Colloques en ligne

Chloé Chaudet et Claire Placial

Introduction

1L’étude de textes dont on ne maîtrise pas ou dont on maîtrise mal la langue est peu pratiquée au sein de la recherche littéraire française, à l’inverse de ce qui peut se pratiquer en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Si cette différence pourrait s’expliquer par un goût pour la micro-analyse sans doute plus marqué dans l’Hexagone, elle manifeste également une frilosité à intégrer les littératures extra-occidentales dans les corpus d’étude.

2Ce constat général n’empêche pas que certaines initiatives récentes se soient appuyées sur la traduction pour faire quand même porter la voix d’écrivains s’exprimant depuis un domaine linguistique extra-européen. On pensera en particulier à la présence de La Terre nous est étroite et autres poèmes de Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, au sein du programme d’agrégation comparatiste de 2016 et 2017, coordonné par Carole Boidin, Ève de Dampierre-Noiray et Émilie Picherot. On peut aussi songer à une initiative encore plus récente : la revue CAFÉ (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers), créée en 2019 par un groupe de jeunes chercheur·e·s, traductrices et traducteurs de l’INALCO, dont le but est de « traduire des langues souvent dominées ou minorées, trop souvent inaudibles ou invisibles1 ».

3À l’heure où les débats sur la mondialisation culturelle imprègnent de plus en plus la sphère européenne, ce dossier vise à interroger nos réflexes et nos pratiques face aux textes traduits. La question des modalités de la lecture en traduction a déjà donné lieu à des propositions fructueuses au sein de la recherche en Littérature générale et comparée ; on pensera à l’article de synthèse d’Yves Chevrel paru en 20062ou au projet Histoire des Traductions en Langue Française, dont le volet consacré au XXe siècle a fait l’objet d’une publication en 20193. Soulignée à maintes reprises dans ce dernier volume, l’ouverture du marché éditorial européen à des auteurs extra-occidentaux, de plus en plus traduits depuis les années 1980, nous invite cependant à penser à nouveaux frais notre rapport à la traduction.

4À cette fin, les articles composant ce dossier suivent trois orientations principales.

5(1) Il s’agit d’abord de réfléchir à la nécessité de développer l’étude des traductions d’œuvres initialement créées dans des langues non-européennes voire dans des « langues rares » que ne maîtrisent pas ou peu les chercheurs. Dans ce contexte sont abordés les enjeux de ce que l’on qualifiera provisoirement de « traductologie distante » (expression inspirée du concept de « distant reading » forgé par Franco Moretti4) : l’ambition est ici de trouver un « juste milieu méthodologique » entre l’exclusion automatique de textes dont le·la chercheur·e ne maîtrise pas la langue et le nivellement auquel procède une certaine tendance critique états-unienne associant la « World Literature » aux textes littéraires traduits en anglais5.

6(2) L’ensemble des contributions s’inscrit par ailleurs dans une interrogation plus générale sur la place des littératures traduites au sein de la recherche et de l’enseignement en Littérature générale et comparée, mais aussi en Lettres, dans le contexte français.

7(3) Enfin, ce dossier fait émerger l’intérêt de s’engager dans une critique littéraire assumant le risque et/ou l’inconfort pour interroger nos approches de la traduction parallèlement aux idéologies qui les fondent. Le cas échéant, nous avons ainsi choisi de faire figurer dans le corps du texte toutes les citations originales en langues étrangères, auxquelles succèdent leurs traductions en français. L’idée n’est pas d’imposer arbitrairement une habitude comparatiste, mais d’inviter les lecteurs de ce dossier à adopter la posture que nous cherchons à encourager face au texte traduit. Accepter l’inconfort d’une lecture entrecoupée par le signal d’une traduction, c’est en effet déjà aller dans le sens d’une prise en compte de la traduction dans son rapport aux textes.

8Ce dossier est issu d’un atelier proposé lors du 8e Congrès de la Société Européenne de Littérature Comparée (« Littérature, échanges culturels, transmission : savoirs et créations entre passé et avenir »), qui s’est tenu à l’Université de Lille du 26 au 30 août 2019.

9À l’issue de cette manifestation, nous avons souhaité prolonger la dynamique d’ouverture dans laquelle s’inscrivaient le congrès et l’atelier, en diffusant sur Fabula les premiers éléments d’une réflexion que nous aimerions partager et poursuivre au-delà de nos cercles comparatistes habituels.