Colloques en ligne

Virginie Tellier

Mondialisation et traduction dans les cultures de jeunesse. L’exemple de La Belle et la Bête en Russie

1Les diverses études conduites sur les pratiques culturelles contemporaines des jeunes font, à peu de choses près, le même constat : les adolescents lisent majoritairement des livres traduits de l’anglais1. L’offre est sans doute en partie responsable. En 2018, 77,4% des livres pour la jeunesse publiés en traduction ont été traduits de l’anglais2. C’est plus que la part de l’anglais dans l’ensemble des titres traduits, qui s’élève à 64% la même année3. Mais cette offre, si elle cherche à répondre à la demande, ne la suit pas pour autant aveuglément. C’est, non du côté de l’offre, mais du côté de la consommation que la préférence étrangère est la plus nette. Ces deux indicateurs suffisent à le montrer : en 2017, 9 des 10 titres les plus vendus dans le secteur « fiction pour adolescents » sont traduits de l’anglais, un seul est francophone4. Les 20 livres « ados » les plus empruntés en bibliothèque cette même année sont tous traduits de l’anglais5. Le constat est sans appel : indépendamment de ce qu’on leur propose, les adolescents français ne lisent, dans le cadre de leurs pratiques culturelles personnelles, quasiment que des romans traduits de l’anglais. Ainsi donc, la mondialisation en matière de littérature de jeunesse semble conduire à une uniformisation des cultures juvéniles, qui consacre l’hégémonie de la culture anglo-saxonne de masse.

2En 2017, Sylvie Octobre et Vincenzo Cicchelli publient conjointement une étude intitulée « Les cultures juvéniles à l’ère de la globalisation : une approche par le cosmopolitisme esthético-culturel ». L’analyse des pratiques culturelles des jeunes Français de 18 à 29 ans, sur le plan tant qualitatif que quantitatif, leur permet de décrire « l’internationalisation des répertoires de consommation et des imaginaires culturels des jeunes6 », et ainsi de définir plusieurs « configurations » de leur « cosmopolitisme », « à partir du degré d’internationalisation des consommations et préférences, du mode linguistique de consommation (française ou langue originale), ainsi que des imaginaires globaux et des valeurs qui leur sont associées7 ». L’enquête porte sur les pratiques culturelles les plus répandues : cinéma, télévision, musique, jeux vidéo et lecture.

3D’après cette étude, seuls 17% des jeunes se trouvent totalement exclus de tout « cosmopolitisme » culturel, soit qu’ils le rejettent et marquent une préférence exclusivement française (11%), soit qu’ils occupent une position de retrait par rapport à toutes les pratiques culturelles (6%). 34% des jeunes se trouvent pris dans le « flux de la globalisation culturelle8 » sans intention particulière : ils consomment massivement des produits culturels étrangers, sans identifier pour autant leur inscription culturelle et idéologique, attitude que les auteurs de l’enquête appellent « cosmopolitisme involontaire ». Ces jeunes, qui disposent de ressources scolaires et économiques modestes, lisent peu, ou ne lisent pas. 32% des jeunes relèvent d’un « cosmopolitisme sectoriel9 » : si leurs pratiques culturelles internationalisées sont parfois involontaires, notamment pour la consommation de séries ou de musique, ils entrent également dans des démarches plus volontaires et plus conscientes, tout particulièrement par le biais de leurs lectures, qui se révèlent variées. « En matière de livre, la littérature classique côtoie la science-fiction, la fantasy, les romances, les essais, les livres de développement personnel et les livres sur les voyages ou encore les livres pratiques10. » 17% des jeunes, enfin, se montrent résolument volontaires et engagés dans leur approche des cultures étrangères ; « leur bibliothèque idéale mêle le manga, la bande dessinée franco-belge, les comics ; les livres classiques, les essais politiques et les livres de science-fiction, les livres de voyage et de géographie11 ». Si on observe les pratiques des jeunes qui manifestent un cosmopolitisme engagé et conscient, ce n’est pas vraiment l’origine géographique des œuvres fréquentées qui change. En revanche, ces jeunes lisent davantage, ils fréquentent des œuvres françaises et étrangères, parfois en langue originale, ils accèdent à une gamme plus diversifiée de genres littéraires, ils mettent en relation les œuvres fréquentées avec des connaissances sur les cultures d’origine de celles-ci, acquises dans le cadre familial ou par le biais de l’école.

4La question que nous aimerions aborder dans le cadre de cet article n’est donc pas tant celle de la diversité des origines géographiques et linguistiques des textes proposés à la lecture, que celle des modalités de cette lecture, et de la formation des éducateurs pour qu’ils soient à même de développer la capacité des jeunes lecteurs, dès l’enfance, à percevoir l’altérité et à y réagir. Permettre aux jeunes, confrontés à l’internationalisation de l’offre culturelle, d’entrer dans des démarches volontaires et conscientes, semble en effet l’un des objectifs que les milieux éducatifs doivent aujourd’hui se donner.

5Pour éclairer les enjeux contemporains, nous proposons de faire un détour dans le temps, et d’observer quelques phénomènes liés à la mondialisation en littérature de jeunesse entre 1750 et 1860, à l’échelle de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural. Cette période, qui correspond à l’essor de la littérature de jeunesse, parallèlement à la mise en place de systèmes éducatifs modernes dans les pays européens, permet en effet d’observer les conditions de production et de circulation des œuvres dans le temps long, ainsi que les échanges entre culture populaire et culture légitime, à une époque où la langue culturelle dominante, dans la plupart des pays européens, est le français, concurrencé, il est vrai, par l’anglais et l’allemand.

Les textes pour la jeunesse en traduction : « toujours le même visage » ?

6Germaine de Staël, l’une des premières à s’être interrogée sur l’impact de la traduction sur les pratiques culturelles des sociétés, pose en 1812 cette question : à quelles conditions la lecture en traduction peut-elle permettre l’accès aux chefs-d’œuvre produits par les autres nations, sans en aplanir l’altérité ? Autrement dit, et pour reprendre la terminologie des auteurs de l’enquête susmentionnée, comment permettre, par le biais de la traduction, de développer chez les lecteurs un cosmopolitisme conscient ?  Dans l’article intitulé « De l’esprit des traductions », l’autrice rappelle d’abord, sans le déplorer, que le rêve d’une langue universelle a été écarté. Ce constat vaut aussi pour la littérature de jeunesse : si Comenius, depuis la Bohême, a pu rêver d’une littérature de jeunesse universelle, écrite en langue latine, les œuvres pour la jeunesse ont toujours été écrites dans les langues vernaculaires, et propagées en traduction. L’année même où parait l’article de Staël, en 1812, Fleury l’Écluse publie une souscription pour réunir les traductions proposées aux quatre coins de l’Europe du roman de Fénelon, et publier ainsi un Télémaque polyglotte, ou Les aventures du fils d’Ulysse, publiées en langue française, grecque-moderne, arménienne, italienne, espagnole, portugaise, anglaise, allemande, hollandaise, russe, polonaise, illyrienne, avec une traduction en vers grecs et latins12.

7Après avoir rappelé qu’il n’y a pas de langue universelle, Germaine de Staël ajoute que la maitrise universelle des langues est impossible. Il faut donc lire les œuvres étrangères en traduction, d’une part parce que « la circulation des idées est, de tous les genres de commerce, celui dont les avantages sont les plus certains13 » ; d’autre part parce que « c’est à l’universel qu’il faut tendre, lorsqu’on veut faire du bien aux hommes14 ». Lire des œuvres en traduction permettrait ainsi, d’une part, de se confronter à la diversité des cultures locales et, d’autre part, de prendre conscience de l’universalité de la commune humanité. La réussite de ce projet éducatif, qui, à bien des égards, est toujours le nôtre, dépend naturellement de la fiabilité des traductions.

Mais pour tirer de ce travail un véritable avantage, il ne faut pas, comme les Français, donner sa propre couleur à tout ce qu’on traduit ; quand même on devrait par là changer en or tout ce que l’on touche, il n’en résulterait pas moins qu’on ne pourrait pas s’en nourrir ; on n’y trouverait pas des alimens nouveaux pour sa pensée, et l’on reverrait toujours le même visage sous des parures à peine différentes15.

8La question n’est pas tant celle de l’origine des textes traduits, que celle de la qualité de la traduction elle-même. Nous n’évaluerons pas ici la pertinence de la critique adressée par Germaine de Staël à l’école française de traduction : nous nous contenterons d’examiner l’hypothèse qu’elle formule. Si on suit Germaine de Staël, on peut très bien proposer aux lecteurs des textes des quatre coins du monde, sans pour autant jamais leur permettre de se confronter à une réelle altérité, dès lors que la traduction donne à tous les textes le même visage. Ce problème est particulièrement crucial en littérature de jeunesse, et renvoie à une réalité éprouvée : la domestication des textes y est massivement pratiquée. Christiane Connan-Pintado relève avec humour, dans une étude sur la première traduction des frères Grimm en France, en 1824 :

Le traducteur inconnu francisera en retour certains détails : pour donner un exemple trivial, dans la version originale du conte « Frédéric et Catherine » (KHM 59), la jeune épouse prépare une saucisse (Wurst) pour le repas de son mari, saucisse à laquelle Edgar Taylor substitue un nice steack, qui devient une côtelette en français16.

9Les pratiques en vigueur en 2019 n’ont pas fondamentalement changé17 : les traductions pour la jeunesse de textes étrangers sont très largement francisées, tant sur le plan textuel que sur le plan iconographique. On ne saurait voir là l’effet d’une simple négligence. La domestication reçoit, bien souvent, une visée éducative consciente et assumée, celle de rapprocher le texte de l’enfant, de lui donner accès à un univers référentiel connu, afin de faciliter sa compréhension du texte. Selon les défenseurs de la domestication des textes, pour que l’enfant français comprenne l’histoire, il faudrait franciser l’environnement dans lequel vivent les héros. Dans certains cas, l’aplanissement de l’altérité culturelle peut aussi être involontaire, dès lors que les éditeurs ou les auteurs ne disposent pas des ressources linguistiques et culturelles suffisantes pour contextualiser l’altérité des textes qu’ils éditent.

10C’est sur cette dernière difficulté, la plus redoutable, sans doute, que nous voudrions nous arrêter, en observant un album consacré à différentes variantes culturelles du conte La Belle et la Bête18. Le projet de la maison d’édition Syros s’inscrit clairement dans une démarche éducative. La préférence nationale accordée aux textes français s’accompagne de projets qui « favorise[nt] […] l’ouverture aux autres cultures19 ». Parmi ces projets, on trouve la collection intitulée « Le Tour du monde d’un conte », auquel appartient l’ouvrage que nous nous proposons d’examiner. Cet ouvrage de grand format, richement illustré, s’adresse aussi bien aux enfants qu’aux éducateurs. En témoigne la mention systématique de la source utilisée à l’issue de chaque variante nationale présentée et l’ajout d’une postface assortie d’une bibliographie, signée par la folkloriste Nicole Belmont. Le projet semble bien répondre à l’objectif assigné par Germaine de Staël, celui de présenter à la fois la diversité des cultures et l’universalité des questionnements humains. L’entrée dans les cultures autres se manifeste notamment par l’usage de termes translittérés, comme « tsarévitch » ou « chodja » que l’on voit apparaitre dès le sommaire. On rencontre également des « trolls » dans la version norvégienne, un « vizir » dans la version égyptienne, les personnages japonais sont naturellement habillés de « kimonos ». Parfois, une note vient expliquer le sens d’un mot référant à des traits culturels supposés inconnus, ou méconnus du jeune lecteur. Il s’agit bien de ne pas estomper les diversités culturelles par la recherche d’équivalents sémantiques, d’aiguiser la curiosité des lecteurs en les confrontant à une altérité linguistique et culturelle réelle.

11Pourtant, les choix opérés révèlent les difficultés auxquelles se trouve souvent confrontée la littérature de jeunesse. Lorsqu’on cherche à offrir à l’enfant un dépaysement qui le confronte à des ailleurs culturels, on risque fort de céder à la tentation de l’exotisme, piège dans lequel tombent facilement les éducateurs, dès lors qu’ils connaissent peu, ou mal, la culture d’origine du texte retenu. La lecture qui est alors proposée du texte traduit ne permet pas toujours à l’enfant ou au jeune de saisir ce que les cultures ont de particulier, d’inscrire les œuvres dans un contexte géographique et historique qui laisse place à la circulation des motifs, des idées, des thèmes, des histoires, tout en les insérant dans un contexte particulier de production et de réception premières.

12Comment concilier la diversification des aires géographiques et culturelles présentées et les connaissances, nécessairement limitées, des médiateurs ? Il semble ici que l’édition pour la jeunesse ait un rôle important à jouer : elle constitue une première forme de médiation, la seule bien souvent dont disposent les enseignants. Les auteurs du recueil publié chez Syros, qui ne maitrisaient pas eux-mêmes, et on le conçoit aisément, toutes les langues d’origine des contes rassemblés, ont tenté de pallier cette difficulté en recourant à des versions intermédiaires des textes qu’ils ne pouvaient consulter en langue originale. Tous les textes présents dans le recueil, et dont les auteurs ont tenu à indiquer les sources, ont été réunis sur la base de textes préalablement édités en français ou en anglais, entre 1888 et 2005, dans des ouvrages de statuts divers. Les auteurs du recueil ont fait précéder l’ouvrage de remerciements adressés à Fenn Troller pour son aide à la traduction des sources anglaises, mais aucun médiateur des cultures d’origine des différents textes n’est mentionné. On touche là à l’un des problèmes récurrents en matière de littérature de jeunesse, celui de l’empilement des médiations qui opacifient de plus en plus l’écran entre l’enfant d’une part, le texte et la culture originaux, d’autre part. Or les seules mentions de termes culturellement marqués, comme « tsarévitch » ou « kimono » ne suffisent pas à construire un rapport authentique aux cultures autres. Les auteurs se sont pourtant livrés à des recherches stylistiques, afin de mettre en valeur les spécificités culturelles du contage lui-même. Le conte russe, dans la réécriture proposée par les auteurs du recueil, s’ouvre sur les mots « il était une fois, rien qu’une fois », formule destinée sans doute à introduire un jeu dans le stéréotype, mais qui apparait comme une création des auteurs du recueil : on ne la trouve ni, en russe, dans le texte source, le « Tsariévitch ensorcelé » d’Afanassiev, ni, en français, dans la traduction consultée par les auteurs, celle de Lise Gruel-Apert20. De même, le conte russe présenté dans le volume des éditions Syros s’achève sur une formulette oralisée, dans laquelle le conteur s’adresse directement à son auditoire. Ce finale, fréquent dans les contes russes, populaires ou d’auteur, n’apparait pas dans le conte source, tel qu’Afanassiev l’a livré au public et tel que Lise Gruel-Apert l’a traduit.

13Le piège de l’exotisme est le double d’un piège symétrique, celui de la tentation d’universaliser les contenus proposés, pour mettre en valeur la commune humanité. Pour favoriser l’authenticité, et conformément au projet éditorial, qui vise à « permettre de découvrir que les contes les plus connus ne datent pas de Grimm ou de Perrault21 », ce sont des contes populaires qui ont été retenus pour la constitution du recueil. Or ce choix du conte populaire par opposition au conte d’auteur repose sur un argument théorique propre à la folkloristique, résumé ainsi par Nicole Belmont dans sa postface :

Depuis des siècles, les mêmes contes sont racontés dans des régions très éloignées les unes des autres. Parmi la masse énorme de récits collectés systématiquement à travers le monde par les ethnologues et les folkloristes à partir du xixe siècle, les chercheurs ont en effet découvert qu’un grand nombre d’entre eux étaient comparables : même schéma narratif principal, même fonction symbolique, avec cependant des écarts dans la narration et des écarts de sens d’une richesse étonnante. Ainsi, selon que le récit provient d’Afrique, d’Asie, d’Amérique ou d’Europe, les personnages, les lieux, les événements diffèrent, mais la signification profonde de l’histoire est la même22.

14Une telle analyse repose sur la mise en évidence, dans les contes, d’invariants structurels et sémantiques sous des variations formelles et thématiques. La question se pose néanmoins de savoir ce qu’on appelle « mêmes » contes : sont-ce les diverses variations orales d’une même trame, transmise de conteur à conteur ? Sont-ce les variantes écrites d’une même histoire originellement orale ? Sont-ce les différents récits engendrés, selon une généalogie parfois difficile à établir, à partir d’un récit premier ? Sont-ce enfin des contes qui, sans filiation aucune, présentent des analogies que l’étude peut mettre en évidence ? Le recueil publié aux éditions Syros ne permet pas de trancher entre généalogie et analogie, ni d’interroger le rapport complexe entre oral et écrit. On peut le concevoir : l’investigation de ces hypothèses, pour chaque conte, constitue une gageure pour le chercheur. Mais le recueil ne permet pas non plus de les déployer à l’intention de l’adulte médiateur, afin de mettre la lecture proposée aux enfants en perspective.

15En outre, le sentiment d’analogie perçu par le lecteur du recueil tient en grande partie à la narration, au style et à l’illustration, qui lui donnent son unité. Les textes ont tous été réécrits par les auteurs, qui en constituent en définitive les véritables conteurs. Le choix uniforme du passé composé, par exemple, produit un aplanissement stylistique qui est bien le seul fait des auteurs. L’illustration retenue par les éditions Syros témoigne également d’une volonté d’universalisation. Syros confie à la même illustratrice, Delphine Jacquot, le soin d’illustrer toutes les variantes du conte, donnant l’illusion que c’est la même petite fille, déguisée en costumes exotiques, qui vit la même aventure. Le choix iconographique relève bien de ce que Germaine de Staël présentait comme un danger, celui de donner à voir toujours le même visage, avec des parures différentes. C’est, en définitive, l’œuvre de Fabienne Morel, Gilles Bizouerne et Delphine Jacquot qui se donne à lire et à voir dans ce bel album.

16Or l’un des intérêts du choix du conte, comme forme littéraire destinée à initier le jeune public à la diversité des cultures, tient précisément à ce qu’il constitue une forme vivante, difficile à percevoir sous les formes écrites qui servent, le plus souvent, à aborder les littératures orales :

L’étude actuelle de l’art verbal populaire, y compris celle qui cherche derrière les manifestations superficielles des « structures » profondes, prend pour point de départ la forme écrite de la matière analysée, par ailleurs obtenue indirectement, et ne tient pas compte du fait que l’objet de recherche véritable, c’est l’événement même de sa production : la raison d’être d’un conte ou d’une chanson consiste à être narré ou chanté lorsque c’est opportun. Une création folklorique ne vit pas sur du papier, mais uniquement au moment de sa production en temps réel où un certain énoncé, ancré dans une certaine situation de communication, trouve son destinataire concret : un individu ou toute une communauté, un mort pleuré, une maladie enchantée par un enchanteur, etc23.

17Figer le conte dans une forme seconde, réécrite d’après des traductions de textes collectés il y a parfois plus de cent ans, en fonction de choix stylistiques qui tendent à homogénéiser et normaliser la langue, à en aplanir les rugosités et les étrangetés, c’est se priver d’offrir aux jeunes lecteurs de vivants visages des cultures étrangères.

Les cultures de jeunesse présentées dans leurs visages contemporains : pour une médiation des formes vivantes de la culture

18L’exemple de La Belle et La Bête permet d’observer dans le temps long certains mécanismes liés à la mondialisation culturelle et d’en mesurer les effets en termes d’acculturation et d’appropriation. La version littéraire la plus célèbre de ce conte24 en a été donnée en 1756 par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, dans le Magasin des enfants, publié à Londres chez Haberkorn. Ce Magasin des enfants constitue l’un des plus grands succès éditoriaux européens des xviiie et xixe siècles. Francis Marcoin a montré récemment que « dès le départ, l’histoire éditoriale de cet ouvrage s’inscrit […] dans une perspective que l’on pourrait dire "cosmopolite", mais d’un cosmopolitisme inverse de celui de Mme de Staël, qui s’interrogeait sur ce qui forgeait une identité nationale. » Le « cosmopolitisme » de La Belle et la Bête relève bien d’un phénomène de mondialisation culturelle, et ce, dès sa production. L’ouvrage, conçu par une éducatrice française installée à Londres, a en effet été pensé pour l’exportation. Comme le rappelait en 2005 Kopanev, alors directeur de la Bibliothèque Voltaire à Saint-Pétersbourg, l’ouvrage de Leprince de Beaumont voit le jour notamment grâce à une souscription des élites politiques et sociales de l’Empire russe.

Среди подписчиков оказались не только императрица Елизавета Петровна, великий князь, будущий Петр III, великая княгиня, будущая Екатерина II, Павел Петрович — будущий император Павел I, но и президент Петербургской Академии наук К.Г. Разумовский, куратор Московского университета И.И. Шувалов, семьи Воронцовых, Голицыных, А.С. Строганов. П.Б. Шереметев, Б.А. Куракин, А.А. Меншиков и другие наиболее видные сановники второй половины XVIII века25.
  
« Parmi les souscripteurs, on compte non seulement l’impératrice Elizabeth Petrovna, le grand-prince, futur Pierre III, la grande princesse, future Catherine II, Paul Pétrovitch, le futur Paul Ier, mais aussi le président de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg K. G. Razoumovski, le curateur de l’Université de Moscou I.I. Chouvalov, les familles Vorontsovo, Golitsyne, Stroganov, Cheremetiev, Kourakine, Menchikov et d’autres dignitaires, parmi les plus en vue de la seconde moitié du xviiie siècle. »

19L’ouvrage est en effet perçu comme un manuel de langue française, de culture occidentale, de morale et de religion à l’usage des élites russes. Le financement russe de l’œuvre explique également la légère russification à laquelle le texte de Leprince de Beaumont fut soumis : manuel de culture occidentale, certes, mais pensé d’emblée comme pouvant servir aussi à la cour de Russie. L’éloge appuyé à Pierre le Grand en est la trace la plus manifeste. On trouve ainsi, par exemple, à l’issue du conte politique intitulé « Le Prince Charmant », sorte de réécriture simplifiée des Aventures de Télémaque de Fénelon, cette remarque dans la bouche de l’une des enfants : « Je pense aussi que le Prince Charmant ressemble à Pierre-le-Grand, empereur de toutes les Russies, dont j’ai lu l’histoire dans les Magasins français26. »

20On ne saurait sous-estimer l’importance des conditions économiques de production des œuvres, dans un contexte de mondialisation. Cette importance explique la prise en compte de la dimension universelle de l’œuvre, et cela avant toute entreprise de traduction. La traduction russe du Magasin que nous avons pu consulter (trad. de Timofeï Mojaïski, Saint-Pétersbourg, 1792) présente quelques traits de domestication : la grand-mère des enfants n’habite plus en Irlande, les enfants n’habitent plus à Londres. Le traducteur se permet également de corriger une mention fausse du cours de géographie sur la Russie. Leprince de Beaumont avait en effet écrit : « Enfin, à l’Est de la Suède, on trouve la Russie ou Moscovie, qui est un très-grand pays : sa ville capitale est Moscow ; mais aujourd’hui Pétersbourg en est la plus belle ville et la résidence de l’empereur et de la cour de Russie27. » Le traducteur corrige ainsi : « ВостокуотъШвецiилежитРоссiя, въкоторой, какъвызнаете, древняястолицаестьМосква, анынѣшнаяСанктпетербургъ28 » (« À l’Est de la Suède se trouve la Russie, dont, comme vous le savez, l’ancienne capitale est Moscou, et la nouvelle Saint-Pétersbourg. ») On le voit, ce ne sont là que des aménagements de détail, programmés en quelque sorte dans le projet d’écriture de Leprince de Beaumont, dont le roman a été traduit dans toutes les langues européennes ne nécessitant, à chaque fois, que quelques aménagements géographiques, culturels et religieux, pour s’adapter au contexte local. L’œuvre de Leprince de Beaumont s’inscrit donc bien dans une culture européenne partagée.

21Fait remarquable, sans lequel on ne saurait parler de mondialisation, l’usage de cet ouvrage ne se limita pas à la seule cour pétersbourgeoise francophone et francophile. De 1761 à 1767, la première traduction russe, due à Svistunov, jouit d’un énorme tirage, qui en fait un véritable best-seller : 1500 volumes pour le premier tome, 2000 pour le second et le quatrième, 2079 pour le troisième. L’ouvrage est réédité en 1776, puis en 1788. Kopanev recense pas moins de quatre autres éditions avant 180029, pour un total de 15 000 exemplaires environ, ce qui fait de cet ouvrage l’un des principaux livres de lecture pour enfants du xviiie siècle en Russie. Rapidement, on passe de la traduction à l’adaptation : entre 1776 et 1779, l’écrivain russe Bolotov publie à Moscou un ouvrage intitulé Philosophie enfantine, ou discussions morales entre une dame et ses enfants, conçues pour mettre en débat la vérité, à l’usage des enfants30. On voit ainsi la manière dont l’œuvre se diffuse progressivement à travers les couches sociales, en partant de la grande aristocratie des capitales, complètement cosmopolite, capable de lire en langue originale, puis vers la noblesse et la bourgeoisie, en franchissant deux degrés, du cosmopolitisme conscient de ceux qui lisent l’ouvrage en traduction, à peine modifié pour s’adapter au public, au cosmopolitisme involontaire de ceux qui lisent l’ouvrage de Bolotov, probablement sans savoir qu’il est imité de l’étranger.

22Il reste enfin un dernier niveau, celui de la culture populaire. Si l’on en croit le chercheur russe Begunov, dont l’étude, quoique controversée pour certains aspects, n’en continue pas moins à faire autorité, le Magasin de Leprince de Beaumont y pénètre bien, mais au prix d’une métamorphose : passant dans la culture populaire, l’ouvrage se délite : La Belle et la Bête, le conte le plus célèbre de l’ouvrage de Leprince de Beaumont, commence à vivre de sa belle vie. Les principaux contes, dont La Belle et la Bête, sont en effet imprimés en édition séparée ou reproduits à la main et circulent très largement31.Par le biais du colportage, le conte se raconte un peu partout en Russie, accentuant progressivement sa dimension merveilleuse, que récusait Leprince de Beaumont, et estompant sa dimension morale, tout en se chargeant d’éléments directement empruntés au folklore national. La thèse de Begunov est la suivante : il existait vraisemblablement déjà, dans le folklore russe, des contes comparables au récit de La Belle et la Bête. Néanmoins, la traduction du conte de Leprince de Beaumont s’est trouvée « superposée32 », par le biais de la littérature de colportage, à la tradition purement folklorique. Le chercheur précise :

К этому необходимо добавить, что проникновение французской литературной сказки в русскую литературу и даже фольклор было нередким явлением. Так, в XVIII веке французские легенды о святой Женевьеве переделываются в лубочную «Сказку о трех королевичах» и «Сказку о Дурине-Шарине», а французская сказка «Catherine La Sotte» превращается в русскую сказку о Катерине33.
  
« À cela, il convient d’ajouter que la pénétration des contes littéraires français dans la littérature russe et même dans le folklore était un phénomène fréquent. Ainsi, au xviiie siècle, les légendes françaises sur Sainte Geneviève ont été reformées dans le conte populaire “Conte des trois princes” et dans le “Conte de Dourine Charine”, et le conte français “Catherine La Sotte” a donné le conte russe “Katerina”. »

23L’intérêt principal, selon lui, du conte 425 C dans la classification Aarne-Thompson-Uter, variante la moins représentée du type 425, tient précisément à ce qu’ « il donne la possibilité d’explorer le problème de l’action conjointe du folklore et de la littérature34. »

24S’il existe bien une variante populaire antérieure à l’introduction en Russie du conte de Leprince de Beaumont, c’est chez Afanassiev qu’il convient très certainement de la chercher, comme le font les auteurs de l’édition Syros. Le conte, publié par Afanassiev dans la septième livraison du recueil des Contes populaires russes, parait en 1863. Lise Gruel-Apert note qu’Afanassiev, s’il est le premier à entreprendre de recenser les contes populaires russes, est davantage un « rassembleur » qu’un « collecteur » :

Le sort d’Afanassiev et de Kiréiévski ont quelque chose de semblable. Restés l’un comme l’autre avant tout des folkloristes de cabinet, ils ont été, chacun dans son domaine, le centre de gravité vers qui affluaient des manuscrits venant de toute la Russie. Préoccupé plus de théories « mythologiques » que de circonstances de contage, Afanassiev a reçu des textes divers (archives de la Société russe de géographie, collection de Dal, manuscrits trouvés par des instituteurs, des écrivains régionaux, des ethnographes, un pope, un paysan d’État, anciens textes d’édition de colportage…)35

25S’il a été possible d’identifier la source de la collecte pour un grand nombre des contes du recueil, Lioustrov note dans son édition critique que, concernant Le Tsariévitch ensorcelé, « le lieu de la collecte n’est pas connu36 ». Il est néanmoins probable que le conte, tout comme la majeure partie du volume qui le contient, a été cédé par Dahl dès les années 1830. En l’absence de toute précision sur la collecte, et de tout récit sur les circonstances et les formes du contage, il reste difficile de se prononcer sur le statut du conte rédigé par Afanassiev. Le sujet, s’il est traité dans un certain nombre de contes recueillis chez les Slaves orientaux, ne fait pas partie des contes populaires russes les plus représentés. Il est possible que diverses sources et influences se soient mêlées, d’une manière comparable à ce que Lise Gruel-Apert note à propos des contes d’animaux :

L’influence de la fable antique (Ésope et Phèdre) est incontestable sur un certain nombre de sujets […]. Mais, pour Propp, ni Ésope ni Phèdre (non plus qu’Homère pour les chants épiques) n’ont inventé leurs sujets. Ils les ont eux-mêmes puisé dans la tradition populaire déjà existante. Les fabulistes antiques ont cependant exercé une influence secondaire non négligeable (par le biais de traductions ou même de textes originaux) sur les milieux lettrés. Ceci n’a pu qu’indirectement influencer la tradition orale des campagnes37.

26Dans la mesure où Afanassiev s’appuie en partie sur la littérature de colportage, dans la mesure également où la traduction de Svistunov circulait par ce canal, il n’est pas impossible de considérer que la version proposée par Afanassiev a pu être influencée, de manière indirecte, par le conte de Mme Leprince de Beaumont. La comparaison des textes incite néanmoins Begunov à la conclusion que la version d’Afanassiev est trop éloignée de celle de Leprince de Beaumont pour qu’on puisse conclure à une influence de l’une sur l’autre.

27En revanche, Begunov montre que le texte d’Afanassiev est très différent des versions populaires du conte collectées par les folkloristes des années 1930 dans diverses régions de la Russie. Ces versions sont beaucoup plus proches de celles de Leprince de Beaumont. Begunov suggère ici qu’il convient de prendre en compte, lors de l’analyse de ces versions orales collectées au xxe siècle, une version littéraire russe produite en 1858, et due à Serge Aksakov.

28À la fin de son récit autobiographique intitulé L’Enfance de Serge Bagrov, Aksakov insère un conte, qu’il intitule Аленький Цветочек, « La Fleur écarlate », et qu’il sous-titre « conte de la femme de chambre Pélagie ». Or ce conte, qui tire son nom de la fleur que Belle demande à son père de lui rapporter de voyage, est une version russe de La Belle et la Bête. Dans L’Enfance de Serge Bagrov, Aksakov raconte, par la voix de son héros, avoir entendu l’histoire de la « Fleur écarlate » de la bouche de sa gouvernante Pélagie, une paysanne que ses parents avaient attachée à son service, car elle était connue pour son talent de conteuse :

По совету тетушки, для нашего усыпления позвали один раз ключницу Палагею, которая была великая мастерица сказывать сказки и которую даже покойный дедушка любил слушать. […] Пришла Палагея, немолодая, но еще белая, румяная и дородная женщина, помолилась богу, подошла к ручке, вздохнула несколько раз, по своей привычке всякий раз приговаривая: "Господи, помилуй нас, грешных",села у печки, подгорюнилась одною рукой и начала говорить, немного нараспев: « В некиим царстве, в некиим государстве... » Это вышла сказка под названием "Аленький цветочек"38
  
« Sur le conseil de ma tante, on fit venir un jour pour nous endormir la femme de charge, Pélaguéia, remarquable conteuse que mon défunt grand-père lui-même aimait à écouter. […] Pélaguéia vint : ce n’était plus une jeune femme, mais elle était encore blanche, rose et grasse : elle pria, baisa la main de ma mère, soupira à plusieurs reprises, selon son habitude, en disant chaque fois : « Seigneur, aie pitié de nous qui sommes des pécheurs ! », s’assit près du poêle, appuya sa tête sur sa main et commença d’un ton légèrement chantant : “Il était une fois, dans un royaume…” Et ce fut le conte intitulé La Fleur écarlate39. »

29L’auteur ajoute ici une note, due, dit-il, à Serge Bagrov, et dont voici la teneur :

Эту сказку, которую слыхал я в продолжение нескольких годов не один десяток раз, потому что она мне очень нравилась,впоследствии выучил я наизусть и сам сказывал ее, со всеми прибаутками, ужимками, оханьем и вздыханьем Палагеи. Я так хорошо ее передразнивал, что все домашние хохотали, слушая меня. Разумеетсяа, потом я забыл свой рассказ; но теперь, восстоновляя давно прошедшее в моей памяти, я неожиданно наткнулся на груду обломков этой сказки; много слов и выражений ожило для меня, и я попытался вспомнить ее. Cтранное сочетание восточного вымысла, восточной постройки и многих, очевидно, переводных выражений, с приемами,образами и народною нашею речью, следы прикосновенья разных сказочников и сказочниц - показались мне стоящими вниманья40.
  
Ce conte, que j’ai entendu pendant plusieurs années, des dizaines de fois, parce qu’il m’avait beaucoup plu, je l’avais appris par cœur et je le disais moi-même, avec toutes les plaisanteries, les grimaces, les gémissements et les soupirs de Pelaguéia. Je l’imitais si bien que toute la maisonnée riait en m’entendant. Bien sûr, je l’ai complètement oublié depuis ; mais maintenant, alors que je fais revivre le lointain passé en ma mémoire, je trébuche de manière inattendue sur les vestiges de ce conte ; beaucoup de mots et d’émotions revivent pour moi et j’essaie de m’en souvenir. L’étrange combinaison de fiction orientale, d’une construction orientale et de nombreuses expressions visiblement traduites, avec la présence d’astuces, d’images et de notre discours populaire, les traces des touches de différents conteurs et conteuses me semblaient dignes d’attention.

30C’est donc par le biais de l’oralité que le jeune Sergueï découvre La Belle et la Bête, sous une forme où il affirme à postériori percevoir un cosmopolitisme fait d’orient, de folklore russe et d’expressions étrangères, qui lui semblent traduites41.

31Dans le troisième volume de son autobiographie, Un lycée à Kazan, dans lequel l’auteur ne recourt plus aux filtres onomastiques et désigne les individus sous leurs noms véritables, Aksakov écrit :

Читая, не помню который том, дошел я до сказки "Красавица и Зверь", c первых строк, показалась она мне знакомою и чем далее, тем знакомее; наконец, я убедился, что это была сказка, коротко известная мне под именем "Аленький цветочек", которую я слышал не один десяток раз в деревне от нашей ключницы Пелагеи. […]Содержанию "Красавица и Зверь", или "Аленький Цветочек", суждено было еще раз удивить меня впоследствии. Через несколько лет пришел я в Казанский театр слушать и смотреть оперу "Земира и Азор" - это был опять "Аленький Цветочек" даже в самом роде пиесы и в ее подробностях42
  
« Lisant je ne me rappelle plus quel tome, je parvins au conte La Belle et la Bête ; dès les premières lignes, il me sembla familier, et plus j’avançais, plus je me trouvais en pays de connaissance ; enfin j’acquis la conviction que c’était là le conte bien connu de moi sous le titre La Fleur écarlate, que j’avais entendu raconter des dizaines de fois à la campagne par notre femme de charge Pélaguéia. […] Il était dit que le sujet de La Belle et la Bête ou La Fleur écarlate m’étonnerait encore une fois. Quelques années plus tard, j’allai au théâtre de Kazan écouter et voir l’opéra Zémire et Azor : c’était encore La Fleur écarlate dans le développement même de la pièce dans ses détails43. »

32En effet, pour beaucoup de jeunes Européens du xixe siècle, La Belle et la Bête est, non un texte, un spectacle, comme l’atteste ce passage d’une lettre de Marie Nodier à sa mère, datée du 11 juin 1847 :

Il n’y a pas de reposoir aussi chargé de bouquets que moi. Il m’en arrive de tous les côtés. Mon galant sous-préfet va me cueillir du chèvrefeuille à cheval, et comme ledit cheval a peur des buissons, son maître prétend qu’il risque sa vie à chaque branche. La rose de Zémire dans La Belle et la Bête ne coûtait pas plus cher44.

33Il n’y a pas de Zémire dans La Belle et la Bête, et la confusion de Marie Nodier montre bien l’amalgame opéré entre l’œuvre littéraire et sa transposition spectaculaire, sans qu’on ne puisse plus distinguer laquelle est première, laquelle est seconde.

34Sergueï Aksakov ne se contente pas d’avoir été lecteur de La Belle et la Bête. Il en a donné, en 1858, une version russe, placée en annexe de L’Enfance de Serge Bagrov. Pour écrire sa version, et parmi tous les modèles qu’il possède, il opte résolument pour le conte de la bonne Pélagie. Le dispositif est intéressant : conte d’Aksakov et conte de Pélagie, La Fleur écarlate est à la fois un conte d’auteur et un conte populaire, dont les sources sont, elles aussi, à la fois populaires et littéraires. Or c’est ce conte qui semble servir de structure commune aux contes populaires russes collectés dans la première moitié du xxe siècle. Ce conte, transposé à l’écran par Atamanov pour les studios Soyuzmultfilm en 1952, dans un très beau film d’animation, est l’un des contes les plus connus de tous les petits Russes d’aujourd’hui comme de ceux d’hier, un conte « populaire » au sens où il appartient aujourd’hui à la culture commune, indépendamment de la culture lettrée acquise à l’école, où il fait également l’objet d’un enseignement.

35La plupart des lecteurs russes de La Fleur écarlate sont des cosmopolites qui s’ignorent : ils y voient l’un des contes qui fondent l’identité culturelle russe d’aujourd’hui, ce en quoi ils n’ont pas tort. Certains s’élèvent néanmoins à un cosmopolitisme plus conscient, et se montrent connaisseurs de la version de Leprince de Beaumont, ainsi que, bien souvent, de celles des studios Disney, celle de 1991 (Gary Trousdale et Kirk Wise) ou celle de 2017 (Bill Condon). On retrouve notamment ces lecteurs conscients sur les sites de fanfictions. Or une autrice d’un site russe de « fanfiki », Oksana L., prétend en effet démontrer la légitimité des fanfictions, et leur caractère éminemment littéraire, en leur donnant d’illustres ancêtres. Parmi eux figure en bonne place Aksakov lui-même, déclaré auteur de fanfiction avant l’heure, pour sa réécriture de La Belle et la Bête :

Так давайте вспомним замечательнейшего автора Сергея Тимофеевича Аксакова и его бессмертную сказку "Аленький цветочек". Наверное, нет из нас тех, кто в детстве бы не зачитывался этой великолепной сказкой и не смотрел яркого, потрясающе красивого мультфильма. А теперь задумайтесь, какую знаменитую французскую сказку он напоминает? Ну разумеется, "Красавицу и чудовище". И опять же в предисловии автор говорит нам о том, что сказку эту написал по детским воспоминаниям. Сергей Тимофеевич был очень болезненным мальчиком, часто простужался морозными зимами, и родители приводили к нему няньку - деревенскую женщину, которая и рассказала в один из вечеров эту сказку. Как принято называть "Аленький цветочек" Аксакова? Авторская сказка. Фанфик ли это? Да, безусловно45.
   
« Rappelons-nous l’excellent auteur Sergueï Timofeevitch Aksakov et son conte immortel La Fleur écarlate. Il n’y a probablement aucun de nous qui n’ait lu dans son enfance ce conte magnifique et n’ait regardé le dessin animé, lumineux et incroyablement beau. Maintenant, réfléchissez : à quel célèbre conte de fées français ressemble-t-il ? À La Belle et la Bête bien sûr. Et, dans l’introduction, l’auteur nous dit qu’il a écrit ce conte de fées à partir de souvenirs d’enfance. Sergueï Timofeevitch était un garçon très fragile. Il tombait souvent malade pendant les froids hivers et ses parents lui avaient amené une nounou - une femme du village - qui lui a raconté cette histoire un soir. Comment appelle-t-on La Fleur écarlate d’Aksakov ? Conte d’auteur. Est-ce une fanfiction ? Oui assurément. »

36Faire appel à l’autorité de Sergueï Aksakov pour défendre les fanfictions, c’est réinterroger à nouveaux frais le lien entre littérature populaire et littéraire légitime, c’est revendiquer également le droit de participer à celle-ci, tout en assumant se nourrir de celle-là. L’autrice place sur le même plan l’appellation populaire « fanfiction » et la réponse scolaire attendue, la notion de « conte d’auteur » étant enseignée dans le cadre du cours de littérature en Russie. La capacité à mobiliser avec pertinence la terminologie officielle au service de l’argumentation manifeste le caractère élevé du capital scolaire dont dispose l’autrice, qui fait montre ici d’un cosmopolitisme volontaire et engagé. Oksana L. sait qu’Aksakov connaissait le texte de Leprince de Beaumont. Pour elle, la réécriture à laquelle il se livre, qui brode sur un canevas consacré par la culture scolaire classique, en mêlant des fils personnels et populaires, apparente La Fleur écarlate à une fanfiction. De fait, sur le site ficbook.net existe un fandom intitulé « La Belle et la Bête (crossover) », qui réunit les fanfictions conçues à partir des œuvres de Leprince de Beaumont, Aksakov, Atamanov, Gary Trousdale et Kirk Wise et Bill Condon. La plupart des fanfictions regroupées dans ce fandom sont d’ailleurs également rattachées à plusieurs des fandoms consacrés spécifiquement à l’une de ces œuvres : la culture des jeunes Russes contemporains résulte bien d’une superposition de la culture légitime (Leprince de Beaumont), de la culture locale (Aksakov et Atamanov) et de la culture mondialisée (Disney).

37Si les éditions Syros avaient souhaité faire connaitre au public français une œuvre appartenant à la culture commune des Russes, c’est sans doute la version d’Aksakov qu’il aurait fallu privilégier. Le texte, disponible dans une traduction de Sylvie Luneau, figure en annexe de L’Enfance de Serge Bagrov, dans l’édition, chez L’Âge d’homme, d’Une chronique de famille, qui rassemble les trois récits autobiographiques de l’auteur. L’édition, de qualité, n’est pas destinée au public jeune, et rien ne vient signaler, à qui voudrait l’y chercher, la présence d’un conte au sein du volume. Nous n’avons malheureusement pas trouvé d’édition séparée, chez un éditeur ou dans une collection jeunesse. Le film d’Atamanov, retraduit depuis l’anglais, a été présenté aux jeunes téléspectateurs français dans les années 1980. À défaut d’entendre la langue russe – les chansons du film sont restées en anglais – le public a pu être confronté à un imaginaire authentiquement russe. Une version originale sous-titrée est même aujourd’hui disponible en ligne. Poser la question de la mondialisation des productions pour la jeunesse oblige à penser la traduction dans un contexte plus large, celui des différentes médiations du texte : à la traduction, il faut ajouter les diverses transpositions, qui agissent véritablement comme médiations.

   

38Les mécanismes de la globalisation, en matière de culture, sont complexes. Un texte comme celui de Leprince de Beaumont, culturellement peu marqué, destiné très largement aux élites européennes, a pu faire l’objet d’une acclimatation réussie dans la culture littéraire et populaire russe. Cet exemple montre qu’une culture ne chasse pas l’autre, que les cultures se construisent davantage par superposition des cultures locale et étrangères que par substitution. Il invite également à assouplir la distinction entre culture légitime et culture populaire, tant poreuse est la frontière : un spectateur lettré d’un film produit par les studios Disney n’aura pas le même regard qu’un spectateur qui ne dispose que d’un faible capital culturel. Mais, inversement, inviter des élèves, en contexte scolaire, à faire comme s’ils n’avaient pas vu le film qu’ils affirment pourtant connaitre, relève du contre-sens. Or les enseignants, aujourd’hui, ne sont pas préparés à travailler avec les variantes populaires des textes qu’ils proposent à la lecture de leurs élèves, à envisager les histoires en tenant compte de l’ensemble de leurs variantes linguistiques – françaises, étrangères et internationales – et médiatiques – textuelles, scéniques, visuelles et cinématographiques. On est obligé de déplorer ici qu’à l’heure où la mondialisation culturelle est devenue la norme dans les pratiques culturelles des jeunes, la littérature comparée, discipline qui a précisément pour objet l’étude des relations entre littératures nationales d’une part, entre arts et médias d’autre part, tienne une place de plus en plus ténue dans la formation des futurs éducateurs.

39La mondialisation de la littérature pour la jeunesse pose ainsi de manière accrue la question de la prescription, d’une part des adultes envers les enfants, d’autre part des élites sociales envers les classes populaires. Il est clair qu’en choisissant de financer le Magasin des enfants, la cour de Russie a choisi un manuel pour les enfants de la cour, à commencer par le futur empereur. Mais le succès commercial de la traduction de l’ouvrage dépasse très largement ce cadre, au point qu’une adaptation nationale, celle de Bolotov, est ensuite réalisée, à l’usage cette fois de l’éducation de l’ensemble de la société russe alphabétisée. Parallèlement, c’est par le biais de l’oralité que La Belle et la Bête pénètre dans la culture populaire, au prix cette fois d’un détournement complet du projet initial. On sait que Leprince de Beaumont se méfiait beaucoup du merveilleux, et que les contes merveilleux sont assez rares dans le Magasin des enfants, rédigé sous la forme de dialogues didactiques. Or c’est bien le merveilleux que la postérité retiendra, preuve s’il en faut que la place de La Belle et la Bête dans la culture contemporaine mondiale est l’héritière, non pas de l’œuvre de Leprince de Beaumont, mais de sa transfiguration populaire.

40Les choix que nous opérons, lorsque nous souhaitons transmettre les cultures étrangères, reflètent bien souvent une fascination pour l’exotisme, qui constitue une essentialisation des cultures étrangères, et passe par la recomposition, souvent locale, d’un panthéon figé. Face à des œuvres étrangères, l’éducateur se sent souvent intimidé par une étrangeté dont il pressent qu’il ne saura la comprendre. Parmi les différentes traductions qui leur sont proposées, les éducateurs se tournent parfois intuitivement vers celle qui leur parait la plus complexe, parce qu’ils la pensent plus proche de l’original, ou encore vers celle qui se trouve être la plus conforme à la perception à priori qu’ils ont de la culture à transmettre. C’est alors la couleur locale qui est recherchée, au point de laisser la langue d’origine transparaitre dans le texte, de donner un vernis originel et folklorique à un texte qui n’est pas pour autant interrogé dans ses spécificités culturelles réelles. L’étude des traductions pour la jeunesse offre un excellent miroir des sociétés qui les produisent. Les éducateurs ne peuvent aller systématiquement lire les versions originales des textes qu’ils proposent aux jeunes qu’ils forment. Il appartient donc aux formateurs, aux éditeurs, aux traducteurs, de leur donner des outils pour leur permettre d’identifier où se situe l’étrangeté du texte, quelles en sont les réticences, les résistances, afin qu’ils soient sensibles à ce qui, dans le texte, constitue la véritable frontière entre le même et l’autre, et partant puissent faire de cette frontière le lieu vivant d’un dialogue. Le texte traduit, par sa grande malléabilité, risque en effet plus que tout autre d’être mis au service d’un projet éducatif qui lui est étranger, d’être instrumentalisé par nos rêveries éducatives : lutte contre la marchandisation d’une sous-culture globalisée, croisade pour la diversité culturelle et le respect de l’autre, élaboration d’un panthéon mondial des belles-lettres et du bon gout, au nom de la commune humanité. Pour ce faire, on réécrit, on adapte, on transforme, on invente parfois des textes qui ne disent rien d’autre de la culture étrangère que ce que nous souhaitons lui faire dire, qui ne parlent, en somme, que de notre propre culture.

41Beaucoup d’éducateurs ne sont pas dupes, mais, pour ne pas céder à la tentation d’une lecture exotique ou universaliste, il leur faut relever un véritable défi, celui de laisser une place aux frontières réelles qui passent à travers les textes, alors même qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir les identifier. C’est donc à ceci qu’il convient de les former, en les sensibilisant à l’histoire des textes, à leurs trajectoires dans le temps et dans l’espace, en les amenant régulièrement à comparer des traductions, en leur proposant des outils pour entrer dans les textes qui leur plaisent sans qu’ils en soient familiers, en les invitant à valoriser leur propre plurilinguisme afin qu’ils sachent le mettre au service d’une lecture critique et distanciée des œuvres, à commencer par celles qui sont aujourd’hui les plus lues et les plus traduites, celles qui, comme La Belle et la Bête autrefois, contribuent à former l’un des socles culturels communs de la jeunesse mondiale d’aujourd’hui.