Colloques en ligne

Marina Gesrel

Corps et décors dans les portraits filmés de l’écrivain surréaliste

1Pour qui cherche à tracer les contours du portrait d’écrivain surréaliste, il apparaît vite comme une impérieuse nécessité de se confronter aux supports médiatiques hétéroclites par lesquels les surréalistes n’ont cessé de se représenter. Investissant l’autofiguration comme moyen privilégié d’autopromotion, les surréalistes ont multiplié les interactions entre le texte et les arts visuels, qu’on pense aux multiples photographies surréalistes, académiques ou expérimentales, qui émaillent leurs revues et leurs recueils1, ou aux représentations picturales qu’ont fait naître les collaborations entre artistes et écrivains. Pourtant, au cœur de cette iconographie foisonnante, on peut s’étonner de l’absence des écrivains du mouvement sur les écransde cinéma.

2Bien que « le surréalisme [ait] l’âge du cinéma2 », d’après la formule d’Henri Béhar, le grand écran ne s’est pas imposé pour le groupe comme un support privilégié de représentation. Selon Marc Bertrand, le surréalisme aurait pourtant pu s’appuyer sur le cinéma pour décupler sa visibilité dans le champ littéraire et artistique, comme le romantisme a pu le faire avec la peinture et le symbolisme avec la musique : l’image surréaliste et l’image cinématographique partagent en effet toutes deux des affinités avec une réalité surgissant d’une « dictée de l’inconscient », et empruntent toutes deux son déroulement au « déploiement du rêve3 ». De fait, nulle opposition théorique ne proscrit l’utilisation du cinéma par les artistes surréalistes : en 1925, le critique de cinéma Jean Goudal4 soulignait déjà leurs similitudes, décelant dans le cinéma un moyen d’expression proprement surréaliste permettant de souligner la consubstantialité du rêve et de la réalité, du conscient et de l’inconscient. Le cinéma serait en outre, plus que tout autre art visuel, le moyen de véritablement donner à voir l’image surréaliste, reconfigurant à chaque seconde, à la faveur du mouvement de l’image animée, les rapports entre plusieurs réalités éloignées5. Toutefois, Michel Beaujour voit dans le cinéma une prévalence de la raison et de la technique incompatible avec la spontanéité de l’automatisme6. Marc Bertrand, quant à lui, identifie les limites de cette analogie par le postulat selon lequel le cinéma ne saurait rendre visible le « stupéfiant image7 », qui surgit bien souvent d’un jeu de mots qui ne peut se départir de la coprésence de l’image et du texte. Dans cette perspective, l’image surréaliste ne saurait déployer son audace poétique que par la saisie instantanée qu’implique la rencontre d’un regard et d’une image fixe, visuelle ou textuelle.

3En dépit de cette ambiguïté, les historiens de la littérature dénombrent une dizaine de films relevant du surréalisme8, parmi lesquels figurent les deux longs métrages de Buñuel et Dalí considérés par André Breton comme « les deux seuls films intégralement surréalistes9 », mais également quelques œuvres dont la classification paraît, pour les contemporains des cinéastes, moins univoque : Entr’acte de René Clair relève davantage de l’esthétique dadaïste, et la projection de La Coquille et le Clergyman de Germaine Dulac en février 1928 fut interrompue par les huées initiées par le groupe surréaliste, André Breton et Louis Aragon en tête10. Si, parmi ces films, on retrouve à l’écran de nombreux artistes gravitant autour du groupe surréaliste (Max Ernst, Marcel Duchamp, Francis Picabia), l’écrivain surréaliste, lui, déserte obstinément ce champ de représentation. Ce n’est donc pas dans ces films que nous chercherons ses apparitions, mais d’abord parmi les essais cinématographiques et courts métrages de Man Ray réalisés dans les années 30. Au regard des rapports étroits entretenu par l’artiste avec les écrivains du groupe surréaliste11, cette production collaborative apparaît comme étant la plus à même de révéler les ambitions du portrait filmé de l’écrivain surréaliste. Si certains de ces films demeurent inédits, ils se trouvent rétrospectivement dotés d’une valeur documentaire de laquelle émergent des mécanismes d’autofiguration particulièrement signifiants. À ces images de l’écrivain saisies en extérieur, nous ajouterons une séquence extraite de La belle saison est proche, un court métrage inédit de Jean Barral réalité en 1959 dans lequel André Breton est représenté dans son célèbre atelier de la rue Fontaine. Ainsi déplacé d’un décor naturel à celui plus traditionnel du lieu de création, le corps de l’écrivain se trouve doté d’une hexis corporelle12 proprement infléchie par les spécificités du medium cinématographique.

L’écrivain en vacances

4Dans le court métrage inédit réalisé par Man Ray en 1935 intitulé « Essai de simulation du délire cinématographique », André Breton, Paul Éluard et leurs compagnes se prêtent à une expérimentation d’ordre artistique, alors qu’ils passent l’été dans la maison de campagne landaise de Lise Deharme13. Dans son Autoportrait, Man Ray raconte :

Un ami m’avait donné une petite caméra, que j’emportai pour garder sur pellicule quelques souvenirs de notre séjour. On décida, pour passer le temps, de faire un film surréaliste. C’était une entreprise fort ambitieuse, et mon matériel était inadéquat, mais j’acceptai cette suggestion avec empressement. C’était l’occasion de faire quelque chose en collaborant intimement avec les surréalistes, que je n’avais pas consultés lors de mes précédentes tentatives. C’était l’occasion de me réhabiliter.14

5Dans cette perspective, l’entreprise artistique prend racine dans une ambition première d’immortaliser le séjour du groupe d’amis, par laquelle le film acquiert une valeur de trace analogue à celle de la photographie, abondamment mobilisée par le groupe, pour finalement se muer en une tentative renouvelée de collaboration entre artistes et écrivains à visée expérimentale. Le court métrage n’apparaît donc pas, en premier lieu, comme la possibilité d’une représentation de l’écrivain, mais comme la tentative de création d’un « film surréaliste » qui serait l’application artistique des préceptes théoriques et esthétiques avancés dans les manifestes de 1924 et 1930. De ce film inédit, on ne conserve aujourd’hui que quelques images inanimées, sous forme de clichés publiés dans les Cahiers d’art, n° 5-6 de 1935 (Figure 1). Parmi eux, un portrait d’André Breton, une libellule posée sur le front, ainsi qu’un autre de Lise Deharme, le crâne surplombé d’une branche et de débris de bois arborés en guise de couvre-chef. Deux photographies collectives nous présentent les membres du groupe d’amis en extérieur, qui posent dans les décors champêtres et verdoyants des Landes. Les raisons possibles de l’inachèvement du film, qui entravent cette médiatisation nouvelle du corps de l’écrivain, nous sont fournies par Man Ray :

Il y eut une séquence où Breton lisait, assis près d’une fenêtre, une grande libellule posée sur le front. Mais André était un très mauvais acteur : il perdit patience et abandonna son rôle. Je le comprends : au fond de moi-même j’ai toujours détesté la comédie, les feintes. La meilleure partie de la séquence, c’était la fin, quand Breton se mettait en colère. Ça, ce n’était pas du tout de la comédie.15

6L’absence de séquence filmée résulterait d’un refus d’André Breton de se conformer au travail de l’acteur qui exécute les directives d’un metteur en scène. C’est ici le mode de production de l’image qui est en jeu : si les pratiques de pose et de mise en scène ne sont pas étrangères à Breton, elles sont souvent laissées à l’appréciation du sujet photographié, dans une pratique d’improvisation par laquelle le photographe devient un simple opérateur apte à enclencher la capture de l’image. On comprend dès lors l’intérêt des surréalistes pour les photomatons, qui éliminent simplement cet opérateur en faveur d’un mécanisme automatisé. L’acteur, au contraire, est soumis à une variété de contraintes extérieures, à la fois techniques et scénaristiques. Dans l’image animée, et a fortiori l’image jouée, l’instant de la photographie se dilate pour se plier au scénario, et impose au sujet filmé l’incarnation d’un personnage, le privant ainsi de sa liberté corporelle, celle des gestes et des postures. L’enjeu est donc moins l’immédiateté et la spontanéité de l’image saisie dont procède l’idéal iconographique des « documents pris sur le vif16 » que celle du contrôle souverain exercé par le sujet sur sa représentation.

7La persistance de ce refus de la « comédie » et des « feintes » sera particulièrement manifeste lorsque Breton condamnera en 1952 la démarche de « poseur » d’un André Gide, dont il désapprouve les airs d’« acteur » et le « côté théâtral peu supportable17 ». André Gide se conforme à ce que Martine Lavaud désigne comme « le syndrome Schweitzer18 » en arborant les symboles caractéristiques de l’écrivain dans un décor propre aux normes de la photographie bourgeoise. Les images de l’Essai de simulation du délire cinématographique, quant à elles, relèvent moins d’une volonté de représenter la figure mythique de l’écrivain que de celle d’incarner la poésie surréaliste libérée de toute contingence. Représentations hybrides à la jonction de la photographie et du cinéma, elles s’inscrivent en contrepoint des représentations les plus répandues des surréalistes, qui saisissent le modèle en intérieur et le plus souvent dans les studios des photographes, sans accessoire ni décor, de telle sorte que le visage de l’écrivain, libéré de toute interaction avec l’extérieur, s’impose comme unité sémiotique. Dans le film inachevé de Man Ray, le déplacement des membres du groupe hors de Paris et des lieux emblématiques de la vie collective met en scène une collaboration libérée des contraintes du champ littéraire : le corps de l’écrivain y apparaît comme un objet artistique à part entière, un lieu d’expérimentation ludique par laquelle le visage, garant de l’identité, se lie librement aux éléments du décor. Figures impassibles, regards fuyants, les corps des sujets filmés en plan rapproché s’emploient à mettre en valeur ces ornements extraits du décor naturel. André Breton, portant son regard vers l’extérieur à travers la fenêtre, une libellule posée sur le front, se fait l’incarnation d’un paysage rêvé qui rappelle la prose poétique de ce qu’il considère comme « le premier ouvrage surréaliste19 » :

La fenêtre creusée dans notre chair s’ouvre sur notre cœur. On y voit un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines. Quel est ce grand arbre où les animaux vont se regarder ?20

8À la fois spectateur du paysage et lecteur du livre qu’il tient entre les mains, André Breton incarne moins la figure traditionnelle de l’écrivain que le sujet qui se livre à la rencontre entre l’intériorité et le merveilleux poétique, au croisement de l’art et du réel.

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Figure 1 : Cahiers d'art : bulletin mensuel d'actualité artistique, n° 5-6, 10e année, Paris, Éd. Cahiers d’art, 1935, p. 107. (Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France). « De ce film inédit, on ne conserve aujourd’hui que quelques images inanimées, sous forme de clichés publiés dans les Cahiers d’art, n° 5-6 de 1935. » (p. 3)

9Les vacances entre amis constituent l’un des rares contextes propices aux apparitions de l’écrivain surréaliste sur écran : deux ans après l’Essai de simulation du délire cinématographique, Man Ray tourne à Mougins un court métrage demeuré inédit, La Garoupe, dont des images nous sont dévoilées dans le catalogue publié à l’occasion de l’exposition « La Subversion des images : surréalisme, photographie, film », présentée au Centre Pompidou en 200921. Le film met en scène Pablo Picasso, Emily Davis, Cécile Éluard, Paul Éluard, Nush Éluard, Roland Penrose, Valentine Penrose, au sein d’une représentation collective qui se démarque par l’aspect amateur de film de vacances ludique : dans une chorégraphie scénographiée, on peut y voir un groupe de femmes, parmi lesquelles on reconnaît Nusch et Dora Maar, tourner en farandole autour de Paul Éluard. On y retrouve les membres du groupe posant en extérieur, et on peut à ce titre renouveler les constats formulés à l’égard de L’Essai de simulation du délire cinématographique.

10À l’instar de nombreuses photographies de vacances de la même période, souvent capturées par Man Ray (en 1930) ou Valentine Hugo (de 1929 à 1931), le support filmique est ici employé à des fins de documentation. Si ces images issues d’archives privées ne sauraient être analysées dans une perspective analogue à celles qui sont diffusés dans les revues ou recueils, elles sont particulièrement signifiantes en ce qu’elles dévoilent la vie de groupe et témoignent d’une volonté d’en conserver des traces. La mise en scène chorégraphiée abolit toute distinction entre poètes et peintres, au profit d’une différenciation genrée par laquelle les femmes gravitent autour de l’écrivain, dans une répartition inverse à celle du célèbre photomontage Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt de 1929. Dans ce court métrage, aucun accessoire ne permet de conférer d’aura privilégiée à la figure de l’écrivain, mais des procédés électifs l’inscrivent dans un ensemble de représentations intermédiales du poète surréaliste : sur un des plans, Paul Éluard apparaît affublé d’une feuille en guise de masque, recourant une fois de plus au procédé de dissimulation et d’utilisation d’objets insolites ou naturels dans le portrait tel qu’observé dans l’Essai de simulation du délire cinématographique, dans le sillage des photographies de la même période22.

11Face à ces images, on ne saurait renouveler les observations formulées par Roland Barthes, selon lesquelles l’image de l’écrivain en vacances procèderait d’une mystification et rendrait visible la contradiction entre « l’essence de l’écrivain » et le « prosaïsme de son incarnation » de manière à « rendre encore plus miraculeux, d’essence plus divine, les produits de son art23 ». D’une part, l’écriture automatique a destitué la notion d’essence divine de la création au profit d’une essence humaine et universelle, puisée dans les profondeurs de l’inconscient. D’autre part, les portraits collectifs que composent les essais cinématographiques nous informent davantage sur les sources de la création surréaliste que sur les modalités de représentation de l’écrivain. Sur ces images, les artistes et écrivains font corps avec le décor d’Antibes, et exposent une inclusion harmonieuse plutôt qu’un hiatus entre l’essencede l’écrivain et son incarnation. C’est d’ailleurs de cette interaction ludique que jaillit la création surréaliste portée par le medium cinématographique. Si l’espace urbain demeure le terrain d’élection de l’imaginaire surréaliste, qu’on pense aux errances en compagnie de Nadja ou aux déambulations en quête du hasard objectif dans Les Vases communicants, les films inédits de Man Ray mettent en évidence une progressive exploration de la nature en lien étroit avec l’émergence progressive du thème associé au milieu des années 3024. Le support filmique se charge de rendre visible l’interrelation entre l’intériorité et la réalité extérieure qui fonde la production surréaliste. Dans l’Essai de simulation du délire cinématographique comme dans La Garoupe, les accessoires naturels se substituent aux éléments de décor qui pourraient constituer des signes d’une production active, qu’elle soit artistique ou littéraire : les « vacances » surréalistes ne sont pas un prétexte pour mettre au jour l’exigence d’une création littéraire continue, en arborant par exemple les symboles ordinaires de l’écrivain (plume, bureau, manuscrits), mais plutôt le moyen d’une interaction ludique du corps de l’écrivain et de l’artiste avec un décor organique, condition même de la poésie surréaliste dont ils représenteraient les symboles et les dépositaires plutôt que les créateurs.

L’écrivain mis en scène

12Le court métrage L’Etoile de mer de Man Ray fournit en 1928 la seule apparition d’un écrivain surréaliste dans une œuvre cinématographique produite. Dans ce film inspiré par un de ses poèmes, Robert Desnos apparaît quelques secondes pour incarner « L’Autre homme » aux côtés de Kiki de Montparnasse (« La femme ») et de André de la Rivière (« Un homme »). Dans la dernière séquence, son personnage s’immisce dans un plan montrant le couple formé par les deux autres protagonistes, pour emmener la femme hors du champ.

13Le titre même de la production, « L’étoile de mer, poème de Robert Desnos tel que l’a vu Man Ray », atteste une création jaillissant au croisement des regards du cinéaste et du poète ; aussi serait-il tentant de voir dans ce film la cristallisation d’une collaboration entre artiste et écrivain de laquelle naîtrait une œuvre totale et essentiellement surréaliste. Si l’on considère l’enjeu de représenter l’écrivain, quelle autre œuvre, mieux que L’Etoile de Mer de Man Ray, serait à même de représenter l’écrivain Robert Desnos, puisqu’elle confronte le corps de l’écrivain et le corps de son texte ? Robert Desnos lui-même reconnaissait son portrait dans le court métrage de Man Ray :

Qu’on n'attende pas une savante exégèse des intentions du metteur en scène. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du fait précis que Man Ray, triomphant délibérément de la technique, m’offrit de moi-même et de mes rêves la plus flatteuse et la plus émouvante image25.

14Seulement, le poète n’est pas reconnaissable à travers la distorsion de l’image que Man Ray a obtenue grâce à des tranches de gélatine par imprégnation26, et aucun élément sémiotique ne permet d’identifier dans son apparition une posture caractéristique de la fonction d’écrivain. De plus, le choix de Robert Desnos comme comédien relève davantage pour Man Ray d’un choix économique que d’une volonté de représenter le poète.

Je n’emploierais sûrement pas d’acteurs professionnels ; je choisirais parmi mes amis ceux qui me sembleraient convenir aux rôles de la femme et des deux hommes. D’ailleurs cela n’avait pas grande importance : je n’entendais pas dépendre du talent des comédiens ; et je découvrais peu à peu le moyen de faire un film dans ce sens : les personnages seraient de simples marionnettes. Kiki s’imposait dans le rôle de la femme. Quant au premier homme, un grand garçon blond que nous connaissions, et qui habitait l’immeuble de Desnos, ferait l’affaire. Le deuxième homme, qui n’apparaîtrait qu’un instant à la fin du film, pourrait être Robert en personne.27

15Le discours de Desnos a le mérite de mettre en lumière le pouvoir rétrospectif de l’écrivain qui s’empare de créations pour forger son propre portrait, qui relève davantage d’un portrait symbolique de Desnos que d’une représentation de la figure d’auteur. L’Etoile de mer porte bien l’empreinte de l’auctorialité du poète, auquel le titre reconnaît d’emblée l’inspiration première, mais elle se dérobe face aux distorsions de l’image que fondent sa réappropriation par Man Ray. Dans cette redistribution des rôles, le corps de l’écrivain se mue en celui d’un acteur.

L’écrivain dans son atelier

16La première représentation sonore et filmée de l’écrivain André Breton apparaît dans un film documentaire inédit réalisé par Jean Barral28 en 195929 en hommage à Robert Desnos, mort du typhus le 8 juin 1945 dans le camp de concentration de Theresienstadt. Le film entremêle éléments biographiques de la vie du poète, extraits de poèmes et hommages des amis de l’écrivain. Ainsi construit, le portrait de Desnos se diffracte en plusieurs regards : ses proches transmettent leurs anecdotes et leurs poèmes, et enrichissent ainsi la description du modèle dans un éloge polyphonique. L’une des séquences est l’occasion de déléguer le portrait de Desnos à Breton, en tant qu’ami mais surtout en tant que fondateur du surréalisme. L’apparition de l’écrivain succède à celle de Prévert, qui déclame son poème « Aujourd’hui », rédigé en hommage à Desnos, en déambulant dans les rues de Paris. D’emblée, l’hommage est employé par chaque écrivain pour construire son propre ethos, déployant ainsi un télescopage des portraits de Desnos et de ses amis écrivains.

17L’apparition de Breton opère un déplacement de l’extérieur, les rues de Paris, décor privilégié de l’iconographie de Prévert, vers l’intérieur de l’atelier de la rue Fontaine. Le choix de ce décor n’est pas surprenant : dans les années 50 et 60, Breton se fait régulièrement photographier dans son atelier, qui devient l’espace privilégié de la représentation de l’écrivain30. Dans cette perspective, le portrait filmique apparaît comme un prolongement générique du portrait photographique, a fortiori lorsque les plans reproduisent la composition de certaines photographies : le procédé du surcadrage31 est utilisé dès le début de la séquence par Jean Barral qui, employant un travelling arrière, franchit le seuil de l’atelier pour filmer André Breton, plongé dans la relecture d’un manuscrit, à travers l’embrasure de la porte. Ce plan rappelle l’un des portraits photographiques réalisés par Sabine Weiss en juin 195632. Doit-on en conclure à une convergence des regards de la photographe et du cinéaste, ou à une maîtrise totale exercée par André Breton sur sa propre image ? La réponse réside probablement à la jonction de ces deux hypothèses, qui mettent en lumière la forte théâtralité à l’œuvre dans le mécanisme de représentation, et confèrent à l’écrivain le double statut d’acteur et de metteur en scène. De fait, le surcadrage suggère, non sans un certain voyeurisme, une percée du regard dans la vie quotidienne et non dans l’illusion de la mise en scène, le décor apparaissant comme un marqueur de réalité plutôt que de théâtralité. La représentation de l’écrivain à l’ouvrage, à son bureau, entouré de manuscrits, correspond à une disposition du corps significative d’un être-écrivain s’arrogeant le droit de gouverner son propre espace, et contraignant dès lors l’opérateur photographique ou cinématographique à rester dans l’espace liminaire du seuil.

18La représentation de l’écrivain dans son atelier n’est pas nouvelle, et s’inscrit dans le sillage des photographies de Dornac qui, dans sa série Nos contemporains chez eux, composa entre 1887 et 1917 une galerie de personnalités de la sphère littéraire et artistique, mais aussi scientifique ou religieuse. Pour le photographe, il s’agissait de mettre le modèle en condition pour une photographie « au naturel », dans le but de dégager un cliché à valeur documentaire33. Cet idéal de spontanéité se place pourtant en porte-à-faux vis-à-vis de la mise en scène patente de ces photographies, qui s’inscrivent dans une stratégie de médiatisation que l’on peut définir comme une « privatisation publicisée34 ». Ces enjeux ne sont pas étrangers à la séquence qui nous occupe : devenu public, l’espace privé de l’atelier se trouve investi des marqueurs de la posture auctoriale. Un plan en plongée nous montre la main d’André Breton qui, munie d’un stylo à plume, parcourt un manuscrit signé de son nom, présentant ainsi l’écriture en acte, tandis que les piles de livres dont la profusion est mise en valeur par le travelling rendent visible l’ampleur de l’œuvre achevée. Toutefois, dans notre séquence, cette modalité de figuration est moins associée à l’individualité d’un génie créateur qu’à une ambition de rendre visible la densité de l’aventure surréaliste : à la surcharge décorative de l’intérieur bourgeois qui apparaît sur les photographies de Dornac se voit substitué un foisonnement d’objets d’art hétéroclites représentant l’itinéraire artistique du surréalisme. L’intérieur lui-même renvoie moins à un atelier ou un bureau qu’à un cabinet de curiosités, et produit un décalage vis-à-vis de l’espace de travail attendu dans le prolongement de la tradition iconographique du XIXe siècle. Le lien logique ou poétique d’une œuvre à l’autre, des livres aux peintures, des peintures aux masques africains et océaniens, redéfinit les limites non frontières du surréalisme, et jette des ponts entre des œuvres hétéroclites à la manière de la vanne des vases communicants. La caméra, s’attardant plus longuement sur certaines œuvres, nous livre quelques clés de lecture de cet espace symbolique : on reconnaît le portrait d’André Breton peint par Max Ernst et Marie-Berthe Aurenche en 193035 alors que la caméra s’attarde sur les silhouettes d’un homme-oiseau et d’une femme nue en arrière-plan, avant de glisser vers le visage d’André Breton représenté, une fois de plus, à son bureau. La continuité que ce plan révèle dans les représentations de l’écrivain ne peut que suggérer la permanence du groupe surréaliste lui-même, dont une photographie collective, parcourue visage après visage, nous fournit une nouvelle représentation. À la fois traces du surréalisme et de la collaboration entre peintres et poètes, ces images mettent en évidence la dimension métonymique dont se trouve dotée la représentation d’André Breton, figure d’écrivain mais surtout figure tutélaire, tributaire d’une identité collective.

19L’espace de l’atelier lui-même apparaît comme une trace de l’histoire du surréalisme : c’est dans cet atelier que se tenaient les « séances des sommeils » en 1924, dont des photographies ont notamment été reproduites en vignettes sur la couverture du premier numéro de La Révolution Surréaliste en 1924, ainsi que dans Nadja en 192836. L’espace apparaît véritablement comme le décor d’une théâtralité surréaliste, à plus forte raison lorsque l’on songe aux conflits que générèrent les accusations de simulation du sommeil hypnotique intentées à Robert Desnos. André Breton insiste sur ce caractère mythique du lieu en adaptant un texte rédigé en 1952 pour ses entretiens avec André Parinaud : « C’est ici, dans cet atelier, que se sont déroulées, sous l’impulsion essentielle de Robert Desnos, les mémorables séances de sommeil que décrivent les histoires du surréalisme.37 ». Le geste de monstration de la caméra est redoublé par le déictique, qui ancre dans l’espace de l’atelier le point de départ de l’itinéraire du surréalisme pour souligner sa survivance, à une époque où le mouvement tend à disparaître. Ce geste patrimonial est à mettre en lien avec le caractère tardif de cette apparition sonore et filmée du fondateur du surréalisme, et confère à cette séquence sa fonction documentaire dans le sillage des entretiens menés par André Parinaud de mars à juin 1952.

20Ce décor pensé comme un microcosme, à la fois musée, témoin de la vie de groupe et bureau de l’écrivain, crée une mise en regard de la vie collective et du repli individuel du créateur. De fait, les déambulations de Breton dans ce décor génèrent des effets de sens complémentaires au texte qu’il déclame et manifestent une volonté de fusion entre la représentation de l’écrivain et la représentation du mouvement, composant ainsi un portrait à la fois métonymique et allégorique du surréalisme. Tandis que le décor se charge de structurer le parcours biographique et littéraire de Desnos, de Breton, et plus largement du surréalisme, l’écrivain s’impose comme le lien qui confère sa cohérence à l’ensemble et devient le porte-voix d’une mythologie surréaliste. André Breton, tout en scandant son hommage à Robert Desnos, se meut dans l’espace pour construire des effets de sens par son interaction avec les objets qui composent l’atelier. L’ouverture de la séquence préfigure ce procédé d’incorporation, avec la superposition d’un loup noir sur les yeux d’André Breton, à la faveur d’un effet de fondu. Tout au long de la séquence, les jeux de la caméra favorisent cette inclusion, en dissimulant le visage représenté sur le tableau Le Cerveau de l’enfant de Giorgio de Chirico derrière celui d’André Breton ou, à l’inverse, en déguisant le visage de l’écrivain, en second plan, derrière un masque africain. Le masque se voit assigner une dimension métamorphique qui témoigne ici, sinon d’une certaine volonté d’affranchissement de l’identité, du moins d’un désir de dédoublement. La fascination des surréalistes pour la figure de Fantômas, « toujours quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-même38 », illustre cette ambition de suspendre les repères de l’identité au profit d’une pluralité qui renvoie, ici, à une posture collective et à l’histoire du surréalisme. En déployant les signes d’une théâtralité assumée, les déguisements successifs permis par les plans en mouvement dévoilent la véritable nature de l’espace filmé : une scène sur laquelle le surréalisme même entre en représentation.

21La rareté du portrait filmé surréaliste tient probablement à ce que le medium cinématographique dépouille le sujet du contrôle total sur sa propre représentation, à la différence d’une certaine pratique de la photographie par laquelle le contrôle des poses et la sélection des prises reste possible. S’il ne reste que des images figées des essais cinématographiques surréalistes représentant l’écrivain, c’est bien parce que le medium photographiqueapparaît pour le groupe comme un outil privilégié de médiatisation, à la différence de l’image filmée qui ouvre les portes d’une création ambitieuse et exigeante. Dans la séquence de La belle saison est proche, André Breton s’est partiellement octroyé, outre le rôle d’acteur, celui de créateur : il a rédigé son propre texte et probablement choisi certains plans, en témoigne leur ressemblance avec certaines photographies de la même période. Conformément au primat de l’objet sur l’image dans la pensée surréaliste, les portraits filmés de l’écrivain semblent nier la présence démiurgique du metteur en scène. Dans le court métrage de Jean Barral, le regard fuyant de Breton rend visible ce refus d’auctorialité : il trahit d’une part le rejet de l’opérateur dont la présence exhibe l’artifice de la mise en scène, d’autre part le refus d’un face à face qui compromettrait une identité individuelle, au détriment d’une complémentarité du corps de l’écrivain et d’un décor symbolique autrement plus signifiant. Le portrait s’impose ainsi comme la transposition la plus propice à un bilan de l’aventure surréaliste, conformément à la « personnalisation dans le rapport à l’art39 » identifiée par Marguerite Bonnet dans l’œuvre d’André Breton, qui reste fidèle à une conception de l’origine subjective de la création. À défaut de dévoiler l’intimité de la création, dont l’aura proprement mystérieuse reste intacte, les portraits enchâssés de Desnos, de Breton, du surréalisme, tiennent lieu de témoin de l’itinéraire artistique du groupe, des interactions entre écrivains et artistes, mais attestent aussi d’une permanence dans la représentation des créateurs, au sein d’un mouvement dont l’histoire est marquée par les conflits et la dissémination. Le portrait intervient pour conférer à cette histoire sa cohérence et garantir sa pérennité. Qu’il s’agisse des chorégraphies et rondes dans La Garoupe qui représentent la circularité d’un groupe, ou des déplacements d’un André Breton solitaire dans un atelier peuplé d’histoire et d’œuvres éclectiques, c’est toujours le corps en mouvement, devenu emblème à la faveur d’un mécanisme d’incorporation, qui, au premier plan, fait lien.

22 Davantage que les gestes et les postures, c’est le visage d’André Breton qui, devenu égérie du groupe surréaliste au moyen d’une iconographie profuse, fait signe vers l’histoire artistique et littéraire du mouvement. Si, dans notre corpus, l’écrivain affiche son visage et son corps en mouvement, c’est par l’adjonction d’éléments du décor qu’un être-écrivain singulier se déploie : la posture d’André Breton, certes mise en scène, est présentée comme le continuum d’un rapport qui se noue entre le « modèle intérieur » et une extériorité matérielle savamment choisie. Hors des murs de l’atelier, l’écrivain surréaliste est dépouillé des signes de son activité littéraire ; son corps n’est plus littérarisé et entre en interaction avec les accessoires livrés par le décor naturel. Tel qu’il apparaît dans nos extraits, il n’est pas un corps d’homme de lettres, soumis à la passion littéraire et destiné à enfermer un génie créateur dont l’acte d’écrire constitue la seule voie d’expression, mais se trouve mis en tension entre le rôle d’acteur et celui d’artiste. À cet égard, on peut se remémorer le « Portrait de l’acteur A.B. », un autoportrait sous forme de poème-objet créé en 1940, dont le manuscrit d’un « Avant-projet » trahit l’hésitation de l’auteur entre le mot « artiste » et le mot « acteur », comme s’ils étaient équivalents40. Séduit par la figure de l’acteur41, l’écrivain semble associer le processus d’incarnation propre au comédien à celui de création qui est l’apanage de l’artiste. Et c’est finalement à la jonction de ces deux fonctions, née de la dualité entre corps charnel et corps symbolique, que se construit la posture de l’écrivain surréaliste sur écran, devenant ainsi une « sur-marionnette » qui ferait de l’acteur « un artiste à part entière et non un corps chargé du seul dessein de la représentation réaliste », telle que la définit le dramaturge et théoricien anglais Edward Gordon Craig42. L’attrait de Breton pour la figure d’acteur reposerait donc sur une conception analogue, qui, dépouillée de l’exigence de la mise en scène, ferait de l’acteur un corps capable de figurer et de créer, une figure plurielle apte à incarner tour à tour l’individu et le collectif.