Colloques en ligne

Alexandre Tylski

Étude des génériques dans l’œuvre cinématographique de Roman Polanski

1Comme nous avons eu l’occasion de le remarquer ailleurs 1, les études théoriques et critiques sur la notion de générique cinématographique font un peu défaut dans la critique d’art ou à l’Université2. Que cette carence constitue déjà une bonne raison d’investir la question, la nature même du générique, touffue et complexe, son potentiel scientifique et socioculturel, en fournissent aussitôt une seconde. Au-delà de ces premières évidences, permettons-nous de poser immédiatement quelques-unes des nombreuses pistes d’analyse que semblent ouvrir, à nos yeux, « l’objet générique » :

2– Appréhender l’Histoire des rouages administratifs et parfois même politiques que celui-ci sous-tend, rouages souvent révélateurs des époques et des pays.

3– Saisir les raisons économiques et juridiques de son apparition au cinéma en vue d’interroger certains fondements spécifiques du cinéma.

4– Évaluer le générique comme le lieu d’une signature pour l’auteur (que l’on doit en grande partie à la Renaissance) à l’heure où, plus que jamais peut-être, règnent désengagement artistique et standardisation stylistique…

5– Interroger sa richesse identitaire qui fait du film une œuvre foncièrement collective (les métiers, les origines et les personnalités qui fabriquent les films s’y tapissent dans l’ombre).

6– Examiner son statut narratif et esthétique assez singulier et particulièrement ouvert à l’examen audiovisuel.

7– Dans le cas qui nous occupe ici, rappeler enfin combien le générique constitue un passage obligé, une limite qui ponctue et réunit souvent les extrémités de façon très productive (on le trouve au début et/ou à la fin).

8A priori, lorsqu’on pense à des cinéastes connus et célébrés pour leurs génériques, des noms surgissent immédiatement : Sacha Guitry, Jean Cocteau, Otto Preminger, Alfred Hitchcock, Jean-Luc Godard, mais encore Pedro Almodovar, Tim Burton ou Spike Lee. Mais ce serait oublier bien d’autres univers tout autant concernés par l’invention et la réinvention du générique cinématographique, comme celui de Roman Polanski 3. En effet, ce cinéaste cosmopolite aux films hantés par la question des origines et de l’identité4, a toujours porté une attention particulière à la « chose générique », faisant appel pour ce faire aux grands spécialistes qu’en furent notamment Maurice Binder, Michel François ou encore Jean Fouchet. Il n’est que d’observer les films réalisés par le cinéaste depuis ses débuts jusqu’à nos jours pour constater combien, en effet, de nombreuses figures stylistiques récurrentes y tiennent lieu de leitmotiv esthétique, imposant un « style Polanski » en matière de générique. 

9Il va sans dire que nous ne dresserons ici qu’une petite synthèse de la question esthétique que posent les génériques de début et de fin dans l’œuvre de Roman Polanski. Notre recherche étant par ailleurs en cours de développement, les propos qui suivront ne sauraient évidemment afficher de caractère définitif, encore moins graver quelques conclusions dans la pierre. Le recentrage méthodologique choisi dans ce travail ne saurait de même effacer tous les manques et tous les doutes. Ainsi que l’écrivait Jean-Louis Leutrat dans son recueil composé de plusieurs analyses d’ouvertures filmiques, en effet « celui qui analyse un film est toujours dans une étrange position. Son travail laissera toujours échapper l’essentiel… » 5.

10Il aurait été envisageable de privilégier des types d’« entrées » autres que l’approche esthétique pour traiter du générique d’ouverture chez Roman Polanski (l’entrée littéraire, linguistique, sémiologique, psychanalytique etc.), mais délimité et légitimé, cet axe nous a semblé naturellement plus pertinent. Quand même la couleur principale de notre enquête privilégierait le champ esthétique, nous ne manquerons pas néanmoins de convoquer régulièrement d’autres disciplines, en particulier l’Histoire, à titre de contrepoint et afin d’éviter toute formulation à sens unique.

11Dans un premier temps, nous aborderons brièvement quelques marques esthétiques récurrentes dans les génériques de Roman Polanski avant de nous interroger sur la nature des liens unissant les génériques d’ouverture et de clôture. Ensuite, à travers une étude de cas, nous tenterons d’examiner plus en détail le générique d’ouverture du film Répulsion (1965) et les pistes de lecture que ses contenus esthétiques font émerger. 

121) Quelques traits esthétiques « revenants » dans les génériques polanskiens

13Après examen du générique des dix-sept longs-métrages de R. Polanski, plusieurs constats s’imposent. Sans vouloir tous les répertorier, quelques éléments esthétiques caractéristiques méritent cependant d’être cités, notamment le goût de Roman Polanski pour :

14– les jeux de logos inauguraux : le lion du logo de la MGM transformé en vampire dans Le Bal des Vampires (1967), ou encore le logo de la Paramount vieilli pour Chinatown (1974) – Roman Polanski entrant ainsi dans l’Histoire des « jeux de logos cinématographiques », phénomène qui connaît une inflation sans précédent depuis cinq ans et à propos duquel une longue étude nous semblerait d’ailleurs nécessaire6.

15– les génériques d’ouverture « immédiats » (2 pré-génériques seulement sur 17 films) comprenant presque systématiquement une dizaines de cartons (au contraire de certains cinéastes débutant leurs génériques au moyen de 2 à 3 cartons introductifs). Cette marque n’est pas propre à Roman Polanski, mais revient sans cesse dans ses débuts de films, plaçant son approche esthétique du « début » dans la tradition du cinéma classique habitué aux longs génériques d’ouverture musicaux.

16– les génériques musicaux : les génériques sont toujours accompagnés de musique chez Roman Polanski, démarche qui s’inscrit, là encore, dans une tradition : celle du cinéma classique, et sans doute plus généralement, du spectacle.

17– les génériques d’ouverture en plan-séquence : de nombreux génériques polanskiens sont conçus en un seul fragment. Faut-il voir dans l’utilisation de ce procédé filmique, une volonté d’unité formelle, de programmation narrative, ou seulement la recherche d’une atmosphère particulière, le désir de dessiner un point d’interrogation initial et initiatique ?

18– les génériques d’ouverture dont les titres montent de bas en haut : à la fois comme clin d’œil à un certain cinéma classique mais aussi probablement comme envolée finale des noms en début de films. Ouvertures inéluctables vers l’au-delà ou l’ascèse ?

19– les génériques d’ouverture déjà plus ou moins inscrits dans la diégèse : titres en surimpression sur la première séquence du film (Le Couteau dans l’eau, Le Locataire, Tess, Pirates, etc.) ou titres littéralement « diégétisés » (Répulsion, Cul de Sac, Le Bal des Vampires, Quoi ?). Ce lien entre le générique et le monde du film est peut-être, chez Polanski, à l’instar de celui qui agrège le réel et la fiction : mince et trouble à la fois.

20– les génériques à connotation onirique : les protagonistes y sont souvent « dans la lune » (Le Couteau dans l’eau, Répulsion, Frantic) ou représentent un instant suspendu dans le rêve, dans la Lune elle-même (Cul de Sac, Le Bal des Vampires, Quoi ?, Lunes de Fiel) ou encore dans le souvenir (Le Pianiste, Oliver Twist).

21–les génériques itératifs : systématique polanskienne du début lié à la fin.

222) La question « Début / Fin » dans les génériques de Roman Polanski

23À propos du début, Jean-Michel Ouillon affirme :

Aristote avait raison : en affirmant que toute œuvre dramatique est comme un « tout » ayant « un commencement, un milieu et une fin », il énonçait la segmentation ternaire du récit et préfigurait les théories contemporaines qui ont enrichi sa définition. C’est le cas de l’Américain Syd Field qui introduit, entre autres choses, le concept d’exposition dans l’œuvre dramatique. Il s’agit du premier temps du récit, les premières images d’une fiction à partir d’un point d’attaque déterminé arbitrairement par un auteur. Corneille donnait à l’exposition le nom de « protase » en précisant qu’elle « doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les épisodiques (secondaires) »7.

24Ne pourrions-nous pas interroger les génériques polanskiens à la faveur de ces remarques et observer comment ceux-ci répondent à une certaine conception narrative ?

25À la fin de sa monographie sur le cinéaste,  Jacques Belmans écrivait :

[L’œuvre] de Roman Polanski demeure ouverte à l’image de la plupart de ses films qui ne comportent point de fin réelle : Rosemary sera peut-être celle pour qui le Démon arrive, tandis que l’étudiant du Couteau dans l’eau repartira dans le petit matin blême vers son futur, les mammifères continueront à vouloir se duper mutuellement jusqu’à la mort, tandis que le règne des vampires s’étendra sur la terre entière. Tous les personnages de Polanski continuent à vivre dans notre mémoire au-delà de l’épilogue, car ils sont inoubliables, et si son œuvre devait se clôturer aujourd’hui, elle affirme assez d’originalité pour résister à l’oubli…

26C’est pourtant moins l’absence de fin que l’idée d’éternel recommencement qui saisit probablement les films de Polanski. Un peu à la manière de Fellini, Polanski joue lui aussi avec les « trois points de suspension » (horreur même des philosophes, mais bonheur des poètes), fermant une boucle, invitant in fine le spectateur à revenir au début. Ainsi, le retour chez les sorcières dans Macbeth (1971), la structure en boucle et les répétitions de phrases et de situations dans Quoi ? (1973), le retour redouté du détective vers son Chinatown (1974), le retour paralysant sur le lit d’hôpital du Locataire (1976), le retour aux origines des mythes dans Tess (1979), le retour sur le même radeau dans Pirates (1986), le retour sur la même autoroute dans Frantic (1988), le retour sur le même paquebot dans Lunes de Fiel (1992), le retour à la salle de musique dans La Jeune Fille et la Mort (1994), le retour à la porte dans La Neuvième Porte (1999) et le retour à la musique de Chopin dans Le Pianiste (2002).

27Entre ces deux pôles, entre ces deux frontières que constituent le début et la fin des films de Polanski, la majorité des protagonistes aura connu une aventure, aura modifié son rapport au monde. Pas un personnage qui ne sorte, en effet, indemne du passage par la fiction : à la fin de ses films soit  les personnages meurent (Le Meurtre, Cul de sac, Macbeth et Chinatown, Le Pianiste), soit sont blessés (Chinatown, Le Locataire), soit ils s’émancipent (Le gros et le maigre, Le Couteau dans l’eau, Cul de sac, Quoi ?, Tess et Lunes de fiel), passent dans le monde « diabolique » (Répulsion, Cul de sac, Le Bal des Vampires, Le Bébé de Rosemary, La Neuvième Porte), ou sont à nouveau réunis pour le meilleur et pour le pire (Quand les anges tombent, Le Couteau dans l’eau, Répulsion, Le Bébé de Rosemary, Frantic, Lunes de Fiel et La Jeune fille et la mort). Les seuls personnages qui ne semblent pas avoir changé sont les deux pirates et le trio de La Jeune Fille et la Mort. Mais, en réalité, eux non plus ne sortent pas indemnes. Ils ont survécu certes, mais pour n’être que des survivants portant sur leur visage le poids de leur propre odyssée. Ainsi pourrait-on dire du cinéma de Polanski qu’il est tout entier cet arc humain, ce retour au nouveau où « il ne s’agit pas de revivre : il s’agit de recommencer la vie dans son impulsion même, dans sa naissance, dans sa nouveauté »8.

281) Contexte

29Pour des raisons de concision, nous ne développerons pas ici la question du contexte, notamment historique, politique et artistique, de ce générique polanskien. Néanmoins, nous rappellerons qu’après une période peu fructueuse, un divorce et des projets avortés, Roman Polanski trouve en Grande Bretagne un nouveau terrain propice à la création. Répulsion est le premier long-métrage du cinéaste depuis Le Couteau dans l’eau (1962) mais c’est aussi le premier « film d’appartement » de Roman Polanski. Sorte de proposition audiovisuelle de La Métamorphose de Franz Kafka (que Roman Polanski jouera d’ailleurs au théâtre en 1987), Répulsion semble essayer de répondre à la question : comment faire évoluer un film entier dans un petit appartement ? (questionnement même du monteur Hervé de Luze pour Le Pianiste en 2002) ou encore : comment filmer une femme tourmentée et rendue à l’état d’animal ou d’insecte ? Comment dépeindre de manière audiovisuelle la progressive aliénation d’un protagoniste ? Mais, aussi, répondre et réfléchir à comment transcender un film de commande en un film personnel ? Autant d’interrogations que Roman Polanski a tenté de résoudre à travers Répulsion9.

30Dans Répulsion, la métamorphose psychologique de Carol que perçoit le spectateur (Catherine Deneuve) provient en partie du grand angle utilisé pour filmer le visage de l’actrice dont le cinéaste, comme à son habitude, avait refusé qu’on le farde exagérément : « je voulais saisir les moindres nuances de son humeur, sachant que celle-ci serait oblitérée par le lourd maquillage traditionnel du cinéma. À cette époque, la plupart des vedettes jouaient sous une croûte si épaisse qu’elle aurait pu servir pour le kabuki. » Ces différents partis pris ne sont pas sans trouver quelque écho, aussi, dans le travail sur le décor de l’appartement que devait dessiner Polanski lui-même. Ainsi les murs et les parois qui seront conçus de façon à pouvoir s’allonger à volonté, augmentant ou réduisant l’espace facilement pour créer, de toute pièce, « le paysage du cerveau ».

31Rappelons également que les années 1960 étaient alors traversées par un intérêt particulier porté à la « forme générique » dont Maurice Binder en Grande Bretagne (avec son travail réalisé pour la série des « James Bond ») et le graphiste Saul Bass aux États-Unis (Carmen Jones, Autopsie d’un meurtre, Sueurs froides, Psychose), étaient les dignes représentants. Bien que New-Yorkais de naissance, Maurice Binder s’était en effet installé en 1962 à Londres qui, en écho à la Nouvelle Vague européenne (française, italienne etc.), connaissait un grand élan de création artistique. Le tournage de Répulsion ayant été programmé à Londres, Roman Polanski penserait immédiatement à Binder pour réaliser le générique de son nouveau film. Le coût des services du grand spécialiste restait cependant très élevé et le Compton Group qui produisait Répulsion, fit d’abord grise mine (l’idée de payer si cher pour un « simple » générique n’allait pas encore de soi). Mais Roman Polanski finit par convaincre la production, entrant ainsi au panthéon des cinéastes qui, à l’instar des initiatives de Preminger ou d’Hitchcock, entendaient explorer toutes les richesses esthétiques du générique.

322) Des noms déboussolés dans un œil théâtral

33Nombre films, on le sait, débutent par la représentation d’un œil : Sueurs Froides de Alfred Hitchcock (1958), Le Voyeur de Michael Powell (1960), Blade Runner de Ridley Scott (1984) ou, plus proche de nous, Les Nerfs à Vif de Martin Scorsese (1991) et Contact de Robert Zemeckis (1997). Cette introduction, fondamentalement réflexive, sur le motif de l’œil en début de films est peut-être une spécificité du cinéma au regard des incipit pratiqués au théâtre ou en littérature. En tout cas, il permet probablement aux cinéastes de parler du « montrer » spécifiquement cinématographique, et de la propre place occupée, en miroir, par le spectateur. L’œil générique réfléchit et fait réfléchir. Outre que les nombreuses symboliques et les différentes fonctions de l’œil placé en ouverture de films nécessiteraient un long travail d’analyse et de recension, une première question néanmoins s’impose : cet œil inaugural, chez Roman Polanski, qu’a-t-il donc à nous dire ?

34Sur fond de battements de tambours (battements de cœur ?), prodrome d’une mise à mort ou d’un compte à rebours inéluctable, le titre du film « Répulsion » émerge dans la circonférence inquiétante de l’œil de Carol, introduisant la dimension fantastique du récit à venir. Le titre fait littéralement corps avec l’œil et installe ainsi le thème de la répulsion au cœur même du phénomène de la vision que prolongera par la suite la diégèse du film. Ce faisant, le titre disparaît ensuite derrière l’œil, comme en coulisses. Mais plutôt que de disparition (thématique particulièrement polanskienne), ne faudrait-il pas parler ici de fuite ou de fusion, lorsque le titre, tel un serpent maléfique, semble pénétrer jusque dans l’âme de l’héroïne ? S’agissant des paupières, nous remarquons aussi combien celles-ci forment comme des limites « théâtrales », à la manière du graphisme des premiers titrages au cinéma. Les noms des interprètes principaux font partie de ce théâtre en miniature, clin d’œil au huis clos et à l’aspect concentrationnaire et théâtral que véhiculera par la suite le film. En effet, Carol ne souffre-t-elle pas de voir le monde comme un petit théâtre enfantin ?

35Puis les titres d’être soudainement déboussolés : alignés, écrits proprement, ils défilent maintenant en biais sans raison apparente, en dehors de la sphère de l’œil (en dehors du monde ?). Ces mouvements sont comme incontrôlables, irrationnels et contrariés dans leur direction. Tous les mots glissent néanmoins sur l’œil qui semble ne pas les voir passer. Dans ces circulations et ces évitements, nous voulons voir pour bonne part du récit à venir.

36Au-delà des titres qui défilent, cet œil rêveur s’inscrit par ailleurs dans l’esprit tout polanskien des génériques où des personnages rêvassent dans leur monde (on se souvient des visages portraits du générique d’ouverture du Locataire en 1976). Véritable prologue avant la toute première séquence du film, le générique de Répulsion montre ainsi un personnage dans la lune, dans la caverne même de son âme (ce que sera plus tard l’appartement, un « espace-cerveau »). La première phrase de Répulsion est à ce titre sans équivoque : « Vous êtes-vous endormie ? Vous devez être amoureuse…» Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’astuce narrative de ce générique qui programme l’ultime plan de Répulsion où l’on voit, sur une photographie, le regard hanté de l’héroïne enfant.

373) L’œil blessé au cœur du générique

38Ce qui frappe d’emblée avec le générique de Répulsion, est sans doute cet œil béant filmé en très gros plan (et qui occulte en quelque sorte le visage et tout ce qui l’entoure). Maurice Binder a su respecter l’esthétique proposée par Roman Polanski dans le film et chercher à capter, lui aussi, la lueur de folie ou le sentiment d’absence dans l’œil du protagoniste, approche qui n’est pas sans avoir quelques résonances psychanalytiques. À la façon d’un appareil d’ophtalmologiste et avec le même regard dur que poseront sur elle plus tard les hommes dans la rue, la caméra de Polanski observe son héroïne. Se devine dans ce générique l’importance à venir du regard de cette femme seule qui déteste qu’on la regarde. Binder parlera d’ailleurs de cet œil effrayé et nerveux comme « d’un petit cheval » (selon les dires mêmes de Catherine Deneuve dans le DVD anglais du film).

39Mais c’est aussi un petit être sexuel tremblant que nous propose Polanski à l’orée de son film. Symbole vaginal de l’œil qu’on ne doit pas pénétrer, l’œil générique de Répulsion en appelle autant à « l’œil vivant » qu’à « l’œil écoute », qu’à l’Histoire de l’œil, ou qu’à l’œil éventré. Le générique d’ouverture de Répulsion se clôt d’ailleurs d’une manière on ne peut plus signifiante : l’apparition horizontale et tranchante du nom du réalisateur, « Roman Polanski », comme une lame de rasoir dans l’œil de Carol. Ce « clin d’œil » adressé par Maurice Binder à Roman Polanski rend évidemment hommage à l’amour qu’a toujours porté le cinéaste au Chien Andalou10.

40À ce sujet, Philippe Rouyer explique :

Une énucléation, un œil coupé, c’est un des effets les plus répulsifs qu’on puisse imaginer au cinéma, même quand on ne le montre pas. Même de l’évoquer, c’est quelque chose de terrible, surtout pour un spectateur de cinéma : une des choses les plus précieuses, c’est son œil, son regard. Ce plan, c’est : « on va vous fermer l’œil habituel pour que vous voyez autrement ». Et pourquoi pas, pour que vous voyez à l’intérieur. Et c’est un grand ressort du gore que de considérer l’inversion, ce qui dedans devient dehors… […] Il y a aussi des citations de Buñuel où il parle de l’écran de cinéma comme la paupière blanche qui renvoie aux spectateurs. Il y a donc l’idée de voir à l’intérieur et ce que cela renvoie aux spectateurs […]. Les pulsions révélées par le film, avec ce geste inaugural de l’œil, sont évidemment très liées au désir sexuel et à son désir inassouvi11.

41À l’instar de Répulsion, dans le manifeste cinématographique du surréalisme, une femme est menacée par un homme dans un appartement rempli de cadavres et d’animaux en décomposition. Problématique du dedans/dehors, du début et de la fin, au fond, chère à Roman Polanski. Mais encore question spectatorielle et spéculaire que ne cesse d’explorer le générique de Répulsion à la suite de Buñuel. L’ouverture d’un film, n’est-ce pas en effet un peu l’ouverture de notre cerveau et de notre regard ? Le regard à prendre au sens de « trou » bien entendu car dans Répulsion ou dans Un Chien Andalou, l’organe subsume la fonction. L’œil isolé, solitaire, est même coupé en deux. Ainsi, le générique qui se ferme ouvre aussitôt une question : comment recoudre et recomposer, comment sortir de notre condition de cyclope ?

42Si nous trouvons des points communs entre chacun des génériques de longs-métrages de Roman Polanski aux concepteurs pourtant différents (Maurice Binder, André François ou encore Jean Fouchet), c’est peut-être bien qu’il y a un « style Polanski » du générique. Et même une identité. Ainsi ces jeux de logos inauguraux, ces génériques introductifs fermés, ou ouverts, tournés en plan-séquence, ces effets de miroir début-fin, ces génériques tout à la fois implantés, littéralement, dans la diégèse qu’inscrits dans l’esthétique du rêve et de la Lune. À la dimension rituelle et solennelle que ces incipit revêtent, ajoutons l’amour dont ils témoignent aussi, celui qu’éprouve pour le spectacle ce cinéaste qui débuta au théâtre.

43Mais se joue aussi dans le générique, et nous aurions pu en parler également, l’intérêt que porte Polanski à la question du titre, du nom et du collectif à l’œuvre. Par exemple, si les personnages polanskiens ne sont parfois pas nommés (Le Couteau dans l’eau, Quoi ?, La Jeune Fille et la Mort) ou évoluent si souvent sous de faux noms (Le Bébé de Rosemary, Tess, Pirates, Lunes de Fiel, La Jeune Fille et la Mort) ou encore sont victimes de l’origine même de leur nom (Le Locataire, Frantic, Le Pianiste), les listes nominatives et les origines familiales qu’ils dévoilent ne peuvent pas laisser indifférent (rappelons que le vrai nom du cinéaste, Raymond Liebling, fut transformé puis terré pendant la Shoah). Lieu purement nominatif, le générique accède ainsi à un tout autre statut : identitaire et mémoriel à la fois.

44Tout générique, qu’il soit initial ou final, ne résonnerait-il alors pas chez lui, ainsi que chez d’autres sans doute, comme un fondamental et intimidant : « Qui suis-je ? », « Qui êtes-vous ? », « Qui sommes-nous ? », « Que sais-je ? », « Que savez-vous ? » et « Que savons-nous ? »

45Comme dans un générique, toutes ces questions ne sont que posées. Il n’est pas évident que des réponses puissent les compléter, on peut le craindre, mais on peut aussi le souhaiter. Car si la fin peut parfois provoquer un réel plaisir, voire une libération, quoiqu’on en dise, il n’est jamais très agréable d’y parvenir et de découvrir finalement ce qui se trame derrière la porte ou derrière le mystère que cache l’œil humain. Fellini ne disait-il pas, à juste titre, qu’il aurait « arrêté le cinéma s’il avait finalement ouvert la porte qui l’obsédait ? »