Colloques en ligne

Didem Tuna

La surinterprétation en traduction littéraire et ses conséquences dans la réception des textes traduits. Quelques réflexions depuis la Turquie

1La théorie littéraire offre différents points de vue que les critiques ou les lecteurs peuvent utiliser pour lire et analyser la littérature1. En suivant des approches critiques différentes, il est possible d’avoir une multitude de lectures différentes. L’adoption de ces perspectives spécifiques permet au lecteur de se concentrer sur des aspects particuliers d’un texte pour explorer l’univers implicite de ce texte. Dans de nombreux cas, l’analyse peut être basée sur une opposition : homme/femme, masculin/féminin, cisgenre/queer, riche/pauvre, colonisateur/colonisé·e, blanc·he/noir·e, sans handicap/handicapé·e. Le côté considéré comme « faible » est alors généralement sous-estimé, opprimé, défini par son altérité en conséquence d’un abus de pouvoir. Une approche focalisée sur ce type d’oppositions peut permettre au lecteur de voir s’il existe, dans le texte, des éléments qui reproduisent ou renforcent la discrimination ou l’altérisation. Les signes repérés à cette fin dans le texte peuvent mener l’analyse à plusieurs conclusions, en fonction du but de la lecture. « La théorie et les critiques féministes étant polyphoniques, il existe une variété d’approches féministes d’analyse textuelle2. » Par exemple, certaines critiques féministes ont pour objectif « d’exposer les multiples façons dont les discours patriarcaux valorisent les hommes tout en privant les femmes de leurs droits3 ». Ces analyses peuvent souvent se concentrer ou bien sur les textes sources ou bien sur les textes cibles. En l’occurrence, il s’agira de proposer une analyse comparée des textes cibles et des textes sources, plutôt qu’une analyse centrée sur les uns ou les autres. Nous verrons que lorsque la littérature est lue à partir d’une traduction, les signes traduits découlant des surinterprétations du traducteur influencent la lecture spécifique du lecteur et façonnent largement l’analyse du texte. À ce titre, nous nous appuierons sur des nouvelles de l’écrivain nord-américain O. Henry : « Witches Loaves4 » (« Les pains des sorcières »), « The Exact Science of Matrimony » (« La science exacte du mariage »), « The Ferry of Unfulfilment (« Le ferry des espoirs déçus »), « The Romance of a Busy Broker » (« La romance d’un courtier occupé »), « Purple Dress » (« La robe pourpre ») et « Little Speck in Garnered Fruit »(« Une petite tache dans les fruits récoltés »). Nous convoquerons des extraits de leurs traductions turques afin de mettre en lumière certains discours genrés discriminatoires et altérisants.

2Né sous le nom de William Sidney Porter en Caroline du Nord, en 1862, O. Henry a eu une vie extraordinaire. À la mort de sa mère, il s’installe avec son frère et son père dans la maison de sa tante et de sa grand-mère. Soutenu par sa tante, il développe un penchant pour la littérature et le dessin. En 1881, il obtient un poste de caissier dans une banque d’Austin et, trois ans plus tard, il commence à publier son propre hebdomadaire humoristique, The Rolling Stone, qui survit une année. Obligé de quitter la banque en raison d’irrégularités découvertes dans ses comptes, il est inculpé et menacé d’un procès. Entre-temps, il obtient un emploi de chroniqueur au Houston Post, pour lequel il rédige diverses nouvelles et textes humoristiques. Il est ensuite arrêté à Houston en 1896 mais, en route vers Austin pour son procès, il s’enfuit à la Nouvelle-Orléans puis au Honduras, lieux où il rassemble un matériau qu’il traitera dans sa fiction ultérieure. En 1897, il retourne à Austin. Après la mort de sa femme, et toujours dans l’attente de son procès, il continue à écrire et reçoit une offre de publication pour sa première nouvelle. Jugé et reconnu coupable, il commence alors à purger une peine de cinq ans. En prison, il produit plus d’une douzaine de récits publiés dans des magazines nationaux. Libéré pour bonne conduite après avoir purgé une peine réduite à trois ans, il ne cesse d’écrire des articles et des nouvelles. En 1902, il s’installe à New York et devient rapidement célèbre dans le monde des magazines sous le pseudonyme d’O. Henry. En 1903, il signe un contrat avec The New York Sunday World ; il produira plus d’une centaine de nouvelles au cours des deux années suivantes, atteignant une renommée nationale. Il commence alors à publier ses nouvelles en recueil, avant de décéder en 1910 des suites d’une grave maladie. D’autres volumes rassemblant ses nouvelles seront publiés à titre posthume, et son œuvre sera traduite dans de nombreuses langues5. D’après certains critiques littéraires, le seul pays où O. Henry a acquis une notoriété supérieure à celle qu’il a atteinte dans son propre pays est la Russie soviétique. En Turquie, ses récits ont été publiés pour la première fois en 1937, dans des journaux ; ces nouvelles ont été traduites en turc par Hasan Âli Ediz à partir du russe6. Certaines surinterprétations ou d’autres transformations du sens observées dans ces premières traductions peuvent ainsi avoir été causées par la langue pivot. Au fil du temps, les nouvelles d’O. Henry7 ont été traduites et retraduites par de nombreux traducteurs, au sein de différentes maisons d’édition. Le corpus de cette étude contient certaines de ces traductions et retraductions par B. Deniz, Burhan Bolan, Erol Esençay, Gülen Akbay,  Gülşen Çalık Can, Hasan Âli Ediz, Mehmet Harmancı, Nurettin Özyürek, Nuri Eren, Süha Demirel et un traducteur inconnu.

3La problématique de la surinterprétation en traduction littéraire et ses conséquences dans la réception des textes traduits sera traitée dans notre corpus à travers la systématique des tendances désignifiantes proposée par Sündüz Öztürk Kasar8dans le cadre de son approche de la sémiotique de la traduction, qu’elle a conçue en tant qu’interaction entre la saisie du sens et sa transmission. La transmission du sens dépend fortement de sa saisie, car ce qui est transmis est basé sur ce qui est compris. Quant à la compréhension, elle est basée sur la perception, qui peut parfois dépendre des facteurs immanents, qui existent dans le sujet agissant, ou transcendantaux, qui l’outrepassent, pouvant influencer l’état physique ou émotionnel de celui qui perçoit dans un espace donné à un moment donné et façonne ainsi la transmission9. Öztürk Kasar est intéressée par la désignification  en traduction en raison du fait que des transformations de sens à différents niveaux peuvent être en cause lors de la transmission d’une langue à une autre. Öztürk Kasar définit neuf types de transformations de sens auxquelles les traducteurs ont tendance : surinterprétation du sens, obscurcissement du sens, sous-interprétation du sens, glissement du sens, altération du sens, opposition du sens, détournement du sens, destruction du sens et anéantissement du sens10. Ces transformations de sens peuvent être causées par divers facteurs, d’ordre linguistique, culturel, idéologique, politique, religieux ou autre ; certains peuvent être intentionnels, d’autres involontaires voire indésirables. Qu’elles soient intentionnelles ou pas, ces transformations de sens ne sont pas toujours innocentes, compte tenu de leurs conséquences. À la lumière de la sémiotique de la traduction, nous comparerons donc les discours contenant des signes de  discrimination et d’altérisation à ceux des textes sources, pour voir si ces signes sont issus des originaux, ou bien s’ils ont été surinterprétés au point de créer une perception manipulée, donnant lieu à des conséquences potentielles sur la réception du texte.

4Le premier texte dont nous traiterons est « Witches’ Loaves11 ». Dans cette nouvelle, le personnage principal, Mademoiselle Martha – la quarantaine et célibataire – possède une petite boulangerie que commence à fréquenter un homme avec un fort accent allemand. Martha, qui garde l’espoir d’une relation amoureuse, commence à regarder l’homme sous un jour différent. Elle change de style vestimentaire et prépare un soin pour son visage, composé de graines de coing et de borax, afin que l’homme la remarque. Chaque fois que l’homme vient, il ne demande que deux pains rassis à la boulangère. Après un certain temps, Martha élabore des conjectures : elle se figure que cet homme est pauvre, puisqu’il n’achète rien d’autre. Remarquant ses doigts maculés de peinture, elle imagine qu’il est artiste. Pour en être sûre, elle accroche un tableau derrière le comptoir afin d’entamer un sujet de conversation avec lui. L’homme parle succinctement de la peinture en faisant quelques commentaires mais ne semble pas prêter attention aux efforts de Martha pour susciter son intérêt. Celle-ci a alors recours à un autre stratagème : elle introduit en cachette du beurre frais dans les pains qui lui sont destinés, en espérant que ce geste le séduira et lui montrera à quel point elle se soucie de lui. Bientôt, l’homme revient furieux à la boulangerie. Il insulte Martha en la caractérisant de « vieille mégère fouineuse » (« meddlingsome old cat! »). À ce moment-là, le jeune homme qui l’accompagne explique à la boulangère que l’homme est en fait un dessinateur-architecte qui travaille depuis plusieurs mois à la conception d’un nouvel hôtel de ville dans le cadre d’un concours. Pour ce faire, il trace son dessin au crayon, avant d’effacer les lignes avec du pain rassis. Les pains recouverts de beurre ont ruiné son croquis, d’où sa colère. Après cet incident, Martha se résigne instantanément à sa vie de célibat, enlève son tailleur en soie à pois bleus et jette sa formule de beauté à la poubelle. Dans le premier exemple, le narrateur aborde le statut de Martha en expliquant que de nombreuses personnes a priori en plus mauvaise posture ne s’en sont pas moins mariées par la suite :

O. Henry (TS)

Many people have married whose chances to do so were much inferior. (Beaucoup de gens s’étaient mariés bien que leurs chances de le faire aient été beaucoup plus faibles.)

Ediz12 (TC1)

Marta Miçem henüz daha kocaya varmamıştı. Halbuki talileri ona nazaran çok daha aşağı olan nice kadınlar pekâlâ koca bulmuşlardı. (Marta Miçem n’avait pas encore atteint un mari / décroché un mari / Marta Miçem ne s’était pas encore rendue chez un mari, bien que beaucoup de femmes qui avaient des chances plus faibles qu’elle en aient trouvé un.)

Eren13 (TC2)

-

Harmancı14 (TC3)

İmkânları Miss Martha’nınkilerden kat aşağı olan birçok kimseler evlenebilmişlerdir.   (Beaucoup de gens dont les moyens étaient bien plus faibles que ceux de Mlle Martha avaient pu se marier.)

Özyürek15 (TC4)

Evlenme olanakları Bn. Marta’nınkilerden çok daha aşağı olan birçok kimse, evlenmiş bulunuyordu. (Beaucoup de personnes, dont les possibilités de mariage étaient bien plus faibles que celles de Mlle Martha, s’étaient mariées.)  

Can16 (TC5)

Evlenme şansı Bn. Martha’dan çok daha az olan nice kimseler dünya evine girmişlerdi. (Plusieurs personnes, dont les chances de mariage étaient bien plus faibles que celles de Mlle Martha, s’étaient mariées.)

Demirel17 (TC6)

İmkânları Martha Hanımefendininkilerden oldukça aşağı derecede olan birçok kişi çoktan evlenmişti. (Beaucoup de personnes, dont les moyens étaient bien plus faibles que ceux de Mlle Martha, s’étaient déjà mariées.)

5Le texte source se compose d’une seule phrase, tandis que le premier texte cible en propose deux, dont la première est un ajout qui n’existe pas dans le texte source. Cet ajout est une surinterprétation qui sert à renforcer et souligner le fait que la femme n’est pas mariée. Le verbe utilisé dans le texte source est « se marier ». Le verbe utilisé dans ce premier texte cible est « kocaya varmak ». « Kocaya varmak » est une expression qui peut être assez difficile à traduire car il s’agit de l’idée d’« atteindre un mari » (comme s’il s’agissait d’atteindre un but) ainsi que de « décrocher un mari » et, en même temps, de (partir de la maison de son père pour) « se rendre chez son mari ». D’autre part, dans la deuxième phrase du même texte cible, il s’agit de « koca bulmak », c’est-à-dire « trouver un mari ». Parmi les différentes définitions du verbe « trouver », certaines sont intéressantes à rappeler dans le cadre du contexte créé dans la traduction : « arriver à rencontrer, à joindre quelqu’un après l’avoir cherché », « arriver à obtenir, à se procurer pour son usage quelque chose d’utile ou d’indispensable » ; « recueillir quelque chose de manière à en tirer profit18 ». Si l’idée de « trouver un mari » devait être comprise dans le cadre de ces définitions, se marier consisterait pour une femme à parvenir à rencontrer ou à joindre un homme après l’avoir cherché ; l’idée est d’arriver à obtenir un mari, à se procurer pour son usage un homme comme quelque chose d’utile et d’indispensable et dont on peut tirer profit.

6À travers ces exemples on voit que l’acte de « mariage », qui suppose une relation d’égalité entre les deux parties, perd cette particularité dans le texte cible numéro 1 en raison du choix des mots fait par le traducteur. Le mariage devient ainsi une relation de disparité dans laquelle trouver un homme et le convaincre de se marier devient un but. La femme devient donc le sujet d’une quête ; l’homme en tant que mari potentiel devient un objet idéalisé, un être supérieur qu’il s’agit d’atteindre. En revanche, dans les textes cibles 3, 4, 5 et 6, cette relation d’égalité est préservée par l’utilisation des verbes « evlenmek » ou « dünya evine girmek » qui sont des équivalents de « marry » ou « se marier ». Enfin, on constate que cette phrase n’a pas été traduite du tout dans le deuxième texte cible ; l’unité significative étant effacée, on peut dire  qu’il s’agit là d’un anéantissement du sens.

7Hasan Ali Ediz, le traducteur du TC1, fait les mêmes choix lexicaux dans sa traduction de trois autres nouvelles d’O. Henry. Dans « The Exact Science of Matrimony » (« La science exacte du mariage »), « The Ferry of Unfulfilment » (« Le ferry des espoirs déçus ») et « The Romance of a Busy Broker » (« La romance d’un courtier bien occupé »), la relation d’égalité qui s’établit par l’usage du verbe « se marier » est à nouveau détruite par l’utilisation de «kocaya varmak » (« atteindre un mari » / « décrocher un mari », [partir de la maison de son père pour] « se rendre chez un mari »). « The Exact Science of Matrimony » rapporte l’histoire de deux hommes malhonnêtes qui décident d’ouvrir une agence matrimoniale dans l’idée gagner de l’argent rapidement, en dupant des hommes désirant se marier. À cette fin, ils font de la publicité dans les journaux pour annoncer qu’une riche et charmante veuve de 32 ans désire se remarier :

O. Henry (TS)

A charming widow, beautiful and home-loving, would like to remarry. She is only thirty-two years old. She has three thousand dollars in cash and owns valuable property in the country. (Une charmante veuve, belle et casanière, aimerait se remarier.Elle n’a que trente-deux ans. Elle a trois mille dollars en liquide et possède des biens de valeur à la campagne.)

Ediz19 (TC1)

Bir büyük çiftliği ve bankada iki bin dolar parası bulunan 32 yaşlarında, oldukça güzel dul bir bayan, ikinci defa kocaya varma arzusundadır. (Une veuve assez belle dans ses trente-deux ans, qui a une grande ferme et deux mille dollars à la banque, veut atteindre un mari / se  rendre chez un maripour la deuxième fois.)

Deniz20 (TC2)

Büyük bir malikanesi ve bankada iki bin dolar nakit parası bulunan 32 yaşlarında oldukça güzel dul bir bayan ikinci defa kocaya varmak arzusundadır. (Une veuve assez belle dans ses trente-deux ans, qui a un grand manoir et deux mille dollars en liquide à la banque, veut atteindre un mari / se rendre chez un maripour la deuxième fois.)

8« The Ferry of Unfulfilment »raconte l’histoire d’Henry Blayden, un prospecteur d’or chanceux fraîchement débarqué d’Alaska, qui arrive à New York. Il tombe follement amoureux d’une belle femme du nom de Claribel Colby, rencontrée par hasard dans la rue. Claribel, qui travaille dans un grand magasin, tombe de sommeil après sa journée de travail. Il la suit dans la ville jusqu’au ferry qu’elle prend pour rentrer chez elle, et il décide de lui parler. Après quelques compliments, Henry tente sa chance et lui demande ce qu’elle favoriserait, si elle décidait un jour de se marier : l’argent ou l’amour. Mais Claribel ne l’entend pas car elle s’est endormie :

O. Henry

Money is a mighty good thing to have. If you was, but to have the love of the one you like best is better still. If you was ever to marry a man, Miss, which would you rather he’d have? (L’argent est une très bonne chose à avoir. Si vous avez l’amour de celui que vous aimez le mieux, c’est encore mieux. Si jamais vous épousiez un homme, mademoiselle, que préféreriez-vous qu’il ait ?)

Ediz21 (TC1)

Vakıa insanın paralı olması iyi bir şey.  Fakat hoşunuza giden birisi tarafından sevilmeniz bundan da iyidir. Mis, günün birinde kocaya varırsanız, bu ikisinden (para ve sevgiden)  hangisine malik olmak isterdiniz? (En fait, c’est bien que les gens aient de l’argent. Mais c’est mieux d’être aimé par quelqu’un qui vous plaît. Mademoiselle, si un jour vous atteignez un mari / décrochez un mari / vous vous rendez chez un mari, lequel de ces deux (l’argent et l’amour) aimeriez-vous avoir ?)

9Enfin, « The Romance of a Busy Broker » raconte l’histoire de Harvey Maxwell, qui travaille comme courtier dans le bureau qu’il partage avec sa sténographe Leslie et son commis Pitcher. L’histoire se déroule lors d’une journée de travail chargée, durant laquelle est prévu le recrutement d’une nouvelle sténographe. Puisque Leslie va partir, Harvey demande à Pitcher de trouver quelqu’un pour la remplacer. Une jeune femme se présente pour le poste mais, étrangement, Harvey ne se souvient pas avoir donné un tel ordre et affirme que le travail est à Leslie tant qu’elle veut le garder. Plus tard dans la journée, il perçoit l’odeur de lila du parfum de Leslie, lui dit alors qu’il l’aime et la demande en mariage (en fait, Harvey est tellement occupé qu’il ne se souvient pas qu’il a déjà épousé Leslie la veille) :

O. Henry (TS)

I want you to marry me. (Je veux que tu m’épouses.)

Ediz22 (TC1)

Ben, benimle evlenmenizi yani bana kocaya varmanızı istiyorum. (Je veux que vous m’épousiez, c’est-à-dire je veux que vous m’atteignez en tant que votre mari / vous vous rendiez chez moi en tant que votre mari.)

Esençay23 (TC2)

Karım olur muydunuz?(Voudriez-vous être ma femme ?)

10Dans le cas de « The Exact Science of Matrimony », le traducteur du TC2 utilise la même expression que celui du TC1, et surinterprète le texte source en le chargeant d’une connotation discriminatoire. En ce qui concerne « The Romance of a Busy Broker », la relation d’égalité semble détruite par le deuxième texte cible : dans la question « Karım olur muydunuz? », qui est l’équivalent de « voudriez-vous être ma femme ? », le traducteur utilise un adjectif possessif, alors que le verbe «  se marier » utilisé dans le texte source ne présuppose pas une relation de possession et d’appartenance.

11Selon le contexte, les expressions d’insulte peuvent aussi être discriminatoires ou altérisantes. Humilier les individus en fonction de leur âge ou les étiqueter en raison de prétendues particularités genrées sont quelques exemples révélateurs. Lorsqu’un mot insultant ne caractérise qu’un seul genre, il peut être considéré comme deux fois plus discriminatoire. Revenons-en à ce titre à notre premier exemple, la nouvelle « Witches’ Loaves » :

O. Henry (TS)

I vil tell you. You was von meddlingsome old cat. (Je vais te le dire. Tu es une vieille […] mégère fouineuse.)

Ediz24 (TC1)

Cadı karı! Pis karı! ([Vieille] sorcière ! Femme sale !)

Eren25 (TC2)

Bilmediğin işe ne diye burnunu sokarsın, koca bunak.(Pourquoi te mêles-tu des affaires que tu ne connais pas, vieille démente.)

Harmancı26(TC3)

Söyliyeceğim işte. Seni her işe burnunu sokan ihtiyar cadı seni!... (Je vais juste te dire. Toi, espèce de vieille sorcière qui fourre ton nez partout !...)

Özyürek27 (TC4)

Söyleyecek ben zo. Sen herşeye burgnunu sokan kokozkoff bir cadisin! (Je vais te dire […]. Tu es une […] sorcière qui fourre son nez partout !...)

Can28 (TC5)

Herşeyi söyleyeceğim sana. Sen burnunu her şeye sokan von ihtiyar cadı!(Je vais tout te dire. Toi, espèce de […] vieille sorcière, qui fourre son nez partout !)

Demirel29 (TC6)

Söyleyecek ben sana. Sen işgüzar bi cadalozsun! (Je vais te dire. Tu es une vieille mégère fouineuse !)

12« Old cat », qui apparaît dans un autre passage de « Witches’ Loaves », est l’une de ces expressions péjoratives qui ne sont utilisées que pour les femmes. Elle est généralement employée pour caractériser une femme âgée et célibataire, une « vieille fille » de mauvaise humeur souvent « laide » et « peu attirante ».

13Dans cet exemple, l’expression « old cat » est utilisée dans le texte source par O. Henry et traduite dans le premier texte cible par « cadı karı». Ici, le choix du mot « cadı » pour traduire « old cat » n’est pas une surinterprétation en soi car les deux termes ont plus ou moins les mêmes connotations négatives. Cependant, le sens premier du mot « cat » n’apparaît dans aucune des traductions proposées, qui s’avèrent ainsi désignifiantes. En ce sens,  le mot « cadı » pourrait être considéré comme une sous-interprétation du sens car il n’intègre pas l’idée d’animalisation de la femme, ni n’induit de considérations sur son âge. En outre, l’ajout du mot « karı », qui signifie « femme » en argot, produit une surinterprétation : « cadı karı » peut aussi signifier « (vieille) sorcière». De plus, une autre insulte est ajoutée dans la traduction : « Pis karı », « femme sale » en argot ; une surinterprétation advient de nouveau. En revanche, le mot « meddlingsome » (meddlesome) du texte source n’est pas repris dans le premier texte cible. Selon la « systématique des tendances désignifiantes », cela peut indiquer un anéantissement du sens car l’unité significative est effacée, ce qui induit une non-traduction.

14Le mot « meddlingsome » est traduit dans le deuxième texte cible, mais « old cat » est traduit par « koca bunak » qui signifie « vieille démente ». L’expression « old cat » comporte deux signes discriminatoires. L’un vise l’âge de la femme et l’autre les femmes en particulier. Avec le choix du mot « démente » dans le deuxième texte cible, le signe  discriminatoire semble perdre sa particularité à l’égard des femmes, la démence n’étant pas propre à un seul genre. Dans le cadre de la « systématique des tendances désignifiantes », ce choix de mot peut être considéré comme une sous-interprétation du sens  car il produit une sous-traduction. (Toutefois, il ne faut pas oublier que toute accusation de folie semble viser plutôt les femmes).

15Dans les autres traductions, le mot est plus ou moins traduit avec ses connotations, mais la fausse prononciation du mot « meddlingsome » au lieu de « meddlesome » et l’accent mis en italique ne se reflètent que dans le texte cible numéro 4, ce qui pourrait également être considéré comme une sous-interprétation pour le cas des traductions numéro 1, 2, 3, 5 et 6.

16Comme autres exemples de transformation de sens, les phrases suivantes sont extraites des traductions de« The Purple Dress »,une autre nouvelle dans notre corpus.Celle-ci raconte l’histoire de Maida, qui prévoit de porter une nouvelle robe pourpre durant le souper de l’Action de Grâce, pour attirer l’attention du greffier en chef, Ramsay. Elle dépense son argent dans des matériaux vestimentaires et ses 4 derniers dollars pour payer le tailleur. Ensuite, elle apprend que son amie Grace, qui a dépensé tout son argent pour une robe et pour le même dîner, n’a plus rien pour payer son loyer et est alors jetée dehors par sa propriétaire.

Passage 1 :

O. Henry (TS)

« She says I’ve got to get out, » said Grace. The old beast. Because I owe her $ 4. (« Elle dit qu’il faut que je sorte », dit Grace. La vieille bête. Parce que je lui dois 4 $.)

Ediz30 (TC1)

Ev sahibesi olacak cadı, derhal evden çıkıp gitmemi söylüyor, dedi. Kadına dört dolar borcum var. (L’hôtesse, espèce de sorcière, m’a dit de quitter la maison immédiatement. Je lui dois quatre dollars.)

Akbay31 (TC2)

Çıkmam lazımmış. Öyle diyor pis canavar. Dört dolar borcum var diye […](Je dois sortir. C’est ce qu’elle dit, l’ignoble monstre. Juste parce que je dois quatre dollars […].)

Passage 2 :

O. Henry (TS)

I’ll pay the mean old thing. (Je vais payer la vieille chose méchante.)

Ediz32 (TC1)

Ben şimdi bu paraları ihtiyar cadıya verir […]. (Je donne maintenant cet argent à la vieillesorcière […].)

Akbay33 (TC2)

Şimdi şu mundar kadının parasını vereyim […]. (Laissez-moi maintenant donner son argent à cette femme sale […].)

17Dans le premier passage, la propriétaire est présentée par l’un des personnages comme « old beast », « une vieille bête ». C’est une insulte discriminatoire liée à l’âge. Dans le premier texte cible, cela est traduit par « cadı », « sorcière ». En français, une sorcière est une « personne à laquelle on attribue des pouvoirs surnaturels et en particulier la faculté d’opérer des maléfices avec l’aide du diable ou de forces malfaisantes34 ». La définition est quasiment la même pour son équivalent en turc, où « cadı » est un mot spécifiquement et uniquement utilisé pour les femmes. Dans le deuxième exemple, la propriétaire est cette fois-ci présentée comme « la méchante vieille chose ». Cela est traduit par « ihtiyar cadı », c’est-à-dire « vieille sorcière ». Il s’agit là encore d’une surinterprétation du sens, le mot « sorcière » étant typique d’une discrimination genrée. Dans la proposition du deuxième traducteur, les signes de vieillesse sont effacés et remplacés par les mots « pis » et « mundar », qui signifient tous deux « sale ». Ces choix peuvent être interprétés comme une altération du sens  plutôt qu’une surinterprétation, car ce qui est produit est un faux sens.

18Dans les exemples suivants, qui sont à nouveau extraits de « Witches’ Loaves », l’homme en colère commence à crier en allemand. Il appelle Martha « Dummkopf », puis prononce probablement une autre insulte en allemand, quelque chose comme « Tausendonfer » qui ne peut pas être entendu clairement :

O. Henry (TS)

Dummkopf! […] Tausendonfer!

Ediz35  (TS1)

Kaz kafalı karı, Allah belânı versin, beni mahvettin.(Femme à la tête d’oie, queDieu te maudisse, tu m’as ruiné.)

Eren36 (TS2)

Dummkopf […] Tausendörfer […].

Harmancı37  (TS3)

Dummkopf! […] Tausendonfer!

Özyürek38 (TS4)

Dummkopf! […] Tausendonfer!

Can39 (TS5)

Dummkopf! […] Tausendonfer!

Demirel40 (TS6)

Dummkopf! […] Tausendonfer!

19La traduction dans le premier texte cible signifie littéralement « Femme à la tête d’oie, que Dieu te maudisse, tu m’as ruiné ». En fait, « kaz kafalı », qui est « une buse » (ou, mot pour mot, « quelqu’un à la tête d’oie »), peut être considéré comme l’équivalent de « Dummkopf », mais l’ajout du mot « karı », « femme » en argot, met à nouveau l’accent sur le fait que la personne est une femme, conférant à la traduction une surinterprétation discriminatoire liée au genre. Le reste du discours dans le premier texte cible, c’est-à-dire les deux phrases qui suivent, sont des surinterprétations car ces phrases n’existent pas dans le texte source.

20Une autre nouvelle issue de notre corpus, « Little Speck in Garnered Fruit », raconte l’histoire d’un couple de jeunes mariés de retour de leur lune de miel. La femme veut manger une pêche, et son mari sort pendant la nuit pour lui en trouver une, bien que ce ne soit pas la saison. Dans les exemples suivants, qui sont extraits des traductions de« Little Speck in Garnered Fruit » et « The Exact Science of Matrimony », un autre type de discours discriminatoire à l’égard des femmes est provoqué par le souci d’éviter d’utiliser le terme « kadın » (femme) en turc. Le mot « bride » du premier texte source, qui signifie « jeune mariée », est traduit par « yeni evli bayan », littéralement « une madame nouvellement mariée ». Dans le deuxième texte source, le mot « widow », « veuve », est traduit par « dul bir bayan », qui signifie mot pour mot « une [madame] veuve ».

« Little Speck in Garnered Fruit » :

O. Henry (TS)

Bride (jeune mariée)

Ediz41 (TC1)

Yeni evli bayan([madame] récemment mariée)

« The Exact Science of Matrimony » :

O. Henry (TS)

widow (veuve)

Ediz42 (TC1)

dul bir bayan (une [madame] veuve)

Deniz43 (TC2)

dul bir bayan (une [madame] veuve)

21« Bayan » est l’équivalent de « Madame » et « Mademoiselle » en français. En turc, il n’existe aucune distinction entre « mariée » et « célibataire » dans l’utilisation du titre. Dans ce sens précis, le mot n’est a priori pas discriminatoire. Cependant, au fil du temps, son utilisation a évolué, et « bayan » a pu être employé à la place du mot « kadın » (femme) – sous prétexte que ce dernier est vulgaire. Le mot « Bay », qui est l’équivalent de « Monsieur », n’étant pas utilisé de la même manière pour remplacer celui d’« erkek » (homme), l’utilisation de « bayan » (madame) à la place de « kadın » (« femme ») est considérée comme hautement discriminatoire par celles qui insistent pour être appelées « femmes ». Les deux premiers textes cibles ont été traduits en 1939, et il est probable qu’à cette époque, le mot « bayan » ne devait pas susciter les mêmes réactions qu’aujourd’hui, où son usage est rejeté. De nouveau, la traduction repose en tout cas sur une surinterprétation, dans la mesure où les choix lexicaux, qu’ils soient volontaires ou inconscients, renforcent la discrimination liée au genre.

22Dans « The Exact Science of Matrimony », deux hommes décident d’ouvrir une agence matrimoniale pour s’enrichir en piégeant les gens. Ils embauchent une femme pour mener à bien leur plan, et lui donnent une somme d’argent assez faible. À la fin du récit, ils font fortune en trompant beaucoup de monde, y compris la femme en question. Dans les deux premières traductions, le titre est « Bir Evlenme Bürosu », ce qui signifie « Une agence matrimoniale », ce qui peut être une surinterprétation car le titre original est moins explicite. Mais les trois derniers traducteurs traduisent respectivement le titre par : « Est-il admissible de compter sur les femmes ? » (TC3) / « Faut-il compter sur les femmes ? » (TC4) / « Faut-il compter sur une femme ? » (TC5) :

O. Henry (TS)

« The Exact Science of Matrimony » (« La science exacte du mariage »)

Ediz44 (TC1)

« Bir Evlenme Bürosu » (« Une agence matrimoniale »)

Deniz45 (TC2)

« Bir Evlenme Bürosu » (« Une agence matrimoniale »)

Eren46 (TC3)

« Kadına İtimat Caiz mi? » (« Est-il permis [religieusement] de compter sur les femmes ? »)

Bolan47 (TC4)

« Kadınlara Güvenmeli mi? » (« Faut-il compter sur les femmes ? »)

Traducteur inconnu48 (TC5)

« Kadına Güvenmeli mi? » (« Faut-il compter sur une femme ? »)

23Il s’agit dans ces trois exemples d’une surinterprétation car le titre induit le lecteur en erreur sur le contenu de la nouvelle. Par ailleurs, le titre induit une généralisation à outrance à l’égard des femmes et, en ce sens, il peut être considéré comme discriminatoire.

24Dans deux autres exemples extraits de la nouvelle « The Purple Dress », la propriétaire est mentionnée par le biais du pronom personnel sujet « she », qui est traduit dans le texte source par « domuz karı », c’est-à-dire « cochonne » ; et le mot « karı », qui, comme souligné plus haut, signifie « femme » en argot, est ajouté par Ediz :

Passage 1 :

O. Henry (TS)

She’s put my trunk in the hall and locked the door.(Elle a mis ma malle dans le couloir et verrouillé la porte.)

Ediz49 (TC1)

Domuz karı eşyamı koridora yığdı. (La cochonne a essaimé mes affaires dans le couloir.)

Akbay50 (TC2)

[…] eşyalarımı koridorda bırakmış, kapıyı da kilitlemiş. (Elle a laissé mes affaires dans le couloir et a verrouillé la porte.)

Passage 2 :

O. Henry (TS)

 I thought she’d wait till next week for the rent. (Je pensais qu’elle attendrait la semaine prochaine pour le loyer.)

Ediz51 (TC1)

Bu domuz karının gelecek haftalığıma kadar beni sıkıştırmayacağını umdum. (J’ai espéré que cette cochonne ne me coincerait pas avant mon prochain salaire hebdomadaire.)

Akbay52 (TC2)

Kira gelecek haftaya kadar bekler sanıyordum. (Je pensais qu’elle attendrait jusqu’à la semaine prochaine.)

25L’emploi de ces mots influençant la façon dont la propriétaire est perçue par les lecteurs, ils peuvent être considérés comme des surinterprétations. Comme le genre de la propriétaire est souligné par l’utilisation du mot humiliant « karı », la traduction s’avère de nouveau discriminatoire.

26Dans un dernier exemple extrait de la nouvelle « The Ferry of Unfulfilment », l’expression « independent feminine wage-earner » (« la salariée indépendante ») est traduite par « kendi hayatını kazanmak mecburiyetinde olan genç kızlar », qui signifie « les jeunes filles qui sont obligées de gagner leur vie » :

O. Henry (TS)

The Girl from Sieber-Mason’s was in that relaxed, softened mood that often comes to the independent feminine wage-earner.(La fille de Sieber-Mason était dans cette humeur détendue et adoucie qui revient souvent à la salariée indépendante.)

Ediz53 (TC1)

Velhasıl bugün Siber-Meson mağazasının satıcısında, kendi hayatını kazanmak mecburiyetinde olan genç kızlardaekseriya tesadüf edilen bir ruh zaifliği vardı. (En bref, la vendeuse du magasin Cyber-Meson avait aujourd’hui une faiblesse de l’âme que l’on renconre chez des jeunes filles qui sont obligées de gagner leur vie.)

27Il s’agit d’une nouvelle surinterprétation du sens : selon cette traduction, il serait indésirable que les femmes aient un emploi et gagnent de l’argent. De plus, la formule « l’humeur détendue et adoucie » est traduite par « ruh zaifiği », « faiblesse de l’âme », qui dépeint les femmes qui travaillent comme des personnes faibles et à plaindre. Ces surinterprétations influencent et modifient la réception du texte.

    

28Lorsqu’un texte est lu dans une perspective critique spécifique, il est généralement abordé à travers des questions connexes. Dans une perspective genrée, ces questions concernent les relations (et les relations de pouvoir en particulier) entre les hommes et les femmes dans le texte, ainsi que les rôles masculins et féminins, ou encore ce que le texte révèle sur les opérations économiques, politiques, sociales ou psychologiques du patriarcat54. Lorsque les nouvelles de notre corpus et leurs traductions en turc sont lues comparativement en tenant compte de ces questions, certaines transformations de sens dans les traductions, dont la plupart peuvent être définies en tant que surinterprétations, peuvent être facilement détectées. L’analyse de ces exemples montre que certains choix de mots dans les traductions modifient la lecture féministe des textes, et influencent ainsi leur réception par les lecteurs.

29«Le discours d’un individu est censé représenter ses idées et ses jugements de valeur, donc son idéologie, et par là même, son identité55 ». L’auteur, en tant que producteur de discours ancré dans un contexte social, culturel et historique, peut en tirer ses convictions en les modelant par sa personnalité et les intégrer consciemment ou inconsciemment dans son œuvre56. Quant au traducteur, soumis à des variables similaires en tant que récepteur et reproducteur de discours à traduire, peut, intentionnellement ou par mégarde, injecter sa perspective, ses préjugés, ses stéréotypes personnels ou culturels dans son texte et y laisser ses empreintes, comme dans le cas des nouvelles qui ont constitué le corpus de cette étude.

30Nous pouvons en conclure que quand la littérature est lue à partir d’une traduction, la surinterprétation – en tant que tendance désignifiante fonctionnant chez le traducteur à la suite de l’intervention de facteurs immanents et transcendants – peut largement modifier et façonner la lecture et la réception d’un texte. Par conséquent, les signes de misogynie, d’abus patriarcal ou d’autres types de discrimination ne proviennent pas toujours du texte source. En ce sens, les textes cibles peuvent parfois être moins innocents que les textes sources. Dans le cadre de toute lecture critique se fondant sur un texte traduit, la possibilité de transformations du sens, intentionnelles ou non-intentionnelles, devrait ainsi être prise en considération pour une analyse et une évaluation plus objectives et plus complètes.