Colloques en ligne

Cécile Brochard

Retours aux langues autochtones : perspectives et pratiques comparatistes engagées par les littératures en « langues rares » (Afrique-Amérique-Australie)

1Je voudrais partir de la tension éprouvée par le·la chercheur·e en littérature comparée dès lors qu’il ou elle souhaite s’ouvrir aux littératures extra-européennes en langues rares1. D’un côté, il y a la réserve à la perspective de travailler sur des littératures dont on ne maîtrise pas la langue ; de l’autre, il y a le sentiment d’urgence, la nécessité d’analyser des littératures fortes, contemporaines, qui nous parlent de notre monde, de ses inégalités, de ses idéologies, un sentiment d’urgence que souligne à l’échelle mondiale l’UNESCO en faisant de 2019 l’année internationale des langues autochtones, rappelant tout autant la menace tragique de leur disparition que le dynamisme des actions culturelles et politiques menées en faveur de leur survie2. Partagé·e entre la retenue à analyser des textes dont on ne maîtrise pas la langue et la volonté d’écouter et de transmettre ce que ces textes ont à dire, l’enseignant·e-chercheur·e voulant se consacrer aux littératures extra-européennes contemporaines est placé·e devant une alternative simple : exclure de son champ critique les préoccupations d’un pan entier de la littérature mondiale (africaine, américaine, australienne, en ce qui me concerne) ou intégrer ces œuvres et ces questions en pleine conscience de ses limites linguistiques et culturelles.

2Fort heureusement, la plupart des écrivains ayant fait le choix des langues autochtones nous ont précédés dans cette interrogation et de nombreuses institutions ou maisons d’édition les ont accompagnés dans leur démarche. Divisés, parfois même déchirés entre leur langue maternelle et la langue imposée par les colonisations, ces écrivains plurilingues ont pensé ces questions et œuvrent à la traduction de leurs propres textes en langues européennes, dans une perspective d’ouverture relayée par les éditeurs et les institutions culturelles. Ce faisant, ils garantissent la conservation de leur œuvre dans son esprit et permettent aussi de faire connaître l’existence de leurs langues rares et, partant, l’existence des peuples qui les parlent et leur histoire. C’est cette communauté intellectuelle composée d’écrivains, d’éditeurs et d’acteurs culturels que j’aimerais évoquer pour montrer comment la recherche et l’enseignement comparatistes peuvent se nourrir de productions littéraires en langues autochtones sans pour autant délaisser leurs exigences disciplinaires.

   

3Je commencerai par rappeler que la méfiance devant le choix littéraire des langues rares n’est pas propre à notre discipline : les écrivains eux-mêmes l’ont vécue et en témoignent. Lorsqu’en 2003, l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop publie un roman en wolof intitulé Doomi Golo, qu’il a ensuite traduit en français sous le titre Les Petits de la guenon, il dut répondre à de nombreuses réactions négatives de la part du milieu littéraire francophone, qu’il s’agisse d’incompréhension, de scepticisme ou de condescendance3. L’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o évoque lui aussi les réactions d’étonnement, voire d’hostilité, suscitées par son choix de revenir à sa langue de vie, le kikuyu, dès 1977 :

Partout où je suis allé, en Europe notamment, j’ai dû affronter la question : « Pourquoi écrivez-vous désormais en kikuyu ? Pourquoi écrire dans une langue africaine ? » Dans certains cercles académiques j’ai même essuyé des reproches : « Pourquoi nous avoir abandonnés ? » C’était partout comme si, en décidant d’écrire en kikuyu, j’avais fait quelque chose d’anormal. Mais le kikuyu est ma langue maternelle ! Le seul fait qu’on puisse adresser ce genre de questions à un écrivain africain en dit long sur les dégâts causés par l’impérialisme4.

4Ces auteurs africains font le choix d’assurer eux-mêmes les traductions de leurs œuvres, afin que celles-ci se diffusent sans que l’esprit en soit altéré. Ngugi l’affirme avec force à plusieurs reprises : c’est dans la volonté des traducteurs d’établir les dialogues entre les langues que réside l’avenir du roman africain et son ouverture sur le monde5. La perspective de création dans laquelle s’inscrivent ces écrivains plurilingues n’a donc rien de l’enfermement communautaire ou de l’exclusion de la culture occidentale. Lorsqu’il retrace les grands moments de la réflexion nationale kenyane sur la place des langues africaines dans l’enseignement, qu’il s’agisse du débat ouvert à l’université de Nairobi en 1968-1969 ou de la conférence de 1974 sur l’enseignement de la littérature africaine dans les écoles kenyanes, Ngugi rappelle qu’il n’a jamais été question de supprimer l’enseignement de l’anglais et de la littérature anglaise :

Tout le monde était d’accord sur un point : il était indispensable que soient enseignées les littératures africaines, les littératures européennes et celles du reste du monde. Mais lesquelles occuperaient le centre ? Lesquelles la périphérie ? Et comment le centre serait-il relié à la périphérie6 ?

5Ce qu’avec d’autres universitaires Ngugi appelle donc de ses vœux, c’est un recentrement de l’enseignement autour des langues et des littératures orales africaines.

   

6Si, pour des romanciers plurilingues, le choix de l’auto-traduction s’impose, les poètes peuvent proposer quant à eux des éditions bilingues, de surcroît accessibles pour notre enseignement grâce au travail de maisons d’éditions comme Mémoire d’encrier, fondées à Montréal en 2003 autour d’un projet : donner à lire « l’authenticité des voix »7. C’est ainsi que Mémoire d’encrier publie les trois recueils bilingues en innu-aimun et français de la poétesse autochtone innue Joséphine Bacon : Bâtons à message – Tshissinuatshitakana publié en 2009, Un thé dans la toundra – Nipishapui nete mushuat publié en 2013 et Uiesh – Quelque part publié en 2018.

7Née en 1947, Joséphine Bacon appartient au peuple Innu originaire de l’est de la péninsule du Québec-Labrador, plus précisément de Pessamit, sur la côte nord du fleuve Saint Laurent. Depuis la fin des années 1960, elle vit à Montréal, où elle enseigne et traduit l’innu-aimun. Réalisatrice de documentaires et poétesse, Joséphine Bacon est venue assez tardivement à l’écriture publiée mais affirme avoir toujours écrit. Née dans un peuple nomade qui ne connaissait pas le français, puisque les missionnaires avaient appris l’innu-aimun, elle appartient à la première génération des premiers pensionnats au Québec ; elle y entre en 1952, avec plusieurs enfants de différents âges et de différentes communautés, qui ne parlaient pas tous la même langue, et n’en sort qu’à la fin de son adolescence. Si ce pensionnat n’empêchait pas les enfants de parler leur langue native, pour autant qu’ils parvenaient à se comprendre entre eux, il représentait néanmoins une expérience de solitude extrême et de déracinement profond et constituait une entreprise d’acculturation forcée pour ces enfants nomades obligés à la sédentarité, retirés de leurs familles et éduqués avec des valeurs et des normes étrangères. Aujourd’hui, il n’existe plus d’Indiens nomades au Québec, et c’est pourquoi Joséphine Bacon a voulu conserver la mémoire de son peuple et retrouver la langue de son enfance.

8À la fin des années 1960, Joséphine Bacon arrive à Montréal et fait une rencontre décisive avec des ethnologues qui partent sur le terrain et enregistrent les paroles des derniers nomades en innu-aimun. Elle retranscrit ces enregistrements, traduit les cassettes et apprend à écrire l’innu-aimun, langue jusqu’alors exclusivement parlée, récupérant ainsi pleinement la langue de sa prime enfance et les mythes fondateurs de son peuple. Aujourd’hui, même si l’innu-aimun est la première langue apprise aux enfants dans la communauté de Pessamit (il s’agit d’une « réserve », comme on les appelle aux États-Unis), Joséphine Bacon souligne combien les langues autochtones et les cultures qui les accompagnent sont en danger de disparition.

9La poétesse innue affirme avoir écrit au départ pour que les anciens, ceux dont elle avait recueilli les paroles lors de ses expéditions avec les ethnologues, voient qu’elle n’avait pas oublié. Écrire en innu-aimun est pour cette poétesse un véritable geste poétique nourri par une démarche mémorielle, ce qu’elle explique dans les prologues de ses recueils :

Aujourd’hui, je suis quelque part dans ma vie.
J’appartiens à la race des aînés. Je veux être poète de tradition orale, parler comme les Anciens, les vrais nomades. Je n’ai pas marché Nutshimit, la terre.
Ils me l’ont racontée. J’ai écouté mes origines. Ils m’ont baptisée d’eau, de lac pur.
Un à un, ils nous quittent. Avec eux, s’en vont les mots de toundra, les courants des rivières et le calme des lacs.
Je me sens héritière de leurs paroles, de leurs récits, de leur nomadisme. Comme eux, j’ai marché la toundra, j’ai honoré le caribou.
Quelque part, une roche sur une grosse roche indique ma présence8.

10Joséphine Bacon se présente comme une passeuse de la tradition orale des Innus nomades de Pessamit. C’est précisément cette oralité qui provoque l’urgence de l’écriture puisqu’il s’agit de fixer une culture qui meurt en même temps que disparaissent les individus qui la possèdent. C’est bien le sens de l’avant-propos de son premier recueil, Bâtons à message :

Les arbres ont parlé avant les hommes.
Tshissinuatshitakana, les bâtons à message, servaient de points de repère à mes grands-parents dans le nutshimit, à l’intérieur des terres. Les Innus laissaient ces messages visuels sur leur chemin pour informer les autres nomades de leur situation. Un bâton penché très près du sol contre un bâton vertical signifiait la famine, et son orientation désignait, comme une boussole, le territoire où ils se rendaient. Les tshissinuatshitakana offraient donc des occasions d’entraide et de partage. À travers eux, la parole était toujours en voyage.
Mon peuple est rare, mon peuple est précieux comme un poème sans écriture.
Les aînés se sont tus, nous laissant l’écho de leur murmure… Leurs atanukan [mythes fondateurs, légendes] nous ont appris à vivre. Mon grand-père a joué du teueikan [tambour] à l’âge de quatre-vingt-huit ans, trop jeune, disait-il, pour en jouer. Mon père Pierrish a rêvé de Papakassiku, le Maître du caribou. J’ai rêvé deux fois au tambour. Nous sommes un peuple de tradition orale. Aujourd’hui, nous connaissons l’écriture. La poésie nous permet de faire revivre la langue du nutshimit, notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner.
Rêve, tu m’emportes dans le monde des visions qui chantent ma vieillesse. Je suis là parce que tu es là. Et je sais que le temps est au récit.
En écrivant ce livre, j’ai retrouvé les aînés porteurs de rêves, les femmes guides, les hommes chasseurs, les enfants garants de la continuité du voyage.
   
Manu uitsheututau aimun tshetshi pimutataiaku,
pimipanu aimun anite etaiak
u,
mititauat tshimushuminanat tshetshi eka unishiniak
u,
aimitutau tshetshi minuinniuiak
u.
Accompagne-moi pour faire marcher la parole,
la parole voyage là où nous sommes,
suivons les pistes des ancêtres pour ne pas nous égarer,
parlons-nous…9

11À titre d’exemple, je choisis pour ma part de commenter dans mon enseignement les deux versions des poèmes, en français et innu-aimun, dans la limite de mes compétences linguistiques bien sûr, puisque je ne parle ni ne comprends l’innu-aimun. Le dernier poème du recueil Uiesh – Quelque part, se prête toutefois à une lecture humblement attentive au texte en langue autochtone :

Quelque part
Dans le Nutshimit
Je suis chez moi
Sans adresse réelle
Ma rue s’appelle chemin de portage
Demain je remonterai la rivière
Retrouver mes bâtons à message
Quelque part
Dans le Nutshimit
Quelque part
La grandeur
De la Terre
    
Uiesh
Nutshimit
Nitshinat nititan
Apu atshitashunashtet
Anite epian
Nimeshkanam Pakatakan ishinikateu
Uapaki nika akutueshtinuain
Nika natain nitshissinuatshitakana
Uiesh
Nutshimit
Uiesh
Eshpitashkamikat
Assi
10

12Un commentaire de l’innu-aimun est par exemple possible et de surcroît signifiant pour les mots désignant la terre. Grâce aux textes d’autres poètes autochtones, comme par exemple Natasha Kanapé Fontaine, auteure du Manifeste Assi, mais aussi grâce au lexique placé à la fin de Bâtons à message, il est assez aisé de savoir que le dernier mot du poème, le terme innu « Assi », désigne la Terre. Mais Joséphine Bacon emploie d’autres termes dans son poème, notamment « Nutshimit » au deuxième vers, qui reste tel quel dans la transcription qu’elle propose, invitant le lecteur à chercher le sens de ce choix poétique. Dans le lexique de Bâtons à message, nous apprenons que « Nutshimit », terme omniprésent dans le recueil, pourrait être traduit en français par « à l’intérieur des terres, dans les territoires de chasse ». « Nutshimit » est un terme spécifiquement nomade qui désigne autant un espace qu’une manière de concevoir le monde : sans horizons, sans murs, sans adresse, sans trottoir, sans frontières. C’est précisément cette manière nomade d’envisager le monde que le poème nous donne à sentir, en même temps qu’il nous permet d’appréhender la dimension spirituelle liée à la Terre dans les communautés autochtones américaines. Ce que la langue française désignerait sous le même terme, « terre », cette expérience autre du monde qu’elle ne peut précisément exprimer, l’innu-aimun le distingue : « Nutshimit », non pas « terre », non pas « territoire », mais expérience nomade de la vie dans la toundra ; « Assi », non pas « terre », mais « Terre » dans son acception cosmogonique. Ainsi, même si l’accès à la langue innu-aimun est extrêmement limité, un lecteur francophone quelque peu curieux peut entrevoir le sens de cette vision du monde contenue dans le poème ; et lorsque l’accès à la langue innu-aimun est impossible pour le lecteur, la reconnaissance de l’existence ou plutôt de la survie de l’innu-aimun est déjà un pas vers la culture de l’autre.

   

13C’est à une même proposition d’ouverture que nous invite l’œuvre de la poétesse Mi’kmaw Rita Joe, grande figure de l’engagement autochtone au Canada, comme le prouvent ses nombreux prix et distinctions. Membre de l’Ordre du Canada, docteure honoris Causa de nombreuses universités, lauréate du Prix National Aboriginal Achievement Award en 1997, Rita Joe a contribué toute sa vie à lutter contre le racisme et les préjugés attachés aux autochtones. En 2013, le Gouvernement de la Nouvelle-Écosse a annoncé la mise en place d’un programme dans le but de rendre hommage aux figures artistiques majeures de la province ; Rita Joe fut sélectionnée pour cette commémoration. Le National Rita Joe Project a proposé aux enseignants et aux élèves de cinq collectivités canadiennes de créer une chanson basée sur leur interprétation du célèbre poème intitulé « I Lost My Talk »(« J’ai perdu ma langue ») de Rita Joe, et sur le sens qu’il revêt pour leur communauté aujourd’hui. Accompagnés de leurs enseignants et d’artistes invités, ces groupes de jeunes ont fait parvenir au National Arts Center un enregistrement audio de qualité professionnelle et un vidéoclip de la chanson qu’ils ont créée. Cette réappropriation artistique actuelle d’un héritage autochtone est particulièrement intéressante à travailler dans nos enseignements en tant que projets numériques permettant ce retour de la parole et de l’oralité autochtones revendiqué par Patrick Chamoiseau dans son essai poétique Écrire en pays dominé :

Les traditions orales peuvent trouver un étonnant support dans le cyberespace. Imagine ces Griots ou ces Conteurs créoles, ces langues oubliées, dominées, écrasées, ces imaginaires de la marge qui peuvent maintenant y circuler, qui pourraient faire entendre leurs sonorités à l’autre bout du monde11

14Il s’agit là de démarches artistiques de partage et d’ouverture inscrites dans le sillage de la mission littéraire de Rita Joe.

15En effet, dans ses poèmes écrit en anglais et en mi’kmaw, Rita Joe invite les lecteurs non Indiens à faire « la moitié du chemin12 ». Elle présente sa culture, sa langue, ses traditions et souhaite les partager avec les lecteurs autochtones et allochtones. Les éditions Mémoire d’encrier ont proposé la première traduction en français de quelques poèmes de Rita Joe, traduction depuis l’anglais assurée par Sophie M. Lavoie qui a personnellement connu la poétesse autochtone, ayant vécu sur l’île de Cap-Breton. L’un des objectifs répétés de Rita Joe est l’enseignement : enseigner aux communautés leurs coutumes, leurs racines, leurs traditions, mais aussi les enseigner aux allochtones, pour que cessent les stéréotypes et la violence raciste. Ce souci didactique d’ouverture à l’autre est explicite dans le poème intitulé « On enseigne », écrit en mi’kmaw et en anglais, traduit ici en français par Sophie M. Lavoie :

Me’tali-wlo’ltioq ?
Comment ça va ?
Ta’n kekinua’tekey nike’
Ce que je vous raconte aujourd’hui
Kelu’lk wjit na kikmanaq
C’est bon pour notre peuple
Weli-kina’mua’ti’kw amuj pa
Nous devons bien enseigner
Kulaman naji wli-nenuksitesnu
Pour que d’autres en sachent plus sur nous
Aq kekinua’taqatiek ta’n teliaq kiskuk
Nous rendons compte de ce qui se passe aujourd’hui13

16On voit bien combien ces choix d’écrivains autochtones sont rendus possibles par des engagements éditoriaux, dont témoignent activement les éditions canadiennes Mémoire d’encrier. Outre la publication d’auteurs autochtones, parfois dans des recueils bilingues, Mémoire d’encrier collabore avec les éditions françaises Zulma pour porter le label Ceytu14, baptisé ainsi en hommage au village de Cheikh Anta Diop. Ce projet éditorial initié par Boubacar Boris Diop propose la traduction en wolof de romans écrits en français. Jusqu’ici trois romans ont été traduits : Une si longue lettre de Mariama Bâ, L’Africain de Le Clézio, Une saison au Congo d’Aimé Césaire traduit en wolof par Boubacar Boris Diop lui-même. Si la question du lectorat peut bien sûr être posée, une telle initiative offre la possibilité d’un décentrement nécessaire à qui souhaite mieux cerner les réalités culturelles et linguistiques extra-européennes15.

   

17Je terminerai sur les possibilités offertes par l’implication des institutions culturelles dans les projets numériques de conservation et de diffusion des cultures autochtones, en me tournant vers l’Australie avec The Wirlomin Noongar Language and Stories Project. Si les Noongar forment un des blocs culturels et linguistiques autochtones les plus importants d’Australie, cette langue aborigène du sud-ouest de l’Australie occidentale est en danger de disparition. Le Projet Wirlomin a vocation à rassembler des histoires et des chants noongar, dans un objectif politique et culturel local (conserver la langue et l’héritage culturel noongar auprès des communautés autochtones) mais également dans un souci d’ouverture culturel plus vaste. Soutenu par les institutions, notamment par The University of Western Australia Publishing, le site du projet Wirlomin permet aux internautes d’écouter les histoires noongar mises en vidéos, de consulter les activités et les ateliers du projet16.

18L’écrivain d’origine noongar Kim Scott est très actif dans ce projet. Kim Scott est le premier écrivain d’origine autochtone à obtenir le prestigieux Miles Franklin Literary Award, plus grand prix littéraire d’Australie, en 2000 avec Benang. From the Heart puis en 2010 avec That Deadman Dance. Comme d’autres artistes aborigènes prenant aujourd’hui la mesure de leur responsabilité en termes de protection et de transmission de la culture aborigène, Kim Scott est une figure de proue de l’innovation littéraire australienne contemporaine, que ce soit dans l’écriture collaborative du life writing (avec Hazel Brown pour Kayang and Me en 2013) ou dans les projets pluri-artistiques collaboratifs17. Or pour cet écrivain d’origine aborigène, l’apprentissage du noongar, ou au moins la découverte de ses sons, n’est pas la prérogative des seules communautés autochtones :

Learning an ancestral language […] is to make oneself an instrument for that language and, at least in learning to make the sounds and to have them moving through one’s body, to reshape oneself from the inside out and begin to resonate with the sounds of a language inextricably linked to this corner of the oldest continent of the planet.
This is more than preservation since in the sharing of it with other, albeit stumbling, speakers in the world-as-it-is, language must change and constantly renew itself. Language, like story and song, withers away if not connected to the world and shared between people
.
   
« Apprendre une langue ancestrale […] c’est se faire soi-même instrument de cette langue et, ne serait-ce qu’en apprenant à former les sons et à les faire vibrer dans son corps, se recréer soi-même depuis l’intérieur et commencer à entrer en résonnance avec les sons d’une langue inextricablement liée à ce coin du plus vieux continent de la planète.
C’est davantage que de la préservation puisque dans le partage avec d’autres locuteurs, quand bien même hésitants, du monde tel qu’il est, la langue doit changer et constamment se renouveler.
La langue, comme le récit et le chant, dépérit lorsqu’elle n’est pas connectée au monde et partagée entre les hommes18. »

19On le voit bien : l’objectif n’est pas tant de maîtriser une langue autochtone (Kim Scott écrit en anglais, ses romans sont accessibles à un public mondial) que d’en reconnaître au moins l’existence et tenter d’en assurer la survie afin de construire une communauté intellectuelle ouverte aux influences, aux négociations, aux échanges. Contre la défiance des communautés autochtones envers une intrusion intellectuelle occidentale qui chercherait à s’approprier leurs cultures, contre le communautarisme fermé aux diffusions culturelles, mais aussi contre le risque d’une hégémonie culturelle des modèles occidentaux, de tels projets soulignent la nécessité de créer des communautés intellectuelles, impliquant que chacun soit un gardien plus qu’un propriétaire de ressources culturelles et linguistiques.

    

20Il serait donc présomptueux de dire que le choix de l’enseignant.e-chercheur.e de s’intéresser aux œuvres écrites en langues dites minoritaires et aux projets numériques de conservation et de diffusion des cultures autochtones relaie l’engagement de ces écrivains et de ces artistes déterminés à assurer la survie de cultures et de langues pour certaines déjà presque disparues. Néanmoins, il me semble que la possibilité d’ouvrir nos recherches comparatistes à ces littératures autochtones traduites par les auteurs eux-mêmes répond à une urgence intellectuelle et, peut-être, tout simplement humaine : diffuser à notre tour auprès des étudiants, auprès du public, des connaissances simples et primaires, à commencer par l’existence de ces langues qui portent la mémoire de communautés parfois oubliées dans l’histoire des ethnocides et encore soumises au silence politique. Les écrivains ne demandent pas que nous maîtrisions des langues autochtones qu’eux-mêmes, parfois, maîtrisent imparfaitement. Ce qui importe en revanche, c’est d’inclure leur existence dans nos champs de recherche sous divers prismes, que ce soit pour analyser la construction de la mémoire en littérature, ou l’ethos des auteurs héritiers, ou encore pour penser l’actualité des théories postcoloniales ou les rapports entre poétique et politique. En prenant en compte l’existence de ces littératures dont nous ne maîtrisons pas la langue, nous répondons à l’appel lancé par ces écrivains à l’autre bout du monde et nous participons ainsi, à notre humble mesure, à cette communauté intellectuelle qu’ils s’efforcent de créer.