partage

9Quiconque est familier à la fois avec les écrits d’une certaine constellation de la gauche radicale actuelle et avec la trajectoire politique de Maurice Blanchot peut faire entre eux des rapprochements immédiats19. Refus, désidentification, désœuvrement, révolution, anti-parlementarisme ou insurrection n’en sont que quelques-unes des thématiques communes et prépondérantes. C’est qu’à partir du milieu des années 195020, l’auteur aura consacré ses écrits à une exploration de quelque chose comme une inclination révolutionnaire vitale, une « révolution de la révolution21 », écrira-t-il dans une lettre à Marguerite Duras ; perspective qui, on s’en doute, aura laissé un sillage saisissant dans l’histoire de la contestation radicale nord-occidentale22.

10Mais préalablement à cette radicalisation sans réserve, Maurice Blanchot aura été un écrivain ; de surcroît, un écrivain tenant fermement à dissocier les sphères littéraire et politique. Pour le Blanchot des années 50, la littérature est affaire d’insoumission et se caractérise, commente Jean-François Hamel, par « sa souveraineté anarchique, sourde à toute volonté, réfractaire à toute maîtrise, qui rend impossible son arraisonnement à une finalité pratique23 ». La littérature appert par ailleurs comme un lieu d’expérimentation du déracinement et de la dépossession et est porteuse d’un certain rapport privilégié à l’impersonnel. Hamel relève là une continuité avec la manière dont Heidegger et Bataille comprendront la littérature comme intimement concernée par la mort et la finitude. Or, Blanchot délestera la figure de l’écrivain de sa disposition à faire face à sa mort, à la maîtriser et à faire de cette maîtrise l’assise de sa destinée. Pour Blanchot, la mort renvoie plutôt à « l’absence et la perte de tout fondement24 ». Cette absence, cette perte totale et sans retour, espèce d’infondation absolue qu’il reconnaîtra dans la littérature, Blanchot la politisera donc et la déchargera d’une peur du peuple, de la masse. C’est ce qui fait dire à Hamel que le « romantisme métaphysique » qu’on retrouve chez Heidegger et Bataille, et chez le Blanchot de L’espace littéraire, se muera, chez le Blanchot des « années 6825 », en un « romantisme révolutionnaire26 ». Ce tournant mènera Blanchot à appréhender l’expérience totale de déprise de soi non plus dans la littérature comme sphère autonome, mais plutôt dans la foule ; et plus précisément, dans la foule en tant qu’antagoniste des dispositifs du pouvoir étatique et capitaliste et de l’espace public bourgeois.

« Le désœuvrement et l’anonymat ne caractériseront plus uniquement la condition posthume de l’écrivain, mais également l’expérience des insurgés et des foules révolutionnaires. En attribuant à la politique des traits existentiels jusque-là réservés à l’espace littéraire, Blanchot entremêle des sphères d’activité dont il reconnaissait la proximité, mais qu’il maintenait disjointes. La contestation radicale du monde par l’écrivain n’aura plus pour condition l’autonomie de la littérature, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de la conflictualité sociale, mais l’abolition complète de son autonomie et son immersion dans le flux impersonnel des discours et des paroles qui circulent dans l’espace public27. »

11Il ne sera dès lors plus question de croisements ou d’affinités entre les sphères du politique et de la littérature, croisements qu’il eût fallu élucider ou explorer, mais de rapports si intenses qu’ils fussent fusionnels, en totale concordance. C’est ce creuset qui deviendra la condition d’une dépossession et d’un désœuvrement total, d’une fusion à la plèbe « sans identité ni mémoire28 » animant un espace public compris non pas comme foyer de débats rationnels et de discours portés vers l’institution, mais comme champ de potentialités offrant les conditions d’émergence d’une parole insurgée, impersonnelle et anonyme, rejetant toute appartenance, tout fondement, toute propriété ; rejetant toute forme commune, sinon le refus, comme l’écrira en 1969 Marguerite Duras, membre, avec Blanchot, du Comité d’action étudiants-écrivains29 lors de Mai 68. Je cite Duras ici : « Rien, je crois, ne nous lie, que le refus. Dévoyés de la société de classe, mais en vie, inclassables mais incassables, nous refusons. Nous poussons le refus jusqu’à refuser de nous intégrer aux formations politiques qui affirment refuser ce que nous refusons30. » Refus total et intransigeant donc, n’admettant aucune coïncidence trop humaine, aucun rapport de conformité ou d’alliance, sinon le refus même31 ; constellation de forces rejetant toute territorialisation ou fondation parce que déjà par-delà (ou toujours en deçà de) toute particularité ou de toute potentielle identification commune.

12Cet « espace public oppositionnel32 » se caractérise notamment par une ouverture radicale à l’altérité : « Personne n’en fait partie, tout le monde lui appartient, et non seulement le monde humain, mais tous les mondes, toutes choses et nulle chose : les autres33. » Là réside, selon moi, toute la puissance de cette approche, qui tente de rendre possible cette syntonie en devenir des damnés de la terre : quelque chose s’approchant d’un nous subalterne radicalement perméable, et se posant comme antagoniste à la société bourgeoise34. Je cite ici un extrait d’un texte du Comité d’action étudiants-écrivains, intitulé En état de guerre : « nous devons nous sentir (nous comporter comme) les Noirs d’une société blanche : Noirs contre notre blancheur, Noirs en lutte contre les prédominants, quitte à organiser à leurs dépens, c’est-à-dire à retourner contre eux, fût-ce contre nous, la ségrégation35 ». Ainsi, plus que l’anonymat pour l’anonymat, ou pour un refus d’un soi pouvant être reconnu et saisi, c’est clairement un anonymat radicalement tendu vers un devenir-minoritaire, au sens deleuzien du terme, dont il est question ; un anonymat et une dépossession visant à faire corps avec les masses dépossédées, avec les dépossédées parmi les dépossédés.   

13Deux points doivent être précisés ici. D’abord, on l’aura compris, c’est dans la rue, dans la rue en tant qu’animée par une foule insurgée et anonyme, que cette fusion s’opère. On retrouve donc non seulement un discours sur l’impossibilité de la parole littéraire en tant que telle, mais celui-ci débouche sur une dimension matérielle s’actualisant dans un mélange des corps, dans une insurrection concrète et tangible, pourrait-on dire (par le biais de tracts, de présences derrière les barricades ou d’affichages, notamment.). En cela, je verrais chez Blanchot, et dans le Comité d’action étudiants-écrivains, quelque chose comme l’exemplarité d’une parole couplée aux gestes, ou comme une forme-de-vie, dans le plein sens du terme, ce qui doit être souligné puisque cet aspect est trop souvent absent des théorisations radicales et révolutionnaires.

14L’autre point que je tiens à souligner renvoie au rapport au quotidien. Dure tâche d’en résumer la compréhension qu’en développera Blanchot, lui qui débutera son texte La parole quotidienne en affirmant : « Le quotidien : ce qu’il y a de plus difficile à découvrir36. » D’abord, notons qu’il entend ce quotidien comme le banal, le mouvement de « nous-mêmes à l’ordinaire37 », mais dans ce que ce mouvement a d’insaisissable et de fuyant. Il l’approche de multiples façons, mais ce passage touche un point central :

« Le quotidien est le mouvement par lequel l’homme se retient comme à son insu dans l’anonymat humain. Dans le quotidien, nous n’avons pas de nom, peu de réalité personnelle, à peine une figure, de même que nous n’avons pas de détermination sociale pour nous détenir ou nous enfermer : certes, je travaille quotidiennement, mais, dans le quotidien, je ne suis pas un travailleur appartenant à la classe de ceux qui travaillent; le quotidien du travail tend à me retirer de cette appartenance à la collectivité du travail qui fonde sa vérité, le quotidien dissout les structures et défait les formes […]. Il [le quotidien] est – s’il est quelque part – dans la rue38. »

15À la page suivante, mais toujours dans le même élan, il poursuit sa caractérisation de la rue, écrivant :

« La rue n’est pas ostentatrice, les passants y passent inconnus, visibles-invisibles, ne représentant que la « beauté » anonyme des visages et la « vérité » anonyme des hommes essentiellement destinés à passer, sans vérité propre et sans traits distinctifs (dans la rue, lorsqu’on se rencontre, c’est toujours avec surprise et comme par erreur; c’est qu’on ne s’y reconnaît pas; il faut, pour aller au-devant l’un de l’autre, s’arracher d’abord à une existence sans identité)39. »

16Plein de questions sourdent ici, dans les interstices des fragments suscités. Mais avant de les explorer, je tiens à préciser que c’est non pas la pensée de Blanchot et du Comité d’action étudiants-écrivains, ni leurs actions, que je désire problématiser. Ne m’intéresse pas davantage l’adéquation – ou la non-adéquation – de leurs mots et gestes à une situation et un contexte singulier, celui des années 68. Ce que je questionne plutôt, ce sont les corollaires de la prégnance de cette pensée aujourd’hui : ce que cette prégnance révèle et élude, et en filigrane, les implications du précepte somme toute fort répandu voulant que la pensée révolutionnaire doive être portée par une exigence désidentificatoire40. Mais dans ce processus d’exploration, il me semble primordial de ne pas évacuer l’exigence et l’incandescence révolutionnaires qui s’en dégagent.

Le privilège du quelconque

17Ce que la portion ci-dessus éclaire assez explicitement, ce sont les dimensions foncièrement révolutionnaires que recèle la rue urbaine, notamment grâce à sa propension à la désubjectivation. Pour Blanchot, c’est « l’homme quelconque41 » qui peuple la rue ; l’humain quelconque dans sa singularité la plus générique. Celle qui peut expérimenter une vie dégagée des tables du vrai et du faux42 ; celle pour laquelle l’héroïsme est étranger43 ; celle qui, espère Banchot, puisse « chercher à ressaisir la secrète capacité destructrice qui est là en jeu, la force corrosive de l’anonymat humain, l’usure infinie44 » rongeant les dispositifs du pouvoir du fait de son refus total (d’être identifiée, cadrée, jugée, jaugée, appréhendée, représentée…). Celui qui, déambulant dans la rue (et par extension : investissant l’espace public), puisse envisager le faire sans que soit bien réelle et tangible la potentialité marquée d’un acte ou d’une parole l’arrachant aux remous de l’indistinction. Qui donc ? L’humain, dans toute sa généralité ? Ou, au moment où Blanchot publiera ce texte, et de maintes manières encore aujourd’hui, l’homme blanc ?

18Il faut se rappeler qu’à l’aube de ces années 68, un climat éminemment violent règne en France, climat qui affecte notamment les « indigènes » nord-africains et plus spécialement les Algériens arabo-musulmans. C’est que dès les années 50, et tout au long de la décennie suivante, un ensemble de pratiques (fichages, surveillance, humiliations, assassinats, tortures, etc.) alourdissent l’arsenal déployé par les forces policières contre les populations arabes de la métropole45. Vers la fin de la révolution algérienne, un racisme anti-algérien élaboré d’abord dans les sphères de l’extrême droite se normalise dans la métropole46. Le 5 octobre 1961, la préfecture de la police parisienne annonce dans un communiqué qu’il « est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler dans la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin47 ». Douze jours plus tard, le 17 octobre, lors d’une manifestation contre ce couvre-feu, des centaines d’Algériennes et d’Algériens seront tabassés, tués par balles, noyés dans la Seine48.

19Pendant que la bande de Blanchot tente donc de saisir la puissance intrinsèque de désubjectivation et la « réserve d’anarchie » que renferme l’expérience quotidienne de – et l’immersion totale dans – la rue, des corps-autres, des corps identifiés comme autres, des corps ciblés justement pour leurs « traits distinctifs », auront une expérience radicalement différente : la rue sera vécue et expérimentée comme quadrillée, surveillée, saturée de violence. Ainsi, le nœud central relève à mon sens du fait que la conception de l’organisation politique développée par le Comité et Blanchot évacue la question du privilège : non pas le privilège en tant que tel, mais plutôt tel qu’il structure la vie sociale et politique. Le privilège, donc, en tant que condition déterminante du champ des possibles. Évidemment, mon point n’est pas qu’il faille critiquer moralement ce privilège – celui, par exemple, de frayer avec l’anonymat en déambulant dans la rue, ou de pouvoir s’y fondre comme inconnu visible-invisible, pour reprendre les mots de Blanchot ; celui permettant de vivre le quotidien comme dissolvant les conditions d’identification et d’appartenance. Mais ce que je questionne, c’est la négation de ces privilèges – ou plus exactement la négation de leurs actualité et présence relative et différentielle49 – et le fait qu’ils ne soient pas pris en compte dans la manière dont des exigences éthiques ou politiques sont formulées : le fait qu’un idéal révolutionnaire et un champ de possibilités offerts à certains corps – dans ce cas-ci : les corps d’intellectuels et d’écrivains parisiens refusant leur statut, et par extension, ceux n’étant pas ciblés par les dispositifs des pouvoirs patriarcaux, coloniaux, ou autres – ne soient pas considérés comme différentiellement atteignables ; et surtout, que ce caractère différentiel ne soit pas interrogé de front, et qu’il ne soit pas l’objet des attaques et critiques les plus frontales et persistantes. Le fait, en somme, que la matérialité des vies, que les conditions et déterminations des trajectoires singulières soient éludées et prennent ainsi la forme d’un impensé structurant. Je questionne, en somme, que ne soit pas prise en considération l’impossibilité, pour certaines, de se défaire performativement des identifications émanant du pouvoir (qu’il soit policier, patriarcal ou autre) ; et les implications d’une telle impossibilité quant à la conceptualisation de ce que pourrait ou devrait être une formation collective révolutionnaire.

20Ainsi, en n’abordant pas la question du vécu et du quotidien depuis le ras des pratiques et des vécus multiples des collectifs minorisés, mais en partant plutôt de certains usages et pratiques et généralisant depuis ceux-ci une possibilité de fuite, le romantisme révolutionnaire de la désidentification, de l’impersonnel, ou de l’anonymat porte à mon avis une présence indéniablement blanche. Car c’est évidemment pour ce corps blanc masculin cisgenre que cette désidentification totale est la plus aisée, puisqu’il est celui qui flotte, qui glisse le plus facilement entre les mailles du pouvoir, pendant que d’autres se heurtent aux interpellations identificatoires. Ainsi, plutôt que, comme le conseille bell hooks, de centrer le quotidien de la marge (par exemple : en comprenant le quotidien depuis les trajectoires de vie subalternes), la conception de Blanchot, et les exigences contemporaines à la désidentification, réactualisent la centralité du centre (en considérant un quotidien, ou celui d’une certaine classe, de certains corps, et les possibilités et impossibilités de ce quotidien, comme le quotidien).

21Un autre point bien simple que j’aimerais souligner, c’est que cette exigence oblitère le fait qu’une communisation de la pensée puisse advenir autour de marqueurs identitaires, c’est-à-dire : qu’un regroupement autour d’identifications construites puis ciblées par les dispositifs du pouvoir puisse permettre un partage d’expériences, de récits, de narratifs ou d’affects débouchant potentiellement sur une reprise en puissance et une contestation de ces dispositifs. Car comme le souligne Étienne Balibar, le caractère pluriel, fictif ou constructible de ce qu’on appelle les identités ne les rendent pas moins effectives50. En offrant une critique qui fait fi de cette effectivité du pouvoir, on ne tend pas, à mon avis, à affiner l’exigence révolutionnaire ; plutôt, on en limite la prégnance, l’attrait, les résonances. Pour le dire simplement, lorsque tu es constamment ciblé par le pouvoir, que les dispositifs t’identifient afin de te saisir, et lorsque ces identifications ponctuent ton quotidien, il est fort compréhensible que tu veuilles te relier par cette identification afin de l’abolir et d’initier une déprise. Il est fort probable, donc, qu’une identification préalable et transitoire (en vue d’une désidentification finale certes), soit préférée à une désidentification immédiate dont la performativité et l’effectivité se butent aux conditions concrètes de la quotidienneté.

22J’ai donc l’impression que la perspective qui se dégage des écrits de Blanchot et du Comité assimile vécu de la révolution et horizon révolutionnaire ; elle brouille les distinctions entre actuel et virtuel, ce qui est certes séduisant puisque cela implique une anarchie totale, au sens étymologique du terme : un renversement radical de l’ordre en place, et ce, dans la quotidienneté vécue51. Mais en même temps, on se doit, je crois, de voir quelles sont les limitations d’une telle approche. Non pas pour passer à autre chose, ou pour offrir une simple critique : mais parce que cette conception, bien qu’elle importe immensément aujourd’hui, ne peut suffire.

    

23On aura compris, en somme, qu’il ne s’agit pas ici de produire une critique générale ou abstraite de la désidentification. Nombreux sont les mouvements de contestation qui nous auront montré la puissance potentielle reliée à une déprise d’avec les logiques et affects de subjectivation propres aux gouvernementalités contemporaines ; la nécessité, en somme, de refuser davantage que de découvrir qui nous sommes (par et pour le pouvoir)52. Avec Andrea Smith, je suis d’avis que bien qu’une politique de la désidentification « often retrenches white, middle-class identity while disavowing it53 », on doit du même souffle reconnaître ses contributions et potentialités politiques : propension à enrayer la pureté identitaire, culturelle ou politique54 ; puissance de politiques basées sur le bricolage ou la créativité ; importance des alliances, etc. J’ai pourtant voulu souligner ici qu’une « éthique de la désidentification55 » paraît trop souvent incapable de se montrer sensible, d’une part, à l’effectivité politique, stratégique ou affective que peuvent revêtir des affinités identitaires ; et d’autre part, aux dimensions structurantes et excluantes du privilège.

24Évidemment, les questionnements qui persistent à la suite de ce texte exploratoire sont nombreux. C’est en en explicitant quelques-uns que j’aimerais donc conclure. Comme le conseillent Hardt et Negri, et suivant la perspective ici empruntée, on ne devrait pas fuir les politiques identitaires, mais les assumer et apprendre d’elles. Mais suivant une telle exigence, une telle énigme, comment penser le rapport entre littérature et politique ; entre les puissances de fabrication et de fabulation de l’à-venir, et les nécessités éthiques découlant des hiérarchisations et stratifications du social ? Comment, d’une perspective littéraire, joindre sa parole à celles des subalternes ? Est-il question de faire communauté ici, ou plutôt de transmettre des récits ? Peut-on se rendre complice que par des actes de langage ? Comment, de manière plus générale, agir et écrire politiquement, collectivement, en évitant la réitération de mots d’ordre, mais sans non plus se complaire dans les assimilations tacites à l’ordre en place ? Comment, par la littérature, penser les raccords, les contrepoints entre images et horizons révolutionnaires ?