Colloques en ligne

Xavier Bittar

Jean Van Hamme au travail, entre le scénariste à succès et l’écrivain en manque de reconnaissance

1La bande dessinée Largo Winch, publiée à partir des années 1990 chez Dupuis et relatant les aventures du héros milliardaire, est généralement associée au scénariste Jean Van Hamme et au dessinateur Philippe Francq. Cette identification n’est, semble-t-il, pas innocente : des supports variés vont mettre en avant le travail de Jean Van Hamme et Philippe Francq. Les auteurs participent ainsi à un véritable work in progress : on trouve des explications du travail dans les magazines spécialisés avec la volonté des auteurs de montrer les étapes de la production de leur bande dessinée. Plusieurs numéros de Casemate insèrent des commentaires de Philippe Francq sur des planches sélectionnées de certains albums de la série. On trouvera également cette mise en abîme dans certaines publications d’éditions spéciales des bandes dessinées. Les auteurs semblent ainsi systématiser cette méthode en souhaitant donner « une lecture privilégiée d’une œuvre en cours de création1 ».

2Cette mise en scène se fait également au travers des nombreux entretiens que donne Van Hamme lui-même ; elle nous renseigne à la fois sur son rapport au travail et sur son rapport à l’écriture. Le magazine spécialisé BoDoï – tout juste créé – propose en octobre 1997 un entretien avec le scénariste sur six pages dans lesquelles ce dernier évoque sa participation aux bandes dessinées XIII et Thorgal. Dans Itinéraire d’un enfant doué publié par Frédéric Niffle en 2002, Van Hamme raconte ses débuts, ses souvenirs d’enfance et ses premières collaborations avec les dessinateurs Cuvelier, Greg et Dany.  Si la bande dessinée est le format qui a rendu célèbre Van Hamme et Francq, six tomes écrits par Jean Van Hamme avaient été publiés entre 1977 et 1984 dans la prestigieuse édition « Mercure de France »2 et feront l’objet de rééditions régulières (Gallimard/Carré noir, Braguelonne/Milady). La réédition des romans en 2008 chez Milady permet à Van Hamme de proposer une préface dans laquelle il détaille les circonstances de la parution de Largo Winch en tant que fiction romanesque. À cette occasion, il explique ne pas vouloir réactualiser ses textes écrits pour « ne pas gâcher la spontanéité de la prose de l’époque3 ». La question de l’écriture transparait dans la façon dont le scénariste est médiatisé :  le hors-série du magazine dBD4 qui paraît en 2009 et qui est entièrement consacré à Van Hamme est sous-titré « l’homme qui aimait écrire ». Chaque parution de Largo Winch est appréhendée comme un « événement » et est souvent l’occasion d’un entretien avec leurs auteurs : Van Hamme semble davantage mis en avant que d’autres scénaristes de bande dessinée.

3La parution de La Méthode Largo Winch, en 2011, s’inscrit dans ce work in progress : cet ouvrage présente de façon pédagogique les différentes étapes de la création d’une bande dessinée avec « les personnages et l’univers », « le scénario », « les repérages et la documentation », « les crayonnés », « l’encrage », « le lettrage ». Il s’agit de donner des éléments à un lecteur qui souhaiterait se lancer dans la bande dessinée. Le film Largo5 est proposé en complément du livre La Méthode Largo Winch6. Il est sorti en France le 17 décembre 2007 de façon assez confidentielle et a été acheté par Canal + (cinéma). C’est sous le format DVD qu’il va connaître un important succès7. Le réalisateur Yves Legrain Crist8 explique que le fait d’avoir côtoyé d’abord Philippe Francq sur le tournage du téléfilm Largo Winch lui a donné « l’envie [de] filmer le cheminement [d’une bande dessinée]9 ». Dans la préface de ce livre, le réalisateur relate, en effet, avoir suivi les deux réalisateurs de la bande dessinée pour la fabrication du tome 15 : Les Trois Yeux des gardiens du Tao10. Dans le film, Yves Legrain Crist montre Jean Van Hamme à Bruxelles, chez lui, en train de commencer le scénario de la bande dessinée sur son ordinateur et alterne avec des séquences chez le dessinateur Philippe Francq à Montpellier. On les voit – au milieu du documentaire – en voyage à Hong Kong, en repérage pour les besoins de la bande dessinée.

4Comment Jean Van Hamme est-il représenté en tant que scénariste ? Dans Itinéraire d’un enfant doué, on peut voir une photographie de Van Hamme assis dans son bureau, prise en 2000 par Jean-Luc Vallet. Le scénariste se tient quasiment de face, le regard vers l’objectif. L’angle choisi permet de voir la bibliothèque à l’arrière-plan, le bureau presque en entier, la porte fenêtre qui donne sur un jardin et l’écran d’un ordinateur dans le prolongement du bureau, à sa droite. La photographie d’écrivains s’inscrit dans une longue tradition de mise en scène. Elle n’était cependant pas acceptée de façon évidente par tous les écrivains : pour Philippe Ortel, si Flaubert refusait de poser pour le photographe c’est parce que « l’écrivain qui utilise ce moyen bourgeois de présentation risque de perdre une partie de sa distinction11 ». Elizabeth Emery a, pour sa part, analysé l’importance des demeures d’écrivains célèbres du xixe siècle et la nouveauté qu’a apportée la photographie qui offre ainsi « un gage de réalisme et d’objectivité que n’avaient ni la peinture, ni la sculpture, ni le portrait littéraire ou le reportage12 ». Une photographie célèbre qui montrait Alexandre Dumas fils dans son bureau représente peut-être la quintessence de la photographie d’un écrivain classique. Plus récemment, dans la collection Écrivains de toujours, Jean-Paul Sartre, François Mauriac, Jean Giono sont « immortalisés » assis à leur bureau, un stylo à la main. Mathilde Labbé met en valeur l’écrivain dans cette collection :

La représentation du travail littéraire prend forme dans cet entre-deux de l’intimité et de la publicité, au moment où le photographe demande à l’écrivain de s’installer dans son cabinet ou son étude pour travailler ou comme pour travailler, c’est-à-dire d’entrer dans son rôle.13

5Si Van Hamme a été largement médiatisé en raison du succès commercial indéniable de Largo Winch14, d’autres auteurs de bandes dessinées ont fait l’objet de documentaires, particulièrement à partir des années 1990. Certains films connaissent une première diffusion sur la chaîne Arte avant de sortir ensuite en DVD avec l’aide du Ministère de la Culture comme Art Spiegelman, le miroir de l’histoire15 ou Chris Ware, un art de la mémoire, tous deux réalisés par Benoit Peeters16. Relativement peu diffusés, ils sont cependant disponibles dans des lieux culturels institutionnels. Remarquons que les documentaires précédemment cités évoquent des auteurs qui sont à la fois scénaristes et dessinateurs. Cela s’explique peut-être par le fait que filmer un dessinateur est immédiatement plus spectaculaire. Plus récemment, l’Harmattan et Cendrane éditent la collection DVD « La BD par ses maîtres » en 15 volumes dans laquelle ils proposent de pénétrer « dans l’atelier et l’univers des auteurs de bandes dessinés17 ». Certains sont uniquement scénaristes ; ainsi Patrick Cothias18 s’est laissé filmer, à cette occasion, dans sa maison de Lanmérin en Bretagne19.

6 Dans un entretien, Van Hamme explique qu’il n’est « ni un littéraire, ni un intello, ni un poète20 » mais un « technicien peut-être21 ». Pourtant, il semble adopter des poses littéraires que ce soit dans le documentaire Largo ou à travers les nombreux récits qu’il fait de sa propre biographie. Il s’agira finalement de s’interroger sur la représentation d’un auteur de bande dessinée au travail au regard d’auteurs du 9ème art et de fictions romanesques.

Les habitudes de travail d’un scénariste

7Van Hamme décrit précisément, dans ses entretiens, ses habitudes de travail qui ressemblent à une discipline d’écrivain : « […] Je commence à travailler à 9 heures, j’arrête à 13h et je reprends vers 14h30 jusqu’à 19h ou 19h3022 ». Ce n’est pas sans rappeler la discipline ritualisée de travail d’un écrivain. Roland Barthes qui, dans les dernières années de sa vie, avait nourri l’ambition d’écrire une œuvre fictionnelle23 décrivait ses journées de la façon suivante :

Pendant les vacances, je me lève à sept heures, je descends, j’ouvre la maison […] et puis je commence à travailler […] viennent ainsi quatre heures et de nouveau je travaille, à cinq heures et quart, c’est le thé […].24

8Chez Barthes, il y avait cependant un jeu, une ironie par rapport à lui-même que l’on retrouvait à la fois dans son autoportrait et dans l’ensemble son œuvre. La question de se mettre en scène comme écrivain affleurait déjà : « vous vous constituez fantastiquement en écrivain25 » se répond-il comme à lui-même à la fin de cette description. Cette distanciation n’est plus de mise avec Van Hamme. À Frédéric Niffle qui lui demande s’il a besoin d’un lieu particulier pour travailler, le scénariste répond : « Je dois juste travailler dans un endroit où je suis certain d’avoir plusieurs heures de calme devant moi. Donc, je peux être dans une chambre d’hôtel face à la gare de Maubeuge…26 ». La recherche d’idée est cependant liée pour Van Hamme à un « lieu familier ». C’est pourquoi, il semble privilégier le bureau aménagé de sa maison bruxelloise qui sera le lieu également choisi dans le documentaire.

9Le scénariste est assez transparent, à plusieurs reprises concernant sa production de travail : « En une matinée […] je peux faire quatre pages de découpage brouillon. […] En moyenne deux heures par page27 ». Est-ce la discipline, entre autres, qui constitue Van Hamme comme écrivain ? En prenant les exemples de Gautier, Flaubert, Valéry et Gide, Roland Barthes explique comment s’est élaboré « une imagerie de l’écrivain-artisan28 » : « [la] valeur-travail remplace un peu la valeur-génie ; on met une sorte de coquetterie à dire qu’on travaille beaucoup et très longtemps sa forme29 ». Van Hamme semble reprendre ainsi les codes très connotés de l’écrivain du xixe et du début du xxe siècle.

10Le fait d’avoir publié au Mercure de France est d’autant plus intéressant par rapport au mépris de la bande dessinée dont témoignera Van Hamme lui-même : il explique que dans sa jeunesse, « lire de la bande dessinée était extrêmement mal vu à [cette] époque30 ». Le roman comportait de nombreux avantages :

[…] Un roman c’est plus facile à écrire, mais plus dur à vendre ! Dans un roman, en une seule phrase, vous pouvez décrire un lieu une action, raconter des sentiments et vous mettre dans la tête de votre héros. L’autre avantage, c’est que vous n’avez pas d’intermédiaire entre vous et le lecteur. Par définition, il n’est pas question d’un dessinateur !31

11Le scénariste va également systématiquement dévaluer ses romans : « ce n’était pas littéraire, c’étaient des romans d’aventures32 ». Il explique être intéressé principalement par le côté commercial de l’entreprise. C’est un choix assumé quand il expliquera plus tard regretter le fait de ne pas avoir choisi la maison d’édition Denoël plutôt que le Mercure de France : le scénariste imagine qu’il aurait pu connaître un succès comparable à l’auteur de best-seller maison Paul-Loup Sulitzer33. Il semble que Van Hamme, en distinguant ce qui relève du littéraire et du commercial, s’inscrive dans une conception un peu désuète de la culture de masse. Pierre Bourdieu lui-même ne trace pas une telle séparation en remarquant que le « best-seller n’est pas automatiquement reconnu comme œuvre légitime et [que] la réussite commerciale peut même avoir valeur de condamnation34 ». Paradoxalement, Van Hamme déplore que la bande dessinée soit encore mal considérée aujourd’hui : « quand vous prenez le train Thalys pour Paris, vous ne voyez pas un cadre qui ose lire une bande dessinée en public !35 ».

12Rappelons que le scénariste était un ancien cadre chez la société Philips avant de démissionner et de vivre de la bande dessinée. Si l’on se réfère aux notions de Pierre Bourdieu sur le « capital économique » et le « capital symbolique », le scénariste semble avoir une trajectoire différente de celle de son héros. Patrick Champagne et Olivier Christin écrivent que, d’après Bourdieu :

Les individus ne se définissent pas seulement par leur capital matériel (les biens économiques qu’ils possèdent) mais également par [le] capital immatériel qui, lui aussi, s’accumule, se dilapide et même se transmet, à savoir, la bonne (ou mauvaise) réputation, la considération d’un individu pour son groupe d’appartenance […].36

13Pour le personnage de Largo Winch qui est véritablement un héritier, l’enjeu serait plutôt de garder — au sens le plus littéral – son capital économique. Van Hamme, tente d’accéder à un capital symbolique qui équivaudrait pour lui à la reconnaissance espérée.

14Cette recherche de légitimité se voit également à sa façon de se mettre en scène dans les entretiens. Van Hamme relate, à de nombreuses reprises, ses succès de démarchage auprès des maisons d’éditions. Voici ce qu’il écrit en 2015 :

Mon premier roman (Le groupe W) fut écrit en trois mois et son manuscrit envoyé par la poste à dix éditeurs parisiens, dont six allaient me répondre positivement. Le plus rapide fut Mercure de France avec qui je signai un contrat dès septembre, fier comme un paon.37

15Il faut aussi remarquer que ses influences sont en grande partie BD et littéraires. Le scénariste insiste sur un élément important de son capital culturel, la bibliothèque de son père, en expliquant comment cela a construit sa culture romanesque :

Après les albums de Tintin (dans lesquels, comme tous les petits Belges, je prétends avoir appris à lire), je découvris ainsi progressivement, après Perrault et Grimm, ; Jules Verne, Alexandre Dumas, Fenimore Cooper, Jack London, John Buchan, Maurice Leblanc et tant d’autres qui me faisaient vivre par procuration les tribulations de leurs héros.38

16Dans d’autres entretiens, il montre par exemple une véritable admiration envers certains romanciers classiques américains du début du xxe siècle « qui n’oublient jamais de raconter une histoire39 » : Jack London, Ernest Hemingway et John Steinbeck40. Si l’attrait pour l’aventure les relie de façon évidente, un certain goût pour la solitude se retrouve, que ce soit dans leurs œuvres ou même dans leurs vies d’écrivains. Van Hamme cite également à de nombreuses reprises un roman en particulier : La Source vive (The Fontainhead)41 d’Ayn Rand. Cette essayiste et philosophe américaine défendait le libre-échange économique ainsi que la « vertu d’égoïsme », une inspiration qui semble évidente pour le personnage de « Largo Winch ».

Médiatisation d’un scénariste au travail : quel auteur ?

17Le film Largo s’ouvre sur une première séquence qui révèle l’impression finale de la bande dessinée dont il est question42. Jean Van Hamme au travail est montré quasiment dès le début du film ; une seconde mini-séquence (le générique vient en fait juste après) nous immerge immédiatement dans l’intimité d’un écrivain devant sa page blanche. On découvre d’abord un insert sur un écran qui dévoile un simple curseur pendant quelques secondes (Figure 1) avant d’enchaîner dans un second plan plus large qui laisse deviner un titre : « Largo Winch 15 Les Trois yeux des gardiens de…. ». On est le témoin d’un commencement d’écriture en direct : « Pékin. Un immeuble ministériel ». À ce moment, l’indication du lieu est donnée : « Résidence de Jean Van Hamme ».

Figure 1 : le curseur vide comme analogie de la page blanche

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

18Le lieu de travail de Van Hamme est montré d’abord par des plans fixes : un gros plan de Van Hamme de dos qui enchaîne sur un plan plus large qui le montre dans la même position devant son ordinateur (Figure 2). On voit de nombreux documents sur la table principale, relativement bien ordonnés. Peu d’éléments à ce stade – si on ne connaît pas le nom de Van Hamme – le définissent comme scénariste de bande dessinée. Un mouvement de caméra prend le relai et permet de détailler plusieurs parties du bureau : on voit alors des éléments physiques dérivés de la fiction, des objets dérivés : un billet de banque Largo Winch, une (fausse) carte American Mistress, une couverture de la bande dessinée XIII, des figurines, une couverture de Thorgal ainsi qu’une image dédicacée par Largo Winch lui-même. Remarquons que la figurine est de dos, comme Van Hamme, à l’initiative peut-être du réalisateur ; cela pourrait suggérer également une identification entre l’auteur et le personnage. Sans voir l’objet physique qui le caractériserait de façon plus précise, on comprend cependant qu’on va évoluer dans le monde de la bande dessinée. Au même moment, on entend la voix off de Van Hamme : « la liberté c’est de pouvoir se passer des autres quand c’est nécessaire… Largo a choisi [en acceptant l’héritage] de ne pas être libre ». La posture de Van Hamme semble ici ambiguë : s’il est libre comme un écrivain de travailler à l’endroit et aux horaires de son choix43, sa liberté est toute relative puisqu’il dépend du dessinateur. Un peu après, Van Hamme expliquera que « [son] ambition [n’] était pas du tout faire la bande dessinée, c’était d’écrire un best-seller, un roman tous les trois ans et [ne] rien foutre entre les deux44 ».

Figure 2 : Van Hamme et la figurine, de dos.

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

19Dans cette séquence et dans le documentaire dans son ensemble, le dispositif est celui – classique – de l’interview filmé : le réalisateur pose la question et l’interviewé répond45. Le film s’inscrirait dès lors dans ce que Guy Gauthier appelle le « documentaire convivial46 » : « [le cinéaste] filme de l’intérieur, occupant parfois la place centrale tout en restant discret47 ». À ce sujet, Yves Legrain Crist explique qu’il « [intervient] uniquement quand Philippe [Francq] ouvre un album et le commente48 ». La séquence est introduite par un mouvement de caméra qui part de la bibliothèque va vers la bande dessinée tenue par Van Hamme jusqu’à son visage. C’est un moment où le scénariste est montré dans son questionnement et ses doutes par rapport à l’histoire qu’il est en train d’écrire (Figure 3). On retrouve ici la volonté affichée de transparence, de montrer que l’histoire en train de se faire devant nous, spectateurs du film. C’est aussi une séquence intéressante où le personnage médiatique laisse entrevoir ses problèmes de création. Van Hamme essaie de résoudre un problème scénaristique, narratif par rapport à son personnage principal : « Largo a une dette envers un milliardaire dans l’album précédent, qu’est-ce que ce milliardaire va exiger de lui ? Ce doit être quelque chose que Largo ne peut pas accepter… ça je n’ai pas encore trouvé ».

Figure 3 : Jean Van Hamme interviewé : à qui avons-nous affaire ?

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

20Les explications de Van Hamme cessent quand il se met au travail : c’est la première fois dans le documentaire. En effet, le début montrait des plans fixes du scénariste ou bien un scénario abstrait sur un ordinateur. Ici, on voit véritablement le corps de l’auteur pendant son travail. Un mouvement de caméra part de ses mains en train de taper à l’ordinateur (Figure 4) vers l’écran de son ordinateur portable avec une musique extra diégétique qui pourrait être en rapport avec l’histoire (le son d’un violon un peu orientalisant). On peut lire un extrait de l’album en train de se faire (« Les petites silhouettes de Simon et Silky à l’arrière d’une joncque dans la baie… »). Le documentaire avec son montage permet ainsi de distinguer deux temporalités : la bande dessinée en train de se faire et l’objet fini que l’on peut insérer après coup au montage. Un plan de coupe sur le cendrier intervient juste après (Figure 5). Ce genre de plan est souvent utilisé dans les documentaires pour lier par exemple deux interventions qui n’ont pas lieu au même moment49. Il permet ici de montrer à la fois le temps qui passe – et de ne pas montrer le travail – et ce qui relève du cliché de l’écrivain à la recherche de l’inspiration.

Figure 4 : inscription du corps du scénariste dans le documentaire

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

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Figure 5 : le cendrier comme métaphore du travail que l’on ne voit pas

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

22La caméra montre alors des papiers désordonnés sur le bureau qui mélangent affaires personnelles et professionnels : un mot qui semble concerner une locataire, la carte d’un conseiller bancaire ainsi qu’une impression d’une page du Quotidien du Peuple, journal officiel chinois, une liste de noms chinois, un document médical, une feuille manuscrite annotée ayant trait à ses recherches sur l’histoire en cours, la page d’un scénario imprimé et la mise en page manuscrite des cases de la bande dessinée à venir. Le bureau désordonné renforce l’impression d’être dans l’intimité d’un artiste en création, cela pourrait être à la fois la documentation d’un écrivain pour un roman à venir ou bien celle d’un réalisateur au début d’un projet cinématographique.

23C’est aussi l’occasion pour le réalisateur de montrer une partie de l’histoire précédente en animant des planches de bandes dessinées. Ce qui nous semble intéressant dans cette séquence, c’est la façon dont on montre le « produit » du travail : des extraits de la bande dessinée sont montrés à l’intérieur même des entretiens50. Au tout début du documentaire, Van Hamme rappelle l’histoire d’une bande dessinée plus ancienne, La Forteresse de Makiling, tome 751 quand le personnage de Simon Ovronnaz est enfermé dans une forteresse birmane. À l’image, se succèdent des gros plans d’Ovronnaz derrière des barreaux. Le travail – minimaliste – sur le son est impressionnant : un gong, des chants lointains d’oiseaux et de grillons suffisent à nous transporter dans un univers fictionnel et ce, malgré le fait que la voix off de Van Hamme continue sur sa lancée. Pendant ce temps, à l’image, on peut voir un plan sur une case en entier, la focalisation sur le visage d’un personnage, ou un panoramique gauche droite entre Largo Winch et le moine dans un temple. La caméra accompagne (ou force) le regard du lecteur en suivant les bulles de la bande dessinée. Un effet a été ajouté pour le documentaire : pendant le gros plan sur le visage du moine défile la phrase en noir : « Notre aide est à ce prix, M. Winch, que décidez-vous ? ».

24Cette simple animation accentue l’« instant » fictionnel. Il est créé ensuite un suspense en alternant les plans sur les visages des deux protagonistes (le son est toujours minimaliste avec une musique extradiégétique où se mêlent la régularité d’un tambourin à des coups sourds de timbales) avant de terminer sur le visage de Winch avec un zoom soudain sur la bulle « j’accepte ». Le montage d’une bande dessinée plus ancienne intervient à un autre moment du documentaire, cette fois c’est le bruit de motos, de klaxons, et de mitraillettes et d’une sirène de police qui contribuent à la vraisemblance de cette séquence de poursuite à moto. Alain Boillat indiquait que dans le cinéma de fiction, « le film narratif s’accommode mal du déficit en termes de spectaculaires et d’action qui implique la monstration de l’écrit52 ». Par son rapport à l’image, le format de la bande dessinée donne plus facilement que la littérature, un rendu à l’écran. « Montrer » la littérature, c’est souvent proposer une voix off qui fait le récit du livre pendant que l’on voit des images de l’écrivain ; la bande dessinée permet en même temps d’intégrer des possibilités d’animation plus diverses.

25Il faut aussi évoquer l’aspect didactique qui va de pair avec le livre La Méthode Largo Winch. Van Hamme explique un peu plus loin dans le documentaire son travail de façon assez précise :

Travailler cela veut dire essentiellement commencer par le découpage non plus séquences par séquences mais image par image… Je note ce qui se dit, si c’est le gros plan de X… puis le découpage tel que je l’imagine avec la description de la scène.

26Pendant cette explication, Crist cadre d’abord le buste et les mains de Van Hamme devant son bureau avant de remonter lentement vers son visage, de redescendre et de zoomer sur ses mains (Figure 6). Van Hamme ajoute :

Je prends des feuilles de papier blanc… et j’essaie d’imaginer la première séquence… Je note ce qui se dit, je note si c’est un gros plan de monsieur machin…et j’arrive à avoir le découpage tel que je l’imagine, c’est ce qui me prend le plus de temps, ça me prend un petit mois pour faire ça.

27Le documentaire s’engouffre à la suite des photographies d’écrivains quand on voit la façon dont le scénariste est montré en mimant son travail53. L’idée – fréquemment utilisée dans le documentaire – est de montrer en accéléré certaines étapes puisque le scénariste substitue à la feuille qu’il est train de remplir une feuille qui est déjà remplie (Figure 7)54.

Figure 6 : le scénariste mime son travail

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

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Figure 7 : substitution avec la feuille déjà remplie

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29Remarquons que Van Hamme, malgré ses poses littéraires, pense déjà en terme cinématographique avec les références aux gros plans par exemple. Ce volontarisme didactique se retrouve à la fin du documentaire, quand il est interviewé de face et qu’il commente un peu de la même façon son travail. On voit qu’il est évidemment conscient du dispositif de mise en scène de l’interview puisqu’il va l’associer, dans une mise en abîme, à la création d’une bande dessinée :

Si on devait mettre en dessin ce que nous sommes en train de vivre c’est à dire quelques personnes, une caméra dans un bureau, pour montrer ce qu’on filme, je ne peux pas le faire dans une vignette étroite, je prendrai forcément une vignette large.

30Le début du documentaire nous dévoilait plusieurs objets du bureau du scénariste. Un cadrage légèrement différent à la fin, permet de voir derrière lui la bande dessinée Lady S, un portrait de sa femme, des livres (on devine des beaux livres et des dictionnaires comme Le Robert et Le bon usage) posées une étagère : ici Van Hamme est présenté à la fois comme un auteur ayant trait à la bande dessinée et l’écrivain qui pose devant des supports littéraires. Sur le bureau on voit un téléphone, un cendrier, et l’ordinateur portable fermé sur le prolongement à droite. Et c’est seulement à ce moment que l’on voit plusieurs images d’extérieur de la résidence de Van Hamme qui semblent correspondre à son bureau, le lieu de la création. Cela renforce, à ce moment-là, l’image de l’écrivain solitaire. La fin du documentaire laisse voir un autre bureau avec un ordinateur fixe en hors-champs (Van Hamme découvre le résultat d’un personnage d’une femme imaginée par lui, Madame Chow, dessinée par Philippe Francq). Un plan moins resserré laisse entrevoir une imprimante à sa gauche et de nombreux dossiers derrière lui. On le voit joindre Philippe Francq au téléphone. L’ensemble avec des classeurs rangés dans l’étagère du haut, donne une impression immédiatement plus fonctionnelle. Ce n’est plus le scénariste-créateur solitaire du début du film devant l’écran vide de l’ordinateur qui pouvait se confondre avec la figure de l’écrivain ; on comprend ici que la bande dessinée est une œuvre collective qui nécessite un dialogue permanent entre le scénariste et son dessinateur.

Le dessinateur versus le scénariste

31 Comment le dessinateur Philippe Francq est-il montré dans son rapport au travail ? Ce qui frappe immédiatement, c’est qu’on le voit d’abord à l’extérieur de sa maison puis en train de marcher dans son jardin, et peu de temps après, chercher des voitures miniatures qu’il utilise comme modèles de bandes dessinées. Un peu plus tard on le retrouve également en repérage à St Tropez. C’est après la séquence qui se passe à Hong Kong que l’on retrouve Francq chez lui, à l’intérieur de sa maison. On voit d’abord son atelier en plan large puis des plans qui isolent certaines parties de son atelier : des dossiers, des pellicules du voyage fait à Hong Kong, des photographies en vrac sur une table, le haut de stylos et de compas, un plan de travail incurvé, un appareil photo posé sur des CD. Ces objets le définissent plus clairement que Van Hamme comme un voyageur-dessinateur.  En deux plans, Philippe Francq est vu de dos en train de dessiner (Figure 8), ce qui n’est pas sans rappeler le plan de Van Hamme chez lui.

Figure 8 : le dessinateur Philippe Francq dans son atelier

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© Tous droits réservés Kanari Films 2007 Largo

32Le second plan plus resserré montre des ébauches d’un personnages dessiné suspendu devant lui (de face, de profil). Les plans se rapprochent encore, pendant que Francq dessine : son visage, ses mains et on découvre le visage du personnage de profil ébauché au crayon. À partir de là, on entend certains doutes du dessinateur qui mêlent direct et voix off : « si je mets des lunettes rondes ça fera japonais… ». Le moment est intéressant parce que l’on quitte l’interview proprement dite avec un semblant de temporalité et d’intimité (même si elle est feinte) du dessinateur. Cela fait écho avec la séquence de début où Van Hamme était également montré (de façon très rapide) en train de travailler et également au documentaire sur Chris Ware55. On voit le scénariste-dessinateur américain chez lui en train de dessiner avant que la voix off du protagoniste ne prenne le relai comme dans Largo. On a l’impression que filmer le travail – dans une certaine temporalité – n’était pas acceptable pour le spectateur. Ce qui est frappant dans cet exemple, c’est que Ware explique oralement la difficulté de dessiner des BD, « parce que c’est un travail très prenant » mais que le travail à proprement parler n’est jamais véritablement montré.

33Dans une séquence datée du 17 janvier 2006, Francq insère un CD de musique classique et commence à dessiner. Mais cette temporalité est interrompue par la voix off56 qui commente (et couvre) ce que l’on voit à l’image : « c’est du bricolage la bande dessinée, je ne commence pas à travailler sur la planche définitive tant que je n’aurais pas une idée précise ce qui aura dans chaque image… » : on le voit en train de crayonner plusieurs dessins, faire une ébauche de planche au crayon, d’utiliser une photocopieuse pour adapter la taille, l’utilisation d’un papier calque : on retrouve la forme didactique utilisée avec Van Hamme. Francq explique que « le mouvement en BD se passe dans le blanc inter-iconique, parce que c’est entre deux images fixes que le temps s’écoule, moins il y a de blanc inter-iconique, plus le temps passe vite57 ». On pourrait relier cette explication à la forme même du documentaire et à la séquence du cendrier évoquée précédemment.

34On sait l’importance que le tabac revêt pour les écrivains depuis Flaubert, Baudelaire ou Balzac58. Plus récemment, l’écrivaine Florence Delay expliquait comment la cigarette lui semblait liée à l’écriture :

J’ai l’idée, purement imaginaire bien sûr, mais les images sont tenaces, que la cigarette, quand j’écris, travaille à ma place ou avec moi. Inspirer la fumée m’inspire. Moins je fume, moins j’écris.59

35Francq est ici dans un rapport plus fonctionnel que Van Hamme : le dessinateur va se mettre en scène en train de fumer un cigare (il utilise à la place un gros feutre dans la bouche) pour être au plus juste dans le dessin et parce qu’il veut être au plus proche du jeu des personnages (on voit d’ailleurs ici l’aspect cinématographique de Largo Winch).

36À la fin du film, son travail est représenté de façon accélérée dans une séquence : il crayonne des personnages, on voit des planches de buildings dessinés en surimpression avec le visage de Francq concentré sur ses dessins, et les mois qui passent… (mars 2006, mai 2006… août 2006) le tout avec une musique entre trip-hop et jazz qui tranche avec la musique classique du début. Philippe Francq expliquait qu’il travaillait habituellement avec de la musique classique en fond sonore, c’est l’image du créateur au travail qu’il souhaite ici laisser. L’utilisation de la musique extradiégétique à la fin permet au réalisateur d’accélérer le temps de la création : le film ne laisse pas à ce moment un « semblant » de temps réel comme cela était le cas, de façon furtive, au début. On a alors l’impression que le réalisateur ne souhaite pas montrer l’artiste au travail dans la durée60.

37En réfutant « la division élémentaire de l’écrivain en deux figures : l’une qui serait créatrice d’une œuvre, l’autre qui mènerait une existence sociale61 », Dominique Maingueneau préférait distinguer la « “personne” (l’individu hors de la création littéraire), “l’écrivain” (l’acteur dans le champ littéraire), “l’inscripteur” (qui énonce le texte)62 » en rappelant que l’auteur naviguait entre ces catégories. L’ambiguïté pointée par Maingueneau à propos de la notion d’ « inscripteur » (à la fois énonciateur et auteur-répondant) se retrouve presque mis en scène par le documentaire : à la fois « répondant », Jean Van Hamme va expliquer face à la caméra certains aspects narratifs pour un public à venir – ce qui constitue la société – et « agenceur » quand il est montré en train de créer. Il se constitue également en « écrivain » : il est conscient de son statut médiatique et pourquoi il est interrogé quand il évoque son travail face à la caméra, ou bien quand il mime son travail de scénariste.

38Les auteurs modernes — contrairement aux auteurs classiques — n’ont peut-être pas besoin de se constituer comme écrivain, ou, du moins, pas comme l’attend le lecteur-spectateur. Un court reportage proposé dans un journal télévisé63 montre Marguerite Duras, à sa table de travail là où « l’auteur d’Hiroshima mon amour a écrit les textes qui vous ont fait le plus rêver ». La voix off d’un commentateur idéalise l’écrivaine avec une fétichisation de son bureau64, alors que le discours de la romancière à ce moment-là va à l’encontre des clichés sur l’écrivain : « écrire, c’est être là, à cette table, tous les jours que dieu fait […], être comme ça, ne rien faire et surtout ne pas rêver ». De façon plus elliptique que dans Largo, on essaie dans cet exemple de donner (ou de faire croire que l’on donne) au spectateur un accès au mystère de la création.

39Jean Van Hamme cultive des éléments propres à une certaine image idéalisée de l’auteur-écrivain : avec une désinvolture faussement désabusée quant à son rapport au travail, il recherche malgré tout une certaine légitimité littéraire et artistique. Dans la couverture de son autobiographie Mémoire d’écriture65, l’envie de « poser » comme un écrivain est évidente même si une certaine ironie transparaît dans cette image : Jean Van Hamme est photographié de face, et tient une grande plume blanche. En 2015, le différend qui l’a opposé à Philippe Francq a mis un terme définitif à leur collaboration pour Largo Winch. Van Hamme explique depuis qu’il s’intéresse davantage à la forme théâtrale : il évoque ainsi la volonté de monter une « pièce de théâtre dont [il] parle depuis vingt-cinq ans et dont [il] change le sujet dans [sa] tête tous les six mois66 ». Cette re-légitimation d’une forme d’expression encore considérée comme élitiste n’est pas le moindre des paradoxes de ce scénariste populaire de bandes dessinées.