Colloques en ligne

Selina Follonier

La biographie d’écrivain à l’écran : entre figuration documentaire et façonnement médiatique

1Si la biographie d’écrivain a donné lieu à une volumineuse littérature critique, marquée au cours des dernières décennies par de nouveaux questionnements liés à ses interrelations avec la sphère médiatique1, les recherches menées à son sujet se sont peu attardées sur les déclinaisons audiovisuelles du genre. Cette situation a de quoi surprendre au regard de la profusion de documentaires biographiques diffusés aussi bien à la télévision que dans les salles de cinéma, et plus récemment sur Internet. En s’attachant à retracer la trajectoire de vie et de création des acteurs centraux du monde littéraire, ils prolongent, à de nombreux égards, les fonctions historiographique et patrimoniale dont se voyaient traditionnellement investies les biographies écrites. Sans doute faut-il reconnaître dans l’absence de travaux critiques portant sur ce type de film une conséquence de l’ambiguïté de leur statut : dépourvus d’une rigueur scientifique suffisante pour constituer des vecteurs crédibles de transmission de connaissances ou pour légitimement entrer dans l’histoire de la réception critique des auteurs portraiturés, ils ne possèdent pas les visées artistiques qui les rattacheraient aux corpus privilégiés des études filmiques – contrairement aux biopics d’écrivains qui s’inscrivent pleinement dans les normes et circuits de la création cinématographique.

2Dans les faits, deux fronts de recherche se sont approchés de la biographie documentaire, mais se sont arrêtés le plus souvent au seuil de la question. D’une part, les études centrées sur les déclinaisons contemporaines de la biographie littéraire, menées par des chercheurs comme Robert Dion ou Martine Boyer-Weinmann. Ces spécialistes font unanimement état de la transmédialité foncière de la production biographique actuelle, une conséquence de l’évolution des techniques d’enregistrement et de diffusion ainsi que des nouveaux impératifs médiatiques liés au métier d’écrivain. Cependant, si les médias comme la radio et la télévision participent désormais, selon Boyer-Weinmann, « pour le meilleur et pour le pire, du phénomène biographique en littérature2 », ils sont envisagés quasi exclusivement comme des producteurs de sources susceptibles de nourrir l’écriture biographique et non comme de potentiels supports à l’écriture biographique. D’autre part, les études qui prennent comme point de départ l’analyse d’objets cinématographiques se focalisent essentiellement sur le genre du biopic – comme si ce dernier constituait le seul possible mode de transposition de la « vie d’écrivain » à l’écran3. Enfin, les travaux portant sur les formes de médiation du savoir historique par l’audiovisuel ne traitent pas des problématiques spécifiques du biographique4, et il nous manque, en matière de représentations filmiques d’écrivains, un ouvrage équivalent à celui consacré aux Biographies de peintres à l’écran (2011), dirigé par Patricia-Laure Thivat. La seule initiative comparable constitue le dossier Écrivains à l’écran (2017) dirigé par Nadja Cohen, qui réunit des études très éclairantes par la diversité des angles d’approche mobilisés et des objets analysés, mais qui s’intéresse essentiellement au personnage de l’écrivain au cinéma.

3De fait, les réflexions les plus poussées concernant l’articulation entre paradigme biographique et support filmique se concentrent sur l’autobiographie, genre connexe à celui de la biographie, mais aux enjeux (notamment énonciatifs) néanmoins très différents. Il convient de citer à ce sujet les travaux pionniers de Philippe Lejeune, qui élabore, dans Je est un autre (1982), le concept de média-biographie pour qualifier des discours autobiographiques énoncés dans le cadre d’entretiens journalistiques, radiophoniques ou télévisés. Enfin, une récente étude signée de Juliette Goursat, Mises en « je » : autobiographie et film documentaire (2016), propose un examen d’une grande rigueur méthodologique en croisant théorie de l’autobiographie et théorie de l’énonciation filmique.

4On mesure l’intérêt que représenterait une étude générique du documentaire biographique suivant une démarche analytique qui s’inspirerait des différents travaux précités. À défaut de pouvoir réaliser un tel programme dans les pages qui suivent, on se proposera ici d’aborder la biographie audiovisuelle sous l’angle des modalités de son inscription dans le support filmique. Plus précisément, il s’agira d’interroger, d’un point de vue essentiellement théorique, la manière dont la nature du médium cinématographique ou télévisuel transforme différents enjeux clés de l’écriture biographique, dans l’objectif de sonder le rapport entre support médiatique et discours historique dans le processus de médiation audiovisuelle de connaissances relatives aux parcours de vie des écrivains5. On retiendra les quatre principaux axes que sont la construction du récit, l’auctorialité, la généricité et les procédés citationnels des œuvres littéraires – un panorama qui reste, à l’évidence, non exhaustif, mais permettra, nous l’espérons, de recenser quelques-unes des principales questions qui se posent.

Remarques préalables

5À cette fin, il est toutefois indispensable de s’entendre au préalable sur les notions qui se trouvent au cœur de la problématique. En nous référant à une acceptation large du terme de biographie, conçu comme un « récit de la vie d’un individu6 », nous définissons le documentaire biographique ou la biographie audiovisuelle comme un récit audiovisuel de la vie d’une personne ayant réellement existé, visant par conséquent à rendre compte d’une réalité historique et obéissant à des critères d’authenticité référentielle7. Il faut souligner d’emblée la distinction entre le documentaire biographique et le biopic, un genre dont le nom est dérivé de l’expression anglaise biographical picture que l’on traduit couramment par film biographique ou biographie filmée. Si la biographie audiovisuelle, qui appelle du fait de la nature de son sujet une approche rétrospective couvrant une période temporelle étendue et fonde sa légitimité épistémologique sur la mobilisation de preuves historiques, prend en général la forme d’un documentaire de montage à base de sources d’archives, le biopic8 opère sur le mode de la reconstitution et recourt à des acteurs. Il entretient par conséquent un rapport tout différent à la matière historique, c’est pourquoi les spécialistes tendent à le rattacher davantage au domaine de la fiction9.

6Envisager la biographie audiovisuelle comme un prolongement médiatique de la biographie écrite présuppose l’idée d’une continuité générique entre ces deux catégories d’objets, ce qui revient à affirmer la possible transmédialité du genre biographique. Il semble pertinent de souscrire à cette hypothèse à condition d’appréhender ce dernier comme une forme discursive régie par un ensemble de traits historiquement cristallisés, qui restent identifiables par-delà un changement de support médiatique. En référence à la théorie des genres de Jean-Marie Schaeffer, on peut observer que ces traits relèvent principalement de la propriété narrative (niveau de l’énonciation), du contenu thématique (niveau sémantique), de la finalité heuristique (niveau de la fonction) et du mode de réception (niveau de la destination)10. Bien que la pratique du film documentaire soit moins institutionnalisée et dotée d’une légitimité scientifique moindre que celle de son pendant écrit, elle repose sur des visées et sur des principes méthodologiques analogues à celles d’une étude historique (enquête documentaire, recours à des sources d’archives, établissement d’une synthèse, articulation d’un discours critique...). Renouant avec les origines scientifiques de l’invention du cinéma, elle se présente pareillement comme un instrument heuristique destiné à produire et à transmettre des connaissances, et fait appel à un régime de croyance analogue à celui mobilisé lors de la lecture d’un ouvrage historique.

7La principale constante définitoire entre les biographies écrite et audiovisuelle se fonde sur leur structure narrative qui prévoit la restitution du déroulement chronologique d’un parcours de vie ; elle doit être pensée à travers la notion de récit11 qui constitue l’un des principaux points de croisement entre littérature et cinéma12. Il n’est dès lors pas étonnant que la plupart des études de cas consacrées à des biographies filmiques se soient appuyées sur cette propriété narrative et aient appliqué à leurs objets des problématiques héritées de la tradition analytique des biographies écrites, en examinant par exemple la manière dont le récit biographique actualise des schèmes narratifs culturellement institués, véhicule des conceptions idéologiques ou procède à la sacralisation ou à la démystification du sujet biographié. S’il n’est pas question de nier la pertinence de telles approches, force est de constater qu’elles font abstraction d’une donnée fondamentale qu’est la matérialité du discours, ainsi que de l’impact des contraintes que fait peser le support médiatique sur la formulation des contenus. Ce sont ces deux aspects qui serviront de fil conducteur à la présente réflexion.

Construction du récit

8Pour pouvoir être pareillement appréhendés sous l’angle de leur structure narrative, et pour être fondés sur des principes méthodologiques analogues, le récit biographique écrit et le récit biographique audiovisuel se différencient par leur fonctionnement sémiotique. Contrairement à l’écrit qui se présente comme un langage unimodal, le message filmique procède d’un dispositif énonciatif complexe et est structuré par des éléments à la fois visuels, verbaux, scripturaux et sonores. Cette hybridité le dote de potentialités documentaires très étendues et lui confère notamment l’aptitude de réunir sur un seul support la diversité des sources archivistiques qui, au fil des mutations des régimes médiatiques, ont été investies de la fonction de conserver les traces de la vie et de l’activité créatrice des écrivains : textes manuscrits ou imprimés, clichés photographiques, enregistrements radiophoniques, captations filmiques. Tandis que le discours écrit doit convoquer ces sources de manière indirecte à travers des descriptions ou des références (à moins de s’appuyer, pour ce qui est des sources visuelles, sur des illustrations), le film en autorise une remédiatisation qui en préserve le statut sémiotique original. En ce sens, l’audiovisuel semble remplir de manière particulièrement efficace la promesse de fidélité documentaire inhérente au discours historique, en offrant un accès direct aux sources qu’il mobilise – bien que cette capacité s’accompagne, symétriquement, d’une moindre aptitude à restituer des citations longues de textes écrits13. Les documents remédiatisés forment, avec le commentaire biographique véhiculé par la voix off, deux voies complémentaires par lesquelles les informations parviennent au spectateur. La syntaxe générale de la narration est tributaire d’une dialectique entre monstration et commentaire14, deux faces du récit audiovisuel qui se conjuguent selon des modalités et des proportions changeantes : tantôt le commentaire semble illustré par l’image, tantôt l’image se fait vecteur du récit et suggère au discours verbal une certaine orientation.

9La propriété intermédiale du support filmique va toutefois de pair avec certaines contraintes, parmi lesquelles il faut citer, en premier lieu, celle de remplir l’espace-temps spécifique du médium. Cette nécessité n’est pas sans influencer les critères de sélection des documents remédiatisés. En effet, ces derniers sont choisis non seulement en fonction de leur pertinence d’un point de vue historique, mais aussi en fonction de leur adéquation au code communicationnel du langage audiovisuel. Les réalisateurs font ainsi appel, de manière privilégiée, à des extraits d’entretiens radiophoniques ou télévisés, lorsqu’ils en disposent – des sources sollicitées d’autant plus volontiers qu’elles offrent un portrait remarquablement complet de la personnalité biographiée, conjuguant apparence corporelle, timbre de voix et discours. En tant qu’éléments enchâssés dans la trame du récit, elles influencent le scénario biographique construit par les films, car bien que le contenu des entretiens ne thématise pas la situation d’énonciation et puisse se rapprocher de celui de documents épistolaires ou de journaux personnels, il n’empêche que sur l’ensemble de la durée des films, la vie des écrivains tend à être (du moins visuellement) représentée comme un véritable marathon d’apparitions médiatiques. Des documentaires comme Françoise Sagan (1996) de Michelle Porte, Roland Barthes : le théâtre du langage (2015) de Thierry Thomas et Chantal Thomas, ou Jean Cocteau (1996) de Jacques Barsac, Jacques Forgeas et Alain Moreau, comptent ainsi chacun une dizaine à une vingtaine de séquences d’archives télévisuelles.

10Au même titre que les nombreux extraits d’actualités filmées, qui sont mobilisés – aux côtés de reproductions de couvertures de journaux ou de photographies de presse – à des fins d’illustration du contexte historique, ces sources font figure de véritables mises en abyme médiatiques et confèrent au message filmique une portée autoréférentielle. Puisées pour l’essentiel dans des archives institutionnelles, et par conséquent dans une mémoire fabriquée par et pour les médias, elles fournissent les éléments paradigmatiques d’une grammaire primaire du récit biographique audiovisuel – des éléments potentiellement ressemblants d’un film à l’autre, étant donné qu’ils proviennent des mêmes fonds d’archives, tels ceux de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) ou de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense). De ce point de vue, le spectateur se trouve autant devant une biographie d’écrivain que devant un discours médiatique et institutionnel qui convoque son propre passé.

11Il semble à cet égard pertinent de compléter la typologie des paradigmes biographiques15 répertoriés par des théoriciens comme Daniel Madelénat ou François Dosse, qui correspondent à des modèles de construction narratifs liés à des courants esthétiques ou contextes historiques (le classicisme, le romantisme, la modernité...), par un paradigme médiatique qui, lui aussi, précède la pratique biographique et la conditionne, à la manière d’un système de directives qui tend à imprimer au discours des orientations spécifiques. En deçà des choix de construction du récit opérés par le réalisateur et par l’auteur du commentaire, la nature du support filmique induit des schèmes compositionnels qui déterminent l’axe syntagmatique de la monstration. Le passage chez Apostrophes devient dans ce contexte tout aussi incontournable que l’évocation de « l’enfance de l’artiste » qui figure parmi les topoï des biographies d’auteurs.

Configuration auctoriale

12La biographie, production à la fois matérielle, intellectuelle et symbolique, se présente comme un objet de transactions entre différentes instances qu’elle met en communication. La configuration de ces instances se noue autour de ce que les spécialistes ont théorisé sous la notion de relation biographique, qui désigne, en premier lieu, le rapport entre le biographe et le biographié, soit entre l’auteur de la biographie et la personnalité portraiturée. Martine Boyer-Weinmann définit ce rapport comme une « polarité critique entre deux subjectivités écrites et mise en scène narrativisée de ce dialogue16 », tandis que Robert Dion et Frances Fortier l’envisagent à travers le concept des « postures du biographe17 », se déclinant en différents positionnements sur les plans esthétique, institutionnel, idéologique et (inter)culturel. Daniel Madelénat quant à lui souligne l’importance de considérer un troisième pôle : « La relation biographique implique un sujet, un objet, et un tiers commun (en amont : une tradition ; en aval : un lecteur ; embrassant l’avant et l’après, l’émetteur et le récepteur : une culture)18 ».

13Dans le contexte de l’audiovisuel, force est de constater que le concept de biographe perd de son opérativité. L’énonciation audiovisuelle ne saurait être anthropomorphisée ni attribuée à une origine ou à une intentionnalité uniques, compte tenu de l’éclatement de l’auctorialité en une diversité d’instances et de la complexité structurelle du message filmique19. On a pu avancer à ce sujet, dans une perspective narratologique, des concepts comme celui de grand imagier (Albert Laffay), ou établir une bipartition entre monstrateur et narrateur (André Gaudreault) auxquels peut s’associer un partiteur (André Gardies), mais ces entités, équivalentes à celle du narrateur dans un texte littéraire, sont des constructions virtuelles, moins des sources que des produits de l’œuvre filmique20.

14Du point de vue de leur production, les objets audiovisuels sont issus d’un travail collectif qui implique une pluralité d’instances dont le nombre et l’identité peuvent varier selon les contextes. Le plus souvent, il s’agit, en plus du réalisateur et du scénariste, d’ingénieurs de son, de monteurs ou d’autres membres du personnel technique ; d’intervenants tels que des journalistes, des témoins ou des spécialistes ; ainsi que de personnes chargées d’encadrer la réalisation des films (producteurs, directeurs de programme...). À l’évidence, tous n’ont pas la même responsabilité quant au produit final – responsabilité qui revient en grande partie au réalisateur et au scénariste –, mais contribuent à son élaboration. À un second niveau, le processus implique également des organismes institutionnels, qui doivent eux-mêmes être considérés comme des instances d’énonciation. Il en est notamment ainsi des chaînes de télévision : loin de se réduire à être de simples agents de transmission, celles-ci peuvent intervenir, à travers leurs représentants, directement dans la formulation des contenus qu’elles diffusent – par exemple en définissant, en amont de la réalisation des films, un cahier des charges, et en se réservant le droit de demander des modifications. De telles mesures visent en général à assurer la conformité des contenus à une ligne éditoriale et à une identité de marque21, dépendant quant à elles du positionnement de ces organismes dans le paysage audiovisuel, ainsi que d’éventuels cahiers des charges liés à des missions de service public et de la prise en compte des attentes d’un public cible. Elles se justifient par l’implication financière des institutions qui prennent en charge l’ensemble ou une partie des coûts de fabrication des films, engageant des sommes sans commune mesure avec celles nécessaires à la rédaction et à l’édition d’une biographie imprimée.

15La relation biographique se présente ainsi, dans le cas du film documentaire, à la fois comme dépersonnalisée et complexifiée ; elle prend l’allure d’une configuration multipolaire, formant un vaste réseau d’acteurs et d’instances participant à l’entreprise biographique et qui, en fonction de leurs positionnements professionnels, esthétiques, intellectuels ou commerciaux respectifs, contribuent à la façonner. Cette particularité n’empêche toutefois pas, du côté de la réception, la présence d’un « effet-signature », plus ou moins marqué, qui masque l’énonciation plurielle au profit de la construction d’une instance auctoriale présumée22. Il correspond à ce que François Jost désigne par l’« “auteurisation” du document audiovisuel23 » et peut découler d’un certain mode de construction du point de vue filmique, d’une certaine teneur idéologique, d’une forme d’unité stylistique ou encore de différents éléments paratextuels (générique, affiches, interviews données par le réalisateur...), inférant l’existence d’une visée intentionnelle attribuable à une entité énonciative qui serait, encore selon Jost, nécessaire à la compréhension du film, même si elle « ne correspond à aucune instance attestée24 ».

16La biographie audiovisuelle apparaît non seulement comme le fruit d’un travail collectif, mais aussi comme un objet d’échange entre les différents acteurs qui prennent part à son élaboration, et cela notamment à travers la mise en circulation de la valeur symbolique attachée à la littérature. Si la rédaction d’une biographie littéraire peut donner lieu à un transfert de capital symbolique entre un aspirant écrivain rendant hommage à un aîné dans la lignée duquel il souhaite s’inscrire, ou d’un critique mesurant ses compétences à l’œuvre d’un auteur illustre, la réalisation d’une biographie audiovisuelle consacrée à un écrivain permet, d’une part, à un cinéaste de se réclamer d’un héritage littéraire, d’autre part à des institutions telles que des chaînes de télévision de revendiquer un lien avec un art qui incarne le sommet de la légitimité culturelle – une légitimité faisant justement défaut à des médias qui se voient attribuer le qualificatif peu flatteur de « médias de masse ». C’est donc également sur fond des relations transhistoriques entre les champs de production culturels que sont la littérature et, respectivement, le cinéma et la télévision, ainsi que des rapports de filiation, d’influence ou de concurrence que ceux-ci entretiennent, que la biographie audiovisuelle signifie et doit être pensée.

Généricité

17Comme l’observe Martine Boyer-Weinmann, l’une des spécificités de la biographie littéraire consiste dans le « caractère indécidable de son affiliation au secteur de la littérature primaire ou secondaire25 », à mi-chemin entre fiction et science. Le genre se place à la jonction des différentes catégories de discours que sont le récit historique, le roman, l’essai et la critique littéraire. Bien que l’enjeu de la généricité ne se conçoive pas de la même manière dans les domaines littéraire et cinématographique26, on peut constater que la biographie audiovisuelle témoigne d’une même instabilité générique. Rappelons tout d’abord que la catégorisation même de documentaire est sujette à débat, tant le statut ontologique de ce type de production s’avère ambigu. Il est en effet difficile d’établir une définition à partir des seules propriétés intrinsèques de l’objet. D’une part, on peut considérer que tout film est un documentaire, dans la mesure où il procède d’un enregistrement analogique d’une réalité visuelle et sonore, fut-ce celle d’acteurs exerçant leur métier ; d’autre part, tout film semble contenir une part de fictionnalité, car dès qu’il y a mise en scène, montage, construction d’un récit (ce qui est bel et bien le cas d’un film documentaire), on ne saurait l’appréhender comme un simple reflet du réel, d’où la célèbre expression de Christian Metz selon laquelle « tout film est un film de fiction27 ».

18La qualification d’un film comme documentaire28 dépend, dans les faits, largement de critères exogènes, tributaires d’une part d’une logique de programmation, soit de métadiscours sous forme d’informations véhiculées par des bandes-annonces, grilles de programme ou discours journalistiques ; d’autre part d’une logique spectatorielle, soit de catégories de réception découlant de normes historiquement construites, permettant de « rattacher [les produits] à un univers de sens29 ». Ces catégories se conçoivent en fonction de certains horizons d’attente qui correspondent à des promesses pragmatiques telles que,dans le cas du documentaire, celle de la fidélité historique.

19Le genre du documentaire biographique, qui se présente comme un sous-genre du film historique, rassemble des productions audiovisuelles d’une grande hétérogénéité. Conçues essentiellement comme des films de montage à base de sources d’archives, celles-ci affichent une structure composite mêlant des séquences ayant chacune ses propres caractéristiques génériques : interviews, reportages, actualités télévisées... D’un point de vue macrostructural, deux dynamiques majeures méritent d’être relevées, qui conditionnent le spectre générique au sein duquel se déploient les différentes déclinaisons de la biographie filmée. La première résulte de l’occurrence fréquente de séquences d’entretiens : celles-ci peuvent atteindre un nombre et une extension considérables, allant parfois jusqu’à dépasser la moitié de la durée des films – ce qui n’est pas sans conséquences sur l’articulation des récits. En effet, de tels extraits interfèrent avec le principe de restitution majoritairement linéaire d’une trajectoire de vie, au profit de l’agencement d’une mosaïque de parcelles d’une mémoire médiatique. De même, ils déplacent le centre du dispositif énonciatif d’un discours second, celui du « biographe », vers un discours premier, celui de l’auteur biographié. Ce discours, proprement média-biographique selon l’expression de Philippe Lejeune, ramène le récit historique à une forme discursive issue du journalisme et par conséquent rattachée à la culture médiatique. L’hégémonie des séquences d’entretiens brouille les frontières entre la biographie audiovisuelle et la catégorie plus floue du portrait qui peut comporter diverses gradations intermédiaires combinant entretiens et sources d’archives30, sans nécessairement obéir à un déroulement narratif structuré.

20Les documentaires biographiques manifestent également une polarité esthétique entre documentaire proprement dit, documentaire de création et essai documentaire. Ces différentes facettes génériques traduisent différents degrés de sophistication formelle et d’implication artistique du réalisateur, équivalents au critère de littérarité dans le domaine de l’écrit. On pourrait citer, dans la première catégorie, le portrait de Guillaume Apollinaire (Guillaume Apollinaire, l’élan créateur, 2016) signé par Pascale Bouhénic, dans la seconde Le Cas Howard Phillips Lovecraft (1998) de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, et dans la troisième les films qu’André S. Labarthe a consacré à des auteurs comme Georges Bataille (Bataille à perte de vue, 1997) ou Antonin Artaud (Artaud cité, atrocités, 2001). Si la démarche documentaire repose sur un idéal d’objectivité et d’impersonnalité, accordant la priorité au rassemblement et à la présentation synthétique de sources d’archives, de nombreux réalisateurs (souvent de grands lecteurs et admirateurs des écrivains biographiés, mais aussi de grands cinéastes ayant une certaine réputation d’artiste à défendre) entendent articuler l’hommage qu’ils sont amenés à présenter à une figure majeure du patrimoine littéraire sous forme d’une œuvre qui puisse elle-même se distinguer par ses qualités esthétiques. On peut supposer que dans le cas d’une biographie audiovisuelle retraçant la vie d’un écrivain – contrairement, par exemple, à un film consacré à la vie d’un politicien ou d’un homme d’affaires – le caractère artistique du « métier » du protagoniste autorise, ou du moins encourage, une certaine prise de libertés avec la norme d’objectivité du documentaire, au profit de cette « tension vers la forme31 » propre à l’essai cinématographique. Cette préoccupation stylistique tend en même temps à auctorialiser le message filmique en lui imprimant une marque personnelle, et à faire du documentaire biographique davantage une œuvre appartenant à la filmographie du réalisateur qu’à ce que l’on appellera ici, faute de terme plus adéquat, la « filmographie critique » relative à l’écrivain portraituré. À la lisière entre médiation et création, la biographie audiovisuelle oscille donc entre fonction représentative/historique et fonction expressive/artistique, qui correspondent à différents niveaux de transparence référentielle ou d’opacité du médium filmique.

Procédés citationnels

21Toute biographie d’écrivain pose la question des modes de citation des œuvres littéraires. Les citations peuvent occuper une place plus ou moins centrale, selon que l’accent du récit porte sur l’histoire d’une vie humaine, sur la trajectoire d’une carrière d’artiste ou sur la genèse d’une œuvre. Les extraits de textes sont intégrés dans la trame biographique au moyen de différents procédés et y occupent différentes places et fonctions, « allusive ou ostentatoire, subordonnée à la narration du biographique ou délivrée des impératifs du factuel32 ». La biographie filmique quant à elle comporte le défi de la médiation audio-visuelle d’œuvres écrites, ce qui nécessite de combler l’écart entre la nature sémiotique de l’objet de référence et celle du langage qui en rend compte. Dans cette situation, la ré-énonciation ne saurait se faire que de manière transposée, et toute citation devient nécessairement transmédiale.

22Trois modalités de citation, reflétant des degrés variables d’assimilation de la matière littéraire entre espace graphique et espace filmique, s’imposent de manière privilégiée. La première consiste en la figuration scripturale du texte au moyen de captations visuelles de pages de livres ou de manuscrits, ou encore de projections obtenues à l’aide de techniques numériques. Si ce mode de représentation, que l’on peut qualifier avec Irina O. Rajewski de « référence intermédiale33 », entretient un rapport de correspondance maximal avec le support d’origine – l’écran se faisant, à l’instar de la page, surface d’inscription de signes graphiques –, il se heurte à l’apparente inadéquation de l’objet scriptural, caractérisé par son statisme, au langage filmique, basé sur des images animées. Aussi, bien que formant un passage obligé de tout film sur la littérature, de telles citations tendent-elles à n’apparaître que de manière isolée et temporellement limitée, et il en va de même de la projection de couvertures de livres censées représenter, par métonymie, le contenu des ouvrages.

23La lecture oralisée, second procédé citationnel, possède quant à elle l’avantage de fournir un contenu sonore et visuel tout en restituant la teneur verbale du texte. Qu’elle soit incarnée par un lecteur (l’auteur ou un comédien) ou transmise en voix off, elle a comme particularité d’établir une relation entre le texte littéraire et des éléments visuels ou sonores coprésents dans la séquence filmique correspondante, et ancre par conséquent l’œuvre dans un contexte spécifique, propice à lui imprimer certaines connotations historiques ou culturelles. En effet, il paraît évident qu’un texte oralisé n’est pas reçu de la même manière s’il est déclamé sur fond d’un paysage automnal et d’une musique mélancolique – comme la pièce de piano qui accompagne la lecture du poème « Henri Rousseau, le douanier » dans le portrait de Jean Tardieu (1996) réalisé par Pierre Dumayet et Robert Bober –, ou récité sur fond de plans montrant les rues agitées d’une ville au son d’une musique frénétique, à l’instar de celle qui rythme le portrait de Roger Nimier (1998) signé par Franck Saint-Cast. L’association des éléments visuels et sonores, qui se présentent comme autant de filtres interprétatifs, contribue à sémantiser le contenu des textes et à en suggérer certains modes de lecture.

24Une troisième forme de citation constitue le recours à des adaptations cinématographiques ou à des enregistrements de mises en scène théâtrales. De tels extraits se prêtent particulièrement bien à l’incorporation dans le texte filmique étant donné qu’ils offrent des contenus déjà « traduits » dans le langage audiovisuel. La mobilisation de ce type de source représente l’œuvre littéraire de manière indirecte, à travers les échos que celle-ci suscite dans d’autres secteurs de l’espace culturel. Compte tenu de la conformité de ce mode de citation au code communicationnel du médium filmique, et de son usage fréquent dans les documentaires biographiques, on peut arguer que l’adaptabilité filmique ou scénique devient un facteur déterminant de la survie d’un texte dans cette histoire audiovisuelle du littéraire que contribuent à écrire les biographies filmiques. Or, les écrits littéraires, au regard de leurs propriétés génériques et structurelles, ne possèdent pas tous une égale aptitude à être portés à l’écran ou à la scène. Ainsi, la probabilité de rencontrer des citations d’une œuvre littéraire au sein du discours audiovisuel augmente dans le cas des genres narratifs et dramatiques, et cela en fonction d’une pré-sélection opérée par les institutions cinématographique et théâtrale sur la base de critères propres à leurs traditions esthétiques et à l’horizon d’attente de leurs publics.

25Dans le prolongement de ce raisonnement, il convient de se demander si les spécificités du médium filmique sont à l’origine de la propension, observable dans les corpus de biographies audiovisuelles, à multiplier des références à des activités créatrices que certains écrivains pratiquent en dehors de la sphère littéraire. À la recherche de contenus permettant d’« audiovisualiser » l’œuvre des auteurs, les réalisateurs s’appuient en effet volontiers sur des reproductions de dessins, de photographies ou de films signés par ces derniers. La présence accrue de telles références suggère que l’audiovisuel, par son hybridité, est propice à figurer l’écrivain en tant qu’artiste transmédial – comme écrivain-peintre, écrivain-compositeur, écrivain-dramaturge, écrivain-cinéaste – et à modifier ainsi l’extension définitionnelle de son œuvre.

   

26Si l’on envisage le rapport entre biographie audiovisuelle et biographie écrite à l’aune des propriétés matérielles, sémiotiques et socio-symboliques des supports respectifs qu’elles investissent, il devient apparent qu’il ne saurait s’agir de transmettre un même savoir au moyen d’un langage différent. Le choix du médium filmique pour rendre compte de la vie d’un écrivain implique diverses contraintes qui apparaissent comme autant de facteurs susceptibles de façonner les informations véhiculées. Le support n’est pas neutre – c’est une banalité de le dire – mais sans vouloir reprendre l’axiome mcluhanien selon lequel « le médium c’est le message34 », l’exemple des documentaires biographiques illustre ce fait de manière éloquente. La dynamique sous-jacente de la composition des biographies audiovisuelles peut se concevoir comme une dialectique entre figuration documentaire et façonnement médiatique. Les capacités représentatives très étendues du médium filmique, découlant de sa nature hybride, ont comme corollaire une forme de pré-conditionnement du discours qui ne concerne pas seulement la mise en conformité de l’objet avec l’horizon d’attente du public cible – suivant une logique de vulgarisation ou de spectacularisation que l’on attribue communément aux médias de masse –, mais se situe également à un niveau plus élémentaire. En vertu de ses caractéristiques techniques, le support filmique semble favoriser la médiation de certains types d’informations et de certains éléments de scénario par rapport à d’autres, et éclaire ainsi le parcours créateur des écrivains sous un jour spécifique, potentiellement divergent de celui d’une biographie écrite.

27Dans le cadre du documentaire, la vie et l’œuvre des auteurs portraiturés sont littéralement vues à travers le prisme du support médiatique, un phénomène dont l’impact est susceptible d’entraîner des conséquences à la fois au niveau de la sélection des sources, de l’articulation des étapes du récit biographique et des citations des œuvres littéraires. De même, en recourant de manière privilégiée à des archives audiovisuelles, en représentant l’écrivain sous l’angle des relations qu’il entretient avec les médias et en convoquant les textes littéraires à travers leurs dérivés médiatiques, ce prisme tend à renvoyer le discours audiovisuel à son propre univers de référence, à sa propre mémoire et à sa propre matérialité.

28Si la biographie audiovisuelle, reléguée dans une zone d’indétermination entre histoire, cinéma et univers médiatique, peine à s’imposer comme objet d’étude, son examen a le mérite d’illustrer le poids du support matériel dans le processus de transmission de connaissances historiques – un phénomène qui gagnerait à être envisagé dans une perspective plus large. En effet, peu de spécialistes de la biographie littéraire ou savante se sont interrogés sur la manière dont le support écrit conditionne la représentation du biographié, le livre jouissant d’une autorité de support traditionnel et légitime de diffusion des savoirs qui le dispense de pareilles mises en question. L’analyse des réécritures audiovisuelles du paradigme biographique constitue une occasion d’examiner ces enjeux à nouveaux frais, tout en ouvrant à des questionnements sur l’articulation entre genre et médium. Au-delà des grandes catégories littéraires telles que le roman ou la poésie, qui ne possèdent pas d’équivalent direct dans d’autres champs de production culturels ou médiatiques, la biographie se présente comme un objet privilégié pour interroger la transmédialité des genres discursifs.